Rédiger l’accord de médiation ?

Article rédigé par Martin Oudin, Maître de conférences hdr – directeur honoraire du Master Juriste d’entreprise – Université de Tours

Au plan purement théorique, il est possible de conclure oralement un accord de médiation[1]. Accord de volontés destiné à créer des effets de droit, l’accord de médiation est avant tout un contrat[2]. Or, en matière de contrats, l’écrit est l’exception. Lorsqu’aucune règle spéciale ne l’impose, les parties sont libres d’y recourir ou non. Comme tout contrat de droit commun, l’accord de médiation peut donc être purement verbal.
Cependant, dans une relation qui, par hypothèse, a été par le passé source de conflit, il est prudent de constater par écrit l’accord de médiation. En pratique, la forme écrite est fréquente. Certaines législations nationales l’imposent[3]. D’autres font de l’écrit une condition sans laquelle l’accord ne peut produire certains effets. Ainsi, en droit français, l’homologation de l’accord de médiation est impossible si aucun écrit n’existe. L’article 131-12 du code de procédure civile est sans ambiguïté pour ce qui concerne la médiation judiciaire, puisqu’il énonce que « les parties peuvent soumettre à l’homologation du juge le constat d’accord établi par le médiateur de justice. » L’article 1565 al. 1er est moins clair pour l’accord de médiation conventionnelle[4], mais on voit mal comment un accord non écrit pourrait être soumis au juge. On peut enfin souligner que si les parties veulent conférer à l’accord de médiation la valeur d’une transaction, elles devront le rédiger par écrit, conformément à l’article 2044 du code civil[5].
Compte tenu de sa nature très particulière, l’accord de médiation doit être rédigé avec prudence. De nombreuses précautions doivent être prises, dès avant que les premiers mots soient couchés sur le papier.

1.- Les rédacteurs


La question même de savoir qui va rédiger l’accord soulève des interrogations. Bien souvent, les parties n’ont pas la compétence technique nécessaire. Quand bien même elles auraient cette compétence, le risque est grand de voir le conflit ressurgir dans la phase rédactionnelle, soit que les parties ne s’entendent pas sur la façon de transcrire leurs échanges, soit que l’une d’elles saisisse cette occasion pour revenir sur les propos qu’elle a tenus. L’accompagnement d’un tiers paraît donc indispensable, sous peine de compromettre tout le processus.
Ce tiers est parfois tout désigné par l’objet même du litige. Ainsi, si celui-ci porte sur des droits immobiliers, la nécessité de recourir à la forme authentique imposera la sollicitation d’un notaire. Rien de tel en matière de conflits individuels de travail : aucune règle ou contrainte particulière ne désigne un rédacteur spécifique.

1.1.- Rédaction par le médiateur ?

Il est naturel de songer que le tiers rédacteur peut – ou doit – être le médiateur qui a aidé les parties à parvenir à un accord. La solution est pourtant loin d’être évidente pour les médiateurs eux-mêmes.
Certains doutent tout d’abord que le médiateur soit habilité à rédiger l’accord. Il n’existe pourtant aucune prohibition expresse en ce sens. On cite souvent l’article 60 de la loi du 31 décembre 1971[6]. Selon ce texte, « Les personnes exerçant une activité professionnelle non réglementée pour laquelle elles justifient d’une qualification reconnue par l’Etat ou attestée par un organisme public ou un organisme professionnel agréé peuvent, dans les limites de cette qualification, donner des consultations juridiques relevant directement de leur activité principale et rédiger des actes sous seing privé qui constituent l’accessoire nécessaire de cette activité. » Il est vrai que tous les médiateurs ne sont pas tenus de justifier d’une « qualification » au sens de l’article 60 de la loi de 1971[7]. Mais nombreux sont ceux qui sont titulaires d’un diplôme universitaire ou délivré par un organisme de formation agréé. Ne s’agit-il pas alors d’une qualification « attestée par un organisme public ou un organisme professionnel agréé » ? Par ailleurs, ne peut-on pas considérer que l’accord de médiation constitue « l’accessoire nécessaire » de l’activité de médiation ?
Quoi qu’il en soit, l’obstacle majeur à la rédaction de l’accord par le médiateur est d’une autre nature. Il tient à la crainte, pour les médiateurs, de voir leur responsabilité engagée en leur qualité de rédacteurs d’acte. Les rédacteurs d’actes sont tenus d’une obligation de conseil envers les parties en présence et doivent s’assurer de la validité et de l’efficacité des actes qu’ils confectionnent, comme l’affirment certains textes[8] et une jurisprudence constante. C’est surtout à propos des professionnels du droit – notaires[9], avocats[10] et huissiers de justice[11] – que la Cour de cassation a régulièrement l’occasion de rappeler ce principe[12]. Mais elle l’a également étendu à d’autres professionnels, tels les agents immobiliers[13] ou les experts comptables[14]. Il semble qu’en fait le principe puisse être généralisé à tous les professionnels rédacteurs d’acte, comme le suggèrent certaines formules utilisées par la Cour de cassation : « les rédacteurs d’actes sont tenus d’une obligation de conseil envers toutes les parties en présence et doivent s’assurer de la validité et de l’efficacité des actes qu’ils confectionnent »[15] ; « les rédacteurs d’actes doivent s’assurer de la validité et de l’efficacité des actes qu’ils confectionnent ; à défaut, ils engagent leur responsabilité envers toutes les parties en présence »[16]. On ne voit pas pour quelle raison cette responsabilité ne devrait pas être appliquée au médiateur. Bien sûr, il n’est pas a priori un spécialiste de la rédaction d’actes. Mais il est un professionnel rémunéré pour sa prestation de médiation. S’il décide d’étendre celle-ci à la rédaction d’un accord, il doit s’acquitter de cette tâche en bon professionnel. Ce qui implique, nous semble-t-il, qu’il prenne connaissance a minima des conditions de validité et d’efficacité de l’accord. Si par exemple il acceptait de rédiger un accord par lequel les parties renonceraient à des droits indisponibles, il est probable que celles-ci pourraient ensuite mettre en cause sa responsabilité.
La loi de 1971 exige que les rédacteurs d’acte soient couverts par une assurance souscrite personnellement ou collectivement et qu’ils justifient d’une garantie financière[17]. Or, les assurances souscrites par les médiateurs ne couvrent pas toujours ce type de risques. C’est pourquoi, en pratique, de nombreux médiateurs s’abstiennent purement et simplement de rédiger eux-mêmes des accords de médiation. D’autres ont recours à des stratégies de contournement : ils se limitent à rédiger de simples « projets d’accord » ou indiquent expressément que la rédaction a été faite sous la dictée des parties. Il n’est pas certain que ces expédients leur permettent d’échapper à une éventuelle responsabilité. Deux affaires portées devant la Cour de cassation témoignent en effet de la sévérité de celle-ci.
Dans la première, un avocat avait établi un projet d’acte de cession de fonds de commerce à la demande du propriétaire du fonds, l’acte de vente n’étant dressé que quelques jours plus tard hors la présence de l’avocat. Un litige était ensuite survenu avec le propriétaire du local dans lequel le fonds était exploité, au sujet d’une clause du contrat de bail que l’acte de vente n’avait pas prise en considération. Pour retenir la responsabilité de l’avocat, les juges relèvent que le projet d’acte établi par lui « était si complet et si détaillé [qu’il] ne pouvait ignorer qu’il serait utilisé comme modèle par les parties »[18].
La seconde affaire concerne un acte de cession de parts sociales établi, à la demande du cédant, par un avocat et signé hors la présence de ce dernier. Le cessionnaire ayant été poursuivi en paiement de dettes de la société dont il avait acquis des parts, il se retourna contre l’avocat. Pour la Cour de cassation, dès lors que l’avocat « avait remis [au cédant], non un simple modèle, mais un projet finalisé entièrement rédigé par ses soins, la cour d’appel en a exactement déduit qu’en qualité d’unique rédacteur d’un acte sous seing privé, l’avocat était tenu de veiller à assurer l’équilibre de l’ensemble des intérêts en présence et de prendre l’initiative de conseiller les deux parties à la convention sur la portée des engagements souscrits de part et d’autre, peu important le fait que l’acte a été signé en son absence après avoir été établi à la demande d’un seul des contractants »[19].
Il n’est pas certain que la jurisprudence se montrerait aussi sévère à l’encontre du médiateur qu’elle l’est avec l’avocat, professionnel du droit. La prudence devrait néanmoins inciter le médiateur, sinon à renoncer à tout acte rédactionnel, du moins à souscrire une solide assurance s’il souhaitait prêter son concours à la rédaction de l’accord final.

1.2.- Rédaction par les avocats ?

Les choses se présentent différemment lorsque les parties sont assistées par des avocats au cours de la médiation. En ce cas, les avocats peuvent prendre en charge la rédaction de l’accord. Ils sont rompus à la rédaction d’actes. Celle-ci constitue une part importante de leur activité et elle est à ce titre couverte par leurs assurances de responsabilité civile. De deux choses l’une :
Soit les avocats ont assisté à l’ensemble du processus de médiation. Il leur est alors aisé de transcrire l’accord auquel sont parvenues les parties en un document que celles-ci seront disposées à signer. Ce cas de figure n’est sans doute pas le plus fréquent, au moins parmi les médiations conventionnelles.
Soit les avocats n’ont pas assisté aux échanges entre les parties. Le risque est alors que leur intervention marque une rupture dans le processus ; que les parties, spontanément ou sous l’impulsion de leurs avocats, revoient leurs positions et reviennent sur des concessions faites.
La meilleure solution réside sans doute dans une collaboration entre médiateur et avocats des parties. Le médiateur, qui a tenu la plume pour les parties tout au long de leurs échanges, peut fournir aux avocats la matière brute de l’accord (un simple relevé de décisions). Il peut ensuite assister ces derniers dans leur travail rédactionnel, mais seulement dans la mesure nécessaire au respect des intentions formulées par les parties.

1.3.- Signature

Reste la délicate question de la signature de l’accord par le médiateur. Certains droits nationaux l’imposent, à l’instar du droit belge[20]. La signature du médiateur peut alors apparaître comme la garantie que l’accord est issu d’un processus de médiation conduit par un médiateur accrédité ou assermenté[21]. Mais en France, où l’accréditation n’est pas une condition d’exercice, quel sens aurait cette signature ? Serait-elle de nature à rassurer les parties sur la solidité de l’accord ? Encouragerait-elle le médiateur à faire preuve de plus de diligence dans la conduite du processus (voire dans la relecture de l’accord) ? Cela reste à démontrer. Il existe en revanche un danger : celui que cette signature soit analysée (notamment par les tribunaux) comme la marque d’une approbation par le médiateur de la licéité de l’accord, voire de l’équilibre des dispositions qu’il recèle. En ce cas, le médiateur s’exposerait à nouveau à un risque élevé de responsabilité. En tout état de cause, de nombreux médiateurs évitent de signer l’accord de médiation, essentiellement par crainte de voir leur responsabilité engagée. En l’absence de certitude à cet égard, cette posture paraît sage.

2.- Le contenu de l’accord

Parce qu’il est un contrat, l’accord de médiation est gouverné par un principe général de liberté : liberté de contracter ou non, mais aussi de « déterminer le contenu et la forme du contrat », ainsi que l’affirme l’article 1102 du code civil. Cette liberté n’est toutefois pas sans limite, comme l’annonce le second alinéa du même article[22], ainsi que, de façon plus précise, l’article 1162[23]. Ces textes énoncent tous deux une même limite à la liberté contractuelle : le respect de l’ordre public. Les accords de médiation n’y échappent pas. Comment, pour ce qui les concerne, ce principe général de respect de l’ordre public se traduit-il ?

