Les caractères du contrat d’assurance

Le contrat d’assurance, bien qu’il relève d’un droit spécial codifié dans le Code des assurances, n’échappe pas pour autant aux grandes classifications du droit commun des contrats. Son régime particulier ne l’isole pas du droit général des obligations, dont il partage plusieurs traits caractéristiques. À cet égard, il est possible de l’analyser à la lumière des catégories traditionnelles du droit des contrats, afin d’en faire ressortir les principaux éléments constitutifs. Cette approche permet de mieux cerner sa nature juridique en identifiant les qualifications qui en structurent l’architecture.

I. Un contrat synallagmatique

Le contrat d’assurance se présente, à l’analyse, comme un contrat essentiellement synallagmatique. Il se forme par l’échange de consentements entre deux parties, chacune s’obligeant envers l’autre. Cette qualification, issue de l’article 1106 du Code civil (ancien art. 1102), suppose une interdépendance entre des obligations réciproques. Or, tel est bien le cas en matière d’assurance : d’une part, le souscripteur s’engage à verser la prime et à faire les déclarations exactes du risque ; d’autre part, l’assureur s’oblige, en contrepartie, à garantir l’exécution d’une prestation en cas de réalisation du sinistre.

Certes, une partie de la doctrine a pu interroger cette qualification au regard du caractère purement conditionnel — voire suspendu — de l’obligation de l’assureur. Celui-ci n’est en effet tenu à garantie qu’en cas de sinistre effectif, si bien que son engagement pourrait apparaître comme aléatoire et contingent. Toutefois, une telle objection méconnaît la logique même du contrat d’assurance, dont l’objet est précisément de couvrir un événement incertain. Comme l’ont souligné les auteurs classiques, et notamment Maurice Picard et André Besson, « l’aléa du contrat ne supprime pas la réciprocité des promesses ». En d’autres termes, le fait que l’assureur n’intervienne qu’en cas de sinistre — c’est-à-dire si un événement incertain survient — ne remet pas en cause le fait qu’il existe un véritable engagement réciproque entre les parties. Le souscripteur paie une prime, et l’assureur, en contrepartie, prend l’engagement juridique de garantir un risque. Cet engagement existe dès la conclusion du contrat, même si la prestation de l’assureur (le versement d’une indemnité) dépend d’un aléa. Ainsi, le caractère incertain de l’exécution ne supprime pas la structure d’échange propre à tout contrat synallagmatique : chacun des cocontractants s’oblige en fonction de l’obligation de l’autre.

La jurisprudence n’a d’ailleurs jamais remis en cause cette qualification. De son côté, la doctrine contemporaine, à l’instar de Luc Mayaux, insiste sur le fait que l’assureur contracte une obligation ferme de couverture du risque, dès lors que celui-ci entre dans le champ de la garantie convenue. Cette obligation, bien que soumise à la réalisation du sinistre, n’en reste pas moins certaine dans son principe, et se distingue d’une simple promesse potestative. Comme le rappelle l’auteur, l’assurance est la contrepartie du paiement de la prime, et l’obligation de garantie s’impose à l’assureur dès la conclusion du contrat.

Le caractère synallagmatique se révèle également dans les conséquences juridiques de l’inexécution. Ainsi, l’assureur peut se prévaloir du manquement de l’assuré à ses obligations déclaratives pour opposer la nullité (en cas de fausse déclaration intentionnelle), la déchéance (déclaration tardive du sinistre), ou encore suspendre la garantie en cas de non-paiement de la prime. Symétriquement, l’assuré peut rechercher la responsabilité de l’assureur en cas de refus abusif de garantie ou d’exécution tardive de la prestation convenue. Cette réciprocité des engagements est, à tous égards, la marque des contrats synallagmatiques.

En définitive, l’analyse juridique du contrat d’assurance ne saurait faire abstraction de cette logique d’échange structurant le rapport entre l’assureur et l’assuré. Elle permet de distinguer l’assurance d’autres opérations juridiques unilatérales (comme la libéralité) et justifie l’assujettissement du contrat d’assurance aux règles du droit commun relatives aux contrats synallagmatiques, notamment en matière de résiliation, d’exception d’inexécution ou encore de résolution pour inexécution.

