Soc., 06 oct. 2015, n° 13-26.052 : Perte de salaire, rente et revirement (suite et fin)

Les conseils de prud’hommes ont été autorisés, moins d’une dizaine d’années durant, à se prononcer sur les demandes d’indemnisation de pertes d’emploi et de droits à la retraite dans un contexte de faute inexcusable de l’employeur ayant concouru à la survenance d’un risque professionnel. La Chambre sociale vient d’y mettre un terme. La présente décision s’inscrit dans la droite ligne d’un arrêt rendu en Chambre mixte le 09 janvier 2015

L’enseignement de l’arrêt ne souffre pas la discussion : Au nombre des conséquences de l’accident du travail ou de la maladie professionnelle, il a été jugé qu’on pouvait compter la perte d’emploi et la perte des droits à la retraite causées par la faute inexcusable de l’employeur.

1.- Le marquage doctrinal de l’arrêt commenté invite le lecteur à prêter une attention particulière à la décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation. Pour cause : c’est de revirement de jurisprudence dont il est question. Un temps, la juridiction prud’homale a été autorisée à indemniser la perte d’emploi et/ou la perte des droits à la retraite consécutives à un licenciement pour inaptitude dans un contexte d’accident du travail et de maladie professionnelle. Ce temps est manifestement révolu.

2.- En l’espèce, un salarié est déclaré inapte par la médecine du travail aux fonctions auxquelles il est employé dans l’entreprise. Et, en raison d’une impossibilité de reclassement, son licenciement est notifié par son employeur. Dans la foulée, les juridictions sociales sont saisies. Le tribunal des affaires de la sécurité sociale imputant la maladie professionnelle à la faute inexcusable de l’employeur, la victime demande à la juridiction du travail la réparation des préjudices liés à la perte d’emploi et à la perte de ses droits à la retraite. Saisie, la Cour d’appel de Paris n’y fait pas droit. Elle est confortée dans sa décision par la Cour de cassation en des termes des plus explicites : « Mais attendu que la demande d’indemnisation de la perte, même consécutive à un licenciement du salarié pour inaptitude, tant de l’emploi que des droits à la retraite correspondant en réalité à une demande de réparation des conséquences de l’accident du travail, la cour d’appel, qui n’avait pas à répondre à des conclusions inopérantes, a légalement justifié sa décision ».

3.- L’arrêt est remarquable à plus d’un titre. D’une part, la Chambre sociale de la Cour de cassation s’inscrit dans le sillon d’une jurisprudence fixée en chambre mixte en janvier dernier relativement à l’indemnisation de la perte des droits à la retraite (Cass. ch. mixte, 09 janv. 2015, n° 13-12.310. Lxb note J. Bourdoiseau). D’autre part, mais fort logiquement, la Cour étend le domaine de cette jurisprudence à l’indemnisation de la perte d’emploi.

Il était difficilement concevable qu’il en aille autrement, à tout le moins en droit, car, en équité, le dispositif avait le mérite d’assurer aux travailleurs victimes une réparation moins frustre que d’ordinaire. Il reste qu’il importait au juge de cassation de tirer tous les enseignements de la décision rendue en droit des risques professionnels par le juge constitutionnel (Constitution 4 oct. 1958, art. 68, al. 3). Pour mémoire, interrogé par voie d’exception sur la conformité de l’article L. 451-1 du Code de la sécurité sociale aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel considère « que le plafonnement de l’indemnité destinée à compenser la perte de salaire résultant de l’incapacité n’institue pas une restriction disproportionnée aux droits des victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle » (Cons. const. 18 juin 2010, décision n° 2010-8 QPC, cons. 17). Et la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation de dire pour sa part que « les dispositions des articles L. 451-1, L. 452-1 et L. 452-3 C. sécu. soc., qui interdisent à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle imputable à la faute inexcusable de l’employeur, d’exercer contre celui-ci une action en réparation conformément au droit commun et prévoient une réparation spécifique des préjudices causés, n’engendrent pas une discrimination prohibée par l’article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et l’article 1er du Protocole additionnel n° 1, à la Convention, du seul fait que la victime ne peut obtenir une réparation intégrale de son préjudice » (Cass. 2ème civ., 11 juill. 2013, n° 12-15.402).

Il importait donc à la Chambre sociale de résister dorénavant à la tentation à laquelle elle avait pu par faveur succomber dans un passé récent.