2.1.- Médiation, ordre public et droits indisponibles

En matière de modes alternatifs de règlement des conflits, l’ordre public est surtout sollicité pour préserver les prérogatives de la justice étatique ; plus exactement, pour encadrer la liberté de renoncer à la justice étatique et à la protection que celle-ci assure aux justiciables.
En ce sens, l’article 2060 du code civil énonce, s’agissant de l’arbitrage : « On ne peut compromettre sur les questions d’état et de capacité des personnes, sur celles relatives au divorce et à la séparation de corps ou sur les contestations intéressant les collectivités publiques et les établissements publics et plus généralement dans toutes les matières qui intéressent l’ordre public. » La formulation est malheureuse, car elle donne à croire qu’il est interdit de compromettre dès lors que le litige touche à l’ordre public. En réalité, il est permis de compromettre, mais dans le respect de l’ordre public[24]. L’article 2060 vise l’ordre public juridictionnel, en ce sens qu’il interdit de porter atteinte aux règles qui attribuent compétence aux juridictions étatiques[25]. Cet ordre public juridictionnel se double parfois d’un ordre public de protection, destiné à préserver les droits subjectifs des parties au litige lorsque celles-ci renoncent à la protection du juge étatique.[26] C’est souvent à travers la notion de droits indisponibles que s’exprime cet ordre public de protection : les parties ne peuvent se soustraire à la protection du juge étatique que pour les droits dont elles ont la libre disposition. C’est ce qu’énonce l’article 2059 du code civil[27].
La réaction de l’ordre public à l’arbitrage s’explique par le fait que celui-ci substitue une justice privée à la justice étatique. Cette question est particulièrement sensible en droit du travail[28] et passablement compliquée par la compétence exclusive attribuée aux conseils de prud’hommes par l’article 1411-4 du code du travail[29]. La médiation, quant à elle, n’opère aucune substitution ; elle complète volontiers la justice étatique et peut être préconisée par le juge lui-même. L’ordre public juridictionnel n’a donc pas lieu d’être sollicité. En revanche, si les parties parviennent à un accord à l’issue de la médiation, le juge ne sera pas à leurs côtés pour veiller à la préservation de leurs droits. Cette affirmation doit bien sûr être nuancée, car le juge pourra toujours contrôler a posteriori le respect des droits indisponibles si une demande d’homologation lui est présentée[30]. Il n’en reste pas moins que l’accord se formera hors la présence du juge et qu’il échappera parfois totalement à son contrôle. L’ordre public de protection doit donc pleinement jouer son rôle. Voilà pourquoi la loi du 8 février 1995, tandis qu’elle est silencieuse sur « l’ordre public » (judiciaire), énonce à l’article 21-4 que « l’accord auquel parviennent les parties ne peut porter atteinte à des droits dont elles n’ont pas la libre disposition »[31]. De façon similaire et pour les mêmes raisons, on retrouvera la réserve des droits indisponibles, sans référence plus générale à l’ordre public, en matière de transaction[32] ou de procédure participative.[33]

2.2.- Contenu des droits disponibles

Quels sont les droits dont les parties peuvent disposer par un accord de médiation ? Il n’est pas simple de répondre à cette question, qui justifie pour partie la réticence des médiateurs à rédiger eux-mêmes les accords de médiation. La doctrine approfondit peu la question, qui n’est guère alimentée par la jurisprudence. On cherchera en vain des décisions de la Cour de cassation interprétant l’article 21-4 de la loi de 1995. On trouvera en revanche des éléments de réponse ou de réflexion dans les sources relatives à d’autres modes alternatifs : arbitrage et transaction, voire procédure participative.
Il apparaît tout d’abord que les droits extrapatrimoniaux, dont les droits de la personnalité, sont frappés d’une indisponibilité permanente.[34] Ces droits sont exclus de tout commerce juridique et ne peuvent faire l’objet d’aucune convention, ce qui inclut les accords de médiation. Mais en réalité, ne sont prohibés que les accords remettant en cause le droit lui-même, dans son principe ou son étendue. Il est possible en revanche de conclure des contrats portant sur certains usages de ces droits – par exemple sur l’utilisation de l’image ou du nom d’un salarié. Dans les cas où cette patrimonialisation est admise, il n’y a pas de raison que les droits en cause ne puissent faire l’objet d’un accord de médiation.[35] Mais peut-être la question est-elle assez théorique : il est peu probable que les droits de la personnalité soient l’enjeu d’une médiation en entreprise.
La question des droits patrimoniaux est plus délicate. Il est admis qu’en principe, ils sont indisponibles tant qu’ils ne sont pas acquis. Des droits à venir ne peuvent faire l’objet ni d’un arbitrage[36] ni d’une transaction[37]. A nouveau, il n’y a pas de raison de traiter différemment les accords de médiation. Mais suffit-il qu’un droit soit acquis pour que l’on puisse en disposer ? C’est avec cette question que commencent les difficultés. Il faut ici distinguer entre les droits du salarié à l’égard de son employeur et les droits du salarié à l’égard d’autres salariés.
Dans la relation entre le salarié et son employeur, il est certain que les droits relevant de l’ordre public absolu – qui regroupe les règles insusceptibles de quelque dérogation que ce soit, même en faveur des salariés[38] – sont indisponibles. S’agissant des droits relevant de l’ordre public social – règles protectrices du salarié et auxquelles il ne peut être dérogé qu’en faveur de celui-ci – il est souvent admis que le lien de subordination fait obstacle à leur libre disposition. Pour de nombreux auteurs, la situation d’infériorité du salarié justifie une protection particulière pendant toute la durée du contrat. En conséquence, les droits spécifiquement protégés par le code du travail seraient temporairement insusceptibles de renonciation, donc indisponibles[39]. Il en va sans doute de même des droits protégés par une convention collective. Cette indisponibilité cesserait au jour de l’extinction du lien contractuel. Le droit de l’arbitrage évoque parfois une inarbitrabilité temporaire liée à la subordination[40]. Au sujet de la transaction, on a surtout discuté de la validité de principe d’une transaction antérieure à la rupture (dans les faits, la grande majorité des transactions sont postérieures à la rupture et portent sur les conséquences de celle-ci). Certains ont affirmé que le lien de subordination l’interdisait, mais la Cour de cassation les a démentis à plusieurs reprises[41]. Dès lors qu’elle a pour objet de mettre fin à un différend portant sur l’exécution du contrat, la transaction survenue pendant la durée du contrat est donc admise. On ignore en revanche quels sont les droits dont on peut disposer, la Cour de cassation n’ayant eu que trop rarement l’occasion de se prononcer[42].
Qu’en est-il de la médiation ? Il faut d’abord souligner que le médiateur, du fait de sa neutralité, n’a pas pour mission ou objectif de veiller à la protection des droits du salarié. Un accord de médiation conclu avant la rupture n’apporterait donc aucune garantie particulière quant à la préservation de ces droits. Ceci explique d’ailleurs que la médiation soit parfois présentée comme dangereuse pour les salariés[43]. Faut-il pour autant être plus suspicieux envers l’accord de médiation qu’à l’égard de la transaction[44] ? Rien ne le justifie. Au contraire, la présence d’un médiateur garantit que les parties ne s’engagent pas à la légère. Certes, il n’est pas leur conseil juridique, mais il les aide par sa posture éthique et le cadre dont il est le garant à évaluer pleinement leur situation, dans son entièreté. La protection de leur consentement est donc renforcée – plus encore si l’accord est ensuite constaté par écrit, ce qui devrait être la norme. Il nous semble donc qu’à tout le moins, l’accord de médiation peut porter sur les mêmes droits qu’une transaction.
Par ailleurs, avant comme après la rupture, il n’y pas d’obstacle à ce que le salarié dispose de droits qui n’auraient pas leur origine dans les dispositions protectrices du code du travail ou d’une convention collective. Il peut s’agir en particulier de conditions ou d’avantages particuliers prévus au contrat. Plus généralement, le conflit porté en médiation porte très souvent sur des propos, des comportements, qui ne font pas l’objet de dispositions contractuelles ou légales. Peut-être ne relèvent-ils même pas du droit et il est probable qu’ils ne pourraient pas faire l’objet d’une action en justice, faute d’intérêt sérieux et légitime à agir[45]. La question de leur disponibilité ne se pose pas.
Il en va de même, bien souvent, des conflits entre salariés. Le droit s’en désintéresse largement, aussi longtemps du moins qu’aucune infraction n’est commise. Mais c’est alors le droit pénal du travail qui entre en scène. Quant au droit du travail, « droit du pouvoir »[46], il est tout entier tourné vers la situation de subordination. Un conflit horizontal, opposant deux salariés sans lien de subordination, ne se règlera pas par le recours au code du travail. Partant, l’accord de médiation est peu susceptible de porter atteinte aux droits indisponibles consacrés par ce code.

2.3.- Contrôle du respect de l’ordre public et des droits indisponibles

La question est importante pour le médiateur : doit-il, au cours de la médiation puis lors de l’établissement de l’accord, veiller au respect de l’ordre public et des droits indisponibles ? La loi ne l’y oblige pas expressément. Certains en déduisent que « si l’accord conclu comporte des dispositions illégales ou contraires à l’ordre public, on ne peut le reprocher au médiateur puisqu’il ne participe pas à l’accord final qui est trouvé par les parties elles-mêmes »[47]. Mais cette affirmation ne se justifie que si l’on admet que le médiateur, lorsqu’il accepte de mettre en forme l’accord des parties, n’en devient pas rédacteur d’acte pour autant, avec la responsabilité qui en découle[48]. Or, cela ne paraît pas évident à la lumière de la jurisprudence précitée de la Cour de cassation[49]. La prudence devrait conduire le médiateur à refuser de prêter concours à la rédaction d’un accord en cas de doute sur le respect des droits indisponibles des parties, d’autant que ceux-ci restent très mal délimités. On a pu écrire que l’ordonnance de 2011 lui faisait même obligation de s’abstenir[50].
Selon le Code national de déontologie des médiateurs, si le médiateur « a un doute sur la faisabilité et/ou l’équité d’un accord, connaissance d’un risque d’une atteinte à l’ordre public… il invite expressément les personnes à prendre conseil auprès du professionnel compétent avant tout engagement ». C’est dire qu’il ne lui appartient pas de déterminer lui-même s’il y a ou non atteinte à l’ordre public. Quelle est la valeur de cette sage recommandation, contenue dans une codification privée ? Peut-être les juges accepteraient-ils, si cette recommandation n’était pas respectée, d’y voir l’indice d’un comportement fautif, comme ils le font volontiers lorsqu’un professionnel n’a pas respecté un code d’éthique ou de déontologie[51].


