Le pouvoir politique

Que l’on prenne une famille, une entreprise, un clan, un gang ou une association, dans tous ces groupes sociaux se superposent, inéluctablement, aux rapports horizontaux de solidarité, des liens verticaux « de commandement-obéissance »[1], d’où il résulte l’exercice d’une domination par le pouvoir que détiennent des gouvernants sur des gouvernés[2]. Comme s’accordent à le dire les auteurs, « à partir du moment où il existe un groupe, si petit soit-il, des phénomènes de pouvoir se manifestent parce que certains vont commander, d’autres vont obéir, ou se soumettre »[3]. Présent dans tout agrégat humain pouvant être qualifié de société, sous bien des formes le pouvoir se manifeste. Tantôt, il prendra l’apparence d’un père de famille, tantôt celle d’un roi, d’un empereur, ou bien encore d’une assemblée. Bref, il est de nombreux cadres dans lesquels le pouvoir peut s’exercer. De nos jours, le cadre que l’on considère comme le plus sophistiqué n’est autre que celui qui sert de support au pouvoir politique : il s’agit de l’État. Les constitutionnalistes affirment qu’il est « la forme sociale la plus perfectionnée »[4]. Sans doute, cela explique-t-il pourquoi le cadre étatique a été adopté par l’ensemble des sociétés d’aujourd’hui. Comment en est-on arrivé là ? Selon Georges Burdeau, « le pouvoir produit le social »[5] en ce qu’il assure l’organisation du système que constitue le groupe[6]. Si le pouvoir produit le social, il convient alors de se demander pourquoi les hommes se réunissent-ils en société. Beaucoup sont ceux qui pensent qu’il n’est pas dans la nature de l’Homme de se plier à quelque pouvoir que ce soit[7]. Pour quelle raison serait-il, par conséquent, enclin à se soumettre à celui dont l’exercice est inhérent à la vie en société ? Jusqu’à présent, c’est, toujours, en ces termes, que s’est posée la question de la naissance des sociétés humaines. Dès lors, afin d’appréhender le pouvoir dans toutes ses dimensions, nous faut-il prendre pour point de départ la problématique relative à la constitution des groupes humains[8].

Naissance du contractualisme. Jadis, les auteurs de la chrétienté opinaient tous à reconnaître une origine divine au pouvoir politique. Pour eux, cette forme de pouvoir a été créée par Dieu[9], qui aurait laissé, selon les mots de Saint Thomas d’Aquin, le soin aux hommes de l’organiser[10]. Telle est la thèse qui, pendant très longtemps, fut soutenue pour légitimer le pouvoir que détenait le Roi entre ses mains seules. À partir du XVIe siècle, certains penseurs, en particulier les monarchomaques, ont cherché, néanmoins, à « libérer le pouvoir royal de la tutelle de l’église en donnant une origine humaine à ce qui était jusqu’alors présenté comme la volonté de Dieu »[11]. Durant cette période, certains ont commencé à s’écarter de la théorie classique et se sont, peu à peu, attelés à poser les bases d’un nouveau courant de pensée : la doctrine contractualiste. Pour les fondateurs de cette théorie, qui ne sont autres que Théodore de Bèze[12], Althusius[13], Grotius[14] ou encore Pufendorf[15], le pouvoir dont est investi le monarque ne peut trouver sa source que dans la seule volonté de ses sujets qui, sur le modèle du lien vassalique[16], auraient accepté de lui prêter obéissance en échange de sa protection[17]. Dans la droite ligne de cette pensée, quelques années plus tard, Hobbes[18], Locke[19] et Rousseau[20] tentent, à leur tour, de s’illustrer en démontrant que c’est un véritable pacte, un « contrat social », qui aurait été conclu entre les hommes, lesquels auraient consenti d’une part, à s’unir en société et, d’autre part, à se soumettre à une autorité souveraine.

La thèse contractualiste. Plus concrètement, pour ces illustres penseurs, avant que le pouvoir politique ne divise les hommes entre gouvernants et gouvernés – Duguit qualifie ce phénomène de « différenciation politique »[21] –, ils auraient vécu à l’état de nature[22], état dans lequel ils étaient libres[23] et égaux[24], mais inéluctablement soumis à la loi du plus fort[25]. Tandis que pour Hobbes, cet état de nature consiste en un état de guerre permanent, la « guerre de tous contre tous »[26], soit la pire des anarchies[27], pour Locke et Rousseau celui-ci serait plutôt un état de paix dans lequel l’Homme connaîtrait de façon innée « les devoirs de la civilité »[28]. Ces deux derniers auteurs rejoignent, cependant, Hobbes en concédant, qu’à terme, l’état de nature conduit inévitablement à l’état de guerre[29]. Autrement dit, pour les contractualistes, à l’état de nature règne la force[30]. Or la force est une menace pour la sécurité des plus faibles affirme Hobbes ; un risque pesant sur la sûreté des biens des propriétaires pense Locke ; un danger pour la liberté et la propriété dira enfin Rousseau. Pour ces auteurs, afin de se prémunir contre les effets néfastes et pervers susceptibles d’être générés par l’état de nature, tel un mal qui se répandrait sans qu’il soit possible de l’arrêter, les êtres humains auraient choisi, en guise d’antidote, de quitter cet état de nature et de se réunir en société en concluant un pacte[31]. Par ce pacte, l’Homme aurait consenti à renoncer complètement à la liberté illimitée que lui conférait, de manière illusoire, son état de nature pour gagner, en retour, une liberté, certes, limitée, mais réelle, puisque reconnue par tous[32]. En d’autres termes, c’est par leur commune volonté que ceux, associés en vertu du contrat social, auraient institué un pouvoir extérieur et accepté de s’y soumettre[33]. Ce pouvoir leur garantirait la paix civile et la justice.

Les critiques du contractualisme. Fort logiquement, le contractualisme a essuyé bien des critiques[34]. La première d’entre elles tend à objecter aux défenseurs de cette pensée, que le contrat social « est sans rapport avec les faits »[35], car dépourvu de toute réalité historique[36]. Par ailleurs, revient souvent l’argument tenant à la notion de contrat qui aurait complètement été dévoyée. D’une part, celle-ci n’aurait de sens que dans la sphère privée dit Hegel[37], d’autre part, si pacte il y a eu, « il n’est pas le principe d’explication de l’origine du status civilis, mais de la façon dont il doit être » affirme Kant[38]. Enfin, il est une dernière critique dont on peut faire état. Elle consiste à dire que la formation des sociétés ne procède nullement de la commune volonté des hommes[39] et que, s’ils étaient libres, comment savoir ce que leur liberté serait réellement[40]. En somme, pour les pourfendeurs du contractualisme, le contrat social n’est que pure fiction. Et elle ne parviendrait pas à remplir l’objectif qui lui a été assigné : justifier l’établissement des sociétés humaines et l’existence entre leurs membres de rapports de pouvoir. Ces critiques formulées à l’encontre de la doctrine contrastualiste sont, pour le moins, convaincantes. Est-ce à dire qu’il faut rejet en bloc le concept de pacte social, comme socle des sociétés humaines ? On ne saurait, manifestement, être aussi excessif. Plusieurs raisons peuvent être avancées au soutien de cette position.