4.- Désireux d’améliorer le sort réservé par le droit de la sécurité sociale aux victimes d’un risque professionnel, le juge social prit en effet sur lui d’inventer, il y a moins d’une dizaine d’années, quelques chefs de préjudice consécutifs au licenciement, distincts par voie de conséquence de ceux susceptibles de donner lieu à une réparation spécifique sur le fondement du livre 4 du Code de la sécurité sociale. Majorant le quantum de l’indemnisation, le juge fit ainsi échapper le travailleur victime à la compensation strictement forfaitaire des préjudices subis. Le dispositif était assez ingénieux. Pendant que le tribunal des affaires de la sécurité sociale était invité à se prononcer sur l’indemnisation de la perte des gains professionnels et l’incidence professionnelle consécutifs à l’accident du travail ou à la maladie professionnelle, le conseil de prud’hommes était autorisé à compenser des chefs de préjudices singuliers jugés alors (en opportunité) irréductibles à ces deux derniers postes. En ce sens, la Chambre sociale de la Cour de cassation décidait dans le courant de l’année 2006 : « lorsqu’un salarié a été licencié en raison d’une inaptitude consécutive à une maladie professionnelle, qui a été jugée imputable à une faute inexcusable de l’employeur, il a droit à une indemnité réparant la perte de son emploi due à cette faute de l’employeur ». Et d’ajouter « que les juges du fond apprécient souverainement les éléments à prendre en compte pour fixer le montant de cette indemnisation à laquelle ne fait pas obstacle la réparation spécifique afférente à la maladie professionnelle ayant pour origine la faute inexcusable de l’employeur » (Cass. soc., 17 mai 2006, n° 04-47.455. V. égal. en ce sens, Cass. soc., 26 janv. 2011, n° 09-41.342, inédit – 23 sept. 2014, n° 13-17.212). Dans la foulée, elle estimait que le salarié avait le droit de demander à la juridiction prud’homale une indemnité réparant la perte des droits à la retraite (Cass. soc., 26 oct. 2011, n° 10-20.991), et ce toutes les fois que le licenciement était prononcé en raison d’une inaptitude consécutive à un accident du travail jugé imputable à une faute inexcusable de l’employeur.

5.- En procédant de la sorte, la Chambre sociale s’opposait manifestement à la doctrine de la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation. En effet, cette dernière considérait pour sa part que « la perte de droits à la retraite est couverte par la rente majorée », laquelle répare « notamment les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle résultant de l’incapacité permanente partielle subsistant au jour de la consolidation » (Cass. 2ème civ., 11 juin 2009, n° 07-21.768 (1) – 28 févr. 2013, n° 11-21.015). La Chambre mixte ayant décidé qu’il serait mis un terme à l’indemnisation spéciale par le CPH de la perte des droits à la retraite, il ne restait plus qu’à stopper la compensation spéciale de la perte de l’emploi. C’est chose faite dans cet arrêt. La parenthèse (indemnitaire) est refermée. La sentence est certainement conforme à la loi : dura lex sed lex (2)…

6.- Une cassation partielle est néanmoins prononcée en l’espèce par faute pour la Cour d’appel de Paris d’avoir commis une erreur dans le calcul de l’indemnité de licenciement et dans celui des congés payés. Au visa des articles L. 1226-7 et R. 4624-22 du Code du travail, la Cour de cassation rappelle qu’en l’absence de visite de reprise le contrat de travail du salarié, en arrêt de travail pour maladie professionnelle, reste suspendu en conséquence de cette maladie, nonobstant la reconnaissance de son invalidité par la caisse primaire d’assurance maladie. Au visa de l’article L. 3141-5 du Code du travail, la Cour redit que les périodes pendant lesquelles l’exécution du contrat de travail est suspendue pour cause de maladie professionnelle sont considérées comme périodes de travail effectif pour la détermination de la durée du congé, dans la limite d’un an. En l’espèce, au vu de la suspension du contrat de travail, ininterrompue pendant une durée supérieure à un an, les juges du fond refusent au demandeur le bénéfice des dispositions de l’article L. 3141-5 du Code du travail. La Cour de cassation rappelle qu’il importe de distinguer la détermination de la durée du congé de l’ouverture du droit à congés payés (v. déjà en ce sens, Cass. soc. 11 mai 2015, Bull civ V, n° 163 – 31 janv. 2006, 7 mars 2007. Contra Cass. soc., 4 déc. 2001, Dr. soc. 2002, p. 356, note J. Savatier.

7.- À noter pour finir que faute pour le demandeur au pourvoi d’avoir produit aucun élément précis démontrant la progression salariale de collègues auxquels il pouvait utilement se comparer, la Cour de cassation considère que la cour d’appel a pu légalement considérer que les éléments de nature à laisser présumer l’existence d’une discrimination n’était pas réunis.