Enfin, il convient de souligner que cette qualification n’est pas remise en cause par l’existence de bénéficiaires tiers, comme dans les assurances-vie, où le contrat peut produire ses effets au profit d’une personne étrangère à sa formation. Le mécanisme est alors celui d’un contrat à effet translatif au profit d’un tiers, mais la structure fondamentale du contrat entre le souscripteur et l’assureur demeure fondée sur la réciprocité des obligations.

II. Un contrat à titre onéreux

Le contrat d’assurance est, par essence, un contrat à titre onéreux. Conformément à la définition énoncée par l’article 1107 du Code civil, un contrat est conclu à titre onéreux lorsqu’il repose sur la fourniture réciproque d’avantages : chacune des parties procure à l’autre un bénéfice en contrepartie de celui qu’elle reçoit. Tel est bien le mécanisme à l’œuvre en matière d’assurance : le souscripteur s’engage à verser une prime ou une cotisation, et, en retour, l’assureur s’oblige à couvrir un risque, selon les termes prévus au contrat. Chacun agit dans la perspective d’obtenir un avantage économique : la sécurité contre un aléa pour l’un, une rémunération pour l’autre.

Il s’agit donc d’un contrat fondé sur une contrepartie réciproque, ce qui le distingue fondamentalement des actes à titre gratuit, dans lesquels l’une des parties procure un avantage à l’autre sans attendre ni recevoir de prestation en retour. Autrement dit, l’assureur n’assume jamais un risque gratuitement. Même dans les cas où une couverture semble offerte « sans frais » — par exemple, lorsqu’elle est présentée comme une garantie « incluse » dans un service ou un produit — cette gratuité est purement apparente. Comme l’a très bien démontré Pierre Bichot dans sa thèse consacrée à l’assurance gratuite, toute prétendue gratuité repose en réalité sur un financement indirect, notamment par l’effet d’une mutualisation des primes ou par l’intégration du coût dans le prix d’un autre produit ou service. Il existe donc toujours, d’une manière ou d’une autre, une contrepartie économique à la prise en charge du risque par l’assureur.

Le caractère onéreux du contrat d’assurance s’impose, en pratique, quel que soit le statut juridique de l’organisme assureur. Dans les sociétés commerciales d’assurance, on parle de « prime », tandis que dans les mutuelles ou les institutions de prévoyance, il est question de « cotisation ». Mais dans tous les cas, l’assuré s’acquitte d’une somme d’argent pour bénéficier de la garantie, et ce paiement constitue une condition essentielle de la validité et de l’efficacité du contrat. À défaut de paiement, l’assureur peut légalement suspendre la garantie, puis procéder à la résiliation du contrat, conformément aux dispositions de l’article L. 113-3 du Code des assurances.

Ce caractère onéreux ne fait cependant pas obstacle à ce que le contrat d’assurance puisse, dans certaines hypothèses, produire des effets à titre gratuit au profit d’un tiers. Il en va ainsi lorsque le souscripteur désigne une autre personne comme bénéficiaire du contrat, sans que cette dernière n’ait fourni la moindre contrepartie. C’est le cas typique de l’assurance-vie souscrite au profit d’un membre de la famille, d’un conjoint ou d’un tiers. Dans cette configuration, le contrat conserve sa nature onéreuse dans le rapport entre le souscripteur et l’assureur, mais il emporte des effets libéraux dans les rapports entre le souscripteur et le bénéficiaire.

La jurisprudence reconnaît depuis longtemps que ce type d’assurance peut dissimuler une donation indirecte, ou être assimilé, dans certains cas, à une stipulation pour autrui à titre gratuit, susceptible d’être requalifiée en libéralité. Cette requalification a des incidences pratiques, notamment en matière successorale, dès lors que l’assurance est utilisée comme un moyen de gratifier un bénéficiaire hors part successorale. Elle peut ainsi donner lieu à des actions en réduction pour atteinte à la réserve héréditaire.

