La norme spontanée

Un instrument de mesure. Du latin, norma, équerre, règle, la norme est un instrument de mesure[1]. Elle est destinée à servir de référence, d’étalon[2], pour « tracer des lignes »[3]. Pour s’assurer que les traits qu’il trace forment un angle droit, le charpentier aura nécessairement besoin de s’appuyer sur un modèle[4]. C’est la fonction de l’équerre (la norma). L’opération qui consiste à manipuler une norme peut donc s’assimiler en l’action de mesurer, peser, juger. Il s’agit de confronter l’objet à évaluer avec l’instrument de mesure qu’est la règle. De cette confrontation naît une relation de conformité ou de non-conformité[5]. En somme, comme le précise Pascale Deumier, « la règle […] est l’instrument qui sert à aligner les comportements autour du modèle qu’elle fixe »[6]. Toutefois, à ne pas se tromper, la relation entre une norme et l’objet qu’elle évalue ne saurait être le fruit de n’importe quelle mesure. Elle ne peut porter que sur l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, sur leur mouvement et non sur leur état, leur essence[7]. Pour Paul Amselek, les normes doivent être appréhendées comme des instruments qui donnent la mesure du « déroulement du cours des choses »[8]. Par « cours des choses », il faut entendre un fait, un évènement, au sens de ce qui se produit, ce qui arrive. Ainsi, est-il fait appel à une règle, chaque fois qu’il est besoin de juger la conduite d’un être humain[9] ou encore, d’apprécier un phénomène naturel. Peu importe que les modèles auxquels il est recouru pour effectuer ces mesures soient de différentes natures[10].

Une signification. Comme le souligne Dénys de Béchillon, « une norme ne se voit pas, elle se comprend»[11]. Pour qu’un commandement parvienne à un agent, il est absolument nécessaire, poursuit cet auteur, que l’agent visé en prenne connaissance. Or cela suppose de transmettre ce commandement par le biais d’un contenu comme des mots, phrases ou signes et d’insérer ce contenu dans un contenant, qui pourra prendre la forme d’une loi, d’un décret ou bien encore d’un arrêté. Il apparaît que ce n’est ni dans le contenant ni dans le contenu du message communiqué à l’agent que réside le commandement, mais dans la signification-même dudit message. C’est la raison pour laquelle, il doit être admis que « la norme est une signification, pas une chose »[12]. À ce titre, contrairement à ce que l’on peut être tenté de se représenter, elle se distingue de son énoncé. Une question alors se pose : par quoi, en dehors de l’énoncé, la signification que constitue la norme peut-elle être véhiculée ? La réponse est simple : il s’agit de tout ce qui est susceptible de faire l’objet d’une interprétation.

Le fruit d’une interprétation. Selon Michel Troper, l’interprétation, qui se définit comme l’« opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose », peut tout autant porter sur « un objet matériel » que sur « un énoncé »[13]. Plus généralement, l’interprétation peut avoir pour objet tout ce qui est perceptible par l’entendement humain. Et si, spontanément, l’on est tenté de voir les significations auxquelles on confère la qualité de norme, comme le produit d’actes d’interprétation ne portant que sur des énoncés, en réalité, cela est loin d’être toujours le cas. Dans les sociétés primitives, par exemple, les anthropologues ont montré que les règles qui régissent la conduite de leurs membres se confondaient avec une volonté divine. Or cette volonté divine est, toujours, le produit de l’interprétation de mythes et de croyances, le tout entremêlé de phénomènes naturels. De la même façon, les règles coutumières ne sont pas, pour l’essentiel, enfermées dans des énoncés. Elles s’apparentent, encore aujourd’hui, à des significations que l’on attribue à des pratiques répétées dans le temps. Tout ce qui est susceptible d’avoir du sens pour l’être humain peut donc être porteur de normes.

Le fruit d’une interprétation. Selon Michel Troper, l’interprétation, qui se définit comme l’« opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose», peut tout autant porter sur « un objet matériel » que sur « un énoncé »[14]. Plus généralement, l’interprétation peut avoir pour objet tout ce qui est perceptible par l’entendement humain. Et si, spontanément, l’on est tenté de voir les significations auxquelles on confère la qualité de norme, comme le produit d’actes d’interprétation ne portant que sur des énoncés, en réalité, cela est loin d’être toujours le cas. Dans les sociétés primitives, par exemple, les anthropologues ont montré que les règles qui régissent la conduite de leurs membres se confondaient avec une volonté divine. Or cette volonté divine est, toujours, le produit de l’interprétation de mythes et de croyances, le tout entremêlé de phénomènes naturels. De la même façon, les règles coutumières ne sont pas, pour l’essentiel, enfermées dans des énoncés. Elles s’apparentent, encore aujourd’hui, à des significations que l’on attribue à des pratiques répétées dans le temps. Tout ce qui est susceptible d’avoir du sens pour l’être humain peut donc être porteur de normes.

Les théories normativistes et réalistes. Le processus de production normative sur lequel on s’interroge présentement s’avère être complètement différent de celui dont sont issues les normes véhiculées par des énoncés. S’agissant de ces dernières, bien que les auteurs se divisent en deux camps quant à l’appréciation de leur création, elle n’en procède pas moins de mécanismes relativement simples, que ce soit dans l’une ou l’autre des thèses avancées. Le point de discorde sur lequel s’opposent les juristes, porte, grosso modo, sur la conception même qu’ils se font de l’opération d’interprétation[15]. Tandis que pour les uns, cette opération consiste, ni plus, ni moins en un acte de connaissance. Ce sont les tenants de la pensée normativiste[16]. Pour les autres, l’opération d’interprétation est, tout au contraire, un acte de volonté. Il s’agit là du courant de pensée que l’on qualifie de réaliste[17]. En quoi ces deux conceptions de l’opération d’interprétation se distinguent-elles ? Pour les normativistes, l’interprétation doit donc être perçue comme un acte de connaissance[18]. Pour eux, la fonction de l’interprète se limite à rechercher la signification d’un énoncé telle qu’elle a été voulue par celui qui l’a adoptée. Pour y parvenir, l’interprète doit recourir aux méthodes de la linguistique appliquée, que sont, par exemple, les méthodes syntaxiques, sémantiques ou bien encore systémiques[19]. À l’inverse, pour les réalistes, l’opération d’interprétation consiste non pas en un acte de connaissance, mais en un acte de volonté, en ce sens que seul l’interprète confère à l’énoncé interprété sa signification[20]. Pour les tenants de cette pensée, tout énoncé, aussi clair soit-il, est intrinsèquement porteur de plusieurs significations[21], si bien que l’interprète doit nécessairement se livrer à un choix[22]. D’où l’affirmation que l’interprétation serait « une fonction de la volonté »[23]. Pour les réalistes, l’opération d’interprétation à laquelle se livrera, notamment le juge, n’est pas assimilable, comme le soutiennent les normativistes, à un acte d’application de la norme. Elle s’apparente à un acte de création[24]. Comme l’a écrit l’évêque Hoadley au XVIe siècle, « quiconque dispose du pouvoir absolu d’interpréter une loi écrite ou orale est le véritable législateur et non celui qui le premier l’a écrite ou énoncée »[25].

La production normative spontanée. Au total, bien que normativistes et réalistes s’opposent, frontalement, sur l’appréciation qu’ils font du processus de production de la norme[26], il est, néanmoins, un point sur lequel ils se rejoignent : pour ces deux courants de pensée, qu’elle soit créée lors de l’édiction de l’énoncé qui la porte ou à l’occasion de l’interprétation de cet énoncé, la norme demeure, dans les deux cas, le produit d’un acte de volonté[27]. C’est précisément sur ce point-là que les normes spontanées se distinguent des autres normes. Contrairement aux normes véhiculées par un énoncé, les normes spontanées ne sont pas le produit d’un acte de volonté. Les normes dont la création répond à ce schéma sont désignées par bien des noms : coutume, usage, pratique, tradition ou encore habitude. De nombreuses études ont été réalisées, notamment en anthropologie juridique[28], à leur endroit. En France, par exemple, jusqu’à la date symbolique que l’on enseigne aux étudiants de première année de droit du 15 avril 1454, date à laquelle a été adoptée l’ordonnance de Montil-lès-Tours, l’organisation de la vie en société procédait, pour une large part, de l’application de règles coutumières[29]. Aussi, les travaux que leur ont consacrés les juristes portent-ils tous sur la question de savoir si lesdites règles ne constitueraient pas la première manifestation du droit[30] et si, à ce titre, celles qui, encore aujourd’hui, régissent certaines activités humaines, ne pourraient pas être qualifiées de juridiques[31].

La doctrine écossaise. Bien que notre qualité de juriste eût commandé que l’on se joigne à cette réflexion, largement défrichée par la doctrine, afin d’appréhender la norme spontanée, tel n’est pas, cependant, l’approche que nous avons choisi d’adopter. Car notre étude porte moins sur la qualification de la norme que sur son objet : l’appréhension de la conduite d’agents, pris comme composantes d’un système complexe, la société numérique. C’est pourquoi nous emprunterons plutôt la voie de la réflexion initiée, outre-Manche, par les penseurs écossais dans le courant du XVIIIe siècle. À la différence de leurs homologues, les philosophes français des Lumières, des auteurs tels Bernard Mandeville, David Hume, ou encore Adam Fergusson, ont introduit l’idée que la raison humaine serait fondamentalement limitée. Par voie de conséquence, la société constituerait un système bien trop complexe pour que les règles, par lesquelles la conduite de ses membres est gouvernée, soient le produit d’actes de volonté[32]. Ces auteurs rejettent fermement le rationalisme cartésien, embrassé jadis par Grotius et ses successeurs, pour inscrire leur réflexion dans ce que Hayek qualifie de « rationalisme évolutionniste »[33]. Pourquoi évolutionniste ? Tout simplement parce que ces penseurs ont une approche darwinienne de la formation des règles de conduite ce qui, d’ailleurs, fait dire à Hayek qu’ils étaient « des darwiniens avant Darwin »[34]. La thèse que soutiennent ces auteurs laisse à penser que la théorie de l’évolution en serait peut-être issue. En quoi, une thèse relative à la formation des règles de conduite, qui aurait influencé l’élaboration d’une théorie biologique, consiste-t-elle ?

L’approche évolutionniste de la norme. Comme la plupart des théories scientifiques, la thèse défendue par les tenants du rationalisme évolutionniste a pour point de départ une réfutation : contrairement à l’idée véhiculée par les partisans du rationalisme cartésien, qui atteint son apogée au début du XXe siècle, la raison humaine ne peut pas tout. Bien des choses la dépassent, à commencer par le fonctionnement de la société. Cela s’explique par le fait que, pour comprendre les rouages du mécanisme qui sous-tend pareil système, il faudrait acquérir bien plus d’informations que l’esprit humain n’est capable d’en assimiler. Il en résulte, comme a pu l’écrire Mandeville, déjà au début du XVIIIe siècle, que « nous attribuons souvent à l’excellence du génie de l’Homme et à la force de sa pénétration ce qui en réalité est dû à la longueur du temps et à l’expérience de nombreuses générations »[35]. Hayek ajoute que « l’idée que l’Homme ait pu bâtir délibérément sa civilisation est issue d’un intellectualisme erroné, qui voit la raison dressée à côté de la nature […] »[36]. Pour ces auteurs, les règles de conduite qui ont permis l’organisation et le développement des sociétés humaines ne sauraient être, comme nous le croyons, le fruit d’un choix délibéré[37]. Elles sont, pour reprendre les termes de Mandeville, « l’œuvre commune de plusieurs siècles »[38] et donc d’une lente évolution. Évolution, le mot est jeté. Tel est le concept auquel ont recouru les penseurs anglo-saxons pour décrire le processus de formation des normes de conduite. Hume soutient en ce sens que « la règle […] naît graduellement et acquiert de la force par une lente progression et par la répétition de l’expérience des inconvénients qu’il y a à la transgresser »[39]. Au XVIIIe siècle, si cette idée est encore à l’état de germe, Hayek va, deux siècles plus tard, considérablement la développer en l’appréhendant sous l’angle des sciences cognitives[40].

Création de la norme et psychologie cognitive. Hayek s’interroge surtout, à la suite de ses prédécesseurs, sur la question de savoir comment l’être humain peut avoir une action efficace et s’adapter à l’environnement dans lequel il évolue, alors que cet environnement est composé de faits et de circonstances « qu’il ne connaît ni ne peut connaître »[41]. Pour lui, cette réussite qui, de prime abord, peut apparaître comme relevant du miracle trouve une explication des plus rationnelles : « notre adaptation à l’environnement, nous dit Hayek, ne consiste pas seulement ni peut-être même principalement, en une intuition des relations de cause à effet ; elle consiste aussi en ce que nos actions sont régies par des règles adaptées au monde dans lequel nous vivons, c’est-à-dire à des circonstances dont nous n’avons pas conscience et qui pourtant définissent la structure de nos actions réussies »[42]. Autrement dit, selon la psychologie hayekienne, la plupart des actions de l’Homme seraient gouvernées par des règles de conduite métaconscientes, qui fourniraient aux agents des modèles de réponses (patterns) adaptés aux situations auxquelles ils se trouvent confrontés[43]. Hayek prend, notamment, l’exemple du joueur de billard réussissant des coups qui, s’ils devaient avoir été conçus consciemment, supposeraient la résolution, en un laps de temps très court, d’équations mathématiques extrêmement compliquées. Pour le penseur de l’école de Vienne, les règles seraient donc assimilables, dans la mesure où elles cristallisent l’information, à des instruments dont la fonction est de parer notre ignorance dans l’action. Plutôt que de réinventer, sans cesse, la roue, les agents ont appris à avoir « confiance en des règles abstraites […] parce que notre raison est insuffisante à dominer tous les détails d’une réalité complexe »[44]. Pour Philippe Nemo, « ce cadre apriorique, dont Hayek décrit l’architecture en termes quasi kantiens, n’est […] pas un transcendantal […]. Il est empiriquement construit par l’expérience collective de l’espèce humaine et des sociétés, et spécifié en chacun par l’apprentissage individuel »[45]. Pour Hayek, toutes les catégories mentales qui véhiculent des modèles de conduite, n’ont pas vocation à devenir des normes. Seules celles, qui, par un processus de sélection « conduisent les gens à se comporter d’une manière qui rende la vie sociale possible »[46], accèdent à cette qualité. D’où la thèse défendue par Hayek selon laquelle la formation des règles de conduite procède d’un processus d’évolution.