1.- « Vu les articles 29 et 31 de la loi du 5 juillet 1985 et les articles L. 434-1 et L. 434-2 du code de la sécurité sociale, ensemble le principe de la réparation intégrale ; « Attendu qu’il résulte du dernier de ces textes que la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnise, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité et, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent ; qu’en l’absence de perte de gains professionnels ou d’incidence professionnelle, cette rente indemnise nécessairement le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent (…). »

2.- Ce à quoi on répondrait volontiers avec Cicéron : summum jus, summa injuria (comble de droit, comble de l’injustice). Pour mémoire, l’accidenté du travail est prié de se contenter d’une réparation forfaitaire pendant que, possiblement oisifs, l’accidenté médical ou l’accidenté de la circulation sont fondés à demander une réparation dite intégrale des chefs de préjudices subis.

(Article publié in Lexbase, oct. 2015)

Soc., 02 juill. 2014, n° 12-29788 : Amiante, préjudice d’anxiété et date de naissance de la créance

L’amiante est un monstre qui a définitivement échappé à son créateur. Un temps louée par les zélateurs du progrès technique, elle est, depuis, honnie par ses utilisateurs. Prié de palier sur le champ les conséquences du drame sanitaire qui se joue, et qui n’en finit pas (les projections les plus pessimistes font état de 100 000 décès en France à l’horizon 2025 : Sénat, rapp. inf. n° 37, 26 octobre 2005), le législateur écrit dans la hâte un article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998, de financement de la Sécurité sociale pour 1999. Les salariés, qui ont travaillé dans un établissement pollué par l’amiante et ses poussières pathogènes, et ceux qui y travaillent encore, ont, depuis, droit à une indemnisation. Techniquement, les intéressés ont droit à un départ anticipé à la retraite moyennant une allocation de cessation anticipée d’activité (dite ACAATA) à charge pour ceux admis au bénéfice de ladite allocation de présenter leur démission à leur employeur. Seulement voilà, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Le manque de générosité du dispositif légal a contraint les allocataires à rechercher la responsabilité de leur employeur afin d’obtenir une indemnisation complémentaire. C’est à présent le juge qui est invité à soulager l’affliction des victimes en grossissant le quantum de la compensation. Un levier : l’invention du préjudice spécifique d’anxiété.
L’arrêt commenté, rendu le 2 juillet 2014, donne à penser, à première lecture, qu’il s’inscrit dans un courant jurisprudentiel des plus favorables aux salariés victimes. Réflexion faite, l’hésitation est permise. Dans le même mouvement, la Chambre sociale de la Cour de cassation réaffirme le droit des intéressés à l’indemnisation du préjudice spécifique d’anxiété, mais elle freine les velléités d’indemnisation tous azimuts de la cour d’appel d’Aix-en-Provence. Ce n’est pas à dire que le sort des salariés victimes soit pour autant scellé.En l’espèce, l’employeur est placé en liquidation judiciaire en février 1989. Par arrêté du 7 juillet 2000, l’activité de réparation et de construction navale de l’entreprise est inscrite sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l’ACAATA. En l’absence de débiteur solvable, l’UNEDIC, qui agit en qualité de gestionnaire du CGEA AGS, est appelée en garantie des créances salariales. L’assureur privé s’y refuse (v. sur la nature juridique de l’Association pour la gestion du régime d’assurance des créances des salariés, C. trav., art. L. 3253-14). Il nie d’abord l’existence du préjudice spécifique d’anxiété. C’est peine perdue (rejet du moyen). La jurisprudence est bien fixée. La Chambre sociale prend soin de rappeler la doctrine de la Cour de cassation. L’UNEDIC nie ensuite sa garantie en soulevant une “exception d’incompétence”, qui ne dit pas son nom. Elle obtient gain de cause (cassation partielle de l’arrêt). La garantie n’est pas due car, fondamentalement, le préjudice est né postérieurement à la clôture de la procédure collective.

L’arrêt est d’importance. Formellement, la Chambre sociale de la Cour de cassation saisit l’occasion qui lui est donnée par le rôle pour réunir pas moins de quatorze pourvois. Ce n’est pas la première fois qu’elle procède ainsi. On se souviendra, par exemple que, désireuse d’assoir une définition renouvelée de la faute inexcusable en droit des accidents du travail et des maladies professionnelles, la Cour de cassation rendait pas moins de sept arrêts sur une salve de vingt-neuf, tirée le 28 février 2002. Son intention ne souffre donc pas la discussion (v. not. sur cette technique de communication, A. Guégan-Lécuyer, Dommages de masse et responsabilité civile, LGDJ, 2006, not. n° 107 s., 215 et 220). Au reste, la décision est promise à une publication au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation.