En revanche, il ne saurait être déduit de la désignation d’un tiers bénéficiaire, notamment dans le cadre d’un contrat d’assurance-vie, que le contrat d’assurance perdrait sa nature onéreuse. Lorsque le souscripteur choisit d’attribuer le bénéfice de la garantie à une personne étrangère au contrat, cette stipulation peut certes conduire à l’octroi d’un avantage sans contrepartie dans les rapports entre le souscripteur et le bénéficiaire. Toutefois, cela ne modifie en rien la nature juridique du lien contractuel entre le souscripteur et l’assureur, lequel demeure fondé sur une logique de contrepartie : la couverture du risque n’est consentie qu’en contrepartie du paiement d’une prime.

Le fait que le bénéficiaire n’ait personnellement fourni aucun effort financier ni pris aucun engagement ne transforme pas le contrat en acte de libéralité. Le contrat reste, dans son économie propre, un contrat à titre onéreux. Il n’est que le support d’un effet gratuit dans une relation tierce, distincte de la relation contractuelle principale. Cette dissociation est essentielle : le contrat d’assurance ne devient pas gratuit du seul fait qu’un tiers en perçoit les fruits sans avoir contribué à son financement. Il ne s’agit pas d’un acte à titre gratuit au sens de l’article 1107, alinéa 2, du Code civil, mais d’un contrat onéreux susceptible d’être utilisé comme instrument de transmission patrimoniale, ce qui, dans certains cas, peut justifier une requalification en donation indirecte, notamment lorsqu’il en résulte une atteinte à la réserve héréditaire.

Ainsi précisé, le contrat d’assurance se distingue fondamentalement des engagements unilatéraux ou des actes à titre gratuit. La prestation de l’assureur n’est jamais fournie gratuitement : elle repose sur un mécanisme économique qui combine le versement préalable d’une prime par l’assuré, l’évaluation du risque couvert au moyen de données probabilistes, et l’affectation de ce risque à une masse d’assurés, selon le principe de mutualisation. Ce système permet à l’assureur d’anticiper les charges futures et d’y faire face collectivement, en répartissant le coût des sinistres entre tous les adhérents à un même portefeuille de contrats.

III. Un contrat consensuel

Le contrat d’assurance appartient à la catégorie des contrats consensuels, au sens classique du terme : il se forme par le seul échange des consentements entre le souscripteur et l’assureur, sans qu’un écrit ne soit requis pour sa validité. Il suffit que les parties soient d’accord sur les éléments essentiels du contrat — la nature du risque, l’étendue des garanties, le montant de la prime — pour que naissent les engagements des parties. Aucune disposition du Code des assurances ne subordonne la validité du contrat à la rédaction d’un acte écrit, sauf cas particuliers. L’assurance se rattache ainsi, par principe, au modèle libéral des contrats fondés sur la seule volonté.

Toutefois, ce consensualisme est encadré par des exigences probatoires spécifiques. Si l’écrit n’est pas requis ad validitatem, il l’est ad probationem. L’article L. 112-3 du Code des assurances impose que le contrat soit constaté par écrit, au moyen d’une police ou d’un document en tenant lieu, destiné à établir la réalité et le contenu de l’accord. L’écrit sert ici à prouver l’existence du contrat et la portée des engagements souscrits, non à les faire naître. Il s’agit d’une exigence de preuve, non de validité.

La jurisprudence est constante sur ce point : le contrat d’assurance est valablement formé dès lors que les volontés des parties se sont rencontrées, même en l’absence de signature de la police. La remise d’un bulletin d’adhésion, d’une note de couverture, ou même d’un simple échange de correspondances peut suffire à constater l’accord intervenu, dès lors que les éléments essentiels du contrat sont déterminés. Ce principe se vérifie tout particulièrement dans les pratiques professionnelles, où la formalisation du contrat peut intervenir postérieurement à sa prise d’effet, sans remettre en cause sa validité.