L’autre approche du contractualisme. Tout d’abord, ce à quoi font référence les contractualises doit être considéré, non pas comme une théorie, mais plutôt comme une parabole. Le pacte social qu’ils évoquent s’apparente moins en une description de la réalité qu’en un outil conceptuel – tel que peut l’être le réseau ou le système – pour décrire cette réalité. Ensuite, comme le souligne Edmund Burke, le contrat social doit être compris, pour faire sens, comme consistant en « un partenariat non seulement entre les vivants, mais entre les vivants, les morts et ceux qui vont naître »[41]. Pour Burke, qui se démarque, sur ce point, de Rousseau, le vrai contrat social est celui conclu entre les différentes générations d’une nation. Selon lui, « une Nation n’est pas une idée qui soit seulement d’une portée locale et un agrégat individuel et momentané ; mais c’est une idée continue, qui s’étend dans le temps aussi bien que dans l’espace et le nombre. Elle est un choix non d’un seul jour, ou d’un seul corps de personnes, ni un choix agité et étourdi ; elle est le choix délibéré des époques successives […] »[42]. Appréhendé sous cet angle-là, soit sous l’angle de la verticalité et non de l’horizontalité, le contrat social apparaît bien plus en phase avec la réalité que lorsqu’il est présenté comme le produit d’une association d’individus qui, subitement, se seraient réunis autour d’une table pour négocier les conditions de création d’une société. À la vérité, la formation des groupes humains est le fruit d’une lente évolution qui s’étale sur plusieurs milliers d’années. Si, dès lors, il doit être recouru à la figure du contrat pour expliquer la constitution des sociétés, la conclusion de leur acte fondateur doit être regardée comme s’échelonnant dans le temps. En le comprenant dans ce sens, le concept de contrat social peut, de la sorte, être sauvé. Maintenant identifiée le mécanisme de formation des sociétés humaines, il convient désormais de s’interroger sur la genèse du pouvoir. Cela suppose de se demander, pourquoi dans n’importe quel groupement humain se créent, inéluctablement, des rapports de pouvoir entre les agents.

La source des rapports de pouvoir. De prime abord, on pourrait être tenté de justifier leur existence en invoquant le fait qu’il est deux sortes d’êtres dans la nature : les dominants et les dominés. Pour Ramsay, « certains hommes naissent, propres à gouverner, tandis qu’une infinité d’autres semblent nés pour obéir »[43]. Le phénomène de pouvoir s’expliquerait donc par la différence de tempéraments qui existe, nécessairement, entre les membres d’une même société. Mais alors, s’il arrive qu’à l’occasion d’un rassemblement d’individus personne ne possède les caractères d’un dominant, est-ce à dire qu’aucun rapport de domination ne saurait se créer ? Assurément non. Il serait naturellement absurde de penser que, parce qu’un regroupement humain serait exclusivement composé d’agents au tempérament passif, il serait impossible de voir l’un d’eux exercer un pouvoir sur les autres et que, à ce titre, il devrait être dénié à cet ensemble la qualité de société. Cela est d’autant plus improbable que l’attribution de cette qualité ne dépend pas, comme démontré, du tempérament que possèdent les membres du groupe, mais de l’existence de relations de solidarité entre eux[44]. En vérité, la raison pour laquelle se créent, inexorablement, au sein de tout groupe, des rapports de commandement-obéissance doit être recherchée ailleurs. Et, si cette raison ne saurait être trouvée dans les différentes individualités qui composent le groupe, peut-être réside-t-elle dans la totalité qu’il constitue. Et l’on en revient, une fois encore, à la notion de système. Si l’on ramène le groupe à un système, la réponse à notre problématique s’impose alors d’elle-même.

Le groupe, vu comme le fruit d’une organisation. Par définition, un système est le fruit d’une organisation[45]. En tenant pour acquis le fait qu’un groupe est un système, il ne peut être qu’organisé. Pour le psychologue Kurt Lewin qui, dès les années quarante, compare le groupe à un système, il est nécessairement un tout structuré[46]. Sans un minimum d’organisation, un ensemble de personnes ne forme pas un groupe, mais un simple agrégat. L’organisation crée le lien social, qui unit les membres du groupe. Elle est donc la première des propriétés que doit revêtir le groupe pour exister. Cette organisation ne saurait, cependant, se produire sans fait générateur. Pour tout système, elle doit être provoquée et maintenue par une force. Dans la nature, cette force est, selon les croyances, appelée hasard, probabilité, ou bien encore providence. Lorsqu’elle est associée au système que constitue le groupe humain, un seul nom lui est attribué : le pouvoir[47]. Il s’agit, ici, du pouvoir qu’exercent des gouvernants sur des gouvernés. Certains constitutionnalistes avancent, à propos du pouvoir politique, qu’il est le pouvoir d’organiser[48]. Ainsi, est-ce le pouvoir que possèdent certains individus sur d’autres qui va engendrer l’organisation d’un groupe[49]. Georgres Burdeau affirme, dans le droit fil de cette idée, que le pouvoir n’est autre qu’une « puissance organisatrice de la vie sociale »[50] et que « ce qu’[il] apporte à la société c’est l’être »[51]. Parce qu’un groupe est, en tant que système, nécessairement généré par l’organisation, les rapports de domination qui se nouent entre ses membres sont, a priori, consubstantiels de son existence[52]. C’est, assurément là, la seule et unique raison pour laquelle des relations de pouvoir ont pu, jusqu’alors, être observées dans n’importe quelle société humaine. La distinction entre gouvernants et gouvernés tient donc à l’essence même du groupe qui n’existe qu’à travers son organisation.

Pouvoir politique et perpétuation du groupe social. Dans les sociétés primitives, cette organisation est assurée par le pouvoir dont est investi un chef de famille ou de clan[53], qui est devenu roi ou empereur lorsque le groupe à la tête duquel il se trouvait s’est progressivement agrandi[54]. Ce pouvoir n’avait d’autre finalité que de « préserver la cohésion sociale »[55]. Toutefois, cette cohésion demeure extrêmement fragile. Le pouvoir politique qui en assure le maintien est, lui-même, frappé d’une grande précarité. Qu’il soit transmis par hérédité ou conféré par une assemblée, ce pouvoir est attaché à la personne de son titulaire de sorte que, à sa mort, il l’emporte avec lui dans sa tombe. Selon l’expression consacrée par Grégoire de Tours, qui raconte l’épisode de Soissons : nos ipsi tuo sumus dominio subjugati, soit « tout ce que nous voyons ici est à toi, glorieux roi, et nous sommes nous-mêmes soumis à ton autorité »[56]. En d’autres termes, le regnum francorum est le butin du roi. Il l’a acquis, au fil de ses conquêtes, par la lame de son glaive. Conséquemment, il lui appartient en propre, et gare à ceux qui s’aviseraient de lui contester la propriété du moindre vase. Soudain, on voit alors poindre les difficultés sous-jacentes d’une telle conception du pouvoir. Une fois le roi mort, qui pour assurer la cohésion du groupe, le pouvoir du souverain s’évanouissant avec lui ? Remémorons-nous la succession de Louis le Pieux, fils de Charlemagne, qui se solda par une division du royaume entre ses trois fils[57]. Une dislocation du groupe dynastique que formaient les carolingiens s’en est suivie. Partant, la conception personnelle du pouvoir, héritée de la tradition germanique, avait pour effet de mettre en danger la cohésion du groupe, chaque fois que le souverain décédait, et ce, parce que durant la période de transmission du trône, il n’y avait rien ni personne pour maintenir l’organisation du système[58]. En réaction à ce désordre récurrent, qui s’est perpétré tout au long des époques mérovingiennes et carolingiennes, l’idée a commencé à germer, à partir du Xe siècle, que le pouvoir détenu par le Roi ne lui appartenait peut-être pas, du moins pas dans le sens où l’entendaient les prédécesseurs d’Hugues Capet[59].

Translation du pouvoir politique du Roi vers l’État. Les écrits de Suger de Saint-Denis sont très explicites là-dessus. Pour cet homme d’Église, le Roi doit fidélité et allégeance à la Couronne. Cet auteur laisse entendre, dès le XIIe siècle, que la Couronne serait le véritable titulaire du pouvoir exercé par les Capétiens dans le royaume. Pour les historiens du droit, « au-dessus de la pyramide des hommes, se trouve le roi et, sur son chef, la couronne, qui à la fois le rehausse et le dépasse, en donnant à la fonction royale sa nécessaire continuité »[60]. Continuité du pouvoir politique, voilà ce qui était désormais recherché par la royauté. Plus précisément, se posait à elle la question de savoir comment mettre définitivement un terme aux luttes intestines, qui affaiblissaient considérablement le royaume. Il fallait trouver un moyen de placer en sureté ce qui maintenait ce dernier en vie, soit ce fameux pouvoir politique dont dépendait l’organisation de tout le système. Le passé ayant démontré que la personne du Roi était loin d’être l’endroit le plus idoine, parce que mortelle, il devait en être trouvé un autre, plus sûr, et surtout immuable. Or quel meilleur endroit que la couronne pour parvenir à cette fin ? Ses porteurs peuvent se succéder, sans que celle-ci reste inchangée. En la choisissant comme réceptacle du pouvoir politique, il cesserait d’être discontinu, pour devenir permanent. C’est ainsi, que l’on assiste, peu à peu, à une translation de la titularité du pouvoir politique, dont était dépositaire le Roi en sa personne, vers sa couronne. On dit alors que le pouvoir politique s’institutionnalise. Au XVIe siècle, période à partir de laquelle la dévolution de la couronne est entièrement gouvernée par les lois fondamentales du royaume[61], un nouveau bouleversement s’opère. La Couronne va, en quelque sorte, se dématérialiser pour devenir l’entité abstraite que l’on désigne couramment par le nom d’État[62].