La convention humienne. Une fois formée, la règle de conduite n’a, cependant, pas achevé son évolution nous dit-il. Si elle n’est pas remplacée par une autre norme plus performante, il est une autre étape qu’elle est susceptible de franchir. Dans l’hypothèse où elle se réaliserait, cette étape permet de distinguer les sociétés primitives des groupements humains plus évolués. De quelle étape est-il question ? Il s’agit de celle consistant en la verbalisation de la norme. Pour Hayek, les agents auraient, d’abord, appris à observer les règles (et à les faire respecter) avant de les mettre en langage. Selon lui « l’expression formelle d’une pratique établie ou d’une coutume, par une règle verbalisée, ne [viserait] qu’à obtenir le consensus touchant son existence, et non pas à confectionner une règle nouvelle »[47]. Pascale Deumier abonde en ce sens lorsqu’elle affirme que « la première manifestation spontanée [de la norme] apparaîtra […] toujours sous la forme d’un comportement »[48]. La verbalisation d’une norme ne saurait, par conséquent, être considérée comme une condition de sa formation. Hayek démontre, de façon très convaincante, que la création d’une norme ne résulte pas nécessairement d’un acte de volonté, mais peut également être le produit d’un processus spontané. Ce processus de formation spontanée de la norme – qui, de notre point de vue, concerne exclusivement les règles morales et coutumières[49] – a parfaitement été décrit, deux siècles plus tôt, par David Hume, qui prend l’exemple de deux hommes qui rament sur une barque, tenant chacun un aviron. Sans s’être au préalable concertés, les rameurs vont, en s’observant mutuellement, déduire qu’il faut agir d’une certaine façon s’ils veulent faire avancer la barque, de sorte que, progressivement, leurs mouvements vont entrer en résonance[50]. Cette résonance va fixer un modèle stable de comportement, ce qui conduira les agents à lui donner la signification de norme[51]. Ce mécanisme procède de ce que l’on appelle la « convention humienne ». Ainsi la norme spontanée n’est autre que le produit de cette convention.

[1] Il peut être souligné que le mot norme est synonyme du terme règle. Ce dernier vient du latin regula qui, comme le nom commun norma signifie équerre. C’est pourquoi, nous emploierons indistinctement les deux mots. Toutefois, certains auteurs préfèrent les distinguer. Ainsi pour André Lalande, par exemple, « l’association entre norme et règle peut conduire à une véritable substitution d’un terme par l’autre dans l’ancienne ethnologie juridique qui reste dépendante de la dogmatique juridique » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, coll. « Quadrige », 1997, p. 270).

[2] V. en ce sens D. de Béchillon, op. cit. note 114, pp. 171 et s.

[3] P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, coll. « Manuel », 2011, p. 19.

[4] Le terme modèle vient du latin modus, mot qui signifie mesure.

[5] Cela n’est pas tout. De cette confrontation, naît également une valeur juridique, morale ou religieuse, selon la nature de la règle. Comme le souligne John Aglo, « en ce sens, la norme devient un moyen d’expression de la valeur d’un fait un d’un acte […]. Néanmoins, les jugements de valeur sont à distinguer des normes qui fondent les valeurs » (J. Aglo, Norme et Symbole : Les fondements philosophiques de l’obligation, L’Harmattan, 1998, p. 289).

[6] P. Deumier, op. préc., p. 19

[7] Comme le souligne le Professeur Amselek, « les normes mesurent la survenance au monde de choses, leur émergence, leur apparition, leur production dans le flux événementiel » de sorte qu’« elles s’opposent à une autre variété d’étalons psychique, les concepts, lesquels sont des modèles psychiques à contenu constitutionnel ou structurel ». Autrement dit, deux sortes de modèles doivent être distinguées. La première permet de juger de l’essence d’une chose en ce que cette chose peut être ou non identifiée comme telle selon la représentation que l’on s’en fait. Ce sont les idées abstraites. La seconde consiste quant à elle mesurer non pas l’état mais l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, leur déroulement, leur mouvement (P. Amselek, « Norme et loi », in APD, vol. 25, 1980, p. 95).

[8] Ibid., p. 94.

[9] Pour la majorité des auteurs le modèle que pose la norme par excellence est une conduite. Ainsi pour François Gény les normes sont des « règles de conduite sociale » (F. Gény, La notion de droit en France, APDSJ, 1931, p. 16). Pour Kelsen, « le mot norme exprime l’idée que quelque chose doit être ou se produire, en particulier qu’un homme doit se conduire d’une certaine façon » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 1999, p. 13). Pour une critique de cette idée V. A. Jeammaud, « La règle de droit comme modèle », Dalloz., 1990, Chron., pp. 199 et s.

[10] Ainsi, Paul Amselek considère-t-il que les normes peuvent être d’une très grande variété. Pour cet auteur « toutes les normes ou règles constituent […] – quelles que soient les différences profondes qui peuvent séparer par ailleurs une catégorie de règles d’une autre – des modèles de trames événementielles, des modèles du surgissement de choses dans le flux événementiel, dans le cours de l’histoire : ainsi les règles de jeux donnent la mesure du développement de la partie, de ses péripéties […]. D’une espèce tout à fait différente, élaborées d’une manière tout à fait différente et remplissant une fonction tout à fait différente, les règles (ou lois) scientifiques donnent aussi la mesure du déroulement de faits naturels ou humains […] » (P. Amselek, art. préc., pp. 94-95).

[11] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 166.

[12] Ibid., p. 167.

[13] M. Troper, « Interprétation », in Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 843. V. également sur cette notion M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 68 et s. ; M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », Mélanges Einsenmann, Cujas, 1975, p. 143 ; M. Troper, « Le positivisme comme théorie du droit », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, le positivisme juridique, LGDJ, coll. « La pensée juridique moderne », 1993, p. 273 et s. ; Amselek (dir.) et alii, Interprétation et droit, Bruylant, 1995, 248 p.

[14] M. Troper, « Interprétation », in Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 843. V. également sur cette notion M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 68 et s. ; M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », Mélanges Einsenmann, Cujas, 1975, p. 143 ; M. Troper, « Le positivisme comme théorie du droit », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, le positivisme juridique, LGDJ, coll. « La pensée juridique moderne », 1993, p. 273 et s. ; Amselek (dir.) et alii, Interprétation et droit, Bruylant, 1995, 248 p.

[15] Selon Otto Pfersmann « l’enjeu est de taille. Une connaissance scientifique du droit en tant qu’ordre normatif présentant des propriétés spécifiques est liée à la possibilité de l’interprétation au sens strict comme délimitation des choix admissibles, rigoureusement distincte de la question des choix souhaitables et de leur éventuelle justification. La science du droit n’est dans une telle perspective rien d’autre que l’interprétation au sens strict et la science du droit constitutionnel rien d’autre que l’interprétation de la constitution au sens strict » (O. Pfersmann, « Le sophisme onomastique : changer au lieu de connaître. L’interprétation de la Constitution », in F. Melin-Soucramanien (dir.), L’interprétation constitutionnelle, Dalloz, 2005, p. 60.

[16] La spécificité du normativisme est que, en tant qu’il se veut être une science du droit, il a pour unique objet l’étude la norme, laquelle est considérée comme le seul fondement du droit. C’est l’autrichien Hans Kelsen qui, avec sa théorie pure du droit, est considéré comme le fondateur de la théorie dite « normativiste ». Comme le fait observer Simone Goyard-Fabre c’est dans la pensée kantienne que réside la source d’inspiration de kelsen (S. Goyard-Fabre, Philosophie critique et raison juridique, PUF, coll. « Themis », 2004, p. 186). Aujourd’hui, la théorie normativiste est portée, entre autres, par Otto Pfersmann (V. notamment, O. Pfersmann, « De l’impossibilité du changement de sens de la Constitution », in L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs. Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, Paris, Dalloz, 2003, pp. 353-374 ; O. Pfersmann, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l’interprétation », RFDC, n° 52, 2002, pp. 789-836 ; O. Pfersmann, « Prolégomènes pour une théorie normativiste de l’État de droit », in : Olivier Jouanjan (dir.), Figures de l’État de droit. Le Rechtsstaat dans l’histoire intellectuelle et constitutionnelle de l’Allemagne, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, pp. 53-78.

[17] Tout comme la théorie normativiste, la théorie réaliste se revendique être une science du droit. Ce qui, cependant, la distingue de la pensée kelsienne, c’est son objet d’étude. Celui-ci n’est pas la norme en tant que telle, mais les raisonnements juridiques formulés par les organes d’application du droit. Pour une critique de cet objet d’étude V. O. Pfersmann, « Une théorie sans objet, une dogmatique sans théorie. En réponse à Michel Troper », RFDC, 2002-4, pp. 759-788. Les tenants de la pensée réalise se divisent en trois grands courants. Il y a, tout d’abord, le réalisme américain fondé par Olivier Wendell Holmes lequel déclara que « ce que j’appelle le droit, c’est une prédiction de ce que les tribunaux feront effectivement et rien de plus prétentieux que cela » (cité in M. Troper, « Le réalisme et le juge constitutionnel britannique : un réalisme doucement réformé », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 22, Paris, Dalloz, 2007, p. 125). Ensuite, il y a le réalisme scandinave à la tête duquel on trouve Alf Ross (A. Ross, Introduction à l’empirisme Juridique, Paris, LGDJ, 2004) ou encore Karl Olivecrona (K. Olivecrona, Law as a fact, London, Stevens, 1971). Pour un exposé de cette pensée V. notamment S. Strömholm, H.-H. Vogel, Le réalisme scandinave dans la philosophie du droit, LGDJ, coll. « Bibliothèque de philosophie du droit », 1975. Enfin, il y a le réalisme français, dont le chef de file est Michel Troper. Pour une présentation synthétique de cette théorie V. notamment, F. Hamon, « Quelques réflexions sur la théorie réaliste de l’interprétation », in L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Economica, 2006, pp. 487-500.

[18] Ainsi pour Kelsen, « dans l’application du droit par un organe juridique, l’interprétation du droit à appliquer, par une opération de connaissance, s’unit à un acte de volonté par lequel l’organe applicateur de droit fait un choix entre les possibilités révélées par l’interprétation à base de connaissance » (H. Kelsen, Théorie générale des normes, trad. O. Beaud et F. Malkani, PUF, coll. « Léviathan », 1996, p. 340).

[19] Otto Pfersmann avance en ce sens qu’il n’est de science du droit possible « que pour autant qu’il s’agit de l’opération cognitive consistant dans l’analyse des actes de langage exprimant une norme. L’interprétation d’une norme n’a strictement aucune valeur normative puisqu’il ne s’agit pas, par définition, d’une opération de production normative » (O. Pfersmann, « De l’impossibilité du changement de sens de la constitution », art. préc., p. 356).

[20] Pour Michel Troper, « le seul sens est celui qui se dégage de l’interprétation et l’on peut dire que, préalablement à l’interprétation, les textes n’ont encore aucun sens, mais sont seulement en attente de sens » (M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 74).

[21] Michel Troper avance qu’« il n’y a pas de texte clair qui échapperait à l’interprétation car, pour établir qu’il est clair, il faut d’abord l’interpréter ». Or « si tout texte doit être interprété, c’est que la norme qu’il exprime est, dans une large mesure, indéterminée » (M. Troper, « Justice constitutionnelle et démocratie », in Pour une théorie juridique de l’État, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 333).

[22] Selon Michel Troper, « tout texte est affecté d’un certain coefficient d’interprétation et est porteur de plusieurs sens entre lesquels l’organe d’application doit choisir, et c’est dans ce choix que consiste l’interprétation » (M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », art. préc., p. 143).

[23] Pour Michel Troper « trois séries d’arguments militent en faveur de la thèse que l’interprétation est une fonction de la volonté : l’interprétation contra legem n’existe pas ; il n’y a pas de sens à découvrir ; il n’y a pas d’intention de l’auteur ; il n’y a pas de sens objectif indépendamment des intentions » (M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », art. préc., p. 71).

[24] Denys de Béchillon affirme en ce sens que le travail d’interprétation réalisé par l’autorité chargée d’interpréter le texte normatif apparaît comme étant à « l’origine première de la production réelle du droit » (D. de Béchnillon, « Réflexions critiques », RRJ-DP, 1994, n° 1, p. 251). Michel Troper encore explique que « selon la conception traditionnelle, la décision juridictionnelle est le produit d’un syllogisme, construit sur le modèle : « tous les voleurs doivent être punis de prison ; Dupond est un voleur ; donc Dupont doit être puni de prison ». La prémisse majeure est la loi applicable, la mineure le fait et la conclusion la sentence. ». Cependant, si l’on adhère à la théorie réaliste il s’avère que, « la prémisse majeure, la loi, n’est pas réellement donnée au juge, qu’il doit en interpréter le texte, déterminer sa signification. C’est donc lui qui devient le législateur. Voilà donc l’essence de la théorie réaliste de l’interprétation : le véritable législateur n’est pas l’auteur du texte, c’est l’interprète » (M. Troper, « Justice constitutionnelle et démocratie », op. cit. note préc., p. 334).

[25] Cité in M. Troper, « Le positivisme comme théorie du droit », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, Le positivisme juridique, Paris, LGDJ, Coll. « La pensée juridique », 1992, p. 280.

[26] Pour une critique du normativisme V. notamment X. Magnon, « En quoi le positivisme – normativisme – est-il diabolique ? », RTD civ., 2009, pp. 269-280 ; M. Troper, « Réplique à O. Pfersmann », RFDC, n° 52, 2002, pp. 335-353 ; « Réplique à Denys de Béchillon », RRJ-DP, 1994, pp. 267-274 ; P. Amselek, « L’interprétation dans la Théorie pure du droit de Hans Kelsen », in InterprÉtatio non cessat. Mélanges en l’honneur de Pierre-André Côté, Yvon Blais, Cowansville (Québec), 2011, pp. 39-56. À l’inverse, pour une critique de la théorie réaliste V. O. Pfersmann, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour un débat sur l’interprétation », art. préc. ; « Une théorie sans objet, une dogmatique sans théorie. En réponse à M. Troper », art. préc. ; « Critique de la théorie des contraintes juridiques », in V. Champeil-Desplats, Ch. Grzegorczyk et M. Troper, théorie des contraintes juridiques, LGDJ, coll. « Pensée juridique », pp. 123-142.

[27] Ainsi pour Otto Pfersmann, « la volonté est une condition nécessaire de la norme » (O. Pfersmann, « Le statut de la volonté dans la définition positiviste de la norme juridique », art. précit., p. 84. Pour Kelsen encore, « la création de normes est un acte de volonté » (H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 259. Michel Troper rattache également la formation de la norme à la volonté en affirmant que l’acte d’interprétation, créateur de norme, est « une fonction de la volonté » (M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », art. préc., p. 71).