L’enseignement donné peut être ramassé de la façon suivante : l’existence du préjudice spécifique d’anxiété souffert par les salariés victimes de l’amiante (I) ne saurait ipso jure contraindre l’AGS à garantir l’indemnisation dudit préjudice (II).

Commentaire

I – L’existence du préjudice spécifique d’anxiété

A – La présomption du préjudice d’anxiété

La Cour de cassation considère que les salariés, qui sont à l’initiative de la procédure judiciaire engagée contre leur ancien employeur, sont nécessairement dans une situation permanente, face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée l’amiante. Et de considérer, par voie de conséquence, que les intéressés sont victime d’un préjudice d’anxiété. Pour le dire autrement, c’est de présomption de préjudice dont il est question. La solution facilite grandement l’action en indemnisation complémentaire. Le droit de la preuve et le droit civil de la responsabilité exigent d’ordinaire plus du demandeur à l’action. Ce n’est pas à dire, pour autant, que la charge probatoire est nulle.

Techniquement, le jeu de la présomption est conditionné. L’arrêt est explicite. Il importe à celui qui s’en prévaut de rapporter la preuve qu’il a travaillé dans un établissement mentionné à l’article 41 de loi du 23 décembre 1998 et figurant sur la fameuse liste établie par arrêté ministériel, pendant une période où y étaient fabriqués ou traités de l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante. Il s’avère, en l’espèce, que la chose est acquise. C’était nécessaire. C’est suffisant. La Cour de cassation a déjà eu l’occasion de l’affirmer dans un passé récent. Rien de surprenant à ce que le dispositif de l’arrêt commenté reprenne mot pour mot la motivation d’une précédente décision (Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-12.883, FP-P+B). C’est donc vainement que l’Unedic (et le liquidateur) soutient qu’aucun élément probant n’est produit pour établir la réalité du préjudice d’anxiété et son lien avec un manquement fautif de l’employeur.

A noter qu’il aurait été tout aussi inopérant d’exciper l’atténuation voire la disparition de l’angoisse de la maladie mortifère, pour la raison que la victime s’est soustraite aux contrôles et examens réguliers. Pour mémoire, la Cour de cassation a exigé, un temps, que le salarié victime établisse que son angoisse a été exacerbée par les contrôles et examens réguliers qu’il devait subir (Cass. soc. 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R, D., 2011, p. 35, obs. crit. O. Gout ; D., 2010, p. 2048, note C. Bernard ; RTDCiv., 2010, p. 564, obs. crit. P. Jourdain, JCP éd. G, 2010, 1015, obs. C. Bloch). Elle s’est depuis ravisée (Cass. soc., 4 décembre 2012, deux arrêts, n° 11-26.294, FS-P et n° 11-26.293, FS-D, D., 2012, 2973, et 2013, 2658, obs. S. Porchy-Simon ; Gaz. Pal., 14 février 2013, p. 19, obs. M. Mekki, et 23 mars 2013, p. 32, obs. J. Colonna). L’arrêt porte distinctement la marque de son revirement (v. déjà en ce sens Cass. soc. 25 septembre 2013, n° 12-12.883, FP-P+B, op. cit.).

Il reste une seule issue au défendeur à l’action en indemnisation complémentaire : démontrer qu’en réalité, le préjudice d’anxiété subi est dû à une cause étrangère (v. par ex. Cass. soc., 27 juin 2013, n° 12-29347, FS-P+B ; Cass. soc, 19 mars 2014, n° 12-29.339, F-D). Seulement, l’intéressé achoppera sur la condition d’extériorité. La Cour de cassation est formelle. Les salariés ayant travaillé dans un établissement pollué se trouvent, par le fait de l’employeur, dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante.

Fondamentalement, c’est de droit à l’indemnisation dont il est question. Il faut bien avoir à l’esprit que le montant mensuel de l’allocation est égal à 65 % du salaire de référence (décret n° 99-247 du 29 mars 1999, relatif à l’allocation de cessation anticipée d’activité prévue à l’article 41 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 1999, art. 2). Les salariés, exposés leur vie de travail durant, aux fibres d’amiante sont donc le siège d’une double peine : leur espérance de vie est amputée et leurs conditions de vie sont dégradées. Pour peu que les intéressés n’aient pas encore déclaré d’affection liée à l’amiante, ils ne sont pas justiciables du droit des maladies professionnelles. Ils ne sauraient donc tirer profit de la présomption d’imputabilité de l’article L. 461-1, alinéa 2 du Code de la Sécurité sociale (tableaux n° 30 et n° 30 bis). L’apport de la jurisprudence est donc grand pour les victimes qui voient le fardeau de la preuve allégé, a maxima.