L’irréductible distinction entre gouvernants et gouvernés. Fondamentalement, la notion d’État moderne, que nous connaissons aujourd’hui, ne diverge pas de celle de Couronne. Toutes deux renvoient à la même chose : le socle inamovible sur lequel repose, désormais, toute autorité politique[63]. Selon les termes de Georges Burdeau l’État est « le titulaire abstrait et permanent du pouvoir »[64]. À ce titre, il a, pareillement à la Couronne, pour fonction d’assurer la cohésion sociale. C’est là, la charge naturelle dévolue à n’importe quel détenteur de pouvoir dont la mission première est, il faut le rappeler, de maintenir organisé le système humain à la tête duquel il se trouve. Aussi, revenons à notre réflexion initiale portant sur la nécessaire existence de phénomènes de pouvoir au sein des sociétés humaines. De tout ce qui précède, on peut d’ores et déjà relever que, lorsque le pouvoir est placé, tant entre les mains d’une personne physique, que sous l’égide d’une entité abstraite, dans les deux cas la distinction entre gouvernants et gouvernés demeure. Pis, si elle tendait à disparaître, en raison de l’absence de dépositaire, c’est l’organisation du groupe tout entier qui serait mise à mal, c’est-à-dire son existence. Fort légitimement, la prédiction aurait pu être faite, que cette distinction entre ceux qui dirigent et ceux qui obéissent se serait atténuée à partir du moment où le pouvoir politique s’incarne dans l’État, et non plus dans la personne d’un chef. Il n’en a rien été. Comme le souligne un auteur, « les hommes ont inventé l’État pour ne pas obéir aux hommes »[65]. Autrement dit, parce que « l’État n’est pas un être réel, psychologique ou social »[66], parce qu’il est le résultat d’une pure « opération intellectuelle »[67], pour que s’exerce le pouvoir dont il est investi, il doit se faire représenter. Or cette représentation suppose la désignation de gouvernants, lesquels entretiennent nécessairement des rapports de domination avec les gouvernés.

[1] V. Constantinesco et S. Pierré-Caps, Droit constitutionnel, PUF, coll. « Thémis Droit », 2011, pp. 5-6, n° 2.

[2] Pour Dominique Turpin « dans toute société un tant soit peu organisée, existe une distinction, plus ou moins avouée ou masquée, entre le petit nombre des gouvernants et la masse des gouvernés, entre détenteurs et destinataires de l’autorité, ceux qui savent (ou sont supposés tels) et ceux qui suivent, de force ou de leur plein gré (voire à l’insu du) » (D. Turpin, Droit constitutionnel, PUF, coll. « Quadrige Manuels », 2007, p. 15). Dans le droit fil de cette idée Duguit soutient qu’« il est d’évidence que dans presque toutes les sociétés humaines, chez les plus humbles et les plus barbares, comme chez les plus civilisés, nous apercevons des individus qui apparaissent commander à d’autres individus et qui imposent l’exécution de leurs ordres apparents par l’emploi de la contrainte matérielle lorsque besoin est » (L. Duguit, op. cit. note 6, p. 15, n° 8).

[3] Ch. Debbasch et J.-M. Pontier, Introduction à la politique, 5e. éd., Dalloz, coll. « précis droit public », 2000, p. 27, n° 36.

[4] J. Gicquel et J.- E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2012, n° 79, p. 55. V. également Ch. Debbasch et J.-M. Pontier, op. préc., p. 28, n° 37.

[5] G. Burdeau, Traité de science politique : présentation de l’univers politique, LGDJ, 1980, T. 1, vol. 2, p. 3, n° 2.

[6] V. infra, n° 110 et s.

[7] V. en ce sens Kelsen pour qui « si nous devons être dominés, alors nous voulons être dominés uniquement par nous-mêmes. » (H. Kelsen, « Les rapports de système entre le droit interne et le droit international public », RCADI, T. XLII, 1932-IV, pp. 121-351).

[8] Pour Duguit, entreprendre pareille démarche est peine perdue. Pour cet auteur, « démontrer comment un homme peut avoir légitimement, en vertu d’une qualité propre, le pouvoir d’imposer par la force sa volonté à un autre homme ». Il s’agit là, selon lui, d’un problème insoluble (L. Duguit, op. cit. note 6, p. 15).

[9] Saint-Paul est à l’origine de la maxime nulla potestas nisi Deo, ce qui signifie « il n’est pas de pouvoir qui ne vienne de Dieu », (Saint-Paul, Rom. XIII, 1, cité in S. Goyard-Fabre, Qu’est-ce que la politique ? : Bodin, Rousseau et Aron, Vrin, coll. « Pré-textes », 2002, p. 34).

[10] Il existe une divergence de point de vue entre les doctrines, que Duguit appelle, « du droit divin surnaturel » et celles « du droit divin providentiel ». Selon la première thèse, nous dit Duguit, « une puissance supérieure, Dieu, aurait non seulement créé le pouvoir politique pris en lui-même, mais encore désigné la personne ou les personnes, la dynastie, par exemple, qui, dans un pays donné, doivent être investies du pouvoir politique ». Selon la thèse « du droit divin providentiel », en revanche, ce n’est pas Dieu qui va décider de la personne à qui le pouvoir doit revenir. Ce sont les circonstances, les volontés humaines qui doivent le déterminer (L. Duguit, op. cit. note 6, pp. 16-17).

[11] T. L’Aminot, « Rousseau et l’état du contrat », in S. Goyard-Fabre (dir) et alii, L’État moderne, Regards sur la pensée politique de l’Europe occidentale entre 1715 et 1848, Vrin, coll. « Histoire des idées & doctrines », 2000, p. 105.

[12] V. en ce sens, Th. de Bèze, Du droit des magistrats sur leurs sujets, Marabuto, 1968, 110 p.

[13] G. Demelemestre, Introduction à la Politica methodice digesta de Johannes Althusius, Cerf, coll. « Humanités », 2012, 111 p.

[14] V. en ce sens H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, PUF, coll. « Quadrige », 2012, 894 p.

[15] S. Pufendorf, Le droit de la nature et des gens : Ou, Système général des principes les plus importants de la morale, de la jurisprudence et de la politique, Presses Universitaires de Caen, coll. « Bibliothèque de philosophie politique et juridique », 2010, T.1-2.

[16] V. en ce sens V. Constantinesco et S. Pierré-Caps, op. cit. note 22, p. 24, n° 27.

[17] Diderot affirmera par exemple dans l’Encyclopédie que « le consentement des hommes réunis en société est le fondement du pouvoir. Celui qui ne s’est établi que par la force ne peut subsister que par la force » (D. Diderot, Œuvres complètes, Paris, 1818, T. 3, 1re part., p. 384).

[18] V. en ce sens T. Hobbes, Léviathan, Folio, coll. « Folio essais », 2000, 1024 p.

[19] V. en ce sens, J. Locke, Traité du gouvernement civil, 2e éd., Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 2000, 381 p.

[20] V. en ce sens, J.- J. Rousseau, Du contrat social, Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 1968, 180 p.

[21] L. Duguit, op. cit. note 6, p. 535.

[22] Rousseau consent à l’idée que « les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature » (J.- J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Flammarion, 1971, p. 158).

[23] Pufendorf affirme que « le principal droit de l’État de nature, c’est une entière indépendance de tout autre que Dieu ; à cause de quoi on donne à cet état le nom de Liberté Naturelle, en tant que l’on y conçoit chacun comme maître de soi-même, et ne relevant de l’empire d’aucun Homme, tant qu’il n’a pas été assujetti par quelque acte humain » (S. Pufendorf, Devoirs de l’homme et du citoyen, Presses Universitaires de Caen, coll. « philosophie », 1998, liv. II, Chap. I, §8).