[28] V. en ce sens N. Rouland, Aux confins du droit. Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991 ; J. Gaudemet, Les naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Montcrestient, coll. « Domat », 2006 ; P. Deumier, Le droit spontané, Economica, coll. « Recherches juridiques », 2002.

[29] Alors que la France comptait, au XVe et XVIe siècle, pas moins de six cents coutumes territoriales différentes, le Roi Charles VII décide, par cette ordonnance, qu’il soit procédé à la rédaction des coutumes afin d’unifier un peu plus le Royaume, ce qui constituait un pas de plus vers la formation de l’État. Sur cette question de la rédaction des coutumes V. notamment Colloque du 16 au 17 mai 1960, La rédaction des coutumes dans le passé et dans le présent, éd. de l’institut de sociologie, 1962.

[30] V. en ce sens N. Rouland, op. préc.

[31] Sur cette question V. notamment les études réalisées par P. Deumier, op. préc. ; A. Lebrun, La coutume, ses sources, son autorité en droit privé. Contribution à l’étude des sources du droit positif à l’époque moderne, LGDJ, 1932 ; M. Lefebvre, La coutume comme source formelle de droit en droit français contemporain, thèse : lille, 1906 ; D. Acquarone, La coutume. Réflexions sur les aspects classiques et les manifestations contemporaines d’une source du droit, thèse : nice 1987 ; G. Teboul, Usages et coutume dans la jurisprudence administrative, thèse : paris 2, 1987 ; A. Peneau, Règles de l’art et normes techniques, LGDJ, 1989.

[32] Sur la naissance de ce mouvement de pensée, né en Écosse, et son rayonnement V. notamment C. Gautier, L’Invention de la société civile : lectures anglo-écossaises, Mandeville, Smith, Ferguson, PUF, 1993 ; C. Smith, Adam Smith’s Political Philosophy : The Invisible Hand and Spontaneous Order, Taylor & Francis, 2005 ; P. Morère, Écosse des Lumières : le XVIIIe siècle autrement, ELLUG, 1997 ; L. Hill, The Passionate Society : The Social, Political and Moral Thought of Adam Ferguson, Springer, 2006 ; J.-C. Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique, 17e-XVIIIe siècles, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1992 ; R. Hamowy, The Scottish Enlightenment and the Theory of Spontaneous Order, Southern Illinois University Press, 1987.

[33] F. Hayek, Droit, législation et liberté, PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2007, p. 110. V. également sur cette question notamment K. Boulding et E. Khalil, Evolution, Order and Complexity, Routledge, 2002 ; Ph. Nemo, La Société de droit selon F. A. Hayek, PUF, 1988, p. 85 et s. ; S. Goyard-Fabre, État au vingtième siècle : regards sur la pensée juridique et politique du monde occidental, Vrin, 2004, pp. 79-80 ; J.-L. Gaffard, Norme, fait, fluctuation : contributions à une analyse des choix normatifs, Librairie Droz, 2001, pp. 90 et s. ; J. Batieno, Théorie de la connaissance et rationalité politique chez Karl Popper, thèse : paris 4, 2000 ; G. Dostaler et D. Ethier, Friedrich Hayek : philosophie, économie et politique, Économica, 1989, pp. 50 et s.

[34] Ibid., p. 98. V également en ce sens A. Marciano et M. Pélissier, « La théorie de l’évolution culturelle de Hayek à la lumière de La descendance de l’homme, de Darwin », in Économie et Sociétés, Œconomia, Histoire de la pensée économique, n° 33, déc. 2003, pp. 2121-2143 ; J.-R.-E. Eyene Mba, L’État et le marché dans les théories politiques de Hayek et de Hegel : Convergences et contradictions, L’Harmattan, 2007, p. 61 et s.

[35] Cité in F. Hayek, New Studies in Philosophy. Politics, Economics and the History of Ideas, London and Henley, Routledge & Kegan Paul, 1978, p. 260-261.

[36] F. Hayek, La constitution de la liberté, Litec, coll. « Liberalia », 1994, p. 25.

[37] Pour Hayek, « la conception d’un esprit déjà complètement développé, ayant conçu les institutions qui rendaient la vie en société possible, est contraire à tout ce que nous savons de l’évolution de l’Homme ». F. Hayek, La constitution de la liberté, op. préc., p. 85.

[38] B. de Mandeville, La Fable des abeilles, L. Carrive, (trad.), Vrin, 1991, Part. II, p. 264.

[39] D. Hume, Traité de la nature humaine, Aubier, coll. « Bibliothèque philosophique », 1983, p. 693.

[40] Pour une approche des sciences cognitives dont les précurseurs sont Herbert Simon et Friedrich Hayek V. J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, 2005

[41] F. Hayek, op. préc., p. 75.

[42] Ibid., p. 76.

[43] Sur ce thème de la pensée hayekienne V. notamment W. N. Butos, The Social Science of Hayek’s ‘The Sensory Order, Emerald Group Publishing, 2010, p. 342 et s. ; M. Bensaid, « Limites organisationnelles du libéralisme hayékien », in Cahiers d’économie politique : histoire de la psnée et théories, L’Harmattan, 2003, p. 90-93 ; A. Caillé, Splendeurs et misères des sciences sociales : Esquisses d’une mythologie, Librairie Droz, 1986, pp. 311-314 ; S. Ferey, « L’économiste et le juge : réflexions sur la théorie hayékienne du droit », in Cahiers d’économie Politique : histoire de la pensée et théories, L’Harmattan, 2008, pp. 57-83.

[44] F. Hayek, La constitution de la Liberté, op. préc., p. 66

[45] Ph. Nemo, Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, PUF. Coll. « Quadrige », 2002, p. 1358.

[46] F. Hayek, op. cit. note n° 226, p. 136.

[47] Ibid., p. 199.

[48] P. Deumier, Le droit spontané, op. cit. note 221, n° 21, p. 29.

[49] Certains auteurs soutiennent cependant une thèse somme toute différente. Carpour eux, les règles créées spontanément doivent, pour certaines, être considérées comme constituant du droit. V. notamment, P. Deumier, op. cit. note 221. Selon nous, c’est seulement une fois que le juge a donné à une coutume la signification de norme qu’elle peut être considérée comme juridique.

[50] Ainsi David Hume nous dit-il : « deux hommes qui tirent sur les avirons d’une barque le font selon un accord ou une convention, sans avoir jamais échangé de promesses. De même la règle qui porte sur la stabilité des possessions découle moins de conventions humaines qu’elle ne se développe peu à peu, acquérant des forces en progressant lentement, par l’expérience répétée des inconvénients liés à sa transgression. Cette expérience nous procure davantage l’assurance que le sens de l’intérêt est devenu commun à tous nos semblables et nous donne et nous donne confiance dans la régularité de leur conduite à l’avenir » (D. Hume, op. cit. note 232, liv. III, part. II, sect. 3).

[51] Pour Pascale Deumier, cela se traduit par la formation d’une habitude, composante primaire de la règle spontanée. Selon elle, « l’habitude implique une réitération, seule capable d’amorcer la transformation du comportement originel en pratique constante et générale » (P. Deumier, op. cit. note 221, p. 44). Pour une définition de la notion d’habitude V. le même auteur (ibid., pp. 45-61).

La norme technique

Schématiquement, les auteurs s’accordent à dire que les normes peuvent être regroupées en deux familles. Doivent être distinguées les normes à fonction descriptives, des normes à fonction prescriptive. Cette division[1] a, de tout temps, été envisagée par les grands penseurs[2]. Kelsen y fait référence lorsqu’il oppose le sein au sollen[3]. En différenciant le droit et la science du droit, Michel Troper s’y reporte également[4]. De la même manière, Paul Amselek s’appuie sur elle quand il distingue les normes directives, des normes scientifiques[5]. Celle-ci apparaît encore, lorsqu’est évoquée la dichotomie entre le fait et le droit[6] ou les sciences de la nature et les sciences sociales[7]. Malgré la différence de vocable et de formulation, toutes ces divisions renvoient à la même idée : les normes doivent être appréhendées différemment selon qu’elles relèvent de l’« être » ou du « devoir-être ». Il y a, selon le doyen Carbonnier, un « abîme infranchissable entre ces deux univers »[8]. Alors que les règles qui appartiennent à la famille de l’« être » se conjuguent à l’indicatif, celles qui font partie de la famille du « devoir-être » se conjuguent à l’impératif[9]. Et comme a pu le souligner le mathématicien Henri Poincaré : « un million d’indicatifs ne feront jamais un impératif »[10]. Les normes techniques ne peuvent, en toute logique, appartenir qu’à l’une des deux familles de normes. Afin de savoir, comment, ces règles se conjuguent, il convient, dès lors, d’analyser plus en détail cette distinction qui oppose le monde du devoir-être au monde de l’être.

Le monde du « devoir être ». S’agissant du premier, les règles qui le peuplent consistent dans le fait que quelque chose doit être (sollen). Selon Kelsen, « si A est, B doit être »[11]. A priori, les normes qui empruntent cette forme sont marquées du sceau de l’obligation. Par leur édiction est décrit un devoir – si infime soit-il – qui s’impose à son destinataire. Ces normes répondent à une structure bien particulière. Cette structure est gouvernée par un principe que Kelsen nomme l’imputation[12]. Les normes qui appartiennent au monde du devoir-être se décomposent nécessairement en deux éléments : le présupposé et la conséquence[13]. Plus précisément, ces règles consistent en l’énoncé d’une hypothèse (le présupposé) à laquelle sont attachés certains effets (la conséquence). L’imputation est le lien logique unissant les deux, de sorte que, si les conditions décrites dans le présupposé se réalisent, les conséquences définies par l’auteur de la norme doivent avoir lieu. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple du vol. Cet acte est unanimement réprouvé par les peuples, du moins, par ceux attachés au droit de propriété. En soi, aucune règle ne peut empêcher les agents de voler. L’adoption de cette conduite dépend, pour une large part, de la volonté du voleur[14]. La règle ne saurait agir sur lui, semblablement au marionnettiste qui, par l’action des fils de son fantoche, contrôle ses moindres faits et gestes. Ce que, en revanche, peut faire une norme, c’est adjoindre à ce présupposé, que constitue l’acte de voler, une conséquence comme la condamnation du délinquant, laquelle exprimera tout à la fois la désapprobation et la réponse sociale à cet acte malveillant[15]. Dans le cadre du devoir-être, la relation instituée par la norme entre le présupposé et la conséquence peut se traduire par la formule utilisée par Kelsen selon laquelle : « si A est, B doit être [ce qui] n’implique nullement que B sera réellement chaque fois que A sera »[16]. Il s’ensuit que, les règles qui relèvent du devoir-être, peuvent être, soit respectées, soit violées. Plus exactement, « pour qu’il s’agisse véritablement d’une norme [relevant du devoir-être], il faut qu’existe la possibilité d’une conduite non conforme »[17]. La réalisation des conditions posées par le présupposé n’entraîne pas nécessairement que l’auteur de la transgression soit frappé par les conséquences que prévoit la règle, à savoir, dans le cas du vol, d’une condamnation pénale. Il n’y a pas de relation de causalité entre le présupposé et la conséquence. C’est là, toute la différence avec les normes qui appartiennent au monde de l’être.

Le monde de l’« être ». Contrairement aux règles qui relèvent du devoir-être, ces dernières consistent dans le fait que quelque chose est. En d’autres termes, « si A est, B est »[18]. Cette forme, qu’endossent les normes de l’être, fait d’elles l’exact opposé des normes qui se conjuguent à l’impératif. Elles ne véhiculent aucune forme d’obligation. Ces normes ne font que décrire un « état certain, possible ou probable, dans lequel seront une chose, une situation ou un évènement si telles conditions sont remplies »[19]. Éclairons-nous d’un exemple. Lorsque la pomme se décroche de l’arbre, elle tombe. Bien qu’elle soit mûre ou qu’une bourrasque ait secoué la branche sur laquelle elle était accrochée, la pomme n’avait aucune obligation de tomber. Elle est venue heurter le sol sans qu’elle ait fait l’objet d’un quelconque ordre. Si la pomme est tombée, c’est parce que plus aucune force contraire – celle de la branche de l’arbre – ne s’opposait à ce que s’exerce sur elle la loi de la gravitation. Cette norme, qu’est la loi de Newton, ne commande pas à la pomme de tomber, elle décrit simplement le pourquoi de sa chute, soit le phénomène d’attraction de la terre sur tout corps positionné jusqu’à une certaine distance de sa surface. Comme l’a démontré Kelsen, au même titre que les normes qui relèvent du devoir-être, les normes qui appartiennent au monde de l’être, sont structurées de telle façon qu’elles « lient l’un à l’autre deux éléments »[20]. Ce lien dont il est question a, cependant, nous dit-il, « une signification radicalement différente »[21], selon que la norme qui l’énonce se conjugue à l’impératif, ou selon qu’elle se conjugue à l’indicatif. Dans le premier cas, il s’agira, nous l’avons vu, d’un lien d’imputation entre un présupposé et une conséquence. Dans le second, ce lien sera de nature causale, c’est-à-dire, qu’il unit une cause à son effet. Telle est la finalité des normes de l’« être » : décrire la causalité du mouvement des choses, leur survenance, l’ordre de leur déroulement. Si la pomme se décroche de l’arbre, elle tombe nécessairement. Ce phénomène est systématique et se répètera autant de fois que la branche de l’arbre ne sera plus en mesure supporter le poids de la pomme.

Lois de la nature et lois humaines. Il en résulte que les règles qui appartiennent au monde de l’être sont vraies ou fausses, mais, en aucune manière, ne peuvent être transgressées[22]. La pomme ne saurait violer la loi de la gravitation[23]. S’il s’avérait qu’elle ne tombait pas, cela signifierait simplement que le principe posé par Newton est faux. Il faudrait, par conséquent, que les scientifiques s’attellent à en élaborer un nouveau « à partir de l’observation du réel »[24]. C’est là, la marque des normes de l’être. Leur édiction ne procède jamais d’un acte de volonté ; elle repose toujours sur l’observation du cours des choses. D’aucuns en déduisent, qu’elles ne peuvent être que des lois de la nature[25]. Pour Kelsen, « la différence essentielle entre le principe de causalité et le principe d’imputation normative réside en ceci que la relation des évènements, dans le cas de la causalité, est indépendante d’un acte humain ou d’une volonté surhumaine tandis que le lien, dans les cas d’imputation, est issu d’un acte de volonté humaine […] »[26]. Autrement dit, si les normes sous-tendues par le couple cause-effet doivent être rangées parmi les lois naturelles, celles qui empruntent la structure présupposé-conséquence, sont des lois humaines. Alors que « la Nature […] sait seulement fabriquer de l’être »[27], l’Homme ne peut, quant à lui, produire que du « devoir-être »[28]. Qu’en est-il de la norme technique ?