En outre, certains contrats d’assurance, du fait de leur nature particulière ou des circonstances de leur souscription, obéissent à des régimes dérogatoires. Il en va ainsi, par exemple, des contrats d’assurance-vie ou des assurances conclues à distance, qui donnent lieu à des obligations spécifiques d’information préalable, de remise de documents normalisés, voire de respect de délais de rétractation. Ces exigences ne procèdent pas d’une remise en cause du consensualisme, mais traduisent la volonté du législateur de renforcer la protection du souscripteur dans des contextes perçus comme déséquilibrés.

IV. Un contrat à exécution successive

Le contrat d’assurance s’exécute dans le temps : il ne donne pas lieu à une prestation unique, mais à une série d’obligations qui se déploient de manière continue. L’assureur perçoit des primes à intervalles réguliers, tandis qu’il maintient la couverture du risque pendant toute la durée convenue. Cette modalité d’exécution échelonnée permet de qualifier le contrat d’assurance de contrat à exécution successive, au sens de l’article 1211 du Code civil.

Dans la majorité des cas, le contrat est souscrit pour une durée déterminée — généralement annuelle — avec possibilité de reconduction tacite. Ce mode d’exécution conditionne l’application de règles spécifiques, notamment en matière de résiliation. L’article L. 113-12 du Code des assurances permet à l’assuré de résilier son contrat à l’issue de chaque période annuelle, sous réserve du respect d’un préavis. La loi Hamon du 17 mars 2014 est venue assouplir ce régime, en autorisant la résiliation à tout moment après un an de souscription, pour les contrats à tacite reconduction.

Le paiement de la prime est également lié à cette logique de durée. Il peut être fractionné ou versé en une seule fois pour la période assurée. En cas de résiliation anticipée — par exemple, en cas de disparition du risque (art. L. 113-16 C. assur.) — la prime est calculée au prorata temporis, c’est-à-dire en fonction de la période durant laquelle la garantie a effectivement couru.

Par ailleurs, l’exécution successive du contrat renforce son caractère aléatoire : le risque ne se réalise, s’il se réalise, que dans un avenir incertain. C’est dans la durée du contrat que l’aléa prend corps, en ce qu’elle constitue le cadre temporel dans lequel le sinistre peut survenir.

Cette exécution successive dans le temps structure aussi les obligations respectives des parties. L’assureur est tenu de maintenir la garantie, tant que les primes sont réglées. L’assuré, quant à lui, doit éviter toute aggravation du risque, informer l’assureur des circonstances nouvelles, et déclarer les sinistres dans les formes prévues.

Enfin, pour les assurances de longue durée — prévoyance ou assurance-vie — cette exécution successive s’accompagne d’une gestion évolutive du contrat : rachats, avenants, transformation, nécessitant un encadrement juridique précis et un devoir d’information constant.

V. Un contrat d’adhésion

Le contrat d’assurance relève, dans sa forme la plus courante, de la catégorie des contrats d’adhésion. Cette qualification a été consacrée à l’article 1110, alinéa 2, du Code civil, tel qu’issu de l’ordonnance du 10 février 2016, selon lequel « le contrat d’adhésion est celui qui comporte un ensemble de clauses non négociables, déterminées à l’avance par l’une des parties ». Cette définition reflète la pratique assurantielle, dans laquelle les conditions générales du contrat sont élaborées unilatéralement par l’assureur, puis proposées au souscripteur sous la forme d’un contrat standardisé.

L’assuré, en pratique, ne dispose d’aucune marge de négociation sur le contenu des stipulations contractuelles. Il lui est simplement offert de compléter un bulletin de souscription ou de remplir certaines données individualisées, sans pouvoir modifier les clauses essentielles relatives à la garantie, aux exclusions ou aux modalités d’indemnisation. Le contrat s’apparente ainsi à une offre à prendre ou à laisser, dans laquelle le consentement de l’assuré se limite à l’acceptation d’un cadre contractuel préétabli.