[24] Pour Rousseau « il est aisé de voir que c’est dans ces changements successifs de la constitution qu’il faut chercher la première origine des différences qui distinguent les hommes ; lesquels, d’un commun aveu, sont naturellement aussi égaux entre eux que l’étaient les animaux de chaque espèce avant que diverses causes physiques eussent introduit dans quelques-unes les variétés que nous y remarquons ». Discours sur l’inégalité I

[25] Pour Rousseau « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ». J.- J. Rousseau, Du Contrat social, op. préc., liv. I, ch. III.

[26] T. Hobbes, op. cit. note 40, pp. 224-231.

[27] D’où la célèbre affirmation de Hobbes : « à l’état de nature l’homme est un loup pour l’homme » (Ibid., pp. 281-282). Celui-ci ajoutera par ailleurs que « aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tient en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, la guerre de chacun contre chacun » (Ibid., pp. 288-289).

[28] J.-J. Rousseau, Manuscrit de Genève, liv. I, chap. II.

[29] Pour Rousseau, l’état de nature conduit « au plus horrible état de guerre » car « les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous, étouffant la pitié naturelle et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s’élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres » (J.-J. Rousseau, Manuscrit de Genève, liv. I, chap VI). Dans le droit fil de cette idée, pour Locke, « le désir d’éviter cet état de guerre (où l’on ne peut avoir recours qu’au ciel et qui, en l’absence d’une autorité capable d’arbitrer les conflits, peut surgir à la suite du moindre différend) a été le grand motif qui a engagé les hommes à former des sociétés et à abandonner l’état de nature » (J. Locke, op. cit. note 41, §21).

[30] Pour Arthur Schopenhauer, par exemple, « Le droit en lui-même est impuissant ; par nature, règne la force. Le problème de l’art de gouverner, c’est d’associer la force et le droit afin qu’au moyen de la force, ce soit le droit qui règne. Et c’est un problème difficile si l’on songe à l’égoïsme illimité qui loge dans presque chaque poitrine humaine » (A. Schopenhauer, Parerga & Paralipomena, CODA, 2005, liv. II, §127).

[31] Pour Rousseau il faut ainsi « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (J.- J. Rousseau, Du contrat social, op. cit. note 42, liv. I, chap. VI, p. 51).

[32] Ainsi pour Rousseau « ce que l’homme perd par le contrat social, c’est la liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre, ce qu’il gagne c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède » (Ibid., liv. I, chap. VIII, p. 55).

[33] Diderot écrira en ce sens dans l’Encyclopédie que « le consentement des hommes réunis en société est le fondement du pouvoir. Celui qui ne s’est établi que par la force ne peut subsister que par la force » (D. Diderot, op. cit. note 39, p. 384).

[34] Parmi les plus célèbres contradicteurs de la doctrine contractualiste on peut citer Hegel, Kant ou encore Hume.

[35] E. Durkheim, De la division du travail social, op. cit. note 8, p. 179.

[36] Bossuet dira en ce sens « qu’on ne voit point d’érections de monarchies qui ne se soient faites par des traités » (Cité in F. Strowski, Bossuet et les extraits de ses œuvres diverses, Paris, Librairie Victor Lecoffre, 1901, p. 373).

[37] G.- W. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Vrin, coll. « Textes Philosophiques », 2000, p. 384.

[38] E. Kant, Réflexions sur le droit, n° 7740, AK, XIX. Cité in S. Goyard-Fabre, La philosophie du droit de Kant, Vrin, 1996, p. 172.

[39] V. en ce sens L. Duguit, op. cit. note 6, p. 20.

[40] Pour une critique de l’état de nature, voir celle formulée par Joseph De Maistre dans son plaidoyer contre la théorie du contrat social (J. De Maistre, Contre Rousseau : De l’état de nature, Fayard/Mille et une nuits, coll. « La Petite Collection », 2008, 96 p.).

[41] E. Burke, Reform of Representation in the house of Commons, 1782, cité in G. H. Sabine, A history of Political Theory, New York, Holt Rinehart and Winston, 1961, p. 565.

[42] Ibid., p. 559.

[43] A.-M. Ramsay, Essai philosophique sur le gouvernement civil, chap IV, cité in R. Derathé, op. cit. note 66, p. 127. Dans cet ordre d’idée se reporter également à Bossuet pour qui « les hommes naissent tous sujet : et l’empire paternel qui les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n’avoir qu’un chef » (J.-B. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2003, liv. II, art. I, prop. VII).

[44] V. supra, n° 96.

[45] V. supra, n° 8.

[46] K. Lewin, Psychologie dynamique : Les relations humaines, PUF, 1959.

[47] V. en ce sens G. Burdeau, op. préc., p. 3

[48] Ainsi, Bernard Chantebout, définit-il le pouvoir politique comme « le pouvoir d’organiser la société en fonction des fins qu’on lui suppose » (B. Chantebout, Droit constitutionnel, Dalloz-Sirey, 2009, p. 6).

[49] Pour Jacques Chevallier par exemple, pareil pouvoir existait déjà dans les sociétés primitives, en tant que principe de cohésion du groupe (J. Chevallier, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p. 43). V. également Bertrand de Jouvenel qui définit le pouvoir comme « l’activité constructive, consolidatrice et conservatrice d’agrégats humains » (B. de Jouvenel, De la souveraineté. À la recherche du bien politique, éd. Génin, Librairie de Médicis, 1955, p. 33).

[50] G. Burdeau, op. préc., p. 9.

[51] Ibid., p. 5

[52] Pour Georges Burdeau le pouvoir politique est « consubstantiel à l’organisation sociale » (Ibid.) ; V. également, pour approfondir cette question, P. Castres, La Société contre l’État : Recherches d’anthropologie politique, Les Editions de Minuit, coll. « Reprise », 2011, 185 P. ; L. Lévy-Bruhl, L’âme primitive, PUF, 1996, 451 p.

[53] Norbert Rouland affirme en ce sens que, au cours de la période néolithique, « l’examen du matériel funéraire prouve que certains individus disposent d’un pouvoir de décision et d’une autorité très supérieure aux autres » (N. Rouland, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p. 126).

[54] Jean Gaudemet montre très clairement que, chez les romains, l’empereur dispose d’un quasi-monopole législatif, tout autant que, chez les francs, l’édiction de la loi est une fonction royale (J. Gaudemet, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et la science au service du droit, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2006, p. 91).

[55] J. Chevallier, op. préc., p. 44.

[56]G. De Tours, De l’Histoire des Francs, liv. II, chap. 27, cité in F. De Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France : La monarchie franque, Hachette et Cie, 1912, p. 66.

[57] En août 843, les trois petits-fils de Charlemagne se partagent, dans le cadre du Traité de Verdun, les territoires l’Empire. Charles le Chauve hérite de la Francie occidentale. Lothaire 1er reçoit la Francie médiane. Enfin, la Francie orientale échoit à Louis le Germanique.

[58] Ainsi Georges Burdeau avance-t-il que, « incarné dans un homme, le pouvoir disparaît avec lui. Jointe au défaut de légitimité, cette absence de continuité créé une situation fâcheuse aussi bien pour les gouvernants, dont l’autorité peut toujours être menacée par des rivaux, que pour les gouvernés, toujours victimes des luttes dont le titre au commandement est l’enjeu » (G. Burdeau, Traité de science politique : l’État, op. cit. note 65, p. 582.

[59] V. en ce sens Fr. Olivier-Martin, Histoire du droit français ; des origines à la révolution, Paris, CNRS éditions, coll. « HC Droit », 2005, n° 147, p. 203.

[60] J.-L. Harouel, J. Barbley, et alii, Histoire des institutions de l’époque franque à la révolution, PUF, coll. « Droit Fondamental », 2006, n° 233, p. 232.

[61] Pour se faire une idée de ce que représentent les lois fondamentales du royaume V. Fr. Olivier-Martin, op. préc., p. 324.

[62] Etymologiquement, le terme « état » vient du latin stare (demeurer), ce qui évoque l’idée de stabilité et de permanence.