La conjugaison de la norme technique. Qu’est-ce qu’une norme technique ? Il s’agit, selon Paul Amselek, d’une norme « élaborée directement en fonction de données (même purement intuitives) de la connaissance, en fonction d’un savoir acquis dont on s’efforce de tirer les applications pratiques auxquelles il peut se prêter »[29]. Peuvent, dans ces conditions, être considérées comme des normes techniques les règles de sécurité, d’hygiène, de fabrication industrielle, soit toutes celles qui visent « à l’obtention du degré optimal d’ordre dans un contexte donné »[30]. La norme technique prend la forme suivante : pour obtenir le résultat A, les conditions B et C doivent être réalisées. Que peut-on en déduire s’agissant de la conjugaison de la nome technique ? Le premier argument qui tend à réfuter la thèse selon laquelle les normes techniques se conjugueraient à l’impératif, consiste à dire que, derrière le verbe déontique, auquel il peut être recouru pour les énoncer, se cache une norme qui, en réalité, se conjugue à l’indicatif. Lorsque, de la sorte, il est avancé que, pour forger une lame, l’acier dont elle est constituée doit être porté à une certaine température, il s’agit là non pas d’une prescription indiquant un modèle de conduite, mais d’une description de la relation de cause à effet entre la dilatation de l’acier et son exposition à une forte chaleur. Malgré la tournure déontique de la proposition qui énonce la norme, il n’est nullement question ici d’une relation d’imputation entre un présupposé et sa conséquence. C’est pourquoi, les normes techniques se confondraient avec les lois scientifiques, en conséquence de quoi, elles devraient être rangées à côté d’elles dans le monde de l’être. Ô combien pertinente est cette thèse. Elle est pourtant loin de rendre compte de la réalité des choses. Son défaut ? Elle procède d’une vision trop restreinte de la norme technique. Cette espèce de norme possède, certes, une vocation descriptive, de sorte que si l’on s’arrête à cette vocation première, elle se conjugue, sans équivoque, à l’indicatif. Pour autant, il existe de plus en plus de cas où la norme technique se voit conférer une vocation supplémentaire : lorsqu’on la transforme en une règle prescriptive. Comment pareille opération est-elle possible ? Si l’on se réfère à la célèbre loi de Hume, « il n’est pas possible de dégager des conséquences prescriptives à partir de prémices seulement descriptives »[31]. Prenons un exemple : de l’observation que les femmes sont, à situation égale, moins bien payées que les hommes, il ne peut être déduit la règle selon laquelle, les personnes de sexe féminin, doivent toucher un salaire inférieur à celui dont bénéficient les membres de la gent masculine. L’adoption d’un tel raisonnement relèverait du pur sophisme. C’est la raison pour laquelle, il est absolument impossible, nous dit Hume, de faire dériver un « devoir-être » de l’« être ». Est-ce le cas d’une norme technique que l’on changerait en norme prescriptive ? La réponse est, sans hésiter, négative.

L’ambivalence de la conjugaison de la norme technique. Il ne s’agit pas, pour ce qui est des normes techniques qui se conjuguent à l’impératif, de les faire dériver, mécaniquement, sans discernement, de propositions descriptives, mais plutôt, comme le souligne Paul Amselek de les créer « par transformation de modèles recognitifs en modèles directifs »[32]. Rien n’empêche de décider qu’un modèle de conduite dicté par la nature, tel l’échauffement de l’acier à une température précise, devienne un modèle de conduite dicté par l’Homme qui, délibérément, peut faire le choix d’imposer que toutes les lames de tronçonneuses soient pourvues, pour des raisons de sécurité, d’un degré de solidité donné. Il n’y a là, rien de contraire à la loi de Hume. La norme technique est simplement érigée, par un acte de volonté, comme un modèle de conduite auquel les agents doivent se conformer. Dans ces conditions, elle perd sa vocation purement descriptive pour gagner le statut de proposition prescriptive. Cela lui permet, dès lors, de faire son entrée dans le monde du devoir-être, tout en gardant une étroite proximité avec les normes scientifiques. S’agissant, précisément, de cette proximité que la norme technique entretient avec les lois de la nature, certains auteurs y voient un argument qui plaide en faveur de leur appartenance au monde de l’être. Franck Gambelli abonde en ce sens, lorsqu’il affirme qu’« il faut mettre au premier rang des normes techniques les lois naturelles objectives »[33]. Pareillement, pour Denis Voinot, parce que « les normes techniques contiendraient une vérité extérieure à celle énoncée par la norme elle-même »[34], elles pourraient être vraies ou fausses. Si, en apparence, cet argument ne souffre d’aucune contestation, le soutenir revient, pourtant, à confondre la forme descriptive de la norme technique laquelle est, dans cette dimension, soit vraie, soit fausse avec sa forme prescriptive qui, prise dans cette autre dimension, ne peut être que violée ou respectée.

[1] Vincenzo Ferrari parle de « Grande division » (V. Ferrari, « Réflexions relativistes sur le Droit », in Regards sur la complexité sociale et l’ordre légal à la fin du XXe siècle, Bruylant, 1997, p. 36).

[2] On pense notamment à Kant, Saint-Thomas d’Aquin, Aristote ou bien encore, parmi les juristes, à Kelsen, Roubier, ou Josserand.

[3] Pour Kelsen, « la différence entre Sein et Sollen, « être » et « devoir être » […] est donnée à notre conscience immédiate. Personne ne peut nier que l’assertion que ceci ou cela « est » – c’est l’assertion qui décrit un fait positif – est essentiellement différente de la proposition que quelque chose « doit être » – c’est l’assertion qui décrit une norme ; et personne ne peut nier que, du fait que quelque chose est, il ne peut suivre que quelque chose doive être, non plus qu’inversement de ce quelque chose doit être, il ne peut pas suivre que quelque chose est » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. note 203, p. 14).

[4] M. Troper, La philosophie du droit, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2003, p. 27.

[5] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 96. Pour Paul Amselek « toutes les règles ou normes […] ne sont pas exclusivement des règles de conduite ou normes éthiques : il suffit de penser aux « lois » scientifiques » (P. Amselek, « Le droit, technique de direction publique des conduites humaines », Droits, 1989-10, pp. 7-10).

[6]V. en ce sens J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, coll. « Quadrige Manuels, 2004, p. 286. V. également D. de Béchillon op. cit. note 114, pp. 232-233.

[7] Cette distinction est évoquée notamment par Kelsen qui avance qu’« en posant que le droit est norme […] et en limitant la science du droit à la connaissance et description de normes juridiques et des relations fondées par ces normes entre des faits qu’elles règlent, on trace la frontière qui sépare le droit de la nature, et la science du droit, en tant que science normative, de toutes les autres sciences qui visent à la connaissance de relations causales entre processus réels, ou, de fait. Ainsi, et ainsi seulement obtient-on un critérium sûr permettant de séparer sans équivoque société et nature, sciences sociales et de sciences de la nature » (H. Kelsen, op. cit. note 203., p. 83).

[8]Cet auteur parle également d’« antithèse absolue entre l’être et le devoir-être ». J. Carbonnier, op. cit. note 225, p. 286.

[9] Kelsen exprime cette idée en affirmant qu’un sein ne peut pas être confondu avec un sollen et inversement. H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 14.

[10]Cité in N. Ar Poulantzas, Nature des choses et droit : essai sur la dialectique du fait et de la valeur, LGDJ, 1965, p. 294.

[11] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85.

[12] Ibid.

[13] Ph. Jestaz, Le droit, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2011, p. 18.

[14] Encore faut-il que cette volonté ne soit pas altérée, et que l’infraction puisse matériellement être commise. V. par ailleurs en ce sens Laurence Boy pour qui « dans la mesure où [les hommes] sont doués de volonté, les normes sont naturellement transgressables » (L. Boy, « Normes », RIDE, 1998, 115).

[15] On peut noter que la sanction à laquelle risque d’être condamnée le voleur ne constitue en aucune manière la conséquence que l’on impute au présupposé. Cette sanction a seulement pour finalité d’inciter les agents à observation de la règle.

[16] H. Kelsen, op. cit. 203, p. 85.

[17] Ibid., p. 17

[18] Ibid., pp. 14 et s.

[19] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 189.

[20] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85.

[21] Ibid.

[22] Pour Dénys de Béchillon, il convient cependant de nuancer cette affirmation. Selon cet auteur « la possibilité d’une conduite non conforme existe aussi dans le monde des sciences – toutes choses égales par ailleurs. Elle prend simplement une autre forme, et porte surtout des effets différents. Grosso modo, la violation d’une norme juridique s’opère sur le mode de la transgression, alors qu’une loi scientifique s’expose, lorsqu’elle n’est pas respectée à une réfutation, totale ou partielle. Violée, une norme juridique conserve normalement sa validité (c’est-à-dire son plein caractère de norme juridique), alors que la loi scientifique perd en principe la sienne (c’est-à-dire sa qualité descriptive, explicative ou prédictive). » (D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 188).

[23] Ainsi pour Franck Violet « le plus puissant des hommes ne peut aller à l’encontre de la plus simple des règles naturelles » (F. Violet, Articulation entre la norme technique et la règle de droit, PU Aix-Marseille, 2003, p. 32).

[24] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 98.

[25] Les auteurs assimilent en ce sens les normes qui relèvent de l’être aux lois de la nature. Ainsi, pour Paul Amselek, en dehors des normes du devoir-être « toutes les autres sont les […] lois de la nature ». P. Amselek, art. cit. note 201, p. 97. V. également, P. Amselek, « Lois juridiques et lois scientifiques », Droits, 1987, n° 6, p. 131. Dans le droit fil de cette pensée, Kelsen oppose les « lois naturelles » aux normes qui relèvent du devoir-être (H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85).

[26] H. Kelsen, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? », Droit & Société, 1992, p. 553.

[27] D. de Béchillon, op. cit. note n° 114, p. 196. Cet auteur poursuit en avançant que « ces prétendues lois de la Nature sont des constructions purement humaines et largement fantasmatiques au travers desquelles nous prêtons des aptitudes normatives à une Nature qui n’en possède pas » (D. de Béchillon, op. cit. note n° 114, p. 198).

[28] Soutenir le contraire reviendrait à assimiler l’homme à un dieu, ce qu’il n’est pas, bien évidemment. Au mieux, l’homme a le pouvoir d’interférer dans le déroulement du cours des choses. Il peut chercher à déjouer les effets de la loi de la causalité. Il ne peut cependant, ni la neutraliser, ni la modifier. La gravitation exercera toujours une force sur la pomme. Il s’ensuit qu’elle tombera, arrivée à maturité, inéluctablement de l’arbre, sans que la plus grande volonté humaine ne puisse rien y changer.

[29] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 99 ; Franck, Violet définit quant à lui la norme technique comme « une solution d’application répétitive apportée à des questions relevant essentiellement des sphères de la science, de la technique et de l’économie et visant à l’obtention du degré optimal d’ordre dans un contexte donné » (F. Violet, op. cit. note 272, p. 19). V. également pour une définition de la norme technique M. Lanord, « La norme technique : une source du droit légitime ? », RFDA, juil. 2005, n° 4, pp. 738-751 ; « norme technique et le droit : à la recherche de critères objectifs », Revue de la recherche juridique. Droit prospectif, 2005/2, pp. 619-649 ; D. Voinot, La norme technique en droit comparé et en droit communautaire, Thèse : Grenoble, 1993 ; A. Peneau, Règles de l’art et normes techniques, LGDJ, 1989.

[30] F. Violet, op. cit. note 272, p. 19.

[31] Cité in C. Grzegorczyk, M. Troper, F. Michaut (dir.), Le positivisme juridique, LGDJ, 1992, pp. 244-245.

[32] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 100.

[33] F. Gambelli, « Définitions et typologies des normes techniques », LPA, n° 18, 11 février 1998, p. 5.

[34] D. Voinot, op. cit. note 278, p. 35.

La règle de droit

Contrairement à une idée très répandue, une proposition prescriptive ne constitue pas nécessairement une norme. Pour qu’elle endosse cette qualification, elle doit s’insérer d’une part, dans un système hiérarchique (§1) et, d’autre part, dans un système statique et dynamique (§2). Pour être qualifiée de juridique la norme doit, par conséquent, satisfaire à ces deux exigences.

I) L’appartenance à un système hiérarchique

Le voleur et le percepteur. « La bourse ou la vie » ! Voilà une réplique que l’on est susceptible d’entendre à l’occasion de la projection d’un film de cape et d’épée. Sa présence au beau milieu d’un raisonnement théorique apparaît, cependant, pour le moins surprenante. Pourtant, c’est bien à partir de la référence implicite à cette réplique que Kelsen démontre, dans sa Théorie pure du droit, pourquoi toutes les propositions prescriptives ne sont pas des normes, et pourquoi seules les prescriptions arborant un caractère obligatoire peuvent accéder à ce statut. Pour y parvenir, Kelsen s’interroge sur la différence qu’il y a entre l’injonction, prononcée sur un ton comminatoire, par le chef d’une bande de voleurs pointant de son doigt les occupants d’une diligence apeurés, et le commandement émis par l’agent de l’administration fiscale à destination de ses administrés leur enjoignant de s’acquitter de leur impôt. De prime abord, lorsque l’on se focalise sur la structure grammaticale de ces deux propositions prescriptives, rien ne semble les distinguer, dans la mesure où leur construction répond à une logique purement déontique. Si l’on s’arrête à ce constat, tant l’injonction formulée par le bandit de grand chemin que celle dictée par le percepteur des impôts doivent être qualifiées de normes. Cela n’a cependant pas grand sens dans la mesure où, si tel était le cas, quiconque serait capable de manier la forme verbale déontique – soit toute personne maîtrisant le langage – disposerait du pouvoir d’édicter des normes, lesquelles perdraient alors leur spécificité. De cette observation, Kelsen en vient à déduire que les propositions prescriptives ne peuvent pas toutes endosser la qualité de norme. Pour lui, seul « l’ordre du fonctionnaire du fisc a signification de norme valable obligeant le destinataire »[1]. Reste à déterminer, en quoi le commandement formulé par le percepteur des impôts se distingue-t-il de l’ordre du brigand. Pour Kelsen, la raison est simple : tandis que le premier est obligatoire, le second est facultatif.