Cette absence de véritable négociation emporte des conséquences juridiques substantielles, destinées à rétablir un certain équilibre contractuel. En premier lieu, l’article 1190 du Code civil prévoit que, dans le doute, le contrat d’adhésion s’interprète contre celui qui l’a proposé, en l’occurrence l’assureur, et en faveur de l’adhérent, c’est-à-dire de l’assuré. Cette règle d’interprétation in favorem repose sur la présomption que l’auteur des clauses standardisées en maîtrise parfaitement le contenu et la portée, tandis que l’adhérent en subit l’éventuel déséquilibre.

En second lieu, les clauses non négociables insérées dans le contrat d’assurance peuvent faire l’objet d’un contrôle en tant que clauses abusives, au sens de l’article 1171 du Code civil. Ce texte, issu de l’ordonnance du 10 février 2016, prévoit que dans les contrats d’adhésion, « toute clause non négociable, déterminée à l’avance par l’une des parties, qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite ».

Initialement, le contrôle des clauses abusives n’était ouvert qu’en matière de relations entre professionnels et consommateurs, dans le cadre du droit de la consommation. L’ordonnance de 2016 en a généralisé le principe, en l’intégrant au Code civil, et en l’appliquant désormais à l’ensemble des contrats d’adhésion, quel que soit la qualité du cocontractant. Dès lors, même un assuré professionnel peut se prévaloir de l’article 1171, dès lors qu’il n’a pas eu la possibilité de négocier les stipulations du contrat.

Cette évolution consacre une approche plus réaliste des rapports contractuels, fondée non plus uniquement sur la qualité juridique des parties, mais sur l’effectivité du consentement et la capacité de négociation réelle. Le juge est ainsi invité à apprécier concrètement si la clause en cause rompt l’équilibre contractuel au détriment de la partie qui y a adhéré, en tenant compte notamment de sa portée économique, de son accessibilité, et de l’exécution qu’elle implique.

L’opération d’assurance: définitions

L’assurance constitue sans doute l’une des constructions juridiques les plus originales du droit privé. Derrière la simplicité apparente du contrat d’assurance se dissimule une réalité autrement plus complexe, qui tient à sa nature double : à la fois engagement contractuel individuel et mécanisme technique collectif de traitement du risque. Cette dichotomie structurelle, déjà signalée par de nombreux auteurs, exige que l’on distingue soigneusement la définition juridique du contrat d’assurance de celle, plus englobante, de l’opération d’assurance. Loin d’être antinomiques, ces deux approches se complètent, et leur combinaison seule permet de saisir ce qu’est véritablement l’assurance dans sa fonction et dans sa portée.

I) L’assurance, en tant que contrat

D’un point de vue juridique, l’assurance prend d’abord la forme d’un contrat, c’est-à-dire d’un accord de volontés destiné à produire des effets de droit. Elle relève ainsi des principes généraux du droit des obligations, tout en étant régie par des règles spéciales, codifiées au sein du Code des assurances. Ce contrat présente une singularité structurelle : il se situe à la frontière du droit commun et d’un droit fortement technicisé, dont les sources sont à la fois civiles, commerciales, et administratives.

La doctrine s’accorde, depuis les travaux fondateurs de Pothier, à définir l’assurance comme « un contrat par lequel l’un des contractants se charge du risque des cas fortuits auxquels une chose est exposée, et s’oblige envers l’autre à l’indemniser de la perte que ces cas fortuits pourraient causer, s’ils arrivent, moyennant une somme d’argent »[1]. Cette définition, élaborée à propos de l’assurance de choses, demeure d’une étonnante modernité : elle met en lumière les trois éléments constitutifs du contrat d’assurance — le risque, la prime, et la prestation de garantie — tout en soulignant la nature synallagmatique et onéreuse de l’engagement.

Reprise et précisée par la doctrine moderne, cette définition juridique reste le point d’entrée nécessaire à toute réflexion sur l’assurance. Elle permet de situer cette institution dans l’univers des contrats aléatoires, où l’exécution dépend de la survenance d’un événement incertain. Elle confère également à l’assurance une coloration particulière : le contrat est conclu intuitu pecuniae, l’assureur étant tenu de disposer des fonds nécessaires à l’exécution de sa garantie.