Étrangement, la Chambre sociale de la Cour de cassation s’applique à borner les velléités indemnitaires des victimes. Alors que le droit social de la responsabilité (i.e. le droit des risques professionnels) n’est d’aucun secours pour les salariés soumis au risque mortifère, lesquels, par définition, ne sont pas encore victimes d’une affection consécutive à l’inhalation de poussières d’amiante ou d’un cancer broncho-pulmonaire provoqué par ladite inhalation, on aurait pu s’attendre à ce qu’une action en droit civil de la responsabilité soit jugée recevable. La raison est la suivante. L’allocation ne permettant pas au salarié de recevoir la totalité de son salaire antérieur, l’allocataire subit un préjudice économique dont il est fondé à demander réparation. La Cour ne partage pas l’analyse : “le salarié qui a demandé le bénéfice de l’allocation n’est pas fondé à obtenir de l’employeur fautif, sur le fondement des règles de la responsabilité civile, réparation d’une perte de revenus résultant de la mise en oeuvre du dispositif légal” (Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R, op. cit.). Il y aurait matière à redire…

Il ne reste plus alors qu’un levier pour augmenter le quantum de l’indemnisation : le préjudice d’anxiété. C’est dire combien il est spécifique.

B – La spécificité du préjudice d’anxiété

La Cour de cassation considère que le salarié, qui a travaillé dans un environnement pollué par les particules d’amiante, est nécessairement victime d’un “préjudice spécifique d’anxiété”. Le qualificatif, qui a déjà été employé (V. not. sur le “préjudice spécifique d’anxiété” : Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R op. cit., Cass. soc., 2 avril 2014, n° 12-28.616, FS-P+B, Cass. soc., 4 décembre 2012, n° 11-26.294, FS-P ; sur le “préjudice spécifique résultant de la perte des droits à la retraite” : Cass. soc., 26 octobre 2011, n° 10-20.991, FS-P+B ; sur le “préjudice spécifique résultant de la privation du repos hebdomadaire” : Cass. soc., 8 juin 2011, n° 09-67.051, FS-P+B ; sur le “préjudice spécifique d’accompagnement de fin de vie” : Cass. civ. 2, 21 novembre 2013, n° 12-28.168, FS-P+B ; sur le “préjudice spécifique de contamination par le virus de l’hépatite C” : Cass. civ. 2, 4 juillet 2013, n° 12-23.915, F-P+B ; sur le “préjudice spécifique de contamination par le VIH” : Cass. civ. 2, 22 novembre 2012, n° 11-21.031, FS-P+B), est pour le moins original.

Formellement, le préjudice spécifique d’anxiété n’est pas un chef de dommage listé dans la nomenclature des préjudices corporels “Dintilhac”. Pour tout dire, il semble “inclassable”, à tout le moins au regard des définitions tenues pour acquises (P. Jourdain, obs. sous Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R, op. cit.).

En l’absence de définition opératoire, il est donc revenu à la jurisprudence de le caractériser. En l’espèce, la Cour de cassation prend soin d’indiquer que ledit préjudice est caractérisé par la situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante dans laquelle se trouve le salarié. Cette définition n’est pas nouvelle. Elle a été donnée par l’arrêt “princeps” du 11 mai 2010 (v. Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42-241, FP-P+B+R, supra). Ce “dommage existentiel” a ceci de spécifique que, par hypothèse, le salarié n’a encore développé aucune maladie consécutive à l’inhalation de poussières d’amiante. C’est plutôt audacieux d’accorder une compensation dans ce cas de figure.