[63] Pour J. Russ « quand l’institution se transforme en support, en titulaire du pouvoir, nous saisissons l’acte de naissance de l’État moderne » (J. Russ, Les théories du pouvoir, Paris, Poche, 1994, p. 72).

[64]G. Burdeau, L’État, Seuil, Paris, 1970, p. 15.

[65] Ibid., p. 15. Burdeau ajoute, à ce propos, que « L’état n’est donc pas un phénomène naturel comme le clan, la tribu, ou la nation. Il est construit par l’intelligence humaine à titre d’exploitation et de justification du fait social qu’est le pouvoir politique. Il n’a de réalité que conceptuelle » (G. Burdeau, op. cit. note 65, p. 582).

[66] M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 149.

[67] V. Constantinesco et S. Pierre-Caps, op. cit. note 22, n° 12, p. 11.

Qu’est-ce que l’État?

Pour Carré de Malberg toute la problématique qui se rapporte à l’identification de l’État « se ramène essentiellement à la question suivante : qu’est-ce qu’un État (in concreto) ? Ou mieux qu’est-ce que l’État (in abstracto) ? »[1]. Ainsi, l’identification des conditions d’existence de l’État passe-t-elle par une appréhension de l’État d’abord, in concreto (A), puis, in abstracto (B).

I) L’État in concreto

L’omniprésente et insaisissable entité étatique. Qu’est-ce que l’État ? Voici une question dont la simple formulation est susceptible de réveiller les plus ardentes passions chez nombre d’entre nous. Sans doute, cela s’explique-t-il par le fait que dans la vie de tout un chacun, l’État est omniprésent. Nous le rencontrons directement ou indirectement, d’abord, sous les traits de l’officier d’état civil à l’occasion des évènements majeurs de notre vie, soit lorsque l’on naît, que l’on se marie et que l’on meurt. On le rencontre également à de très nombreuses reprises entre ces trois événements. Tantôt, c’est nous qui venons à lui quand, par exemple, on doit obtenir un permis de construire, une nouvelle carte grise, ou déclarer en préfecture la création d’une association ou la tenue d’une manifestation. Tantôt, c’est lui qui vient à nous, en se manifestant, entre autres, sous la forme d’un flash de radar, d’un avis d’imposition, d’une assignation à comparaître, ou bien d’une sirène d’ambulance. Non seulement, il semble n’y avoir nul chemin que l’on puisse emprunter sans que l’on croise l’État sur sa route, mais encore le nombre de représentations dans lesquelles il s’incarne est tel, qu’on peut légitimement penser qu’il est là, partout, tout autour de nous. L’État apparaît comme une chose diffuse à l’état gazeux, dénuée de toute consistance matérielle, mais qui, à tout instant, peut surgir et se rappeler à notre bon souvenir en prenant la forme de n’importe quel élément du décor qui nous entoure. La conséquence en est, pour le juriste, qu’il s’avère extrêmement difficile de le définir. Ce ne sont pas les tentatives qui ont manqué. Pourtant, le constat est là. Encore aujourd’hui, il n’est aucune définition de l’État qui fasse l’unanimité chez les auteurs. Tous s’accordent certes à dire que l’État existe. Ils sont, cependant, encore très loin de s’entendre sur la détermination des conditions de son existence. C’est pourquoi, avant de s’employer à les passer en revue, faisons, au préalable, un petit détour par la racine de la notion d’État[2].

La naissance du concept d’État. Étymologiquement, le terme « état » dérive de status, mot latin qui, dans un premier temps, servait à désigner, non pas le pouvoir politique en place, mais la condition sociale d’une catégorie d’hommes. Il était employé dans des expressions telles que les « états généraux », le « tiers état » ou encore les « assemblées d’états ». Selon les historiens, il faut attendre la Renaissance pour que le terme État, augmenté d’une majuscule, prenne possession de son sens moderne. L’instigateur de cette évolution terminologique, du moins on le suppose, ne serait autre que l’italien Nicolas Machiavel qui, dans les premières lignes du Prince, écrit que « tous les États, toutes les seigneuries qui eurent et ont commandement sur les hommes, furent et sont ou Républiques ou Principautés »[3]. À partir du XVIe siècle, la notion d’État devient alors de plus en plus abstraite. En témoigne cette phrase de Théodore de Bèze dans laquelle il affirme que « le peuple établit le roi comme administrateur de l’État public »[4]. Pour Georges Burdeau, c’est le Traité des Seigneuries de Charles Loyseau qui « atteste le passage définitif dans la doctrine du mot État tel que nous l’entendons aujourd’hui »[5]. Une fois achevé le processus, de ce que l’on pourrait appeler « l’abstractisation » de la notion d’État, il quitte son statut de mot pour endosser celui d’idée[6]. Bien que le chemin menant de l’un à l’autre soit fort court, une différence considérable sépare, néanmoins, les deux statuts. Tandis que le mot a un nombre de significations limité, l’idée en possède, potentiellement, autant qu’il est d’agents pour la porter. Il en résulte que, dès lors, que l’État fait son apparition dans le monde – non pas platonicien, mais sensible – des idées, il devient un nouveau minerai que les auteurs peuvent exploiter pour façonner leur pensée. Évidemment, plus le minerai est riche et plus il est de carriers qui voudront se l’approprier. C’est précisément le cas de l’État qui a fait l’objet d’un nombre incalculable de définitions dans des sciences diverses et variées.

Les innombrables définitions de l’État. L’État se trouve, de la sorte, être la cible d’études réalisées en histoire, en anthropologie, en sociologie, en géographie, en économie, en droit, et dans bien d’autres disciplines universitaires. Pour le géographe, par exemple, l’État c’est une « forme d’organisation politique du territoire »[7]. Pour le sociologue Max Weber en revanche, l’État « consiste en un rapport de domination de l’homme par l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime »[8]. Pour le philosophe Engels encore, l’État n’est autre que « l’instrument de la classe dominante qui lui permet simultanément de maintenir l’ordre et la paix en assurant la sécurité de la société tout entière, mais aussi de perpétuer son emprise sur les classes dominées »[9]. Et l’on pourrait continuer sur des dizaines de pages sans que l’on parvienne à obtenir une liste exhaustive de toutes les définitions de l’État. Dans ces conditions, laquelle choisir ? Sur quelle conception de l’État doit-on s’appuyer pour poursuivre notre théorie ? N’y a-t-il pas un point commun que partagent ces définitions entre elles ? À la vérité, la première question qu’il convient de se poser quant au choix à faire d’une définition satisfaisante de l’État n’est pas de savoir ce que l’on doit trouver dans cette définition, mais plutôt sous quel angle elle doit être abordée. Autrement dit, n’y aurait-il pas une discipline, en particulier, qui serait susceptible de constituer une sorte de milieu naturel avec lequel le concept d’État pourrait être en adéquation ? Pour Kelsen – qui indirectement répond à Weber –, cela ne fait aucun doute, le concept d’État est, avant tout, juridique. Sa définition passe nécessairement par le droit[10]. Comme le rapporte Michel Troper, qui fait état de la pensée kelsénienne, « tout concept sociologique d’État présuppose en réalité un concept juridique. […] Ainsi, la tentative la plus achevée pour former une théorie sociologique de l’État repose sur une définition de l’État comme relation de domination. L’État serait une relation où certains commandent, tandis que d’autres obéissent. […] Si l’on prétend définir l’État de cette manière, il faut indiquer en quoi la domination exercée par l’État ou dans le cadre de l’État est spécifique. Or on ne peut y parvenir qu’en indiquant que cette domination prétend être légitime, c’est-à-dire qu’elle existe dans un ordre juridique ».