Mais cette approche strictement bilatérale souffre d’un inévitable rétrécissement. Car, si l’on s’en tenait à cette seule définition, l’assurance pourrait n’apparaître que comme un pari sophistiqué entre deux individus, dont les mises respectives seraient le paiement de la prime, d’une part, et l’éventualité d’une indemnisation, d’autre part. Cette assimilation à une forme licite de jeu d’argent n’est pas purement théorique : Domat, déjà, observait dans ses Lois civiles dans leur ordre naturel (t. 1, liv. I, tit. 1, sect. 2), que « tout contrat qui dépend du hasard contient une part de jeu, même s’il sert un dessein utile »[2].

Or, réduire l’assurance à un simple jeu de hasard serait méconnaître sa nature profonde. Le contrat n’est pas un instrument de spéculation sur l’avenir : il est, au contraire, un outil de prévoyance rationnelle. Cette tension a été signalée de longue date par Toullier, qui distinguait, dans son Droit civil français, les contrats d’assurance des jeux et paris, en insistant sur l’intérêt social de la couverture assurantielle. Dans le même esprit, Aubry et Rau soulignaient que l’assurance, si elle repose sur un aléa, vise à « procurer une sécurité par l’organisation d’une prévoyance collective »[3].

La doctrine contemporaine a prolongé cette analyse. Yvonne Lambert-Faivre, suivie par Jean Bigot, insiste sur le fait que le contrat d’assurance, en tant qu’acte juridique isolé, n’est que l’une des pièces d’un édifice plus vaste : celui de la mutualité. Il ne prend sens que replacé dans l’économie générale d’une opération collective, où les primes de tous servent à indemniser les sinistres de quelques-uns. Il faut donc, selon leurs termes, dépasser l’apparence contractuelle pour considérer l’architecture technique qui la soutient.

En d’autres termes, si le contrat d’assurance est juridiquement une convention, il est fonctionnellement un rouage dans une organisation solidaire et mathématiquement structurée. Hubert Groutel rappelle que l’assurance est certes « un contrat », mais qu’elle constitue aussi et surtout « un mode de traitement du risque, dont la substance excède la forme ». Cette critique d’une approche purement juridique, qualifiée parfois de « positivisme appauvri », invite à réintégrer l’assurance dans une logique systémique : le contrat n’est que le vecteur normatif d’une technique économique, au service de la prévoyance.

Aussi est-il indispensable, pour comprendre la véritable fonction de l’assurance, de ne pas s’arrêter à la seule analyse des rapports entre l’assureur et l’assuré. Car cette relation, bien qu’essentielle à la formation du contrat, ne constitue que la manifestation ponctuelle d’un système plus vaste de gestion mutualisée des aléas. L’assurance ne saurait être comprise sans référence à cette opération, que le contrat ne fait que refléter et encadrer.

II) L’assurance, en tant qu’opération

Si le contrat constitue l’instrument juridique de l’assurance, il ne saurait à lui seul en révéler l’essence. Car l’assurance n’est pas uniquement un lien de droit unissant deux volontés ; elle est, fondamentalement, une opération de couverture collective, fondée sur un mécanisme de mutualisation des risques. Ainsi que le rappellent Hubert Groutel et Luc Mayaux, « l’assurance n’est pas seulement une convention : c’est d’abord une technique », une structure économico-statistique visant à organiser la prévoyance à grande échelle. Il importe donc, au-delà de l’analyse contractuelle, de saisir la logique opératoire dans laquelle s’inscrit tout contrat d’assurance.

Dans une formule devenue classique, Yvonne Lambert-Faivre et Laurent Leveneur définissent l’assurance, non plus en tant que contrat, mais comme « l’opération par laquelle un assureur organise en une mutualité une multitude d’assurés exposés à certains risques, et indemnise ceux d’entre eux qui subissent un sinistre, grâce à la masse commune des primes collectées »[4]. Cette définition technique, désormais consacrée par la doctrine dominante, repose sur quatre éléments indissociables : le risque, la prime, le sinistre, et surtout, la mutualité.