Article initialement publié dans « La médiation en entreprise, affirmation d’un modèle », ouvrage collectif dirigé par F. et M. Oudin, paru en septembre 2022 aux éditions Médias & Médiations

[1] Je tiens à remercier chaleureusement Bertrand Delcourt pour son aimable et bienveillante relecture.
[2] V. N. Fricero, « Médiation et contrat », AJ contrat 2017, p. 356.
[3] Par exemple, l’article 1732 du Code judiciaire belge énonce que « Lorsque les parties parviennent à un accord de médiation, celui-ci fait l’objet d’un écrit daté et signé par elles et le médiateur. »
[4] « L’accord auquel sont parvenues les parties à une médiation, une conciliation ou une procédure participative peut être soumis, aux fins de le rendre exécutoire, à l’homologation du juge compétent pour connaître du contentieux dans la matière considérée ».
[5] L’écrit n’est toutefois pas dans ce cas une condition de validité du contrat, mais une simple exigence de preuve : Cass. 1ère civ., 18 mars 1986, n° 84-16817, Bull. civ. I, n° 74, p. 71.
[6] Loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques.
[7] Le code de procédure civile est assez contraignant pour les médiateurs judiciaires, qui doivent posséder « la qualification requise eu égard à la nature du litige » et « justifier, selon le cas, d’une formation ou d’une expérience adaptée à la pratique de la médiation » (art. 131-5). Il l’est moins à l’égard des médiateurs conventionnels, qui doivent posséder « la qualification requise eu égard à la nature du différend » ou « justifier, selon le cas, d’une formation ou d’une expérience adaptée à la pratique de la médiation » (art. 1533).
[8] V. p. ex. art. 7.2 du Règlement Intérieur National de la profession d’avocat.
[9] V. p. ex. Cass. 1ère civ., 7 févr. 1989, °86-18559 ; Cass. 1ère civ., 9 nov. 1999, n° 97-14521 ; Cass. 1ère civ., 12 févr. 2002, n° 99-11106 ; Cass. 1ère civ., 11 juill. 2006, n° 03-18.528.
[10] V. p. ex. Cass. 1ère civ., 12 janv. 1982, n° 80-16456 ; Cass. 1ère civ., 14 janv. 1997, n° 94-16769 ; Cass. 1ère civ., 27 nov. 2008, n° 07-18142.
[11] V. Civ. 1ère, 15 décembre 1998, n° 96-15321.
[12] V. P. Cassuto-Teytaud, « La responsabilité des professions juridiques devant la première chambre civile », in Rapport de la Cour de cassation 2002.
[13] Cass. 1ère civ., 25 nov. 1997, n° 96-12325.
[14] Cass. com., 4 déc. 2012, n° 11-27454.
[15] Civ. 1ère, 14 janvier 1997, précité, arrêt rendu au visa des articles 1991 et 1992 du code civil relatifs aux obligations du mandataire.
[16] Cass. com., 16 nov. 1999, n° 97-14280.
[17] Art. 55.
[18] Cass. 1ère civ., 12 janv. 1982, n° 80-16456.
[19] Cass. 1re civ., 27 nov. 2008, n° 07-18142.
[20] Code judiciaire, art. 1732 : « Lorsque les parties parviennent à un accord de médiation, celui-ci fait l’objet d’un écrit daté et signé par elles et le médiateur. »
[21] J. Mirimanoff et alii, Dictionnaire de la médiation et d’autres modes amiables, Bruylant, 2019, p. 44.
[22] « La liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l’ordre public ».
[23] « Le contrat ne peut déroger à l’ordre public ni par ses stipulations, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les parties. »
[24]  Sur le sens aujourd’hui donné à cette disposition, v. E. Loquin, « Arbitrage. Conventions d’arbitrage. Conditions de fond. Litige arbitrable », JCl. Procédure civile, Fasc. 1024.
[25] E. Loquin, op. cit. n° 8 et s.
[26] Op. cit., n° 24.
[27] « Toutes personnes peuvent compromettre sur les droits dont elles ont la libre disposition. »
[28] V. J.-F. Cesaro, « Contentieux du travail – Les alternatives aux contentieux », JCP S 2019-164.
[29] V. sur cette délicate question et les hésitations de la Cour de cassation G. Auzero, D. Baugard et E. Dockès, Droit du travail, 33ème éd., Dalloz, 2019, p. 151. Pour une lecture très favorable à l’arbitrabilité, v. T. Clay, « L’arbitrage des conflits du travail », Bull. Joly Travail 2019/2, p. 35.
[30] Sur ce contrôle, v. notamment X. Vuitton, « Quelques réflexions sur l’office du juge de l’homologation dans le livre V du code de procédure civile », RTD Civ. 2019 p.771 ; B. Gorchs, « Le contrôle judiciaire des accords de règlement amiable », Revue de l’arbitrage 2008-1, p. 33.
[31] Loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative. La référence aux droits indisponibles a été introduite par l’ordonnance n° 2011-1540 du 16 novembre 2011, transposant la directive européenne du 21 mai 2008.
[32] C. civ., art. 2045.
[33] C. civ., art. 2064.
[34] V. L.-F. Pignarre, Rép. de droit civil, Convention d’arbitrage, n° 65.
[35] Sur l’arbitrabilité de ces questions, v. E. Loquin, op. cit., n° 87.
[36] V. p. ex. E Loquin, op. cit., n° 89.
[37] V. p. ex. F. Julienne, J.-Cl. Civil Code, Art. 2044 à 2052, Fasc. 20 : Transaction, n° 57 ; P. Chauvel, Rép. de droit civil, Transaction – Domaine de la transaction, n° 173.
[38] Relèvent par exemple de l’ordre public absolu les règles relatives à la compétence de la juridiction prud’homale ou les incriminations pénales. Sur cette notion et sa distinction d’avec l’ordre public social, v. A. Pinson et D. Soukpraseuth, « Retour sur l’ordre public en droit du travail et son application par la Cour de cassation », BICC n° 740, avr. 2011, p. 6.
[39] V. F. Guiomard, « Que faire de la médiation conventionnelle et de la procédure participative en droit du travail ? », Revue du travail 2015, p. 628.
[40] E. Loquin, op. cit., n° 89 et n° 106 s. ; L.-F. Pignarre, op. cit., n° 68.
[41] V. Cass. soc., 10 mars 1998, n° 95-43094 ; Cass. Soc., 16 oct. 2019, n° 18-18287.
[42] V. toutefois Cass. soc., 10 mars 1998, précité : « la cour d’appel, qui a répondu aux conclusions invoquées, a exactement décidé que la transaction n’emportait pas renonciation aux dispositions d’un accord collectif et, que, partant, elle avait été valablement conclue » ; l’arrêt précité du 16 octobre 2019 ne traite pour sa part que de la portée d’une transaction relative à l’exécution du contrat de travail.
[43] V. G. Auzero, D. Baugard et E. Dockès, Droit du travail, op. cit., n°103 et références citées en note 3 p. 129.
[44] Cette question n’a de sens que pour les accords de médiation auxquels les parties n’ont pas voulu conférer la valeur d’une transaction.
[45] Soit que la prétention soit jugée dérisoire, soit qu’elle apparaisse insuffisamment juridique. Sur les prétentions indignes d’un examen au fond, v. N. Cayrol, Rép. de procédure civile, V° Action en justice – Intérêt sérieux et légitime, n° 241 s.
[46] G. Auzero, D. Baugard et E. Dockès, Droit du travail, op. cit., n° 3.
[47] B. Gorchs, « La responsabilité civile du médiateur civil », Droit et procédures, 2014, p. 194.
[48] Id.
[49] Supra, 1.1.
[50] N. Nevejans, « L’ordonnance du 16 novembre 2011 – Un encouragement au développement de la médiation ? », JCP G 2012.148.

[51] V. L. Maurin, « Le droit souple de la responsabilité civile », RTD civ. 2015, p. 517.

L’intelligence artificielle, la réparation du dommage corporel et l’assurance

Interface homme-machine.- Qui consomme des biens et des services sur le web a dû, à un moment ou un autre, avoir été prié par un système d’informations d’attester qu’il n’était pas une machine… Voilà une bien singulière révolution. C’est dire combien la fameuse IHM – interface homme-machine – est pleine de virtualités potentielles qui échappent encore à beaucoup de gens, juristes compris dont la production de droit est encore (et pour l’essentiel) artisanale tandis qu’elle aspire pourtant ici et là à l’industrialisation.

Algorithmisation.- La question des rapports qu’entretiennent intelligence artificielle, réparation du dommage corporel et assurance se pose plus particulièrement depuis que la nouvelle économie (celle de la  startup nation, du big data,de l’open data, de la data science et des legaltechs) rend possible l’algorithmisation du droit. En résumé, il se pourrait fort bien que les affaires des hommes puissent être gouvernées par une intelligence artificielle et que, pour ce qui nous concerne plus particulièrement, la liquidation des chefs de préjudices corporels puisse être plutôt bien dite à l’aide d’outils de modélisation scientifique et ce par anticipation.

Clef de voûte.- Anticipation. Voilà la clef de voûte, qui ne saurait exclusivement avoir partie liée avec la cinématographie, la météorologie ou bien encore la cartomancie. C’est que le désir de connaître est irrépressible, toutes les parties intéressées recherchant le montant des dommages et intérêts compensatoires en jeu. Quant à l’assureur du risque de responsabilité civile, le calcul de la provision technique ne souffre pas le doute (pas plus que le calcul de la dotation générale de fonctionnement des fonds d’indemnisation et de garantie). Seulement voilà, la variance du risque de responsabilité est telle que son assurabilité est structurellement précaire. Aussi, et à titre très conservatoire à ce stade, peut-on inférer de l’intelligence artificielle une baisse significative de ladite variance pour les uns et une augmentation remarquable de la prévoyance pour les autres.

Ternaire.- À la question posée de savoir quel apport au singulier est-on en droit d’attendre de l’intelligence artificielle à la réparation du dommage corporel, toute une série de mots peut être convoquée, lesquels mots, une fois regroupés, forment un ternaire : prévisibilité, facilité, sécurité et qui participent, plus fondamentalement de l’égalité de tout un chacun devant la connaissance.

C’est ce qui sera montré en premier lieu, à savoir combien, et c’est heureux au fond, l’égalité apportée par l’algorithmisation du droit de la réparation du dommage corporel est profitable I). Chose faite, une fois le projecteur braqué sur les tenants de l’intelligence artificielle, il importera, en second lieu, d’attirer l’attention sur les zones d’ombres et les aboutissants de l’algorithmisation de la matière pour dire combien ladite égalité est trompeuse en ce sens qu’elle n’est que nominale (II).

I.- Heureuse et profitable égalité apportée par l’algorithmisation de la réparation du dommage corporel

La connaissance par toutes les parties intéressées du quantum des dommages et intérêts susceptibles d’être grosso modo alloués dans un cas particulier participe d’une heureuse et profitable égalité. La data science et l’algorithmisation de la réparation du dommage corporel autorisent à croire, d’une part, que l’égalité sous étude est faisable techniquement et donnent à penser, d’autre part, qu’elle est opportune politiquement.

A.- Faisabilité technique

Réservation.- Le recours à l’intelligence artificielle dans le dessein de garantir à tout un chacun un égal accès à la connaissance est faisable techniquement bien que la liquidation des chefs de préjudices corporels soit un exercice relativement complexe, qui est l’affaire de personnes sachantes qui ne sont pas très nombreuses ni pas toujours très faciles à identifier.

Rares sont les justiciables qui savent que la maîtrise du droit du dommage corporel est une spécialité que peuvent renseigner quelques avocats-conseils[1] et un contentieux exclusivement confié aux tribunaux judiciaires à défaut de transaction[2]. Rares sont encore les juristes ou les personnes instruites qui peuvent sans trop de difficultés s’aventurer. Ce n’est pas à dire qu’aucune formation ne soit proposée ni qu’aucune source doctrinale ou jurisprudentielle ne soit accessible en la matière. Bien au contraire. Seulement voilà, la connaissance élémentaire du droit de la réparation du dommage corporel se monnaye (formation, abonnement, honoraires) tandis que, dans le même temps, toutes les règles qui organisent le paiement des dommages et intérêts compensatoires sont désormais en libre accès. Cela a été bien vu par les faiseurs de systèmes algorithmiques qui sont très désireux de proposer à la vente quelques nouveaux services, considérant à raison que la connaissance pure est à présent libre de droits. Nous y reviendrons.

Invention.- Pour l’heure, faute de traitement automatisé des données ni de référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels 2.0, toutes les personnes intéressées sont laissées à leur imagination fertile et leurs ressources techniques respectives pour gagner en efficacité. Il faut bien voir que le dommage causé est irréversible et le retour au statu quo ante illusoire. Aussi bien les opérateurs économiques ont-ils toujours recherché un moyen de procéder méthodiquement tantôt pour informer, tantôt pour conseiller, tantôt pour transiger, tantôt pour juger : toujours, et invariablement, pour économiser du temps (à tout le moins)[3]. L’élaboration d’étalonnages s’est donc nécessairement faite de façon manuelle mais confidentielle pour l’essentiel par chacun des acteurs de la réparation : maximisation de l’allocation des ressources oblige.