Une population. C’est donc sous l’angle du droit qu’il semble falloir se positionner pour appréhender la notion d’État. La question qui, dès lors, se pose est de savoir comment les juristes définissent l’État et s’il existe un consensus autour de cette définition. Si l’on ouvre les manuels de droit constitutionnel, il apparaît que ce consensus existe. L’État y est presque toujours défini par la réunion des trois mêmes conditions que sont la population, le territoire et la puissance publique. Pour nombre d’auteurs, l’État s’assimile, de la sorte, en « une communauté d’hommes fixée sur un territoire propre et possédant une organisation d’où résulte pour le groupe envisagé dans ses rapports avec ses membres une puissance supérieure d’action, de commandement et de coercition »[11]. Précisons la consistance des trois conditions d’existence de l’État que pose cette définition. S’agissant de la première, la population, elle tend à mettre l’accent sur le fait que l’État est « une communauté humaine »[12] et qu’il est « le centre de convergences sociales »[13]. Surtout, le groupe d’individus qui le constitue « présente une individualité par rapport à d’autres, au point de constituer une nation »[14]. Par Nation il faut entendre, selon Roger Bonnard, « la collectivité limite, celle qui englobe toutes les autres et n’est englobée par aucune »[15]. En d’autres termes, la Nation serait le niveau d’évolution le plus élevé du groupe, celui au-delà duquel les sociétés humaines ne sont encore jamais allées. La seule solution pour qu’elles y parviennent serait que leurs membres se réunissent en une forme de société politique encore plus perfectionnée, mais aussi plus universelle que l’État. Pour Carré de Malberg, « l’État et la nation ne sont, sous deux noms différents, qu’un seul et même être. L’État, c’est la personne abstraite en qui se résume et s’unifie la nation »[16]. Pour certains constitutionnalistes, il faut, cependant, prendre garde de ne pas accorder une place trop importante au concept de Nation dans l’identification des éléments constitutifs de l’État. Car, « il peut […] se produire […] qu’un État ait une population qui ne présente aucune homogénéité, ni linguistique, ni ethnique, ni culturelle et qu’il n’y ait aucun sentiment d’appartenance nationale. Il n’en est pas moins un État. Ce n’est donc pas l’existence d’une nation, mais seulement celle d’une population, qui est une condition de l’État »[17].

Territoire et souveraineté. La deuxième condition d’existence de l’État, c’est le territoire. Techniquement, il est un espace géographique à trois dimensions[18], délimité par des frontières naturelles ou artificielles. En réalité, il est bien plus. Selon Georges Burdeau, « le territoire est à la fois le symbole et une protection avancée de l’idée nationale. Il permet de réaliser cette synthèse d’un sol et d’une idée » [19]. Plus qu’un élément constitutif de l’État, le territoire est une sorte de composante de son identité. Il relèverait donc moins du domaine de l’avoir que du domaine de l’être. Pour Carré de Malberg « une communauté nationale n’est apte à former un État qu’autant qu’elle possède une surface de sol sur laquelle elle puisse s’affirmer comme maîtresse d’elle-même et indépendante […] »[20]. On voit là, l’importance du territoire. Sans lui, aucun État ne saurait se constituer. De l’avis de la majorité des auteurs[21], le territoire est « une condition indispensable pour que l’autorité politique s’exerce efficacement »[22]. Un État dépourvu de territoire serait un État qui éprouverait les pires difficultés à réaliser son action et, par voie de conséquence, dont la puissance publique ne saurait s’exercer. Or cette puissance publique est, elle-même, un élément constitutif de l’État, le dernier. D’aucuns n’hésitent pas, d’ailleurs, à réduire les conditions d’existence de l’État à cette seule puissance publique, plus connue sous le nom de souveraineté. Comment peut-on la définir ? Selon Olivier Beaud « la souveraineté est riche d’une double et indissociable signification. D’un côté, elle traduit la faculté qu’a l’État de créer du droit de manière absolument originaire ; ses normes n’ont pas besoin d’être légalement fondées sur d’autres normes juridiques. […] D’un autre côté […] elle implique un droit à avoir le droit de commander, un titre de pouvoir […] »[23]. C’est là que résiderait, pour nombre d’auteurs, le critère décisif de l’État[24]. Denys de Béchillon abonde en ce sens lorsqu’il affirme que, « c’est la puissance détenue par cette entité gouvernante, sur cette population, dans ce territoire, qui discrimine l’État en regard des autres formes politiques, et rien d’autre »[25]. Est-ce à dire que, dès lors, que l’on rencontre cette configuration, on se trouve nécessairement en présence d’un État ? Si tel est l’idée véhiculée dans la plupart des ouvrages, nombreux sont pourtant ceux à dénoncer cette vision de l’État in concreto, qui consiste moins à le définir qu’à le décrire.

II) L’État in abstracto

Les vices de la définition in concreto. Cette définition de l’État par la description de ses éléments constitutifs est l’une des premières critiques qui peut être formulée à l’encontre de l’approche in concreto. Comme l’écrit Georges Burdeau, « on veut être complet parce que l’on décrit, et décrire n’est pas définir »[26]. Carré de Malberg partage et justifie cette critique en affirmant que « la science juridique n’a pas seulement pour objet de constater les faits générateurs du droit, mais elle a pour tâche principale de définir les relations juridiques qui découlent de ces faits. Or, à ce point de vue, l’insuffisance de la définition […] proposée provient manifestement de ce qu’elle se borne à indiquer les éléments qui concourent à engendrer l’État, bien plutôt qu’elle ne définit l’État lui-même »[27]. En d’autres termes, l’entité que constitue l’État résulte bien de la réunion des éléments que sont la population, le territoire et la puissance publique, mais elle ne se confond pas avec eux ; sauf à considérer que l’État n’est finalement qu’un phénomène naturel. Toutefois, si l’on admet qu’il est un fait, alors « on ne peut expliquer comment ce fait provoque, chez les hommes, le sentiment de l’obligation d’obéir »[28]. La définition canonique de l’État n’est donc pas valide. Là, ne s’arrête pas la critique que l’on peut lui adresser. Il en est une autre, émanant de Kelsen, qui place cette définition face à ses propres contradictions. Le célèbre juriste autrichien pointe notamment du doigt un point que l’on ne saurait négliger : à supposer que l’État ait bien pour composantes les trois éléments constitutifs précédemment énoncés, comment savoir si l’on se trouve en leur présence ? Un territoire, une population et à plus forte raison une puissance publique ne sont, a priori, pas des choses que l’on peut identifier empiriquement comme on sait reconnaître une table ou une chaise lorsqu’on en voit une. Ces éléments ne peuvent être identifiés que s’ils ont préalablement été définis abstraitement. Or en toute logique, ils ne peuvent l’être que « par l’État lui-même »[29], puisqu’ils sont précisément censés le constituer. Dès lors, si le peuple, le territoire et la puissance publique doivent être définis par l’État, il devient impossible de définir l’État par ces trois éléments constitutifs[30]. Il en résulte qu’il doit être emprunté une autre voie si l’on veut se saisir du concept d’État.

La conception dualiste. Aussi, cela nous impose-t-il d’abandonner la vision in concreto de l’État, qui consiste à le définir par ses conditions d’existence, pour l’appréhender in abstracto, soit de tenter de le définir par l’abstraction qu’est le droit. Pour ce faire, il nous faut partir de l’opposition qui existe entre les deux grandes conceptions qui portent sur les rapports qu’entretiennent le droit et l’État, l’une qualifiée de dualiste, l’autre de moniste. S’agissant de la première, la conception dualiste, ses défenseurs, dont les plus connus sont Max Weber[31], Georg Jelinek[32], Léon Duguit[33], Georges Gurvitch[34] ou encore Maurice Hauriou[35], soutiennent que l’État et le droit sont deux réalités distinctes. Là encore une distinction doit être opérée entre ceux qui considèrent que l’État précède le droit et les partisans du contraire. Pour ceux qui pensent qu’il ne saurait exister de droit avant l’apparition de l’État, ils défendent grosso modo l’idée que l’État n’est, à l’origine, qu’un simple fait social. Il serait né de la survenance d’un conflit qui, à un moment donné de l’Histoire, aurait conduit à la domination des uns par les autres[36]. Puis, dans un second temps, par un acte de volonté – sa propre volonté – l’État se serait lui-même soumis au droit qu’il a créé, devenant alors une personne juridique à part entière, titulaire de droits et débiteur d’obligations. C’est la théorie de l’auto-limitation. Pour Jellinek, « tout droit n’est tel que parce qu’il lie non seulement les sujets, mais le pouvoir politique lui-même »[37]. Et de poursuivre, « quand l’État édicte une loi, cette loi ne lie pas seulement les individus, mais elle oblige l’activité propre de l’État à l’observation juridique de ses règles »[38]. En définitive, cette théorie de l’auto-limitation consiste à voir dans l’État « l’unique source du droit »[39], d’où il s’ensuit « un processus d’objectivation du droit qui, se détachant de la volonté souveraine qui l’a posé, acquiert une consistance propre et en vient à lier l’État »[40]. Défendue par Carré de Malberg, qui dira de cette doctrine qu’elle est « justifiée » et « conforme à la réalité des faits »[41], nombreux sont pourtant ses opposants, notamment dans les rangs des juristes français.