L’obligatoire. À quoi tient l’obligatoriété dont serait empreinte l’injonction émise par l’administration fiscale ? De toute évidence, elle ne saurait résider dans l’acte de volonté qui la pose en raison de l’impossibilité absolue de faire dériver « un devoir-être » d’un « être ». Or comme le souligne, à très juste titre, Kelsen « la norme est un ?devoir-être? (sollen), alors que l’acte de volonté dont elle est la signification est un ? être ? (sein) »[2]. La force obligatoire que possède une norme ne peut, dans ces conditions, trouver sa source que dans quelque chose d’extérieur à l’acte de volonté dont elle est issue. En vertu de la loi de Hume, ce quelque chose ne peut qu’appartenir au monde du devoir-être. Il s’ensuit que ce ne peut être qu’une norme. Partant, le caractère obligatoire d’une proposition prescriptive viendrait de son adoption conformément à une norme qui lui est supérieure. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre quelques exemples. Si la règle selon laquelle nul ne peut impunément porter atteinte à la vie d’autrui est obligatoire, cela ne tient pas au fait qu’elle procède de la volonté d’interdire pareil comportement, mais qu’elle a été adoptée par le parlement qui tient son pouvoir d’une norme supérieure : la constitution. De la même manière, l’obligation qui impose à tout un chacun de se soumettre aux règles de politesse vient de l’acceptation par tous du principe plus général de respect mutuel des individus. Pareillement, la force obligatoire dont est pourvu un contrat n’a pas pour origine la commune volonté des parties, mais la loi. Kelsen assimile donc le caractère obligatoire d’une norme à sa validité, puisqu’une norme valide est une norme conforme à une norme supérieure[3]. Comme le souligne Michel Troper, l’obligation à laquelle fait référence le maître de Vienne n’est aucunement une obligation morale, contrairement à ce qui a pu être soutenu par Ross[4], « elle est une obligation relative […], car elle est établie non par la volonté subjective de celui qui a émis la norme, par exemple le percepteur, mais par une norme supérieure, la loi, dont l’existence est objective »[5]. Naturellement, si l’on entreprend de remonter la pyramide normative pour fonder, de proche en proche, l’obligatoriété de chacune des normes qui la compose, se posera inexorablement la question du caractère obligatoire de la norme qui se trouve à son sommet. Aussi, cette question ne peut-elle se résoudre qu’en admettant que l’ensemble de la pyramide normative repose sur une norme fondamentale non pas posée, mais supposée, en ce sens qu’elle a pour fonction de prescrire qu’il faille se conformer aux normes dont elle fonde la validité[6].

Élargissement du concept de norme. Mais restons focalisés sur la thèse défendue par Kelsen, selon laquelle les normes sont nécessairement obligatoires, sans quoi il ne s’agirait-là que de simples commandements. Bien que cette thèse ait pendant fort longtemps rencontré un immense succès chez les juristes, elle connaît depuis quelques années de plus en plus de détracteurs. En simplifiant à l’extrême, les arguments avancés consistent à dire qu’un mouvement se serait enclenché, celui du recours de plus en plus fréquent, par des instances tant publiques que privées, à des instruments directifs véhiculant des modèles de conduite dont l’observation par leurs destinataires n’est pas obligatoire. Ces instruments ne sont autres que les recommandations, avis, chartes, conseils, incitations ou directives. Pour Catherine Thibierge, la prolifération galopante de ces instruments directifs d’un nouveau genre, procèderait d’une « métamorphose du rapport de l’autorité et de le l’expression de l’autorité en général : à une autorité […] jadis fortement caractérisée par la soumission et la contrainte, s’est en partie substituée une autorité soucieuse de légitimer son action, ouverte au dialogue, et en quête de l’adhésion de ses destinataires »[7]. De ce constat, certains auteurs concluent que l’approche traditionnelle de la norme ne rendrait plus totalement compte de la réalité. Selon eux, cette réalité appellerait un élargissement du concept de norme en supprimant l’un des éléments de sa définition, cause de son étroitesse : l’obligatoriété. André Lalande avance en ce sens qu’« une norme n’est pas nécessairement une loi ni un commandement : elle peut être un idéal sans aucun caractère obligatoire »[8]. D’autres auteurs avancent que l’existence, en droit, de règles supplétives serait la preuve que, pour endosser la qualité de norme, une prescription ne doit pas nécessairement être obligatoire[9]. D’autres encore soutiennent que certaines normes juridiques ne seraient porteuses d’aucune obligation en raison de la nature purement descriptive de leur énoncé[10]. Certains n’hésitent pas, en outre, à affirmer qu’il n’y aurait « pas de lien définitionnel […] entre validité et obligatoriété de la règle »[11]. Pour les tenants de cette pensée, il serait, par conséquent, possible de faire entrer dans le domaine du normatif, des instruments directifs n’arborant aucun caractère obligatoire. D’aucuns vont même jusqu’à prétendre que pourraient, également, y être intégrés les instruments directifs non porteurs de prescriptions[12].

Impératif catégorique et impératif hypothétique. Dans cette perspective, pour Paul Amselek, il convient de distinguer « les normes à fonction directive autoritaire », empreintes d’obligatoriété, des « normes à fonction directive souple » qui en seraient dépourvues[13]. Les normes seraient donc à « textures multiples »[14]. Dans le champ du droit, il existerait, selon ce mouvement de pensée, « un droit souple »[15], non-obligatoire, que l’on appelle également soft law, et un droit dur (hard law) lequel serait, à l’inverse, contraignant[16]. Difficile de ne pas être séduit par la thèse soutenue par ces auteurs qui critiquent la rigidité de la conception kelsenienne de la norme. Cela s’explique, entre autres, par le fait que le constat sur lequel repose leur thèse est autant incontestable que pertinent. Il ne saurait être nié que les instruments directifs auxquels il est recouru pour régir les conduites humaines, se sont considérablement diversifiés, en raison, comme l’a parfaitement mis en lumière Catherine Thibierge, de l’alignement progressif, voire dans certains cas du dépassement, de l’efficacité du facultatif sur l’obligatoire[17]. Est-ce, pour autant, suffisant pour emporter l’adhésion à l’idée qu’une norme pourrait ne pas être obligatoire ? Assurément non. Il existe une impossibilité logique de dissocier les deux concepts. Et, malheureusement pour ceux qui défendent le contraire, la tentative entreprise par Dénys de Béchillon de sauver cette thèse en recourant à la distinction entre l’impératif catégorique et l’impératif hypothétique, n’y change rien. Ce dernier soutient que, si l’on se réfère au vocabulaire kantien, la norme à fonction directive autoritaire appartiendrait au domaine de l’impératif catégorique de sorte qu’elle serait « obligatoire par elle-même »[18]. La norme à fonction directive souple contiendrait, quant à elle, un impératif hypothétique, ce qui la rendrait « obligatoire que si son destinataire adhère aux fins qu’elle sous-tend »[19]. Ainsi, les recommandations, avis et autres directives seraient bien marqués du sceau de l’obligatoriété. Cela permettrait de les ranger dans la catégorie des normes. Bien que fort astucieux puisse apparaître le recours à la distinction kantienne, l’utilisation de cette distinction n’en demeure pas moins erronée[20] dans la mesure où une norme juridique ne consistera jamais en un impératif catégorique. Et pour cause, celle-ci n’est actionnée que si, et seulement si, la conduite qu’elle a pour objet de régir se réalise. La norme ne peut, par conséquent, être que la signification d’un impératif hypothétique[21]. L’impératif catégorique réside, lui, dans l’obligation morale qui s’impose aux agents de respecter les normes[22].

Thèses inopérantes. En distinguant entre l’impératif catégorique et l’impératif hypothétique, Denys de Béchillon ne sert pas la thèse de l’appartenance de ce qui relève du facultatif au domaine du normatif. Au contraire, il la dessert. Sa démarche sonne comme l’aveu que la règle de conduite ne peut qu’être obligatoire. La conception kelsienne de la norme s’en trouve, à ce titre, d’une certaine manière renforcée. À la vérité, la principale critique que l’on peut formuler à l’encontre de la thèse selon laquelle l’obligatoriété ne constituerait pas le critère discriminant de la norme, réside dans l’incapacité absolue de cette dernière à distinguer l’ordre dicté par le bandit de grand chemin, du commandement émis pour le percepteur des impôts. Pis, si l’on pousse le raisonnement sur lequel cette thèse repose, son adoption conduit à conférer une normativité supérieure à l’injonction du brigand comparativement à celle énoncée par l’agent de l’administration fiscale. Les contradicteurs de Kelsen soutiennent, en effet, que si la sphère des normes doit être élargie au-delà de son périmètre originel, cela se justifie par la possibilité d’associer aux instruments directifs indiquant des modèles de conduite, une valeur quantifiable, mesurable, si bien qu’il existerait plusieurs degrés de normativité. Très schématiquement, tandis que les recommandations se trouveraient en bas de l’échelle de graduation, les commandements trôneraient quant à eux tout en haut[23]. Catherine Thibierge s’est essayée en ce sens à réaliser une sorte de matrice conceptuelle permettant de mesurer ce qu’elle appelle la « force normative »[24]. Selon cette thèse, ce qui distinguerait les instruments directifs, ce ne serait pas leur qualité de norme, celle-ci leur étant d’ores et déjà acquise à partir du moment où ils permettent de « guider l’action humaine »[25], mais leur force normative, laquelle varierait d’un instrument à l’autre. En raisonnant de la sorte, cela a pour conséquence de créer des passerelles entre les domaines du facultatif et de l’obligatoire ; d’où, il s’ensuit l’impossibilité de distinguer l’ordre du bandit de celui du percepteur. Plus encore, en reconnaissant une certaine force normative aux propositions descriptives qui indiquent des modèles de conduite, l’utilisation de ce concept a pour effet de jeter des ponts entre le monde de l’être et le monde du devoir-être, si bien que la frontière entre les deux s’en trouve brouillée.

Thèses dangereuses. Si, d’un côté, l’on peut être tenté de s’émerveiller devant la prouesse que permet de réaliser le concept de force normative, d’un autre côté, il est difficile de ne pas penser au mirage vers lequel il mène. Comment le monde de l’être pourrait-il être pourvoyeur de normes ? Comme le fait remarquer, à juste titre, Denys de Béchillon, « la Nature ne commande ni ne conseille, n’impose ni ne suggère. Elle serait bien en peine […], elle qui sait seulement fabriquer de l’être et de la chose, transformer de la matière, causer des phénomènes. Ces fameuses régularités n’ont pas grand-chose à voir avec des normes stricto sensu »[26]. Par ailleurs, à vouloir relier entre eux les mondes de l’être et du devoir-être, il est un risque que l’on prenne pour des normes des prescriptions qui, en réalité, ne sont que le produit de violations de la loi de Hume. Or cela représente un danger au moins aussi grand que de qualifier indistinctement de norme ce qui relève du facultatif, comme par exemple le commandement formulé par le bandit de grand chemin, et ce qui relève de l’obligatoire, tel l’ordre émis par le percepteur des impôts[27]. Impératif et descriptif, obligatoire et facultatif sont des domaines qui doivent, strictement, rester cloisonnés. Cela suppose d’admettre, comme l’y invite Kelsen, que la qualité de norme ne puisse être endossée que par une prescription indiquant un modèle de conduite, d’une part, et que cette prescription revête un caractère obligatoire d’autre part.

La notion d’ordre normatif. Finalement, en érigeant comme quasi-critère de la norme, la « force normative », il y a là une certaine confusion qui est faite entre les notions d’obligatoire et d’autorité déontique[28]. Une norme peut très bien être dépourvue de toute autorité – ce que Catherine Thibierge désigne par le terme de « force normative ». Cela ne l’empêchera pas de rester obligatoire, soit de conserver sa qualité de norme. L’exemple peut être pris avec l’ordonnance de police du 26 brumaire an VIII toujours en vigueur[29] qui interdit le port des pantalons pour les femmes ou bien encore avec la loi du 28 juillet 1894 qui punit la provocation à la révolte ou à la désobéissance effectuée « dans un but de propagande anarchiste ». À l’inverse, une prescription peut tout à fait posséder une autorité immense (l’ordre du brigand), sans pour autant être empreinte de la moindre once d’obligatoriété et donc accéder à la qualité de norme. Le caractère obligatoire d’une prescription et son autorité sont deux choses totalement différentes. Tandis que le premier élément lui confère la qualité de norme, le second nous renseigne simplement sur son effectivité quant à son observation par les agents. Pour savoir identifier la règle de droit, il convient, dès lors, de se demander, non pas si elle est pourvue d’une « force normative », mais si elle arbore ce fameux caractère obligatoire. Cela revient, in fine, à s’interroger sur leur appartenance à un système hiérarchique dans lequel chacune d’elles tirerait sa validité d’une prescription supérieure. On qualifie pareil système d’ordre normatif. Dans une première acception, un ordre peut se définir comme « un ensemble de choses qui ordonnent »[30]. Plus précisément, il est un regroupement d’éléments disparates en un tout cohérent et organisé. Pour Jacques Chevallier, « l’ordre désigne […] à la fois le principe logique qui commande les relations entre les divers éléments constitutifs et l’ensemble articulé qu’ils forment »[31]. L’idée qui prévaut dans la définition de l’ordre est donc celle d’organisation. Cela s’explique par le fait qu’un ordre normatif est un système[32]. Le propre des normes étant, précisément, d’entretenir des rapports d’interaction et d’interdépendance pour exister, quoi de plus naturel pour elles que d’être regroupées en système. Comme le souligne Pascale Deumier, « la norme n’est qu’un des éléments de ce tout grâce auquel et pour lequel elle a été créée et elle est appliquée »[33]. Ensemble, les règles de conduite forment ce que l’on pourrait appeler un ordre social. Kelsen le définit comme « un ordre normatif qui règle la conduite humaine en tant qu’elle a rapport à d’autres hommes, directement ou indirectement »[34]. Partant, pour être qualifiée de juridique la norme doit nécessairement appartenir à un tel ordre. Pour qu’il en soit ainsi, trois conditions doivent être réunies. La première tient à la pluralité des composantes qui constituent l’ordre, la deuxième à l’organisation hiérarchique du système. Enfin, la dernière condition tient à l’existence d’une unité[35]. Si l’une de ces conditions fait défaut, le système en question ne saurait être qualifié d’ordre normatif.