Disruption.- Les algorithmiciens ont trouvé dans le droit un terrain fructueux d’expérimentation. Les juristes ont d’abord résisté. Ils sont nombreux à continuer du reste en repoussant l’algorithmisation. Et de soutenir que le droit est affaire des seuls femmes et hommes passés grands maîtres dans l’art de liquider les chefs de préjudices corporels et de garantir le principe de la réparation intégrale. Mais aussi vertueuse soit la démarche, qui est animée par le désir de protéger au mieux les victimes, n’est-il pas douteux qu’on puisse continuer de s’opposer à toute invention qui participerait d’un égal accès à la connaissance ? Car, c’est ce dont il semble bien être question en vérité.

D’ingénieux informaticiens accompagnés par d’audacieux juristes ont fait le pari que l’algorithmisation du droit n’était pas une lubie de chercheurs désœuvrés et par trop aventureux mais une remarquable innovation de rupture. Innovation qui se caractérise précisément par la modification d’un marché en l’ouvrant au plus grand nombre.

Il faut bien voir que le droit aspire (naturellement pourrait-on dire) à l’algorithmisation. On l’a montré ailleurs[4]. La structuration de la règle juridique est de type binaire (qualification juridique/régime, conditions/effets, principe/exception…). Quant à sa révélation, elle est mathématique (ou presque) en ce sens qu’elle suppose employées quelques méthodes éprouvées d’exploration et de résolution des problèmes. Ainsi présenté, le droit ressemble assez au langage des microprocesseurs des ordinateurs, au code qui est utilisé dans les technologies de l’information et de la communication. Le juriste et l’informaticien, le législateur et l’ingénieur, ne parleraient-ils pas le même langage en fin de compte ou, à tout le moins, un langage plus commun qu’il n’y paraît de prime abord ?

En résumé, l’algorithmisation sous étude participe très certainement d’un égal accès à la connaissance. Non seulement, il est techniquement faisable de le garantir mais, plus encore, il est politiquement opportun de procéder.

B.- Opportunité politique

Open data.- Les industriels n’ont pas manqué de relever le caractère assez artisanal de nombreux pans ou chaînes de production du droit. Dans le même temps, jamais le volume de données disponibles en France et mises à disposition pour une utilisation gratuite n’a été si grand[5]. Tout Legifrance, tous les arrêts de la Cour de cassation, toutes les décisions du Conseil d’État sont en open data (https://www.data.gouv.fr). Il en sera de même sous peu de tous les arrêts rendus par les cours judiciaires d’appel.

Datajust.- Sur cette pente, le Gouvernement a publié un décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 Datajust ayant pour finalité le développement d’un algorithme destiné précisément à permettre l’élaboration d’un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels. Peu important les critiques qui ont pu être formulées quant au déploiement du dispositif, l’intention était des plus intéressantes[6]. Saisi, le Conseil d’État considérait du reste le 30 décembre dernier qu’il n’y avait aucune raison d’annuler ledit décret[7]. Le 13 janvier dernier, le ministère de la justice faisait pourtant machine arrière et renonçait (pour l’instant) à l’expérimentation.

Justice algorithmique.- Que l’algorithmisation de la réparation du dommage corporel fasse naître quelques craintes, et que la méthode employée soit critiquable, personne n’en disconviendra. Il faut bien voir que pratiquer une intelligence artificielle dans notre cas particulier, c’est une sacrée entreprise, à savoir : renseigner la créance de réparation de la victime et la dette de dommages et intérêts du responsable. En bref, c’est dire du droit assisté par ordinateur et possiblement faire justice. Que l’IA participe du règlement amiable des différends, chacun étant peu ou prou avisé de ses droits et obligations respectifs, que, partant, le référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels désengorge les tribunaux, c’est chose. Seulement voilà, toute cette ingénierie n’est acceptable que pour autant que l’algorithmisation de la réparation n’est pas l’affaire des seuls opérateurs économiques, privés s’entend[8].

Service public.- Il serait des plus opportuns que l’État s’applique à développer un algorithme et/ou à réguler les modèles mathématiques existants : service public du droit et de la  justice oblige. La nature est ainsi faite qu’elle exècre le vide. Les systèmes algorithmiques à visée indemnitaire ne sont plus du tout underground pendant qu’ils sont autrement plus fructueux que les publications (sans préjudice de leur qualité naturellement) qui consistent à renseigner les pratiques des juridictions (pour l’essentiel), des barémisations, des nomenclatures, des référentiels.  Seulement, en l’état, lesdits systèmes ne sont pas régulés du tout. Or c’est d’aide à la décision juridique et juridictionnelle dont il est question. Sous couvert de participer à la défense d’un égal accès à la connaissance de tout un chacun, ces legal startups pourraient donner à penser aux victimes et à celles et ceux qui pratiquent leurs algorithmes que le droit serait une suite sans discontinuité ni rupture de données élémentaires que rien ne ferait plus mentir. Chose faite, seul le fort, à savoir celui qui a la connaissance du droit et la puissance rhétorique de se disputer, saurait déjouer la vérité algorithmique. La prudence est donc de mise.

C’est ce qu’il importe à présent d’aborder à savoir qu’à la différence de l’ordre juridique, l’ordre numérique ne promeut qu’une bien trompeuse égalité nominale.

II.- Trompeuse et nominale égalité apportée par l’algorithmisation de la réparation du dommage corporel

L’égalité nominale d’accès à la connaissance est trompeuse pour deux séries de raisons. D’une part, l’accaparement de l’algorithmisation par les juristes et plus généralement par toutes les personnes intéressées est vraisemblablement tronquée (A). D’autre part, le chiffrement des règles de droit réalisé par les algorithmiciens est possiblement biaisé (B).

A.- Accaparement tronqué

Efficience.- L’accaparement par tout un chacun des référentiels indicatifs d’indemnisation des préjudices corporels peut être tronqué en ce sens que si la réparation algorithmique lève l’asymétrie d’information et facilite la liquidation des chefs de préjudices réparables, le trait qui sépare simplification et simplisme n’est pas épais. Prenons garde à ce que sous couvert de facilitation, il ne s’agisse pas bien plutôt de supplantation.

La réparation algorithmique a un mérite : elle simplifie très notablement la recherche de la vérité pendant qu’elle réduit les coûts de production. Mais à la manière d’un code juridique imprimé par un éditeur dont le maniement des notes sous articles est des plus commodes pour le spécialiste mais se révèle être un faux ami pour celui qui s’y aventure à l’occasion, le code informatique pourrait tromper ses utilisateurs les moins avertis, qu’ils soient juristes ou bien profanes.

Performativité.- On écrit, comme pour nous rassurer, que les référentiels d’indemnisation quels qu’ils soient ne sont qu’indicatifs, qu’ils ne seraient tout au plus que des vade-mecum. Seulement, il est bien su que le savoir algorithmique est performatif (normatif)[9]. Qu’on le veuille ou non, et les faits sont têtus, l’utilisation de ces outils finit toujours par être mécanique. L’expérience de l’évaluation barémisée du dommage corporel prouve trop. Les experts médicaux se départissent mal des gradations des atteintes renseignées dans leurs livres de travail. Aussi le juriste expert pourrait-il ne pas faire bien mieux à l’heure de monétiser les chefs de préjudices objectivés à l’aide de l’algorithme. Et la personnalisation nécessaire des dommages et intérêts d’être alors reléguée.

Mais il y a plus fâcheux encore car ce premier risque est connu. C’est que le chiffrement des règles juridiques est possiblement biaisé tandis que les intelligences artificielles destinées à suggérer le droit sont des systèmes à haut risque au sens de la proposition de règlement du 21 avril 2021 de la commission européenne sur l’usage de l’IA. Un pareil effet ciseau est aussi remarquable qu’il prête à discussion.

B.- Chiffrement biaisé

Implémentation.- Tant que les machines ne penseront pas par elles-mêmes (machine learning), l’implémentation des données sera encore la responsabilité de femmes et d’hommes rompus à l’exercice. L’interface homme-machine suppose donc l’association de professionnels avisés des systèmes complexes qu’ils soient juridiques ou numériques. Il importe donc que leur qualité respective soit connue de tous les utilisateurs, que la représentativité (qui des avocats de victimes de dommages corporels, qui des fonds d’indemnisation et de garantie, qui des assureurs) ne souffre pas la discussion. C’est d’explicabilité dont il est question ou, pour le dire autrement, d’éthique de la décision.

Pourquoi cela ? Eh bien parce qu’il faut avoir à l’esprit que les informations renseignées par un système d’information quel qu’il soit (output) sont nécessairement corrélées aux données qui sont entrées (input). C’est très précisément là que réside le biais méthodologique et le risque que représente la réparation algorithmique du dommage corporel, biais et risque qui font dire que l’égalité d’accès à la connaissance n’est que nominale ou apparente, c’est selon.

Indexation.- En bref, il importe de toujours rechercher qui a la responsabilité de sélectionner puis de rentrer la donnée pertinente et aux termes de quel protocole. C’est d’indexation dont il est question techniquement. Les données primitives exploitées par l’algorithme doivent être connues des utilisateurs, une révision des contenus doit être programmée, des évaluations et crash-tests doivent être faits…entre autres conditions. C’est ce qu’il est désormais courant d’appeler « gouvernance des algorithmes »[10]. Il ne faut jamais perdre de vue la puissance normative de la modélisation mathématico-juridique ainsi que les biais algorithmiques.

En bref, la logique mathématique ne saurait jamais être complètement neutre. C’est le sens des théorèmes d’incomplétude formulés par Kurt Gödel (1931).

En guise de conclusion, à la question de savoir quel est l’apport de l’IA en droit de la réparation du dommage corporel, l’égalité d’accès à la connaissance est une première réponse qui confine à une quasi certitude. En revanche, à la question de savoir si l’algorithmisation est de nature à faciliter le travail des sachants ou bien à les supplanter, le doute est de mise.

Certains soutiendront qu’il n’appartient pas à la raison mathématique de gouverner les affaires humaines ; que le droit est un art subtil qui échappe encore à la machine qui consiste à concilier deux impératifs antagonistes : la sécurité (pour permettre une prévisibilité suffisante de la solution) et la souplesse (pour permettre son adaptation à l’évolution sociale) ; que, partant, la mathématisation du droit est illusoire.  

D’autres défendront que l’algorithmisation, aussi imparfaite soit-elle en droit, n’est pas praticable en économie car elle est inflationniste : les parties intéressées considérant la donnée non pas comme un indicateur en-deçà duquel on peut raisonnablement travailler mais une jauge au-delà de laquelle on ne saurait que toujours aller.

Les arguments des uns et des autres renferment une part de vérité. Ceci étant, si l’on considère qu’il n’est pas déraisonnable du tout d’imaginer que le mouvement d’algorithmisation de la réparation des dommages continue de s’amplifier, une nouvelle question ne manquera pas alors de se poser. La voici : veut-on que du droit soit suggéré par des algorithmes (privés) faiseurs de loi ou bien par un législateur faiseur d’algorithmes (publics) ?


[1] Règlement intérieur national de la profession d’avocat, art. 11-2.

[2] Art. L. 211-4-1 c. org. jud.

[3] Voy. not. en ce sens, S. Merabet, La digitalisation pour une meilleure justice. A propos du plan d’action 2022-25 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, Jcp G. 2022.5.

[4] La réparation algorithmique du dommage corporel : binaire ou ternaire ?, Resp civ. et assur. mai 2021, étude 7 ; Intelligence artificielle et réparation des dommages in La responsabilité civile et l’intelligence artificielle, Bruylant 2022, à paraître.

[5] Arr. du 24 juin 2014 rel. à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques de la direction de l’information légale et administrative.

[6] Voy. not. J. Bourdoiseau, Datajust ou la réforme du droit de la responsabilité à la découpe, Lexbase 23 avr. 2020, n° 821 ; R. Bigot, Datajust alias Themis IA, Lexbase 07 mai 2020.

[7] CE, 10e et 9e ch. réunies, 30 déc. 2021, n° 440376.