Au fond, le juge autorise l’indemnisation de la crainte d’un mal dont on ne sait s’il se réalisera. Son pouvoir d’appréciation est décidément des plus grands. Faute de “barémisation”, ne serait-ce qu’indicative, d’un semblable poste de préjudice, qui indemnise une souffrance purement subjective, il y a matière à s’interroger sur l’office du juge et sur l’observance du principe d’égalité de traitement des victimes (v. notre brève étude, La rationalisation de la compensation du dommage corporel dans La réparation intégrale en Europe. Etudes comparatives des droits nationaux, Larcier, 2012, p. 97. V. le doute du justiciable : Cass. QPC, 27 juin 2013, n° 12-29.347, FS-P+B). Mais il faut bien convenir que, en l’occurrence, le risque est avéré. Pire, le pronostic vital des personnes concernées est statistiquement engagé. L’ACAATA est “un dispositif spécifique qui est [précisément] destiné à compenser la perte d’espérance de vie que peuvent connaître des salariés en raison de leur exposition à l’amiante” (Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241, FP-P+B+R, op. cit.). Ceci pour dire que la Chambre sociale aurait pu s’inspirer de la jurisprudence de la deuxième chambre de la Cour de cassation. Cette dernière, relativement au préjudice spécifique de contamination, considère qu’il s’agit d'”un préjudice exceptionnel extra-patrimonial qui est caractérisé par l’ensemble des préjudices tant physiques que psychiques résultant notamment de la réduction de l’espérance de vie[…]” (Cass. civ. 2, 22 novembre 2012, n° 11-21.031, FS-P+B, RCA, 2013, étude 1, S. Hocquet-Berg). Mutatis mutandis, c’est, en définitive, de préjudice extra-patrimonial évolutif dont il semble bien être question dans les deux cas de figure (v. égal. en ce sens M. Mekki, Chronique de jurisprudence de droit de la responsabilité civile, Gaz. Pal., 14 février 2013, n° 45, p. 19. contra P. Jourdain, obs. préc. sous Cass. soc., 11 mai 2010, n° 09-42.241, FP-P+B+R, op. cit., voir les obs. de Ch. Willmann, Faciliter la réparation du préjudice d’anxiété des salariés exposés à l’amiante : une jurisprudence attendue, quoique critiquée, D., 2014, 1312). La chose n’est pas inconnue. Il s’agit, selon la nomenclature “Dintilhac”, d’un “préjudice résultant pour une victime de la connaissance de sa contamination par un agent exogène, quelle que soit sa nature (biologique, physique ou chimique), qui comporte le risque d’apparition à plus ou moins brève échéance, d’une pathologie mettant en jeu le pronostic vital“. Le rapport du groupe de travail dirigé par le président Dintilhac fait justement référence à la contamination d’une personne par le virus de l’hépatite C, celui du VIH, la maladie de Creutzfeldt-Jakob, ou l’amiante.

Matériellement, le préjudice d’anxiété a ceci de spécifique, mais cela a été souligné (v. supra), qu’il est subi par les salariés qui ont travaillé dans un établissement pollué par l’amiante. Pour le dire autrement, la victime est dispensée de rapporter la preuve d’un fait fautif de l’employeur, un fait causal suffit. Quant à l’exigence de certitude du dommage, on aurait tort de penser qu’elle est battue en brèche. Celle qui est requise juridiquement ne s’entend que d’une probabilité suffisante. La condition est, somme toute, satisfaite.

Il reste une question. Elle a trait au domaine ratione personae de cette jurisprudence. Il serait périlleux, au regard des droits et libertés que la Constitution garantit, de réserver ce dispositif aux seuls salariés victimes de l’amiante qui ont travaillé dans un établissement incriminé. Or, le préjudice spécifique d’anxiété est indemnisé à des conditions si particulières qu’il pourrait être soutenu que le principe de l’égalité de traitement des salariés victimes devant la loi est malmené. La saisine du Conseil constitutionnel aurait pu lever les doutes. Mais la Chambre sociale a refusé de transmettre la QPC (Cass. QPC, 27 juin 2013, n° 12-29.347, FS-P+B) : indemnisation du préjudice spécifique d’anxiété oblige.

II – L’indemnisation du préjudice spécifique d’anxiété

L’existence du préjudice spécifique d’anxiété est acquise, en l’espèce. Ce n’est pas à dire que l’indemnisation l’est, par voie de conséquence. Le salarié, qui se réjouit que sa qualité de victime soit reconnue, subit, en l’espèce, les affres du droit des procédures collectives. La Cour de cassation considère que la garantie de l’AGS n’est pas due (A). Une conclusion s’impose alors : la garantie de l’indemnisation devra être assumée par le FIVA (B).