II) L’appartenance à un système dynamique et statique

L’identification de la règle de droit. Bien que la qualification de règle de conduite soit moins large que celle à laquelle renvoie le concept de norme à l’état brut, non encore dégrossi, elle n’en reste pas moins à préciser. Il est plusieurs sortes de règles de conduite qui peuvent être distinguées. De la famille à laquelle elles appartiennent dépend la nature de l’ordre normatif qu’elles forment. Traditionnellement, les auteurs s’accordent à penser que les règles de conduite recouvrent deux grandes familles de normes : le droit et la morale[36]. Le critère, à partir duquel pourrait être déterminée la juridicité d’une norme, a fait l’objet de très nombreux débats au point que, devant la profusion de critères proposés qui, en caricaturant à peine, sont presque aussi divers qu’il y a d’auteurs ; certains d’entre eux n’hésitent pas à douter, voire à nier l’existence-même de la règle de Droit. Pour Denys de Béchillon, il n’existerait « nulle part de définition d’elle qui vaille en tous lieux et pour tous usages, ni même de possibilité qu’il en existe une »[37]. Pour Pascale Deumier encore, « l’objectif de définir tout le droit, mais rien que le droit, est hors de portée […]. Une définition du droit définitive […] n’existe pas »[38]. Doit-on se résigner à ce constat, qui laisse transparaître, chez ces auteurs, un brin de fatalisme ? Nous ne le croyons pas. Si la norme juridique porte un nom, c’est là une preuve suffisante qu’elle existe.

Le critère formel. Le premier critère auquel l’on est, d’emblée, tenté de penser est de nature formelle : seule la règle édictée par le parlement ou par une autorité habilitée par lui, constituerait du droit. La norme numérique n’ayant, ni été votée, ni adoptée par aucune instance publique, précisément parce qu’elle procède d’un mécanisme de création spontanée, ne saurait, dans cette hypothèse, être qualifiée de juridique. A priori, de par son objectivité, combinée à sa grande précision, aucune norme empreinte d’un tant soit peu de juridicité, ne saurait résister au test du critère formel. En réalité, il n’en est rien. Imparable, ce raisonnement aurait pu l’être si la norme se confondait avec le texte qui la pose. Tel est, cependant, loin d’être le cas. Comme il a été démontré, dès lors que l’on adhère à l’idée, selon laquelle une norme consiste en une signification et non en une chose, il doit, corrélativement, être admis qu’au stade de l’édiction d’un texte de loi ou réglementaire, par une autorité compétente, aucune norme n’a encore été créée[39]. Ce qui lui donnera vie, c’est l’acte par lequel il est conféré une signification au texte adopté. Or cet acte est le fait de celui, dont la fonction est de l’interpréter pour, éventuellement, par suite, l’appliquer à un cas concret. Ainsi, les normes juridiques ne résident pas dans les textes votés par le parlement. Elles sont, pour l’essentiel, issues des décisions prises par les juges. Cette idée peut se résumer de façon synthétique en affirmant que le droit n’est pas dans la loi, mais dans son interprétation. Il en résulte que, le critère formel ne saurait rendre compte de la juridicité d’une règle de conduite, ce, d’autant plus, qu’il n’est nullement besoin d’un support textuel pour que le juge crée une norme. Il lui est permis – et c’est ce qu’il fera très souvent – de conférer la signification de norme à une pratique coutumière, ce qui implique qu’il n’est pas exclu que les normes numériques puissent être qualifiées de juridiques. Le critère formel étant inopérant quant à fonder la juridicité d’une norme, il convient de se tourner vers un autre critère comme, par exemple, celui que suggèrent de nombreux manuels d’introduction au droit : la sanction.

Le critère de la sanction. La sanction revient, très souvent, chez les auteurs comme l’un des éléments constitutifs de la règle de juridique[40]. Jhering n’hésite pas à affirmer qu’« une règle de droit dépourvue de contrainte juridique est un non-sens : c’est un feu qui ne brûle pas, un flambeau qui n’éclaire pas »[41]. Pour Xavier Labbée, « la règle de droit est […] une règle obligatoire, contraignante, assortie d’une sanction étatique »[42]. Selon Henri Roland et Laurent Boyer, son originalité tiendrait « à son caractère de sanction socialement organisée »[43]. Enfin, peut être évoquée la conception que François Gény se fait des normes juridiques, qui se distingueraient des autres normes « en ce que les préceptes qui les contiennent sont susceptibles d’une sanction extérieure, au besoin coercitive, émanant de l’autorité sociale, et obtiennent ou tendent à recevoir cette sanction »[44]. Bien qu’il soit indéniable que la très grande majorité des règles juridiques sont assorties d’une sanction étatique[45], il ne saurait, pour autant, en être déduit que c’est là, un élément essentiel de leur définition[46]. Comme le souligne, tout d’abord, Christian Larroumet « il existe […] en droit interne des règles qui ne sont pas sanctionnées [de sorte qu’il] n’est pas possible de ramener la règle de droit à la sanction »[47]. En guise d’illustration, il peut être cité la règle selon laquelle « le Parlement vote la loi »[48] ou encore « le Président de la République préside le Conseil des ministres »[49]. Voici des règles qui, dans l’hypothèse où elles ne seraient pas respectées, ne sont pas sanctionnées. Ensuite, dire que le recours au critère de la sanction permettrait de déterminer la juridicité d’une norme, revient à perdre de vue l’intérêt pratique de l’entreprise de définition de la règle de droit. Car, celui-ci est bien réel, et pas seulement théorique. Il s’agit d’expliquer en quoi cette règle, si spécifique, se distingue des autres normes. Or c’est là, un objectif que ne permet pas d’atteindre le critère de la sanction. Comme l’a fort brillamment démontré Denys de Béchillon, « la sanction échoue à fonder l’obligation, car l’obligation existe nécessairement avant qu’on la sanctionne »[50]. Comment, autrement dit, la sanction serait-elle à même de révéler la spécificité de la règle juridique si l’on ne se soucie d’elle qu’après avoir créé la norme à laquelle elle est assortie ? Par ailleurs, nul n’est besoin de faire des recherches approfondies pour établir que la règle juridique n’est pas la seule à être sanctionnée. Les normes morales le sont aussi. Leur violation entraîne la réprobation du corps social.

L’internormativité, source de brouillage du critère de la juridicité. Dans ces conditions, la sanction ne peut pas être considérée comme le critère sur lequel reposerait la juridicité d’une norme. À la vérité, celle-ci participe seulement à la rendre plus effective. Plus une sanction est redoutée par les agents, plus la règle à laquelle elle est attachée a de chance d’être respectée, quoique cela ne se vérifie pas toujours. Aussi, nous faut-il chercher un critère autre que la sanction, afin de déterminer si la norme numérique peut être qualifiée de juridique. Vers quel critère, non encore évoqué, pourrait-on se tourner ? L’échec des précédentes tentatives de trouver le critère de la juridicité met en exergue la grande difficulté dont est empreinte cette quête. Pour certains auteurs, cette difficulté tient à l’existence d’une « internormativité » qui brouillerait singulièrement les frontières entre le droit et les autres normes de l’univers normatif. Qu’est-ce que l’internormativité ? Il s’agit d’un concept, ou plutôt, d’un phénomène[51]. Celui-ci a, notamment, été décrit par Norbert Rouland, qui constate que chaque société peut choisir « de qualifier (ou de disqualifier) de juridique des règles et comportements déjà inclus dans d’autres systèmes de contrôle social […] »[52]. Jean Carbonnier y fait référence lorsqu’il évoque les « flux » et « reflux »[53] de la morale et de la religion auxquels le droit est confronté depuis toujours. L’internormativité consisterait en ce mouvement de juridicisation et de déjuridicisation des normes qui gouvernent l’action humaine[54]. La porosité qui existe entre la frontière délimitant le droit des autres normes sociales, trouve son origine dans ce phénomène d’internormativité. Quelle qualification devrait, par exemple, porter une norme religieuse consacrée par le législateur ? Est-ce une norme juridique perdant sa qualification de religieuse ? Ou est-ce une norme qui reste religieuse tout en entrant dans le giron du droit ? Difficile à dire. Parce que le droit se construit et se déconstruit, sans cesse, sous l’effet du phénomène d’internormativité, il est extrêmement compliqué de s’en saisir pour le figer dans une définition. C’est la raison pour laquelle, plutôt que de l’appréhender en cherchant à identifier les normes qui le composent, lesquelles sont changeantes, en perpétuel mouvement, certains auteurs se sont demandés, s’il ne faudrait pas mieux faire abstraction de ces dernières et définir le droit par sa finalité qui, elle, reste et restera toujours inchangée[55].

Identification de la juridicité par la finalité de la règle. Norbert Rouland écrit en ce sens que « sociologie et anthropologie juridique nous montrent que la qualification juridique peut-être à géométrie variable à l’intérieur d’une même société (dans le métro, la défense de fumer procède du droit, ailleurs de la politesse ou de l’hygiène) […]. Inutile donc de chercher l’universalité du droit directement dans ses contenus. En revanche, elle apparaît mieux dans un type de définition fonctionnelle ». Consécutivement, cet auteur en déduit que « le droit […] serait ce que chaque société, ou certains de ses groupes considèrent comme indispensable à sa cohérence et à sa reproduction »[56]. Paul Amselek partage cette définition lorsqu’il soutient que doit être considéré comme faisant partie du droit tout ce qui constitue « une technique de direction publique des conduites humaines »[57]. Pareillement, pour Christian Larroumet, tandis que la morale et la religion viseraient « une fin individuelle, la perfection personnelle de l’homme »[58], la finalité du droit serait toute autre. Elle consisterait « à éviter l’anarchie dans les rapports entre les membres du groupe »[59]. Dans ce même ordre d’idée, Santi Romano insiste sur le fait que le droit n’a pour autre fonction que de créer de l’ordre[60]. Cela fait dire à Jacques Chevalier que, dès lors qu’un groupe s’institutionnalise, il est voué au droit[61]. De cette observation, à laquelle il se livre, lui aussi, Norbert Rouland, en vient à affirmer que le droit aurait « contribué à la naissance de l’homme, peut-être même avant la religion »[62], de sorte que son apparition remonterait à l’ère paléolithique et plus exactement à la période durant laquelle les premiers groupes humains se sont constitués. C’est précisément là, l’idée que défendait Hayek lorsqu’il écrit que « le droit est plus ancien que la législation »[63]. Si comme inclinent à le penser tous ces auteurs, « la loi existait depuis fort longtemps lorsque les hommes s’aperçurent qu’ils pouvaient la faire ou la changer »[64], cela signifie que peuvent être qualifiées de juridiques toutes les normes dont le processus de formation a pu être observé dans les sociétés primitives. Or celui-ci était, Hayek l’a largement démontré, d’ordre spontané[65]. Cette thèse conduit à affirmer que les règles, non verbalisées, mais qui structurent des communautés telles des groupes familiaux ou d’amis, constitueraient du droit. D’où, l’affirmation de Jean Carbonnier selon laquelle « il y a plus d’une définition dans la maison du droit »[66].

Rejet du critère finaliste. Si, à l’évidence, les brillantes démonstrations réalisées par les éminents auteurs que sont Friedrich Hayek, Romano Santi ou bien encore Norbert Rouland, sont à même de fournir de solides justifications quant au choix du critère finaliste, nous ne parvenons pourtant pas à nous en satisfaire. La raison en est que l’adoption de celui-ci nous commande d’admettre que le droit se trouve partout où il y a une bribe d’organisation humaine. C’est ainsi que, pour Jean Carbonnier, le pouvoir juridique par lequel le droit est créé, résiderait, non dans l’État, mais dans « les faits normatifs au cœur de la vie sociale »[67]. Est-ce à dire que la norme qui régit les heures de prière dans un monastère, la règle selon laquelle on doit mettre sa main devant sa bouche lorsque l’on se prend à bâiller et celle punissant d’une peine de trois ans d’emprisonnement tout acte consistant en la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui se trouveraient sur un même plan ? C’est ce que tendent à penser ceux qui soutiennent que, à partir du moment où une norme est génératrice d’ordre, elle doit être regardée comme constituant du droit. Bien que séduisante, nous ne pouvons que rejeter en bloc cette position doctrinale. La raison de ce rejet tient, tout d’abord, à l’impossibilité logique de voir coexister au sein d’un même système normatif – le droit – des normes susceptibles de prescrire aux agents des conduites contraires. Il en va ainsi des règles morales, qui ne sont pas toujours en phase avec les normes adoptées par les autorités publiques compétentes. C’est là, un motif suffisant, lorsque l’hypothèse se présente, de dénier aux premières l’accès à la juridicité, dans la mesure où, de par la contrariété de leur contenu avec les secondes, elles ne sont pas valides. Or la validité c’est, nous enseigne Kelsen, « le mode d’existence spécifique des normes »[68]. À ce titre, normes morales et juridiques, bien qu’elles puissent dans de nombreux cas se confondre, ne sauraient appartenir au même ensemble normatif.

La nécessaire différenciation du droit de la morale. Ensuite, il peut être opposé aux défenseurs de cette thèse, exactement la même critique que l’une de celles formulées à l’encontre de la doctrine jusnaturaliste, à savoir, que son imprécision est de nature à ouvrir la qualification de juridique à n’importe quelle règle de conduite ; celle-ci dépendant du point de vue duquel on se place. Si, effectivement, l’on adhère à l’idée que pour recevoir la qualification de norme il suffit qu’une proposition prescriptive génère de l’ordre, il s’avère que cela sera toujours le cas dans l’esprit de celui qui l’édictera. Rien ne permet, en revanche, d’affirmer qu’il en ira de même pour les destinataires de la règle. L’exemple peut être pris avec l’adoption, par les députés, du texte de loi qui offre la possibilité aux couples de même sexe de se marier[69]. Tandis que cette norme est vue par certains, comme un pas de plus en direction de l’égalité, pour d’autres elle est plutôt perçue comme source d’un grand désordre moral dans la société. Parce que la capacité d’une norme à structurer les rapports sociaux, dépend de la perception que l’on se fait de l’ordre, il ne saurait être recouru à cette notion d’ordre pour en faire un critère de juridicité, à moins d’admettre que le droit soit, par essence, un concept à géométrie variable. Tel n’est, cependant, pas ce à quoi nous pouvons nous résoudre. Si on l’admettait, cela signifierait que le droit ne se distinguerait ni de l’ordre moral, ni du système normatif adopté par des « bandits de grand chemin ». Il s’agit pourtant de la spécificité du droit, que de se différencier des autres systèmes de normes. C’est là, sa raison d’être. S’il ne possédait pas cette spécificité, il serait permis aux agents d’un même groupe humain de voir du droit dans les normes de conduites de leur choix. Il s’ensuivrait qu’aucun socle commun de règles ne pourrait exister, si bien que l’unité du groupe s’en trouverait menacée. Il est, par conséquent, une nécessité primordiale que le droit conserve sa singularité. On en revient alors à notre question initiale, celle consistant à se demander, comment distinguer les règles juridiques des autres normes sociales.