[8] Voy. par ex. J. Horn, Exemple d’utilisation d’une solution IA développée par une legaltech dans des contentieux PI – Utilisation de LitiMark, Dalloz IP/IT 2021.263.

[9] Voy. not. L. Viaut, L’évaluation des préjudices corporels par les algorithmes, Petites affiches 31 mai 2021, p. 10.

[10] Voy. not. L. Huttner et D. Merigoux, Traduire la loi en code grâce au langage de programmation Catala, Dr. fiscal févr. 2021.121. Voy. aussi Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, La transformation numérique dans le secteur français de l’assurance, analyses et synthèses n° 132, 2018 ; Institut Montaigne, Algorithmes : contrôle des biais, rapport, mars 2020 (https://www.institutmontaigne.org/publications/algorithmes-controle-des-biais-svp)

Article à paraître Dalloz IP/IT 2022

Intelligence artificielle et réparation des dommages

Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance, Journées lyonnaises, 2021, Bruylant 2022, à paraître

Intelligence artificielle, réparation des dommages et arbitrage[1]. A la question de savoir quels rapports entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages », deux positions extrêmes semblent se dessiner. Les rapports nationaux sont en ce sens.

La première position, conservatrice et prudente, consiste à défendre que peu importants soient les apports de la technologie à notre affaire, il n’est pas de bonne méthode de faire dire le droit en général et plus particulièrement le droit civil de la responsabilité par une intelligence artificielle. Le droit, mieux la justice (qui est un projet plus grand), est une affaire de femmes et d’hommes instruits et rompus à l’exercice qui, au nom du peuple français, départagent les parties à la cause et ramènent la paix sociale. En somme, c’est d’intelligence originelle partant humaine dont il doit être question.

La seconde position, novatrice mais aventureuse, consiste à soutenir que les facilités promises sont telles que l’algorithmisation du droit de la responsabilité à visée réparatrice est un must have ; que ce serait à se demander même pour quelle raison le travail de modélisation scientifique n’est pas encore abouti.

Tous les rapports nationaux renseignent le doute ou l’hésitation relativement à la question qui nous occupe. Cela étant, en Allemagne et en France, il se pourrait qu’on cédât franchement à la tentation tandis qu’en Belgique, en Italie (rapp. p. 1) ou encore en Roumanie, le rubicon ne saurait être résolument franchi à ce jour. Que la technologie ne soit pas au point ou bien que les techniciens ne soient pas d’accord, c’est égal.

Chaque thèse a ses partisans. Et c’est bien naturel. Ceci étant, choisir l’une ou bien l’autre sans procès c’est renoncer d’emblée et aller un peu vite en besogne. Or, celui qui ne doute pas ne peut être certain de rien (loi de Kepler).

Intelligence artificielle, réparation des dommages et doute. Formulée autrement, la question des rapports qu’entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » invite à se demander si le droit de la responsabilité peut frayer ou non avec la science toute naissante de la liquidation algorithmique des chefs de dommages. Peut-être même s’il le faut.

Ce n’est pas de droit positif dont il s’agit. Ce n’est pas un problème de technique juridique – à tout le moins pas en première intention – qui est ici formulé. Il ne s’agit pas de se demander comment articuler les facilités offertes par la Machine avec les règles de droit processuel. Il ne s’agit pas de se demander quoi faire des résultats proposés par un logiciel relativement au principe substantiel (matriciel) de la réparation intégrale. Il ne s’agit même pas de se demander si l’algorithmisation porterait atteinte à un droit ou liberté fondamentale que la constitution garantit. Les faiseurs de systèmes que nous sommes sauraient trouver un modus operandi. C’est une question plus fondamentale qui est posée dans le cas particulier, une question de philosophie du droit. S’interroger sur les rapports que pourraient entretenir « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » ne consiste pas à se demander ce qu’est le droit de la responsabilité civile à l’heure de l’open data et de la data science mais bien plutôt ce que doit être le droit. C’est encore se demander collectivement ce qui est attendu de celles et ceux qui pratiquent le droit et façonnent à demande ses règles. C’est de science algorithmique et d’art juridique dont il est question en fin de compte. Voilà la tension dialectique qui a réunit tous les présents aux journées lyonnaises du Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance et qui transparaît à la lecture de tous les rapports nationaux.

Pour résumer et se rassurer un peu, rien que de très ordinaire pour nous autres les juristes et le rapporteur de synthèse auquel il est demandé d’écrire une histoire, un récit d’anticipation.

Science algorithmique, art juridique et récit d’anticipation. Nous ne saurions naturellement procéder in extenso. La tâche serait trop grande. Qu’il nous soit permis de ne poser ici que quelques jalons avant que nous débattions pour qu’à la fin (il faut l’espérer) nous puissions y voir plus clair.

Le récit d’anticipation proposé, d’autres s’y sont attelés bien avant nous. En 1956, un romancier américain décrit un monde dans lequel un système prédictif est capable de désigner des criminels en puissance sur le point de commettre une infraction. Stoppés in extremis dans leur projet respectif, ils sont jugés sur le champ et écroués. Spielberg adaptera cette nouvelle en 2002. Minority report était créé. Il y sera question de prédiction mathématique, de justice algorithmisée et d’erreur judiciaire. C’est que, aussi ingénieux soit le système, il renfermait une faille. Nous y reviendrons. Plus récemment, et ce n’est pas de fiction dont il s’agit, une firme – Cambridge analytica – s’est aventurée à renseigner à l’aide d’un algorithme, alimenté de données personnelles extraites à la volée de comptes Facebook de dizaines de millions d’internautes, les soutiens d’un candidat à la magistrature suprême américaine. Ce faisant, l’équipe de campagne était en mesure de commander des contenus ciblés sur les réseaux sociaux pour orienter les votes.

Que nous apprennent ces deux premières illustrations. Eh bien qu’il y a matière à douter sérieusement qu’une intelligence artificielle puisse gouverner les affaires des hommes.

Preuve s’il en était besoin que les nombres n’ont pas forcément le pouvoir ordonnateur qu’on leur prête depuis Pythagore. Or (c’est ce qui doit retenir l’attention) s’il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu’au moins l’une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour emprunter cette voie (loi de Murphy).

Pouvoir ordonnateur des nombres, loi de Murphy et principe de réalité. Le risque étant connu, peu important que sa réalisation soit incertaine, nous devrions par voie de conséquence nous garder (à tout le moins en première intention) de prier qu’une pareille intelligence réparât les dommages de quelque nature qu’ils soient. Ceci étant, et relativement à la méthode proposée, doutons méthodiquement soit qu’il s’agisse, après mûre réflexion, de renforcer les résolutions des opposants à l’algorithmisation de la responsabilité civile, soit (et à l’inverse) qu’il s’agisse de soutenir les solutions des zélateurs du droit 2.0.

Car autant le dire tout de suite avec les rapporteurs nationaux, si la question des rapports qu’entretiennent « intelligence artificielle » et « réparation des dommages » se pose c’est que les outils de modélisation scientifique ne sont pas une vue de l’esprit. Les instruments d’aide à la décision médicale ou bien encore à la chirurgie (ex. le diagnostic algorithmique et, plus ambitieux encore le Health data hub[2]) sont le quotidien des professionnels de santé tandis que les outils d’aide à la décision judiciaire font florès. Des juges américains, sur le point d’accorder une libération sous caution, sont ainsi aider par un logiciel qui évalue le risque de défaut de comparution de l’intéressé (Compas)[3]. Tandis que de côté-ci de l’Atlantique des firmes proposent des systèmes d’aide à la décision juridique ou judiciaire supplantant (bien que ce ne soit pas la vocation affichée des legaltech) les quelques expériences de barémisation indicative bien connues des spécialistes de la réparation du dommage corporel.

Nous reviendrons bien entendu sur les tentatives de réparation algorithmique des dommages qu’on ne manquera pas d’évaluer (II). Mais pour commencer, il nous a semblé nécessaire de s’arrêter sur la tentation de la réparation algorithmique des dommages (I).

I.- La tentation de la réparation algorithmique des dommages

La réparation algorithmique des dommages est tentante pour de bonnes raisons qui tiennent plus particulièrement, d’une part, à la faisabilité technique qui est proposée (A) et, d’autre part, aux facilités juridiques qui sont inférées (B).

A.- Faisabilité technique

La faisabilité technique à laquelle on peut songer est à double détente. C’est d’abord une histoire de droit (1) avant d’être ensuite une affaire de nombres (2).

1.- Histoire de droit

Règle de droit, structuration binaire et révélation mathématique. Le droit aspire à l’algorithmisation car la structuration de la règle est binaire et sa révélation mathématique (ou presque).

La structuration de la règle juridique ressemble à s’y méprendre au langage des microprocesseurs des ordinateurs, au code qui est utilisé dans les technologies de l’information et de la communication. La règle est écrite de façon binaire : si/alors, qualification juridique/régime, conditions/effets, principe/exception. Le législateur et l’ingénieur parlent donc le même langage… Enfin c’est ce dont ce dernier est convaincu.

Quant à la révélation de la règle applicable aux faits de l’espèce, elle suppose de suivre une démarche logique, pour ne pas dire mathématique. Car le droit ne saurait être bien dit sans une pensée rationnelle, la formulation discursive des vérités, sans rigueur ni exactitude. En bref, l’hypothèse de la réparation algorithmique des dommages est plutôt familière au juriste. Pour preuve : le droit et ses méthodes d’exploration et de résolution des problèmes (qui sont des algorithmes en définitive) sont un puissant vecteur de correction de la réalité. Une personne est victime du comportement dommageable d’un individu (le donné) ? Juridiquement, cette dernière est titulaire d’un droit subjectif au paiement d’un contingent de dommages et intérêts compensatoires (le construit). Appréhendés en droit, les faits de l’espèce (la réalité) sont en quelque sorte réencodés.

En bref, les juristes sont invariablement des faiseurs de systèmes techniques et d’algorithmiques.

On ne s’étonnera donc pas que le droit et ses artisans aient vocation à être (r)attrapés par la science et ses industriels qui se jouent des nombres et font des affaires.

2.- Affaire de nombres

Digitalisation et données. Les rapports français et belge montrent plus particulièrement combien la croissance du volume de données disponibles sous forme numérique est exponentielle.

Par voie de conséquence, il existe désormais beaucoup de matière pour nourrir un algorithme quelconque, lui permettre de simuler un phénomène, une situation à l’aune des données qui auront été implémentées dans un programme informatique (qui est appelé « code »). Il est à noter au passage une différence notable entre les pays interrogés dans nos journées lyonnaises. Si les juristes italiens et roumains pratiquent autrement moins l’algorithmisation des règles de la réparation des dommages que leurs homologues allemands et français, c’est très précisément parce que la digitalisation des décisions de justice est moins avancée à ce jour. Quant à la Belgique, le rapport national renseigne l’existence d’un obstacle juridique à ladite digitalisation, qui vient tout récemment d’être levé. À terme, il devrait y avoir suffisamment de matière pour alimenter un algorithme. La Belgique se rapprocherait donc de très près de la France.

Il est remarquable qu’en France précisément des millions de données juridiques aient été mises à disposition pour une réutilisation gratuite[4] par le service public de la diffusion du droit en ligne – Legifrance pratique l’open data[5]. Ce n’est pas tout. Depuis quelques semaines à présent, toutes les décisions rendues par la Cour de cassation française sont aussi en open data. Il devrait en être de même au printemps 2022 des décisions des cours d’appel (hors matière pénale)[6]. Même chose du côté du Conseil d’État français.

La tentation de l’algorithmisation est donc grande car c’est tout à fait faisable techniquement, tout particulièrement en France qui se singularise très nettement dans le concert des droits nationaux continentaux interrogés. Mais il y a d’autres raisons qui président à l’algorithmisation sous étude : ce sont les facilités juridiques qui sont proposées par l’intelligence artificielle.