Le rejet de la théorie de l’auto-limitation. Pour Duguit, par exemple, « si l’État […] n’est soumis au droit que parce qu’il le veut bien, quand le veut et dans la mesure où il le veut, en réalité il n’est point subordonné au droit »[42]. Pour Hauriou, dans la théorie de l’auto-limitation « on ne peut s’empêcher de soupçonner une colossale méprise »,[43] car, nous dit-il, elle aboutit à une sorte « d’omnipotence du pouvoir de domination étatique »[44]. Selon ces auteurs qui, certes, partagent l’idée que l’État et le droit sont deux réalités distinctes, le droit n’est pas un dispositif intrinsèque de limitation de la puissance étatique. Il est un dispositif extrinsèque de limitation. Le droit serait extérieur à l’État, ce qui fait de lui une entité tout à la fois antérieure et supérieure à ce dernier. Plus précisément, selon Duguit, l’État voit sa volonté limitée par le droit objectif. C’est ce que l’on appelle la doctrine de l’hétéro-limitation. Comme le souligne Jacques Chevallier, avec cette doctrine « on est censée quitter le terrain du strict positivisme »[45], encore qu’il est certains auteurs qui considèrent la théorie de l’auto-limitation comme relevant également de la théorie moderne du droit naturel[46]. En tout état de cause, selon la doctrine de l’hétéro-limitation, l’État est, là aussi, regardé comme un phénomène naturel. Duguit écrit, dans cette perspective, que « dans tous les groupes sociaux qu’on qualifie d’États […] le fait est toujours là, identique à lui-même : les plus forts imposent leur volonté aux plus faibles »[47]. Cependant, à la différence de la théorie de l’auto-limitation, qui sublime la puissance de l’État, la doctrine de l’hétéro-limitation ne fait de lui qu’un docile transcripteur du « droit objectif ». Selon Duguit, ce n’est que lorsque le groupe social « comprend et admet qu’une réaction contre les violateurs de la règle peut être socialement organisée »[48] que la norme sociale se transforme en une norme juridique. En conséquence, le droit ne constitue pas l’expression de la puissance de l’État comme peuvent le soutenir les tenants de la doctrine de l’auto-limitation. Il n’est qu’un simple fait social. Aussi, est-ce précisément dans ce fait social, qui est extérieur à l’État que la règle qui vient limiter sa puissance prend sa source. Elle s’impose objectivement à lui tout autant qu’elle s’impose à ses sujets.

La conception moniste. Si séduisante puisse être la théorie de l’hétéro-limitation, elle n’échappe pas, elle aussi, à la critique. La plus radicale et la plus incisive a, sans surprise, été formulée par Kelsen qui ne va pas se contenter de pourfendre la pensée de Duguit, Hauriou et de tous ceux qui adhérent à l’idée que la volonté de l’État serait limitée par un droit objectif supérieur à sa puissance. Le maître de Vienne va aller bien plus loin encore, en remettant, ni plus, ni moins en cause la sacro-sainte dualité entre l’État et le droit de sorte que tombent, sous le coup de sa critique, tant la théorie de l’hétéro-limitation, que la théorie de l’auto-limitation prônée par Jellinek. Comme le rapporte Michel Troper, pour Kelsen l’une des plus grosses erreurs faites par les défenseurs de la dualité entre l’État et le droit c’est de considérer qu’il est un produit de la volonté. Car, si on l’admet, « il faut malgré tout expliquer que tout acte de volonté ne produit pas une règle. On ne peut y parvenir qu’en distinguant parmi les actes de volonté ceux qui sont accomplis en application d’un acte de volonté supérieur et qui pour cette raison sont créateurs de droit. […] Or la volonté est nécessairement celle d’une personne et l’acte de volonté supérieur doit nécessairement être attribué, comme les autres à une personne. La théorie traditionnelle est ainsi amenée à imaginer un être supérieur, qu’on se représente comme une espèce de surhomme et dont la volonté produit les règles de niveau supérieur, appelées droit objectif » [49], À partir de ce constat, Kelsen construit plusieurs critiques à l’encontre de la conception dualiste. L’une d’entre elles consiste à poser la question de savoir comment l’État pourrait être doué d’une quelconque volonté alors que cela suppose « une conscience et une capacité de se représenter un but »[50], ce dont il est, en tant que pure abstraction, totalement dépourvu. Par ailleurs, et c’est là le principal argument qui doit emporter la conviction de tous, Kelsen rappelle que la volonté est un fait. Or conformément à la loi de Hume, un fait ne saurait produire du droit[51]. Comme le souligne Michel Troper, « ce sont les normes […] qui font d’un certain fait, l’expression d’une volonté, la condition de production d’une norme. Une norme supérieure transforme la volonté en fait créateur de droit. Ce n’est pas la volonté qui produit la norme, mais la norme qui produit la volonté »[52].

L’assimilation de l’État à l’ordre juridique. Toutes ces critiques additionnées conduisent Kelsen à rejeter en bloc les théories qui font de l’État et du droit deux entités distinctes[53]. Pour lui, ils ne forment, en réalité, qu’une seule et même entité. Kelsen prône l’identité de l’État et du droit. Selon cette thèse, que l’on qualifie de moniste, la puissance de l’État, qui se traduit par la faculté que ses représentants ont, à commander, en son nom, la conduite des gouvernés par l’édiction de normes, se confond avec la contrainte qu’exerce le droit, en réaction à l’inexécution de ses prescriptions. Il s’agirait là, d’un seul et même ordre de contrainte[54]. Pour autant, tout ordre de contrainte n’est pas un État, laisse sous-entendre Kelsen. Il faut nécessairement que les normes qui le composent entretiennent des rapports dynamiques entre elles. Pour Kelsen, seul un ordre juridique, qui se caractérise par le fait qu’il règle les conditions de production de ses propres normes, fait exister l’État en tant que personne juridique. Par ailleurs, nous dit-il, « pour être un État, il faut que l’ordre juridique ait le caractère d’une organisation au sens plus étroit et plus spécifique de ce mot, c’est-à-dire qu’il institue pour la création et l’application des normes qui le constituent des organes spécialisés ; il faut qu’il se présente un certain degré de centralisation »[55]. Cela signifie que, pour s’identifier à un État, un ordre juridique ne doit pas voir ses normes produites et appliquées par les sujets eux-mêmes, comme cela peut être observé au niveau « des ordres juridiques pré-étatiques des sociétés primitives »[56] ou de « l’ordre juridique international »[57], mais par « des organes spécialisés », tels des assemblées ou des tribunaux. S’agissant, enfin, de la puissance de l’État, dont la prise en compte ne saurait être négligée par aucune théorie prétendument porteuse d’une définition de l’État, Kelsen considère qu’elle « n’est pas une force ou une instance mystique, qui serait dissimulée derrière l’État ou derrière son droit ; elle n’est rien d’autre que l’efficacité de l’ordre juridique étatique »[58]. En définitive, pour Kelsen, l’État est « la personnification de l’ordre juridique »[59].