La définition du droit par sa structure. Jusqu’à présent, force est de constater que toutes nos tentatives de recherche d’un critère de juridicité fondées, soit sur les propriétés intrinsèques de la norme, soit sur la finalité du droit, ont échoué. Peu importent les raisons de cet échec. Ce qui compte, désormais, c’est de trouver un moyen de reconnaître le droit parmi les très nombreux systèmes normatifs qui l’entourent ; étant entendu qu’il est exclu qu’il puisse se confondre avec eux. Si, manifestement, la marge de manœuvre qu’il nous reste pour mener à bien cette entreprise s’avère pour le moins étroite, compte tenu du nombre de critères déjà passés en revue, il est, néanmoins, un angle sous le prisme duquel nous n’avons pas encore examiné la norme juridique. Cet angle d’approche a, notamment, été abordé par Norberto Bobbio pour qui la spécificité de la règle de droit se manifeste au regard d’une condition extrêmement précise, non encore évoquée jusque-là : l’appartenance à un système juridique. Pour cet auteur, « il n’y a pas de normes juridiques parce qu’il existe des normes juridiques distinctes de normes non juridiques, mais il existe des normes juridiques parce qu’il existe des ordres juridiques distincts des ordres non juridiques »[70]. En d’autres termes, selon Bobbio, le système prime la norme. Il faut définir le droit non pas par ses éléments que sont les normes juridiques, mais par l’appartenance de ces règles à un ordre juridique. Si, en apparence, le problème de l’identification du droit semble avoir été repoussé d’un cran, en vérité, cette nouvelle approche de la juridicité change tout. Les systèmes juridiques possèdent, en effet, une structure bien particulière, ce qui permet de distinguer les normes qui les composent des autres règles de conduite. Pour bien comprendre de quoi il retourne, revenons, un instant, à Kelsen, lequel professe qu’il faut distinguer deux sortes de systèmes normatifs : les systèmes statiques et les systèmes dynamiques.

Systèmes dynamiques et systèmes statiques. Pour la première catégorie de systèmes, il s’agit de ceux dont les normes sont liées entre elles par leur contenu, en ce sens, nous dit Kelsen, que « leur validité peut être rapportée à une norme sous le fond de laquelle leur propre fond se laisse subsumer comme le particulier sous le général »[71]. Dans un tel système, il est question de relations de subsomption entre les normes, de sorte qu’elles se laissent déduire les unes des autres en partant de la plus générale vers la plus précise. Il peut être pris l’exemple de la règle selon laquelle les agents doivent faire preuve de bienséance lorsqu’ils vivent en collectivité. De cette norme, il peut en être déduit que l’on ne doit jamais couper la parole à ses interlocuteurs. Cette logique, qui gouverne les rapports entre les normes d’un système statique, est caractéristique des systèmes moraux. S’agissant des systèmes dynamiques, ils ont, quant à eux, pour particularité, de voir les normes qui les composent dériver les unes des autres par le jeu non pas de leur contenu, mais par une succession d’actes habilitation. Dans ce second type de système, les normes tirent leur validité de leur mode d’édiction conformément à une norme supérieure, leur contenu étant totalement indifférent. Pour Kelsen, le droit s’apparenterait à un système dynamique. Selon lui, l’ordre juridique se distinguerait des autres systèmes normatifs en raison de son mode spécifique de production des règles de conduite. Car, soutient-il, « une norme juridique n’est pas valable parce qu’elle a un certain contenu, c’est-à-dire que son contenu peut être déduit par voie de raisonnement logique d’une norme fondamentale supposée, elle est valable parce qu’elle est créée d’une certaine façon, et plus précisément, en dernière analyse, d’une façon déterminée par une norme fondamentale »[72]. En d’autres termes, pour Kelsen, le droit possèderait cette spécificité d’être un système dans lequel les normes sont créées, en vertu de l’autorité dont est revêtu leur auteur[73]. Ce serait, selon lui, ce qu’il appelle la signification objective de la norme, qui lui confèrerait sa juridicité et non sa signification subjective, laquelle se rapporte à son contenu.

La double structure du système juridique. Le raisonnement développé par Kelsen est pour le moins convaincant, à la nuance près, néanmoins, que le droit s’apparente aussi, comme le souligne Michel Troper, à un système statique[74]. Si l’on considère, comme le démontre cet auteur, que la norme, en tant que signification, ne se confond pas avec l’énoncé qui la pose – distinction que n’opère pas Kelsen – alors il doit être admis que, en plus de la signification objective que l’interprète attribuera à la norme, de par l’habilitation dont il est investi, il lui conférera également une signification subjective, son contenu ne devant, en aucune manière, entrer en contradiction avec celui des normes supérieures. Dans la mesure où dans les systèmes juridiques, les règles qui les composent tirent leur validité, tant de leur conformité formelle, que matérielle aux normes supérieures, le droit constitue à la fois un système dynamique et statique. Cela permet, dès lors, de le distinguer de tous les autres systèmes normatifs qualifiés, tantôt de statiques, tantôt de dynamiques, mais jamais les deux à la fois.

[1] H. Kelsen, op. cit. note n° 203, p. 16.

[2] Ibid., p. 14.

[3] Kelsen affirme en ce sens « dire qu’une norme se rapportant à la conduite d’êtres humains est valable, c’est affirmer qu’elle est obligatoire » (Ibid., p. 193).

[4] V. en ce sens, M. Troper, « Ross, Kelsen et la validité », Droit et société, 2 002/1, n° 50, pp. 43-57.

[5] M. Troper, Philosophie du droit, op. cit. note 253, p. 40.

[6] Pour une critique de l’existence d’une norme fondamentale, dite, en allemand, « grundnorm », V. la pensée de Hebert Hart (H. L. A. Hart, Le concept de droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2006, pp. 113-116) et de Norbert Bobbio (N. Bobbio, Teoria generale del diritto, Torino, 1993, p. 193). Grosso modo, pour ces auteurs, avec le postulat de la norme fondamentale, Kelsen sortirait du positivisme juridique pour embrasser la pensée jusnaturaliste. Ross qualifiera d’ailleurs Kelsen de « pseudo-positiviste » (A. Ross, « Le pseudo-positivisme de Kelsen », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. troper (dir.), op. cit. note 207, p. 204 ; « Validity and the Conflict between Legal Positivism and Natural Law », Revista jurídica de Buenos Aires, IV, 1961 (46-93), p. 80.). Plus encore, P. Amselek, n’hésite pas à affirmer que « l’irréalité culmine, assurément, avec la « norme fondamentale supposée » imaginée par le maître autrichien et que je serais tenté de tenir pour la coquecigrue la plus fameuse de toute la littérature philosophico- juridique » (P. Amselek, « Une fausse idée claire : la hiérarchie des normes juridiques », Revue de la Recherche Juridique, 2007-2, p. 566. Pour une défense des idées de Kelsen, V. notamment les écrits de Michel Troper qui soutient que Kelsen ne suppose pas qu’il existe dans l’ordre juridique positif une norme fondamentale. Le penser relève, selon Michel Troper, d’une mauvaise compréhension de la thèse kelsenienne. Pour ce dernier, Kelsen « affirme simplement que nous avons absolument besoin de recourir à la fiction d’une norme fondamentale si l’on veut pouvoir considérer la Constitution comme une norme juridique » (M. Troper, « La pyramide est toujours debout », RDP, 1978, p. 1526). Kelsen ne recourait, par conséquent, nullement à une norme de nature transcendantale, comme tendent à le lui reprocher certains auteurs, pour fonder l’ordre juridique.

[7] C. Thibierge, « Le droit souple : réflexion sur les textures du droit », RTD Civ., 2003, pp. 599 et s.

[8] A. Lalande, op. cit. note 195, p. 691.

[9] Ainsi, pour Paul Orianne « le cas des règles supplétives constitue l’objection la plus répandue au caractère obligatoire de la norme juridique » (P. Orianne, Introduction au système juridique, Bruylant, Bruxelles, 1982, p. 42). D’emblée, cette thèse doit cependant être écartée. Comme le fait très justement remarquer Denys de Béchillon, les règles supplétives qui, en ce qu’elles s’appliquent en cas de volonté contraire, sont « une fausse exception […]. Tout au plus, leur entrée en scène dépend-elle de la survenance d’un évènement […]. Mais pour le reste, elles s’imposent de la même manière que les autres » (D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 178).

[10] Là encore, l’existence de pareille hypothèse évoquée, par exemple, par Pascale Deumier (P. Deumier, op. cit. note 197, n° 29, p. 36) doit être contestée. Si, en effet, l’on adhère à l’idée qu’une norme est une signification, alors doivent être distingués les textes légaux de leur signification normative. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un texte a été adopté par le législateur ou l’autorité réglementaire, qu’il est nécessairement porteur de norme. Il le sera si, et seulement si, il se voit conférer une signification normative. Dans le cas contraire, il n’est qu’un texte parmi tant d’autres, certes hypothétiquement porteur d’une norme, mais qui, tant qu’il n’a pas été interprété par une autorité compétente, demeure inactivée. Aussi, cela n’a que peu de sens de dire d’un texte légal ou réglementaire qu’il est obligatoire. Ce qui est obligatoire, ce n’est pas le texte en lui-même, mais la norme qu’il est susceptible de véhiculer. D’où l’affirmation qu’il n’existe pas d’hypothèses où une norme ne serait pas obligatoire.

[11] F. Ost et M. Van de Kerchove, De la pyramide au réseau : pour une théorie dialectique du droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2010, p. 313.

[12] Pour André Lalande, par exemple, « une norme n’est pas nécessairement un commandement » (A. Lalande, op. cit. note 195). V. également J.-B. Aubry, « Prescription juridique et production juridique », RD publ., 1988. 673, not. p. 677 ; P. Amselek, « La phénoménologie et le droit », APD, T. XVII, 1972, pp. 243 et s.

[13] P. Amselek, « Norme et loi », art. cit. note 201, p. 101.

[14] C. Thibierge, « Le droit souple : réflexion sur les textures du droit », art. cit. note 301.

[15] V. en ce sens les travaux de Catherine Thibierge qui, dans le concept de « droit souple », englobe le « droit flou » (imprécis), le « droit mou » (non sanctionné) et le « droit doux » (non-obligatoire) (C. Thibierge, art. préc.). Les auteurs ont également pu parler de « flexible droit » (J. Carbonnier, Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1969) ou de « droit à l’état gazeux » (Rapport du Conseil d’État 1991, De la sécurité juridique, La documentation française, 1992).

[16] Pour une étude approfondie du concept de soft law et ses rapports avec le droit V. notamment M. Delmas-Marty, Le flou du droit, PUF, coll. « Quadrige », 2004 ; P. Amselek, « L’évolution générale de la technique juridique dans les sociétés occidentales », Revue du Droit Public, 1982, pp. 275-294 ; J. Chevallier, « Vers un droit postmoderne », in J. Clam et G. Martin (dir.), Les transformations de la régulation juridique, LGDJ, coll. « Droit et société », Recherches et travaux, vol. 5, 1998 ; P. Deumier, Le droit spontané, Economica, 2002 ; F. Osman, « Avis, directives, codes de bonne conduite, recommandations, déontologie, éthique, etc. : réflexion sur la dégradation des sources privées du droit », RTD civ. 1995.509 ; N. Descot, « Les règles de droit civil non sanctionnées », Revue de la recherche juridique, Droit prospectif, 2008/3, pp. 1299-1321.

[17] C. Thibierge, art. préc.

[18] D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit, op. cit. note 114, p. 192.

[19] Ibid.

[20] Sur la question de la distinction entre l’impératif hypothétique et l’impératif catégorique V. notamment É. Gaziaux, L’autonomie en morale : au croisement de la philosophie et de la théologie, Peeters Publishers, 1998, pp. 39-42.

[21] Rappelons-nous Kelsen lequel enseigne que la norme prend la forme : « si A est, alors B doit être ».

[22] V. infra, n° 204.

[23] V. en ce sens G. Timsit, « Pour une nouvelle définition de la norme », Dalloz, 1988, Chron., pp. 267 et s.

[24] Selon Catherine Thibierge, l’intérêt du concept de « force normative » réside, entre autres, dans le fait qu’il « permettrait de mettre en mots, en idées et en liens, de manière à la fois unifiante et complexe, des données empiriques que tous les juristes peuvent observer : les manifestations multiples de la force des normes. Non seulement des normes juridiques obligatoires et contraignantes, mais aussi des normes juridiques qui, sans être dotées d’une force juridique obligatoire ab initio, n’en sont pas moins revêtues d’une certaine force, au sens d’une capacité à fournir référence, c’est-à-dire à modeler les comportements, à réguler l’action, à guider l’interprétation des juges, à orienter la création du droit par le législateur, voire à inspirer la pensée de la doctrine et, plus largement encore, les représentations sociales du droit » (C. Thibierge (dir.) et alii, La force normative. Naissance d’un concept, LGDJ-Bruylant, 2009, pp. 817-818.

[25] C. Thibierge, art. préc.

[26] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 196.

[27] De l’aveu-même de Catherine Thibierge, « les risques […] semblent nombreux et profonds : risque d’insécurité juridique et d’imprévisibilité dus aux pouvoirs accrus qu’il confère non seulement au juge mais aussi aux acteurs, à ses destinataires ; risque de remise en cause de la souveraineté étatique […], risque de privatisation de la règle de droit et d’instrumentalisation par un néolibéralisme débridé, risque de favoriser un discours auto-légitimant ; risque de dilution du droit et de perte des frontières nettes que fournissait l’ancien critère […] » (C. Thibierge, art. préc.).

[28] V. supra, n° 158-159.

[29] Une réponse du Ministère des droits des femmes a néanmoins été publiée dans le JO Sénat du 31 janvier 2013, où il est indiqué que « cette ordonnance est incompatible avec les principes d’égalité entre les femmes et les hommes qui sont inscrits dans la Constitution et les engagements européens de la France, notamment le Préambule de la Constitution de 1946, l’article 1er de la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme ». Cela n’est cependant qu’une simple réponse ministérielle. Bien que le contraire ait pu être affirmé dans la presse, une telle réponse ne saurait valoir abrogation du texte normatif concerné.

[30] « Ordre », in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1988, p. 416.