A – L’absence de garantie de l’AGS

Aux termes de l’article L. 3253-8, 1° du Code du travail, l'”AGS garantit les sommes dues aux salariés à la date du jugement d’ouverture de toute procédure de redressement ou de liquidation“. Sur le fondement de l’ancien article L. 143-11-1 du Code du travail, devenu l’article L. 3253-8, la Chambre sociale de la Cour de cassation décide “que les dommages-intérêts dus au salarié à raison de l’inexécution par l’employeur d’une obligation découlant du contrat de travail sont garantis par l’AGS” (Cass. soc., 8 janvier 2002, n° 99-44.220, FS-P+B). Elle a précisé, depuis, que l’assureur privé doit garantir le paiement des dommages-intérêts alloués en réparation du préjudice d’anxiété (Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-20.912, FP-P+B+R). C’est que ladite garantie ne vise pas uniquement les salaires et ses accessoires mais s’étend également aux dommages-intérêts dus aux salariés, à raison de l’inexécution, par l’employeur, d’une obligation résultant de leur contrat de travail (Cass. soc., 12 octobre 2005, n° 03-47.510, F-D). C’est le sens qu’il convient de donner au visa de l’arrêt. Partant, le demandeur à l’action en indemnisation complémentaire pouvait espérer que sa créance indemnitaire soit garantie par l’AGS. C’était sans compter le jeu du droit des procédures collectives.

La garantie est refusée, en l’espèce, parce que “le préjudice d’anxiété est né à la date à laquelle les salariés avaient eu connaissance de l’arrêté ministériel d’inscription de l’activité de réparation et de construction navale sur la liste des établissements permettant la mise en oeuvre de l’ACAATA“, soit le 7 juillet 2000. C’est-à-dire à “une date nécessairement postérieure à l’ouverture de la procédure collective“. Ainsi rédigé, l’arrêt donne à penser qu’il importe de rechercher si la naissance de la créance est antérieure ou postérieure à la date du jugement d’ouverture de la procédure. Autant dire que c’est égal. L’AGS doit sa garantie en tout état de cause. Comprenons bien. Non seulement les créances antérieures sont dues aux salariés mais il en va de même des créances postérieures. L’article L. 3253-8 du Code du travail est en ce sens, la jurisprudence également.

Ce que paraît vouloir signifier l’arrêt, c’est que la garantie n’est plus due à compter de la clôture de la liquidation judiciaire (C. com., art. L. 643-9), qui marque la fin de la procédure et fait disparaître le débiteur, personne morale, de la scène juridique. Pour mémoire, l’établissement est mis en liquidation judiciaire en 1989. En l’espèce, la Cour de cassation considère que le fait générateur de la créance d’indemnité est la manifestation du préjudice d’anxiété. Qu’est-ce à dire ? Pour la cour d’appel, cela consiste à se placer au jour de l’exposition le risque créé par l’amiante. Et de considérer, par conséquent, que la créance des salariés est nécessairement antérieure à l’ouverture de la procédure collective ; qu’elle est donc garantie par l’AGS.

La Cour de cassation casse l’arrêt sur ce point. Le fait générateur de la créance est contemporain de la connaissance par les salariés du risque mortifère et des troubles psychologiques qui s’en suivent. Cela n’est pas acquis au jour de l’inscription de l’établissement pollué sur la fameuse liste, mais au jour où les salariés ont connaissance de l’arrêté ministériel. Retardant la date de naissance de la créance, la Chambre sociale de la Cour de cassation réduit d’autant la dette de l’AGS. En l’espèce, c’est au mieux, au 7 juillet 2000, que les salariés victimes ont été informés, date à laquelle, en toute hypothèse, la liquidation judiciaire a été clôturée.

La Cour de cassation ne se prononce pas sur les modalités d’information des victimes du préjudice spécifique d’anxiété. Elle donne à penser qu’il s’agirait de procéder au cas par cas au regard de la date à laquelle le salarié aura eu, personnellement, connaissance de l’arrêté ministériel. D’impérieuses considérations de sécurité juridique recommanderaient de fixer la date de naissance de la créance au jour de la publication de l’arrêté ministériel.

La Cour ne se prononce pas non plus, et ce silence emporte plus, sur la question de savoir qui sera tenu de payer les dommages-intérêts compensatoires. Que l’AGS ne doive pas sa garantie est une chose, mais à quoi bon reconnaître l’existence d’un préjudice spécifique d’anxiété, à quoi bon consacrer un droit subjectif à l’indemnisation des salariés victimes de l’amiante, si aucun débiteur n’est désigné, si leur droit à n’est pas opposable ?