B.- Facilités juridiques

Égalité, intelligibilité et acceptabilité. Au titre des facilités qu’on peut inférer juridiquement parlant des algorithmes à visée réparatoire, on doit pouvoir compter une intelligibilité améliorée des règles applicables à la cause partant une égalité nominale des personnes intéressées et une acceptabilité possiblement renforcées du sort réservé en droit à la victime.

Il faut bien voir que les règles qui gouvernent la réparation des dommages, et plus particulièrement les atteintes à l’intégrité physique, ne sont pas d’un maniement aisé. La monétisation de toute une série de chefs de dommages tant patrimoniaux (futurs) qu’extrapatrimoniaux suppose acquise une compétence technique pointue. Un étalonnage mathématisé présenterait entre autres avantages de prévenir une asymétrie éventuelle d’information en plaçant toutes les personnes sur un pied d’égalité (à tout le moins nominale)[7] à savoir les victimes, leurs conseils, leurs contradicteurs légitimes et leurs juges.

Au fond, et ce strict point de vue, la réparation algorithmique des dommages participe d’une politique publique d’aide à l’accès au droit qui ne dit pas son nom. La notice du décret n° 2020- 356 du 27 mars 2020 Datajust élaborant un référentiel indicatif d’indemnisation des dommages corporels est en ce sens[8].

C’est encore dans le cas particulier l’acceptabilité de la décision qui se joue possiblement C’est que le statut de celui ou celle qui a procédé à l’indemnisation est nécessaire pour conférer son autorité à l’énoncé mais pas suffisant. Toutes les fois que le dommage subi est irréversible, que le retour au statu quo ante est proprement illusoire (et c’est très précisément le cas en droit de la réparation d’un certain nombre de chefs de dommages corporels) on peut inférer de l’algorithmisation de la réparation des dommages une prévention contre le sentiment d’arbitraire que la personne en charge de la liquidation des chefs de préjudice a pu faire naître dans l’esprit de la victime.

Voilà une première série de considérations qui participe de la tentation de la réparation algorithmique des dommages. Puisque selon la loi de Casanova, la meilleure façon d’y résister est d’y succomber, je vous propose de braquer à présent le projecteur sur les tentatives de réparation algorithmique des dommages.

II.- Les tentatives de réparation algorithmique des dommages

Opérateurs privés vs administration publique. Les tentatives de réparation algorithmique des dommages sont relativement nombreuses et plutôt récentes, à tout le moins en France car, une fois encore, et à ce jour, le recours à l’intelligence artificielle est plus anecdotique, réduit (en comparaison avec la France) – un état basal ou élémentaire – dans les autres droits internes sous étude.

Ces tentatives sont des plus intéressantes en ce sens qu’elles ont eu notamment pour objet et/ou effet de parachever un travail polymorphe entamé il y a plusieurs années à présent et accompli tous azimuts qui est fait (pour ne prendre que quelques exemples saillants rappelés par les rapporteurs nationaux) d’articles de doctrine renseignant les pratiques indemnitaires des tribunaux et des cours d’appel, de barèmes plus ou moins officiels, de guides ou vade-mecum, de nomenclatures et de référentiels. Les juristes belges et français les pratiquent volontiers pendant qu’avocats et juges ne manquent pas de rappeler que ces outils d’aide à la décision ne sauraient jamais être contraignants : principe de la réparation intégrale obligerait…

Depuis lors, ce sont positionnées sur le segment de marché de la digitalisation de la justice, de l’algorithmisation de la réparation des dommages, de nouveaux opérateurs – plus ou moins capés à en croire les rapporteurs – privés[9] et publics[10].

Une analyse critique de l’offre de services en termes d’intelligence artificielle ainsi formulée par les legaltechs sera faite d’abord (A). Un essai à visée plus prospective sera proposé ensuite (B).

A.- Analyse critique

Biais de raisonnement. L’analyse critique de l’algorithmisation de la réparation des dommages que nous proposons d’esquisser consiste à identifier quelques biais de raisonnement induits par l’intelligence artificielle et dont il importe qu’on se garde à tout prix. Nous nous sommes demandés en préparant ce rapport si ce n’était pas la crainte d’échouer dans cette entreprise d’évaluation critique et de contrôle systématique qui faisait douter qu’il faille pousser plus loin l’expérience.

Le problème de fond nous semble tenir au fait qu’un esprit mal avisé pourrait se convaincre qu’une suggestion algorithmique dite par une machine serait équipollente à la vérité juridique recherchée par une femme ou un homme de l’art.

L’embêtant dans cette affaire tient plus concrètement d’abord à la performativité du code (1) et à l’opacité de l’algorithme ensuite (2).

1.- Performativité du code

Suggestion algorithmique vs vérité juridique. La réparation algorithmique des dommages a un mérite : elle simplifie la recherche de la vérité, plus encore pour celles et ceux qui ne pratiqueraient la matière qu’occasionnellement ou bien qui seraient tout juste entrés en voie de spécialisation. Seulement voilà : la paroi est mince entre facilitation et supplantation. Il n’est pas assez d’écrire qu’un référentiel d’indemnisation est indicatif, qu’il ne saurait jamais être rangé dans les normes de droit dur. Le savoir algorithmique est performatif (voire impératif pour celui qui le pratiquerait sans prudence) et ce pour plein de raisons (recherche du temps perdu entre autres). Volens nolens, son utilisation finit toujours par être mécanique. Alors, le doute méthodique du juriste, qui est la condition sine qua non pour accéder à la vérité, est chassé par la certitude scientifique apparente de la machine. Pour le dire autrement, le savoir prédictif est normatif. Et il n’y a qu’un pas pour que la vérité censée être dite par personnes instruites et sachantes soit en définitive dite par une machine qui ordonne des 0 et des 1. C’est le delta qui existe si vous voulez entre les mathématiques de l’intelligibilité et les mathématiques que j’ai appelées ailleurs de contrôle[11].

Rien de bien grave nous dira peut-être le rapporteur allemand toutes les fois (à tout le moins) qu’il ne s’agit que de réparer des dommages de masse de faible valeur. Il reste que, dans tous les cas de figure, la suggestion algorithmique est le fruit de l’apprentissage de données tirées du passé. Au mieux, le code informatique peut dire ce qui est mais certainement pas (à tout le moins pas encore) ce qui doit être. L’intelligence artificielle que nous pratiquons (qualifiée de « faible ») n’est pas encore capable de le faire. C’est que cette dernière IA n’est qu’un programme qui n’est pas doté de sens et se concentre uniquement sur la tâche pour laquelle il a été programmé. En bref, les machines ne pensent pas encore par elles-mêmes (ce qu’on appelle le machine learning ou IA « forte »).

Alors, et cela pourrait prêter à sourire, aussi moderne soit ce code informatique là, il est porteur d’une obsolescence intrinsèque qu’on fait mine de ne pas voir. Que la binarité soit un trait caractéristique de la structuration de la règle de droit et que, par voie de conséquence, la modélisation mathématique soit séduisante est une chose. Il reste que dire le droit et rendre la justice impliquent la recherche d’un équilibre entre des intérêts concurrents dont le tiers-juge est le garant (en dernière intention). Droit et justice ne sont pas synonyme. Si la règle juridique aspire à la binarité, sa mise en œuvre se recommande d’un ternaire… En bref, on ne saurait jamais se passer d’un tiers neutre même pas dans une startup nation.

Qu’il soit juridique ou algorithmique, un code se discute. Seulement pour que chacun puisse se voir juridiquement et équitablement attribuer ce qui lui est dû, il importe de lever l’opacité de l’algorithme.

2.- Opacité de l’algorithme

Le code 2.0 doit retenir l’attention de tout un chacun. Aussi puissants soient les calculateurs, et peu important que l’algorithme soit programmé pour apprendre, les machines ne sont encore que le produit de la science humaine, la donnée est encore l’affaire de femmes et d’hommes. Ce n’est pas le moindre des biais méthodologiques. Il a ceci de commun avec celui qu’on vient de décrire qu’il est trompeur.

Biais méthodologiques. Les résultats qui sont renseignés par un système d’information (output) sont toujours corrélés aux données qui ont été collectées puis entrées (input). De quoi parle-t-on ? Eh bien de jugement de valeurs dans tous les sens du terme (juridique et technologique). Or un juge, quel qu’il soit, a une obligation : celle de motiver sa décision (art. 455 du Code de procédure civile). Et ce pour de justes et utiles raisons que nous connaissons bien : prévention de l’arbitraire et condition du contrôle de légalité. Quand on sait la puissance performative de la modélisation mathématique, ce serait commettre une erreur de ne pas rechercher à lever l’opacité algorithmique qui est bien connue des faiseurs de systèmes d’informations.

Clef de voûte. La transparence en la matière est la clef de voute. L’édification mathématique ne saurait valablement prospérer sans que la méthode analytique des décisions sélectionnées aux fins d’apprentissage de l’algorithme n’ait été explicitée, sans que la sélection des décisions de justice voire des transactions n’ait été présentée, sans que la qualité et le nombre des personnes qui ont procédé n’aient été renseignés. Seulement voilà, et ce qui suit n’augure rien de très bon : le code informatique est un secret industriel protégé en tant que tel que les legaltechs, qui sont en concurrence, n’ont aucun intérêt à révéler. Les initiatives publiques doivent donc être impérativement soutenues. L’accessibilité doit être garantie. En bref, Datajust, qui est un référentiel public relatif à l’indemnisation des victimes de dommages corporels, est la voie à suivre. Encore qu’il ne satisfasse pas complètement aux conditions de praticabilité et de démocratisation attendus. Et que, partant, sa performativité soit possiblement trop grande. Possiblement car l’essai n’a pas été encore transformé en raison des doutes que le décret a suscité.

Doutes que nous souhaiterions aborder à présent dans un essai prospectif pour lister quelques conditions qui nous semble devoir être satisfaites pour qu’ils soient levés.

B.- Essai prospectif

À titre de remarque liminaire, il faut dire (qu’on la redoute ou non) que l’algorithmisation de la réparation des dommages ne saurait prospérer sans que, au préalable, de la donnée soit mise à la disposition du public et des opérateurs. Or, open data et big data ne sont pas aussi répandus qu’on veut bien l’imaginer. En France, nous y sommes presque bien que, en l’état, le compte n’y soit pas tout à fait encore[12]. Ailleurs, la donnée est la propriété presque exclusive de firmes privées qui monnayent un accès amélioré aux décisions de justice sélectionnées par elles-mêmes (Belgique) ou bien la donnée ne peut tout bonnement pas être partagée (Italie).

Une fois cette condition remplie, l’algorithme est en mesure de travailler. Pour s’assurer que le travail soit bien fait, il importerait qu’on s’entende sur quelques spécifications techniques et politiques. C’est sur ces dernières que je souhaiterais conclure.

Régulation. En l’état, les systèmes d’information ne sont pas régulés du tout. On se souviendra qu’il aura fallu une exploitation abusive et sans précédent des données personnelles par les Gafam[13] pour qu’on se décide à élaborer un règlement général sur la protection desdites données. Seulement, et sans préjudice des dommages causés aux personnes concernées, il n’est pas ou plus question ici de l’accaparement de données par quelques firmes de marchands. L’affaire est d’un tout autre calibre. C’est d’assistance à la décision juridique ou judiciaire dont il est question. Que la justice ne soit plus tout à fait une fonction régalienne de l’État, admettons. Mais les responsabilistes ne sauraient prêter leur concours sans aucune prévention à l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la réparation des dommages. Pour le dire autrement, une gouvernance technique et scientifique nous semble devoir être mise en place. Cette exigence est présente dans les rapports tout particulièrement dans le rapport belge.