Adhésion à la conception moniste. Malgré le retentissement de la pensée kelsenienne chez les juristes, nombreux sont ceux qui ont refusé d’y souscrire au premier rang desquels on trouve Maurice Hauriou qui considère comme dangereuse l’idée qu’un ordre de contrainte relativement centralisé et qui possède toutes les propriétés d’un ordre juridique, puisse mécaniquement bénéficier de la qualité d’État. Pour Hauriou, qui soutient que la puissance de l’État ne peut être limitée qu’à la condition que le droit soit supérieur à ce dernier, la thèse soutenue par Kelsen « mutilerait de façon arbitraire »[60], tant le concept d’État, que celui du droit en les réduisant l’un à l’autre. Cela reviendrait, selon lui, à supprimer l’État comme « réalité vivante »[61] pour le remplacer par un ordonnancement abstrait de règles. Une autre critique est formulée à l’encontre de la théorie développée par le maître de Vienne. Elle émane, cette fois-ci de Michel Troper. Celui-ci met en exergue le fait qu’« une grande partie de [la] critique [kelsennienne] de la thèse dualiste est fondée sur l’impossibilité de donner de l’État une définition non juridique, c’est-à-dire que tout concept d’État présuppose un concept juridique et de cette impossibilité, il conclut que l’État se confond avec le droit. Mais cette conclusion n’est guère convaincante, car il y a bien des objets qu’on ne peut définir que juridiquement et qui pourtant ne se confondent pas avec le droit »[62]. Malgré les multiples reproches que Michel Troper fait à la thèse défendue par Kelsen, cela ne l’empêche pas, pour autant, d’y voir de nombreux avantages dont la somme paraît être supérieure aux inconvénients qu’elle présente. Il avance, en ce sens, que l’identification de l’État et du droit permet de « caractériser le droit comme technique d’organisation du pouvoir »[63] et de comprendre que, finalement, « l’État n’est pas autre chose que le nom que l’on donne au pouvoir politique lorsqu’il s’exerce dans une certaine forme, la forme juridique »[64]. Enfin, cette théorie a le grand avantage de montrer que « ce n’est pas l’État qui définit le droit, mais le droit, la forme juridique, qui définit l’État ». Cela signifie que, pour être confondu à un État, l’ordre numérique doit nécessairement endosser la qualité d’ordre juridique ce qui, nous l’avons vu, n’est pas le cas.

[1] R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2003, p. 1.

[2] Pour une introduction à la théorie générale de l’État V. notamment Ch. Behrendt et F. Bouhon, Introduction à la Théorie générale de l’État, Larcier, 2009 ; F. Perin, Introduction au droit public : théorie générale de l’État, Presses universitaires de Liège, 1971 ; J. Dabin, L’État ou le politique : essai de définition, Dalloz, 1957.

[3] N. Machiavel, Le Prince, Gallimard, coll. « La pléiade », 1952, p. 290.

[4] Cité in S. Goyard-Fabre, L’État figure moderne de la politique, Armand Colin, coll. « Cursus », 1999, p. 9.

[5] G. Burdeau, Traité de Science politique, L’État, LGDJ, 3e éd., 1980, T. 2, n° 1, p. 5.

[6] S. Goyard-Fabre, op. préc., p. 10.

[7] P. Baud, S. Bourgeat et C. Bras, Dictionnaire de géographie, Hatier, 4 éd., 2008, 605 p.

[8] Max Weber, Le Savant et le Politique, Union, 1963, pp. 125.

[9] Cité in M. Barbier, La pensée politique de Karl Marx, L’Harmattan, 1991, p. 191.

[10] V. en ce sens N. Bobbio, Essais de théorie du droit, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 2000, p. 255.

[11] Ce n’est pas la définition que retient Carré de Malberg qui préférera une vision in abstracto de l’État. R. Carré de Malberg, op. préc., p. 7.

[12] Ibid., p. 2.

[13] P. Pactet et F. Mélin-Soucramanien, op. cit. note 19, p. 35.

[14] J. et J.- E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2012, n° 89, p. 58.

[15] R. Bonnard, « La conception juridique de l’État », Revue du droit public, 1922, p. 20.

[16] R. Carré de Malberg, op. préc., p. 332.

[17] F. Hamon et M. Troper, op. cit. note 28, p. 29.

[18] Il comprend non seulement la surface terrestre mais aussi l’espace aérien et maritime.

[19] G. Burdeau, op. cit. note 68, p. 98.

[20] R. Carré de Malberg, op. préc., p. 3

[21] V. la thèse contraire développée par Duguit (L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 3e éd., Paris, 1927, T. II, p. 58).

[22] F. Hamon et M. Troper, op. cit. note 28, p. 28.

[23] O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, coll. « Leviathan », 1994, p. 20.

[24] V. notamment en ce sens Jean Bodin qui a écrit que « l’État est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine » (J. Bodin, Les six livres de la république, Liv I, ch. I. Cité in E. Carpano, État de droit et droits européens, L’Harmattan, 2005, p. 55).

[25] D. De Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit, Odile Jacob, Paris, 1997, p. 106.

[26] G. Burdeau, op. cit. note 68, p. 168.

[27] R. Carré de Malberg, op. cit. note 64, p. 8.

[28] G. Burdeau, op. cit. note 68, p. 50

[29] F. Hamon et M. Troper, op. cit. note 28, pp. 30-31.

[30] Ibid., p. 13.

[31] M. Weber, Économie et société, 1922, trad. Française, Plon, 1971.

[32] G. Jellinek, L’État moderne et son droit : Théorie générale de l’État, éd. Panthéon-Assas, coll. « Les introuvables », 2005, T. II, 574 P.

[33] L. Duguit, op. cit. note 84.

[34] G. Gurvitch, La magie et le droit, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2004, 122 p.

[35] M. Hauriou, Précis de Droit constitutionnel, 2e éd., Sirey, 1929.

[36] V. en ce sens B. de Jouvenel, Du Pouvoir, 1948, Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 1998, pp. 128 et s.

[37] Georg Jellinek, op. préc., p. 130.

[38] Ibid., p. 131.

[39] R.. von Jhering, L’évolution du droit, trad. O. de Meulenaère, Paris, Chevalier-Marescq, 1901, 400 p.

[40] J. Chevallier, « L’État de droit », Revue du Droit Public et de la Science Politique en France et à l’Etranger, 1988, Mars-Avril, n° 2, pp 313-380.

[41] R. Carré de Malberg, op. cit. note 64, p. 234.

[42] L. Duguit, La doctrine allemande de l’autolimitation de l’État, Paris, Giard et Brière, 1919, p. 8.

[43] M. Hauriou, Principes de droit public, 2e éd., 1916, p. 73.

[44] Ibid., p. 32.

[45] J. Chevalier, art. préc., p. 352.

[46] V. en ce sens, L. Heuschling, État de droit, Rechtsstaat, Rule of law, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque », 2002, p. 508.

[47] L. Duguit, op. cit. note 84, p. 655.

[48] Ibid., p. 94

[49] M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 147.

[50] Ibid.

[51] V. supra, n° 177.

[52] M. Troper, op. préc., p. 148.

[53] D’autres arguments sont évoqués par Kelsen pour combattre l’idée que l’État et le droit formeraient deux entités distinctes. Comme le souligne Michel Troper « Kelsen dénonce le caractère idéologique de la distinction. La théorie dualiste remplit une double fonction. D’une part, il faut que l’État soit présenté comme une personne distincte du droit, de telle manière que le droit puisse le justifier. L’État apparaît alors non comme le fait de la force, mais comme l’État de droit qui trouve son fondement et sa justification dans le droit en même temps qu’il le fonde. Mais d’autre part, présenter l’État comme en dehors du droit, implique qu’il possède des intérêts propres, supérieurs, pouvant conduire à écarter les règles juridiques toutes les fois qu’elles ont pour les gouvernants des conséquences déplaisantes. La doctrine dualiste peut ainsi servir à justifier la raison d’État » (Ibid., p. 149).

[54] H. Kelsen, op. cit. note 6, p. 281

[55] Ibid.

[56] Ibid.

[57] Ibid.

[58] Ibid., p. 285.

[59] H. Kelsen « L’essence de l’État », in Cahiers de philosophie politique et juridique, 1990, n° 17.

[60] M. Hauriou, op. cit. note 106.

[61] Ibid.

[62] Michel Troper illustre ses propos par des exemples. Ainsi, dit-il « d’une société commerciale, d’un crime ou de l’institution du mariage on ne peut donner aucune définition autre que juridique, mais cela signifie évidemment qu’il s’agit de conduites ou de rapports humains réglés par le droit et non pas qu’ils se confondent avec le droit » (M. Troper, op. cit. note 112, p. 155).

[63] M. Troper, La théorie du droit, le Droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 261.

[64] Ibid., p. 181.