C’est par l’organisation de cette mutualité que l’assurance prend sa véritable dimension. En agrégeant une pluralité d’individus exposés à un aléa commun, elle transforme une incertitude individuelle en une probabilité collective. L’aléa, imprévisible à l’échelle d’un seul assuré, devient maîtrisable à celle du groupe. Ce processus de dilution du risque, décrit avec précision par François Ewald comme une « logique de redistribution assurantielle », repose sur la loi des grands nombres, qui permet d’anticiper statistiquement la fréquence et l’intensité des sinistres futurs à partir de l’observation des sinistres passés.

La prime constitue le vecteur financier de cette organisation : elle n’est pas seulement le prix d’un contrat, mais la contribution à une caisse commune, alimentée par tous, au profit de ceux qui seront atteints par le sinistre. Elle est calculée selon des règles actuarielles exigeantes, tenant compte des données statistiques disponibles, mais aussi des impératifs de rentabilité et de solvabilité de l’organisme assureur. Comme le souligne Jérôme Kullmann, cette spécificité justifie le particularisme juridique de la prime, dont le caractère divisible a été consacré en jurisprudence (v. par ex. Cass. 1re civ., 18 nov. 2003, n° 00-16.889), notamment lorsque le risque vient à disparaître en cours de contrat.

Loin d’un simple transfert, le risque est absorbé par la collectivité, via le truchement de l’assureur. Celui-ci ne se contente pas d’accompagner l’assuré : il est l’architecte d’un système d’anticipation, qui vise à convertir l’aléa en certitude financière. Il ne supprime pas le péril, mais en assure la couverture. À cet égard, l’assurance s’oppose radicalement à d’autres techniques de gestion du risque telles que l’auto-assurance, qui repose sur la seule épargne individuelle, ou encore les clauses d’exonération de responsabilité, qui neutralisent le risque juridique sans en prendre matériellement la charge.

Ce rôle de l’assureur, pivot de la mutualité, trouve sa pleine justification dans la technique actuarielle qu’il maîtrise, mais aussi dans la réglementation prudentielle à laquelle il est soumis. Car la viabilité de l’opération d’assurance dépend de l’équilibre permanent entre les engagements pris (prestations garanties) et les ressources disponibles (primes perçues). C’est dans cette optique que se développent les techniques de coassurance et de réassurance, qui étendent la logique de mutualisation au-delà d’un seul opérateur, afin de mieux répartir la charge des sinistres majeurs ou systémiques.

L’analyse technique de l’assurance impose ainsi de repenser la hiérarchie des concepts juridiques en cause : le contrat n’est plus la fin, mais le moyen, le véhicule normatif qui permet à l’opération de s’inscrire dans l’ordre juridique. Denis Mazeaud notait déjà que le droit des contrats ne pouvait tout expliquer du phénomène assurantiel, car celui-ci obéit à des logiques propres, empruntées à l’économie et aux probabilités.

Cela ne signifie pas que le contrat soit relégué à un rôle accessoire. Il demeure l’acte fondateur de l’engagement de l’assureur, et la condition de la licéité de l’opération. Sans lui, la mutualité serait dépourvue de force obligatoire. Mais, à l’inverse, le contrat sans mutualité ne serait qu’une promesse vide, incapable d’assurer une couverture réelle. Cette interdépendance explique pourquoi Jean Bigot peut affirmer que « l’assurance est le lieu d’un dialogue constant entre le droit et la technique ; et c’est de cette tension féconde que naît sa cohérence ».

En définitive, l’assurance ne peut se penser ni exclusivement en termes juridiques, ni uniquement en termes techniques. Elle est l’alliance des deux : une institution mixte, dans laquelle la convention individuelle participe d’une organisation collective, et où le droit civil rejoint l’économie pour conjurer l’incertitude.

 

 

  1. R.-J. Pothier, Traité du contrat d’assurance, 1761 ?
  2. J. Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, t. 1, liv. I, tit. 1, sect. 2. ?
  3. Ch. Aubry et Ch. Rau, Cours de droit civil, § 408. ?
  4. Y. Lambert-Faivre et L. Leveneur, Droit des assurances, éd. Dalloz, 2017, n°33. ?