Règlementation. Le 21 avril 2021 a été diffusé une proposition de règlement européen établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle[14] dans laquelle les IA sont distinguées selon le risque qu’elles font courir. Et des intelligences artificielles, destinées à suggérer le droit pour faire bref, d’être qualifiées de « systèmes à haut risque »…

En résumé, le code doit être connu de ses utilisateurs, les données primitives exploitées par l’algorithme doivent être indexées, une révision des contenus doit être programmée, des évaluations et crash-test doivent être faits. Et nous sommes loin d’épuiser les conditions qu’il s’agirait qu’on respectât pour bien faire. C’est de « gouvernance des algorithmes » dont il est question au fond[15]. C’est qu’il ne faut jamais perdre de vue la puissance normative de la modélisation mathématico-juridique ainsi que les biais algorithmiques. En bref, la logique mathématique ne saurait jamais être complètement neutre. C’est le sens des théorèmes d’incomplétude formulés par Kurt Gödel (1931).

En conclusion et parce que nous sommes convaincus qu’on ne stoppera pas le mouvement d’algorithmisation de la réparation des dommages, permettez-nous de formuler une question qui transparaît des rapports nationaux : veut-on que du droit soit suggéré par des algorithmes (privés) faiseurs de loi ou bien par un législateur faiseur d’algorithmes (publics) ?


[1] La forme orale de ce rapport a été conservée.

[2] https://www.health-data-hub.fr/

[3] V. not. sur ce sujet, A. Jean, Les algorithmes sont-ils la loi ? Editions de l’observatoire,

[4] Arr. du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques de la direction de l’information légale et administrative.

[5] Plateforme ouverte des données publiques françaises https://www.data.gouv.fr. Service public de la diffusion du droit en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/

[6][6] https://www.courdecassation.fr/la-cour-de-cassation/demain/lopen-data-des-decisions-judiciaires

[7] J. Bourdoiseau, Intelligence artificielle, réparation du dommage corporel et assurance, Dalloz IP/IT, 2022 (à paraître).

[8] Expérimentation dont la légalité a été vérifiée par le Conseil d’État français (CE, 10e et 9e ch. réunies, 30 déc. 2021, n° 440376) mais que le Gouvernement a décidé d’abandonner (Ministère de la justice, comm., 13 janv. 2022). Ch. Quézel-Ambrunaz, V. Rivollier et M. Viglino, Le retrait de Datajust ou la fausse défaite des barèmes, D. 2022.467.

[9] Allemagne : Actineo. Belgique : Grille corpus, Repair, Jaumain. France : Case law analytics, Predictice, Juridata analytics. Voy. par ex. J. Horn, Exemple d’utilisation d’une solution IA développée par une legaltech dans des contentieux PI – Utilisation de LitiMark, Dalloz IP/IT 2021.263.

[10] France : Datajust. Italie : legal analytics for italian law.

[11] J. Bourdoiseau, La réparation algorithmique du dommage corporel : binaire ou ternaire ?, Resp civ. et assur. mai 2021, étude 7.

[12] Il est à noter, pour ne prendre que cet exemple, que les juges administratifs français ont accès à la totalité des décisions rendues (quel que soit le degré de juridiction) à l’aide d’un outil qui n’est mis à disposition que pour partie aux justiciables (ce qui interroge), à tout le moins à ce jour (https://www.conseil-etat.fr/arianeweb/#/recherche).

[13] Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon, Microsoft. Voy. aussi les géants chinois : BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).

[14] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX:52021PC0206

[15] Voy. not. L. Huttner et D. Merigoux, Traduire la loi en code grâce au langage de programmation Catala, Dr. fiscal févr. 2021.121. Voy. aussi Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, La transformation numérique dans le secteur français de l’assurance, analyses et synthèses n° 132, 2018 ; Institut Montaigne, Algorithmes : contrôle des biais, rapport, mars 2020,

(https://www.institutmontaigne.org/publications/algorithmes-controle-des-biais-svp)

Le contrat d’entreprise : le consentement au contrat (théorie du contrat et technique contractuelle

Le contrat d’entreprise est un contrat consensuel pour la validité duquel aucune forme déterminée n’est imposée à peine de nullité, à tout le moins en principe. Il se forme ordinairement par la rencontre des volontés exprimées par les parties sur les éléments essentiels de la prestation. C’est un contrat qui n’échappe donc pas à la théorie générale des obligations. Mais, c’est un contrat que les rédacteurs du Code civil ont pris soin de réglementer spécialement. L’étude du consentement au contrat l’atteste.

Droit de la consommation.- En pratique, le consentement au contrat n’est pas évident à caractériser. Pour preuve, le droit de la consommation dispose que le consommateur doit avoir été mis en mesure de connaître les caractéristiques essentielles du service vendu (L. 111-2 c. consom.). Le législateur entend ainsi garantir autant que faire se peut l’intégrité du consentement donné.

Technique contractuelle.- Étant donné la longueur et le caractère délicat de certaines opérations complexes couvrant des intérêts économiques importants (ex. contrat de construction d’une centrale nucléaire), une « période exploratoire » du contrat d’entreprise précède en pratique sa conclusion.  Le consentement de toutes les parties au contrat ne se cristallise donc pas instantanément. Les partenaires éprouvent parfois le besoin de marquer une pause et de dresser le bilan des points – essentiels – sur lesquels ils sont d’accord. L’entente peut porter sur le processus qui devrait mener à la conclusion du contrat (c’est l’occasion de stipuler une clause de responsabilité en cas de rupture des pourparlers), sur certains éléments du contrat qui reste à compléter voire sur les éléments fondamentaux de l’économie du contrat. Le droit allemand a un mot pour désigner cette formation progressive du contrat. Il s’agit de la punctation[1].

Punctation.- Au terme de cette théorie, les parties avancent par étape, se mettent d’accord point par point, discutent clause par clause, et leur accord global est finalisé par un closing qui est en principe une pure formalité, mais auquel le droit du contrat, qui se concentre sur la rencontre d’une offre et d’une acceptation accordera la valeur de formation du contrat[2]. « Dès lors, le recours à la punctation exclut l’interprétation selon laquelle l’opération vaudrait conclusion du contrat »[3].

Accords partiels.- La formalisation d’accords partiels – accords temporaires (F.-X. Testu) ou provisoires (Cour de cassation) – par les parties, au moyen de documents intermédiaires, interroge quant à leur nature juridique. La question qui se pose alors est celle de savoir quel est le seuil qui sépare les pourparlers de la conclusion du contrat. La question est loin d’être indifférente. Si d’aventure, la ligne de fracture était mal arrêtée, il appartiendrait au juge ou à l’arbitre de rechercher si un contrat a émergé des propos échangés, ou des documents échangés au cours la phase des négociations. Ce serait par voie de conséquence prendre le risque du constat judiciaire des pourparlers. Ce serait, autrement dit, laisser au juge le soin d’interpréter la volonté des négociateurs, laquelle ne transpire pas toujours distinctement des documents rédigés et échangés.

Clause usuelle subject to contract.- L’écueil peut être évité au moyen de la stipulation d’une clause usuelle « subject to contract », qui permet de nier tout effet obligatoire aux accords qui auront vu le jour pendant la phase précontractuelle. Seulement, seul le droit anglo-saxon reconnaît une pleine efficacité à cette clause et s’en tient à la qualification de pourparlers, quand bien même les parties se seraient mises d’accord sur les éléments essentiels de la négociation[4]. En revanche, en droit américain et dans les droits continentaux, un accord sur lesdits éléments essentiels précipite l’application du droit du contrat (art. 1589, al. 1er c.civ. : l’accord réciproque des deux parties sur la chose et le prix engage). Une clause stipulant que « ce document n’a pas de valeur contractuelle » serait, identiquement, de peu d’effets. Une cour d’appel a pu considérer que « la responsabilité encourue peut aussi être de nature contractuelle lorsque, pour faciliter la conclusion du contrat, les parties passent des accords dits de négociation tendant à les obliger à entreprendre, à poursuivre ou à organiser cette négociation »[5]. Seule une clause limitant l’objet du litige (C. proc. civ., art. 4 : « L’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties »), partant la saisine du juge (C. proc. civ., art. 5 et 12, al. 3), pourrait, écrit-on, utilement être stipulée[6].

Clause et limitation de l’objet du litige.- Pour mémoire, les parties sont fondées à lier le juge par les qualifications et points de droit auxquelles elles entendent limiter le débat. Pour peu que les plaideurs stipulent que les documents de la cause sont précontractuels, l’article 12, al. 3, c. proc. civ. empêchera le juge de déclarer juridiquement obligatoire l’engagement critiqué[7]. Cette canalisation de l’office du juge est connue sous l’appellation l’immutabilité du litige[8]. À la réflexion, on peut douter que les parties s’accordent pour lier le juge. Il y a fort à parier qu’elles s’opposeront sur la qualification des documents de la cause[9].

Pour résumer, il arrive fréquemment, durant la négociation de contrats, que les pourparlers donnent lieu à la conclusion d’accords entre négociateurs, qu’il s’agisse de consigner l’intention ou l’engagement d’une partie à négocier, de faire respecter certaines règles durant la négociation, de noter les points sur lesquels les parties se sont déjà entendues ou de définir qu’elles seront les obligations des partenaires en cas d’échec des négociations, spécialement lorsqu’un savoir-faire a été dévoilé. Ces documents préparatoires, au nombre desquels on compte notamment les lettres d’intention, les protocoles d’accord, les promesses, les pactes de préférence et les contrats-cadre ont, dans une mesure variable, vocation à créer des effets juridiques[10]. Ces questions sont classiquement étudiées dans les manuels de Technique contractuelle.

Vous connaissez sûrement quelques pratiques spécifiques qui participent à attester le consentement des parties au contrat. C’est l’objet des procédures d’appel d’offre en présence d’un marché public (droit de la commande publique), dont s’inspirent certains maîtres d’ouvrage, qui peuvent constituer à l’analyse de véritables promesses de contrat. C’est encore l’intérêt du devis. Ce document contractuel contient en pratique l’énumération, la spécification et le prix des travaux à effectuer. Sa nature juridique fait difficulté : pourparlers, promesse de contrat, contrat préparatoire ? Il importe en la matière d’avoir égard pour la volonté des parties voire des usages professionnels. Si le devis passe le cap des pourparlers, l’entrepreneur devra s’y tenir, qu’il soit aubergiste, chimiste, dentiste, ébéniste, garagiste, juriste, libre-échangiste – non, c’est pas un métier –, masochiste – çà non plus –, motoriste (vous remarquerez que le suffixe substantif « iste » sert bien souvent à former un  nom correspondant à un métier).

Bref, vous l’avez compris : le contrat d’entreprise est un contrat typique qui ne se forme bien souvent pas en un trait de temps. Il serait toutefois erroné de croire qu’un contrat d’entreprise ne puisse être conclu de manière totalement informelle : c’est sans préambule que l’on se rend chez un médecin, un guérisseur ou une voyante.

[1] Théorie développée par A. Rieg (La punctation, contribution à l’étude de la formation du contrat, études Jauffret, 1974, p. 600. La valeur juridique de cet accord partiel est niée en droit allemand (BGB, § 154) mais sanctionnée en droit suisse (C.civ., art. 2) et autrichien (C.civ., § 885). V. Labathe, thèse préc., n° 253.

[2] M. Fabre-Magnan, Droit des obligations, op. cit., n° 98, p. 237 ; F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit des obligations, 9ème éd., Dalloz, 2005, n° 187.

[3] A. Rieg, La punctation, op. cit., n° 606.

[4] Labarthe, thèse préc., n° 284.

[5] CA Paris 18 janv. 1996, D. Affaires, 1996. 292.

[6] Not. en ce sens, B. Oppettit, L’engagement d’honneur, D. 1979, Chron., p. 107 ; J. Cédras, L’obligation de négocier, RTD Com. 1985, p. 265.

[7] En ce sens, A. Laude, Le constat judiciaire des pourparlers, op. cit., p. 558.

[8] L. Cadiet et E. Jeulan, Droit judiciaire privé, 5ème éd., Litec, 2006, nos 502 et s., 542.