B – Le report de la garantie sur le FIVA

En disant que l’AGS ne doit pas sa garantie, la Chambre sociale de la Cour de cassation reporte mécaniquement, mais sans le dire, le poids de la dette des épaules d’un assureur privé sur celles d’un établissement public national à caractère administratif, à savoir le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (lequel, pour mémoire est financé à 75 % par la branche AT/MP et à 25 % par l’Etat). D’aucuns défendront qu’il ne s’agit que de péréquation et que, en définitive, la substitution de débiteur est sans incidence sur le sort de l’action de la victime. Il sera peut-être même considéré qu’il pouvait sembler, jusqu’ici, sévère de condamner seulement les entreprises, alors qu’un certain nombre d’entre elles se sont contentées de respecter la réglementation en vigueur sur l’amiante. Quoi qu’il en soit, il importera à la victime de saisir le fonds à charge pour ce dernier d’apprécier si l’exposition à l’amiante peut être considérée comme la cause du préjudice spécifique d’anxiété souffert. Ceci posé, il est douteux que la Commission d’examen des circonstances de l’exposition à l’amiante, qui est désignée par le Conseil d’administration du fonds, s’aventure à pratiquer la jurisprudence in favorem déroulée en droit de la responsabilité.

(Article publié in Lexbase 17 juill. 2014)

Civ. 1, 18 juin 2014, n° 13-14.843 : Introduction volontaire d’un tiers dans l’exécution du contrat par le débiteur et responsabilité

L’arrêt intéresse ce qu’on appelle par commodité de langage ou par conviction – c’est selon – la responsabilité contractuelle du fait d’autrui. Sa publication sur le site Internet de la Cour de cassation invite le lecteur à en prendre aussitôt connaissance. Sa portée reste toutefois relative.

En l’espèce, une association d’élèves ingénieurs organise une soirée étudiante. Une société est engagée pour assurer la surveillance et la sécurité des participants. Le corps sans vie d’un élève est retrouvé dans la Moselle. Une autopsie est faite. La cause la plus probable de la mort est une noyade par hydrocution survenue dans un contexte d’alcoolisation aigüe. Des témoignages, en l’occurrence celui d’un agent de sécurité, attestent la participation de la victime, l’aggravation de son état d’ébriété sur les lieux ainsi que son départ dans un état inquiétant d’alcoolisation. À la question de savoir si l’association est tenue d’indemniser les parents et le frère de leurs préjudices respectifs, la Cour de cassation répond par la négative. La raison est la suivante : « l’association organisatrice, débitrice d’une obligation de moyens envers les participants à la soirée, avait pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de ceux-ci, de sorte qu’elle n’avait commis aucune faute susceptible d’engager sa responsabilité ». Et la Cour de prendre bien soin de rappeler les termes du « contrat de partenariat » conclue avec la société de sécurité attestant l’importance du dispositif et l’attention accordée par l’association à la surveillance et à la sécurité des participants.

Est-ce à dire que l’association n’est pas responsable du fait de la personne qu’elle a introduite dans l’exécution du contrat ? Vraisemblablement pas, sans quoi l’atteinte au principe de la force obligatoire du contrat aurait été trop grande. Il faut bien avoir à l’esprit qu’on ne saurait autoriser le débiteur à échapper en tout ou partie à sa responsabilité pour la seule raison qu’il s’est agrégé un auxiliaire ou un substitut dans l’exécution du contrat. Mieux : le droit exige que l’intéressé assume le risque d’inexécution (totale ou partielle) du fait d’autrui : attentes légitimes du créancier. À noter au passage que l’avant-projet de réforme du droit des contrats en gestation ne consacre aucune disposition traitant la responsabilité que le débiteur peut encourir pour le fait d’un tiers. Sur ce point, c’est le statu quo.

En l’espèce, la Cour d’appel de Metz (15 janvier 2013) et la Cour de cassation considèrent qu’aucune faute ne peut être reprochée à l’association. Si l’on admet que le sort du donneur d’ordres et celui de l’exécutant sont nécessairement liés, cela veut dire alors que la société de sécurité n’a pas manqué à ses obligations. Ceci posé, l’arrêt semble attester la volonté de la première Chambre civile de borner l’intensité juridique de l’obligation de sécurité (F. Leduc, L’intensité juridique de l’obligation contractuelle, RRJ 2011-3, p. 1253). Il s’infère alors une modération du rayonnement de la responsabilité contractuelle. Partant, c’est un resserrement du contrat qui semble être à l’œuvre. Il sera toutefois fait remarquer que la décision est rendue dans un contexte particulier. Il n’est pas acquis que la solution aurait été semblable si la victime avait été « simplement » atteinte dans son intégrité physique. Car, c’est précisément dans le dessein de garantir une indemnisation à la victime directe que nombre de conventions ont été grossie d’une obligation de sécurité peu important au reste que le créancier encourt ou non un risque spécifique du fait du contrat. Mais, c’est une autre question.

(Article publié in JCP G. 2014.744)