[9] Également en ce sens, Labarthe, thèse préc., n° 282 ; A. Laude, La reconnaissance par le juge de l’existence d’un contrat, Puam, 1992, n° 692.

[10] V. sur ces figures juridiques, B. Fages, Lamy Droit du contrat, étude 115 : Les accords de pourparlers ; F. Labathe, La notion de document contractuel, préf. J. Ghestin, Bibl. dr. pr., t. 241, LGDJ, 1994, pp. 135 et s. ; J.-M. Mousseron et alii, L’avant-contrat, op. cit., nos 385 et s. ;

Le principe de l’estoppel

Le principe de l’estoppel est issu du droit Anglais, dont on estime l’origine entre le XIIe et le XIIIe siècle[1].

Comme le relève le Premier avocat général près la Cour de cassation dans son avis formulé dans le cadre de l’arrêt rendu par l’Assemblée plénière en date du 27 novembre 2009[2], « à l’origine, l’estoppel a été conçu en droit comme un mécanisme de blocage fonctionnant à la manière d’une fin de non-recevoir : le contractant qui se contredit au détriment de son co-contractant est estopped ou stopped ».

Ce mécanisme s’est révélé nécessaire en droit anglais, qui ne connaît pas la notion de « bonne foi », afin d’assouplir la conception trop rigide du contrat en Common Law. Il s’agit donc initialement d’un instrument de justice contractuelle, adossé à la « consideration » et à la « reliance » (confiance légitime).

Au milieu du XXe siècle, le principe d’estoppel avait été décrit par Lord Denning, juge de la High Court, dans l’arrêt « High Trees case » en ces termes : « si par des paroles ou sa conduite, une personne fait une représentation non ambiguë quant à sa future conduite, avec l’intention que cette représentation affecte les relations légales entre les parties, et que l’autre partie change sa position sur la foi de celle-ci (“in reliance on it”), celui qui a fait la représentation ne peut plus agir de manière contradictoire (inconsistent with) avec la représentation si, ce faisant, il cause un préjudice à l’autre »[3].

Autrement dit, le principe de l’estoppel est un mécanisme qui permet de sanctionner des prétentions contradictoires qui auraient été défendues par un plaideur au cours d’une même instance.

Ce principe a mis du temps en droit français raison de l’existence de l’exigence de loyauté dans le procès civil. L’article 763 du Code de procédure civile dispose, par exemple, que le Juge de la mise en état « a mission de veiller au déroulement loyal de la procédure ».

Pour Nathalie Fricero « la loyauté est donc un élément perturbateur du procès civil pour un renforcement du contradictoire, mais c’est aussi un élément de cohérence du procès, pour une lutte contre la contradiction »[4].

À cet égard, la loyauté a été consacrée comme principe général de la procédure civile par l’Assemblée plénière dans un arrêt du 7 janvier 2011 aux termes duquel elle a affirmé que « les parties et leurs avocats doivent se conduire loyalement dans leurs relations avec le tribunal et les autres parties »[5].

S’agissant du principe de l’estoppel, s’il en d’abord été fait application en matière d’arbitrage[6], il y a, pour la première fois, été fait référence, en droit commun, par la Cour de cassation dans un arrêt du 27 février 2009 au visa de l’article 122 du Code de procédure civile[7]. Dans cette décision, elle a néanmoins refusé de faire droit à la demande de la partie qui s’en prévalait au motif que « la seule circonstance qu’une partie se contredise au détriment d’autrui n’emporte pas nécessairement fin de non-recevoir ».

Il faut attendre un arrêt du 20 septembre 2011 pour que la haute juridiction consacre le principe de l’estoppel en l’érigeant au rang de visa[8]. Reste que, comme exprimé dans l’arrêt du 27 février 2009, si le principe de l’estoppel est désormais constitutif d’une fin de non-recevoir, la Cour de cassation entend se réserver le contrôle de sa mise en œuvre, raison pour laquelle son application n’est pas systématique.

Cass. com. 20 sept. 2011
Attendu, selon l'arrêt attaqué, rendu sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 10 juillet 2007, pourvoi n° 06-12.056), que la société Nergeco est titulaire de deux brevets européens, respectivement délivrés sous le n° EP 0 398 791, afin de couvrir "une porte à rideau relevable renforcée par des barres d'armature horizontales", et sous le n° EP 0 476 788 pour une "porte à rideaux relevables" ; que le breveté et la société Nergeco France, titulaire d'une licence portant sur la partie française de ces brevets (les sociétés Nergeco), ont agi à l'encontre des sociétés Mavil et Maviflex en contrefaçon ; que, statuant par arrêt du 2 octobre 2003 sur l'appel relevé par les sociétés Nergeco, le 16 janvier 2001, du jugement rendu sur leur action le 21 décembre 2000, la cour d'appel de Lyon a accueilli la demande reconventionnelle tendant à la nullité du brevet EP 0 476 788, rejeté au contraire celle portant sur le brevet EP 0 389 791, retenu que les modèles de porte "Fil'up" exploités par les défenderesses en constituaient la contrefaçon, et ordonné une expertise avant dire droit sur le préjudice ; que cet arrêt a été cassé en ses seules dispositions ayant prononcé l'annulation des revendications 2 à 9 du brevet EP 0 476 788 ; que, par arrêt du 31 janvier 2007, rendu en présence de la société Gewiss France, appelée en intervention forcée, comme étant aux droits, par fusion-absorption, de la société Mavil, la cour d'appel de Paris, juridiction de renvoi, a déclaré la société Nergeco France recevable à agir en contrefaçon du brevet EP 0 476 788, son contrat de licence n'étant cependant opposable aux tiers qu'à compter du 3 juin 1988, et a prononcé la nullité de la revendication 5 du brevet EP 0 476 788 ; que parallèlement, la cour d'appel de Lyon a statué par arrêt du 15 décembre 2005, en disant, d'une part, que, parmi les portes du modèle "Fil'up" des sociétés Mavil et Maviflex, seules les versions "trafic" étaient contrefaisantes, en décidant, d'autre part, que les portes fabriquées et commercialisées par les sociétés Mavil et Maviflex sous la dénomination "Mavitrafic" constituaient une contrefaçon du brevet EP 0 398 791, et en ordonnant, enfin, une expertise sur l'évaluation du préjudice ; que l'instance devant la cour d'appel de renvoi se poursuivant après dépôt du rapport d'expertise judiciaire, les sociétés Nergeco ont demandé réparation de leur préjudice; que la société Maviflex ayant fait l'objet d'une procédure de sauvegarde par jugement le 6 juillet 2006, MM. Y... et Z... ont été respectivement désignés mandataire et administrateur judiciaire ;

Sur le premier moyen du pourvoi principal :

Attendu que la société Maviflex fait grief à l'arrêt de refuser de surseoir à statuer sur l'action exercée par la société Nergeco France à son encontre en réparation du préjudice causé par la contrefaçon de son brevet n° 0 398 791, alors, selon le moyen, que l'article 4, alinéa 3, du code de procédure pénale confère au juge civil le pouvoir de surseoir à statuer sur l'action civile tant qu'il n'a pas été prononcé définitivement sur l'action publique lorsque la décision à intervenir au pénal est susceptible d'exercer une influence sur la solution du procès civil; que la cour d'appel, qui a d'ailleurs considéré que l'exploitation effective du brevet n° 0 398 791 opposé, contestée par la société Maviflex, était établie notamment par les publicités et "autres documents versés aux débats par lessociétés Nergeco et Nergeco France", ce qui incluait le constat d'huissier de justice du 2 septembre 2005 où ces sociétés entendaient trouver la preuve de cette exploitation, ne pouvait, pour refuser de surseoir à statuer dans l'attente de l'issue des poursuites exercées, au pénal, pour escroquerie et tentative d'escroquerie au jugement contre la société Nergeco France pour avoir voulu rapporter faussement la preuve de l'exploitation du brevet par la production de ce constat, énoncer que la preuve n'était pas rapportée que l'éventuel défaut de force probante decet acte serait de nature à exercer une influence directe sur la solution du litige sans méconnaître la portée de ses propres constatations, violant ainsi l'article 4, alinéa 3, du code de procédure pénale ;

Mais attendu que la cour d'appel, qui a constaté que la demande dont elle était saisie, se fondait sur une décision de justice devenue irrévocable, n'a pas violé le texte visé au moyen en refusant de surseoir à statuer, la procédure pénale en cours du chef d'escroquerie et tentative d'escroquerie au jugement n'étant pas de nature à remettre en cause l'autorité de la chose précédemment jugée par cette décision ; que le moyen n'est pas fondé ;

Mais sur le deuxième moyen du même pourvoi, pris en sa deuxième branche :

Vu l'article 1351 du code civil ;

Attendu que pour écarter la fin de non-recevoir que la société Maviflex avait tirée du défaut de qualité à agir de la société Nergeco France, l'arrêt retient que les moyens relatifs à la nullité du contrat de licence et à son inopposabilité faute d'inscription régulière sont irrecevables comme tendant à remettre en cause ce qui avait été définitivement jugé ;

Attendu qu'en statuant ainsi , alors que les précédents arrêts des 2 octobre 2003 et 15 décembre 2005 ne s'étaient pas prononcés sur la nullité du contrat de licence, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

Et sur le moyen unique du pourvoi provoqué, pris en sa troisième branche :

Vu le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui :

Attendu que pour déclarer irrecevables les demandes que les sociétés Nergeco ont présentées contre la société Gewiss France, l'arrêt retient que la fraude de cette société n'est pas caractérisée et qu'il est établi que l'irrégularité consistant à agir en justice contre une entité dépourvue de la personnalité juridique trouve sa source dans un défaut de vigilance des sociétés Nergeco ;

Attendu qu'en statuant ainsi, alors que la société Gewiss France qui avait elle-même formé et instruit le pourvoi contre l'arrêt du 15 décembre 2005 ayant abouti à la cassation partielle de cet arrêt, ne pouvait, sans se contredire au détriment des sociétés Nergeco, se prévaloir devant la cour de renvoi de la circonstance qu'elle aurait été dépourvue de personnalité juridique lors des instances ayant conduit à ces décisions, la cour d'appel a violé le principe susvisé ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs des pourvois principal et provoqué :

CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 2 juin 2010, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;

 

[1] V. en ce sens B. Fauvarque-Cosson, « La confiance légitime et l’estoppel », Journal of Comparative Law, déc. 2007, p. 13 et s.

[2] Cass. ass. plén., 27 févr. 2009, n° 07-19.841 : JCP G 2009, II, 10073, P. Callé ; D. 2009, p. 1245, D. Houtcieff.

[3] High Court, King’s Bench Division, 18 juillet 1946, “Central London Property Trust Ltd v/ High Trees House Ltd (1947)

[4] N. Fricero, « La loyauté dans le procès civil », Gaz. Pal. 24 mai 2012, p. 27, no 6

[5] Cass., Ass. plén., 7 janv. 2011, nos 09-14.316  et 09-14.667, Bull. ass. plén., n° 1 ; D. 2011. 562, obs. Chevrier , note Fourment ; D. 2011. 618, obs. Vigneau  ; RTD civ. 2011. 127, obs. Fages  ; RTD civ. 2011. 383, obs. Théry.

[6] V. en ce sens arrêt “X… c/ République islamique d’Iran” ; Cass. 1ère civ. 6 juillet 2005, Bull., I, n° 302 ; Rev. Arbitr., 2005, 999, note Ph. Pinsolle; Cass. 2e civ. 26 janv. 1994, Bull., II, n° 38.

[7] Cass. ass. plén., 27 févr. 2009, n° 07-19.841 : JCP G 2009, II, 10073, P. Callé ; D. 2009, p. 1245, D. Houtcieff.

[8] Cass. com. 20 sept. 2011, no 10-22.888, Bull. civ. IV, no 132 ; RTD civ. 2011. 760, obs. Fages.