[31] J. Chevallier, « L’ordre juridique », in Le droit en procès, CURAPP, PU.F, 1983, Paris, p. 7. Sur la notion d’ordre juridique V. également, S. Romano, L’ordre juridique, Dalloz, 2002, 174 p. ; G. Héraud, L’Ordre juridique et le pouvoir originaire, Paris, Recueil Sirey, 1946 ; A. Levi, La société et l’ordre juridique, Octave Doin, 1911 ; J. Dabin, La philosophie de l’ordre juridique positif : spécialement dans les rapports de droit privé, Librairie du Recueil Sirey, 1929 ;

[32] Sur l’appréhension du droit comme système V. notamment, M. Troper, « Système juridique et État », APD, T. 31, 1986 ; G. Timsit, Thèmes et systèmes de droit, PUF, Les voies du droit, 1986 ; N. Luhman, « L’unité du système juridique », APD, T. 31, 1986 ; F. Ost et M. Van de Kerchove, L’ordre juridique entre ordre et désordre, Paris, PUF, 1988 ; F. Ost, « Entre ordre et désordre: le jeu du droit. Discussion du paradigme autopoiétique appliqué au droit », APD, 1986, T. 31 ; A.-J. Arnaud et Maria José Farinas Dulce, Introduction à l’analyse sociologique des systèmes juridiques, Bruylant, Bruxelles, 1998.

[33] P. Deumier, op. cit. note 197, n° 127, p. 129.

[34] H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. note 203, p. 32.

[35] Sur la question des conditions d’existence des systèmes normatifs V. notamment F. Ost et M. Van de Kerchove, op. préc., pp. 245 et s.

[36] V. en ce sens J. Carbonnier, Sociologie juridique, op. cit. note 255, p. 315 ; D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit, op. cit. note 114, p. 259, H. L. A. Hart, op. cit. note 293, pp. 203 et s. ; G. Hegel, le droit, la morale et la politique, PUF, coll. « Grands textes », 1977 ; G. Kalinowski, Le Problème de la vérité en morale et en droit, Vitte, 1967.

[37] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 3.

[38] P. Deumier, op. cit. note 197, p. 15.

[39] V. supra, n° 162 et s.

[40] Pour une étude approfondie de la relation entre le droit et la sanction V. Notamment Ph. Jestaz, « La sanction ou l’inconnue du droit », in Droit et pouvoir, T. I, La validité, Bruxelles, Story-Scientia, 1987, pp. 253 et s. ; La sanction : Colloque du 27 novembre 2003 à l’Université Jean Moulin Lyon 3, L’Harmattan, 2007 ; C.-A. Morand, « Sanction », in APD, T. 35, 1990, pp. 293-312 ; A.-J. Arnaud et alii, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 2e éd., 1993, p. 536 ; P. Roubier, Théorie générale du droit. Histoire des doctrines juridiques et philosophie des valeurs sociales, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2005, n° 5, p. 32 et s. ; G. Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, LGDJ, coll. « Reprint », 1998, p. 77 et s ; H. Motulski, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, Dalloz, 2002

[41] R. von Jhering, L’évolution du droit, trad. O. de Meulenaère, Paris, Chevalier-Marescq, 1901, p. 216 cité in C.-A. Morant, art. préc., p. 295.

[42] X. Labbée, Les critères de la norme juridique, Septentrion, 1998, p. 12.

[43] H. Roland et L. Boyez, Introduction au droit, Litec, coll. « Traités », 2003, p. 31.

[44] F. Gény, Droit privé positif, T. 1, Sirey, 1913, p. 47.

[45] Ainsi le Doyen Carbonnier considérait-il le droit pénal comme le droit qui « communique la force à tout le système juridique », d’où il s’ensuit, la conception que le critère du droit serait la sanction (J. Carbonnier, Sociologie juridique, op. cit. note 255, p. 325). Dans le même ordre d’idée, pour Roubier « le caractère coercitif de la règle de droit se déduit très logiquement du fait qu’elle est une règle de discipline des intérêts à l’intérieur d’une société : elle délimite les sphères de pouvoir de chacun vis-à-vis d’autrui et la conséquence est que l’un empiète sur la sphère de pouvoir de l’autre, ce dernier doit pouvoir le repousser ». C’est la raison pour laquelle selon lui « la possibilité d’une sanction judiciaire fait partie intégrante de la règle de droit » (P. Roubier, op. préc., n° 5).

[46] Si, jusqu’à la première moitié du XXe siècle, l’idée que la sanction serait le critère de la règle de droit n’a jamais vraiment été contestée, les choses ont radicalement changées, comme le fait observer Charles-Albert Morand, après la seconde guerre mondiale (Ch.-A. Morand, art. préc., p. 296), à une période de « crise de la loi » (F. Terré, « La crise de la loi », APD, T. 25, 1980, pp. 18 et S.). C’est notamment Herbert Hart qui lança les hostilités, affirmant qu’« il existe des catégories importantes de règles de droit pour lesquelles cette analogie avec des ordres appuyés de menaces fait entièrement défaut, étant donné qu’elles remplissent une fonction sociale tout à fait différentes ». Il prend alors l’exemple du testament. Selon lui, les règles qui régissent cet acte juridique « n’imposent pas des devoirs ou des obligations. Elles procurent plutôt aux individus les moyens de réaliser leurs intentions, en leur conférant le pouvoir juridique de créer, par le biais de procédures déterminées et moyennant certaines conditions, des structures de drois et de devoirs dans les limites de l’appareil coercitif du droit » (H.L.A. Hart, op. cit. note 293, pp. 46-47). V. également en ce sens M. Virally, La pensée juridique, LGDJ, 1961, pp. 68 et s.

[47] Ch. Larroumet, Introduction à l’étude du droit privé, Economica, T. I, 2006, p. 25.

[48] Article 24 de la Constitution.

[49] Article 9 de la Constitution.

[50] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 70.

[51] Sur le concept d’internormativité V. notamment, J.-G. Belley (dir.), Le droit soluble. Contributions québécoises à l’étude de l’internormativité, LGDJ, coll. « Droit et Société », Paris, 1996 ; M. Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit : Le relatif et l’universel, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2004 ; J. Carbonnier, Essais sur les lois, Répertoire du notariat Defrenois, 1979, pp. 251-270.

[52] N. Rouland, « Penser le droit », Droits, n° 10, Définir le droit, 1990, p. 79

[53] J. Carbonnier, Sociologie juridique, op.cit. note 255, p. 317.

[54] Pour Guy Rocher deux sens peuvent être attribués au phénomène d’internormativité. Le premier « fait référence au transfert ou passage d’une norme ou d’une règle, d’un système à un autre ». Quant au second sens il « fait référence à la dynamique des contacts entre systèmes normatifs, aux rapports de pouvoir et aux modalités d’interinfluence ou d’interaction qui peuvent être observées entre deux ou plusieurs systèmes normatifs » (G. Rocher, « Les phénomènes d’internormativité : faits et obstacles » in J.-G. Belley (dir.), op. préc., pp. 27-28). De son côté Jean Guy Belley conçoit l’internormativité « comme un phénomène de conjonction de deux normativités plutôt que de remplacement de l’une par l’autre ou d’existence séparée dans des sphères séparées » (J.-G. Belley, « Le contrat comme phénomène d’internormativité », in J.-G. Belley (dir.), op. préc., p. 196).

[55] Sur cette question de la définition du droit par sa finalité V. notamment les très denses travaux de Michel Villey, pour qui, s’appuyant sur les écrits philosophiques d’Aristote, la définition du droit est étroitement liée à sa finalité laquelle ne serait autre que la justice. Cet auteur part du constat suivant : « rien de plus banal que d’assigner au métier du droit pour fin la justice » (M. Villey, Philosophie du droit. Définitions et fins du droit. Les moyens du droit, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz, 2001, pp. 39 et s).

[56] N. Rouland, Aux confins du droit, Odile Jacob, coll. « Histoire et document », 1991, p. 138.

[57] P. Amselek, « Le droit technique de direction publique des conduites humaines », Droits, n° 10-1, Définir le droit, 1990, p. 7.

[58] J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civil. Introduction générale. LGDJ, 1977, n° 30, p. 22

[59] Ch. Larroumet, op. préc., pp. 29-30.

[60] S. Romano, L’ordre juridique, Dalloz, 2002, P. VII

[61] J. Chevalier, « L’ordre juridique », in Le droit en procès, PUF, CURAPP, 1984, p. 35.

[62] N. Rouland, op. préc., p. 39

[63] F. Hayek, Droit, législation et liberté, op. cit. note 129, p. 187

[64] Ibid., p. 190-191.

[65] V. supra, n° 167-168.

[66] J. Carbonnier, « Il y a plus d’une définition dans la maison du droit », Droits, n° 11, Définir le droit, 1990, p. 7.

[67] Ibid.

[68] H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. note 203, p. 18.

[69] Loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, JORF n° 0114 du 18 mai 2013 p. 8253.

[70] N. Bobbio, Teoria dell’ordinamento giuridico, torino, Giappichelli, 1960, §54, cité in C. Leben, « Ordre juridique », in Dictionnaire de la culture juridique, éd. PUF, p. 1115.

[71] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 195.

[72] Ibid., p. 197.

[73] Pour une conception radicalement différente du concept d’ordre juridique V. notamment Romano Santi pour qui, non seulement au sein d’un même État coexisteraient une multitude d’ordres juridiques, mais surtout, leur création tiendrait à la seule exigence de formation d’un corps social dans lequel existeraient des rapports de pouvoir entre les agents (S. Romano, op. préc., pp. 25 et s.).

[74] M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, op. cit. note 214, p. 173-176.

Qu’est-ce qu’une norme?

Une norme est tout à la fois à l’expression d’une signification (I) et l’expression d’une conjugaison (II).

I) L’expression d’une signification

Un instrument de mesure. Du latin, norma, équerre, règle, la norme est un instrument de mesure[1]. Elle est destinée à servir de référence, d’étalon[2], pour « tracer des lignes »[3]. Pour s’assurer que les traits qu’il trace forment un angle droit, le charpentier aura nécessairement besoin de s’appuyer sur un modèle[4]. C’est la fonction de l’équerre (la norma). L’opération qui consiste à manipuler une norme peut donc s’assimiler en l’action de mesurer, peser, juger. Il s’agit de confronter l’objet à évaluer avec l’instrument de mesure qu’est la règle. De cette confrontation naît une relation de conformité ou de non-conformité[5]. En somme, comme le précise Pascale Deumier, « la règle […] est l’instrument qui sert à aligner les comportements autour du modèle qu’elle fixe »[6]. Toutefois, à ne pas se tromper, la relation entre une norme et l’objet qu’elle évalue ne saurait être le fruit de n’importe quelle mesure. Elle ne peut porter que sur l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, sur leur mouvement et non sur leur état, leur essence[7]. Pour Paul Amselek, les normes doivent être appréhendées comme des instruments qui donnent la mesure du « déroulement du cours des choses »[8]. Par « cours des choses », il faut entendre un fait, un évènement, au sens de ce qui se produit, ce qui arrive. Ainsi, est-il fait appel à une règle, chaque fois qu’il est besoin de juger la conduite d’un être humain[9] ou encore, d’apprécier un phénomène naturel. Peu importe que les modèles auxquels il est recouru pour effectuer ces mesures soient de différentes natures[10].

Une signification. Comme le souligne Dénys de Béchillon, « une norme ne se voit pas, elle se comprend»[11]. Pour qu’un commandement parvienne à un agent, il est absolument nécessaire, poursuit cet auteur, que l’agent visé en prenne connaissance. Or cela suppose de transmettre ce commandement par le biais d’un contenu comme des mots, phrases ou signes et d’insérer ce contenu dans un contenant, qui pourra prendre la forme d’une loi, d’un décret ou bien encore d’un arrêté. Il apparaît que ce n’est ni dans le contenant ni dans le contenu du message communiqué à l’agent que réside le commandement, mais dans la signification-même dudit message. C’est la raison pour laquelle, il doit être admis que « la norme est une signification, pas une chose »[12]. À ce titre, contrairement à ce que l’on peut être tenté de se représenter, elle se distingue de son énoncé. Une question alors se pose : par quoi, en dehors de l’énoncé, la signification que constitue la norme peut-elle être véhiculée ? La réponse est simple : il s’agit de tout ce qui est susceptible de faire l’objet d’une interprétation.

Le fruit d’une interprétation. Selon Michel Troper, l’interprétation, qui se définit comme l’« opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose », peut tout autant porter sur « un objet matériel » que sur « un énoncé »[13]. Plus généralement, l’interprétation peut avoir pour objet tout ce qui est perceptible par l’entendement humain. Et si, spontanément, l’on est tenté de voir les significations auxquelles on confère la qualité de norme, comme le produit d’actes d’interprétation ne portant que sur des énoncés, en réalité, cela est loin d’être toujours le cas. Dans les sociétés primitives, par exemple, les anthropologues ont montré que les règles qui régissent la conduite de leurs membres se confondaient avec une volonté divine. Or cette volonté divine est, toujours, le produit de l’interprétation de mythes et de croyances, le tout entremêlé de phénomènes naturels. De la même façon, les règles coutumières ne sont pas, pour l’essentiel, enfermées dans des énoncés. Elles s’apparentent, encore aujourd’hui, à des significations que l’on attribue à des pratiques répétées dans le temps. Tout ce qui est susceptible d’avoir du sens pour l’être humain peut donc être porteur de normes.

II) L’expression d’une conjugaison

« Être » et « devoir être ». Pour accéder au statut de norme, nombreux sont encore les obstacles à franchir. Pourquoi ? Parce que le terme de norme est utilisé pour désigner des réalités aussi différentes que peuvent l’être, par exemple, une huitre ou la théorie de la relativité générale. Schématiquement, les auteurs s’accordent à dire que les normes peuvent être regroupées en deux familles. Doivent être distinguées les normes à fonction descriptives, des normes à fonction prescriptive. Cette division[14] a, de tout temps, été envisagée par les grands penseurs[15]. Kelsen y fait référence lorsqu’il oppose le sein au sollen[16]. En différenciant le droit et la science du droit, Michel Troper s’y reporte également[17]. De la même manière, Paul Amselek s’appuie sur elle quand il distingue les normes directives, des normes scientifiques[18]. Celle-ci apparaît encore, lorsqu’est évoquée la dichotomie entre le fait et le droit[19] ou les sciences de la nature et les sciences sociales[20]. Malgré la différence de vocable et de formulation, toutes ces divisions renvoient à la même idée : les normes doivent être appréhendées différemment selon qu’elles relèvent de l’« être » ou du « devoir-être ». Il y a, selon le doyen Carbonnier, un « abîme infranchissable entre ces deux univers »[21]. Alors que les règles qui appartiennent à la famille de l’« être » se conjuguent à l’indicatif, celles qui font partie de la famille du « devoir-être » se conjuguent à l’impératif[22]. Et comme a pu le souligner le mathématicien Henri Poincaré : « un million d’indicatifs ne feront jamais un impératif »[23].

Le monde du « devoir être ». Les règles qui peuplent le monde du « devoir être » consistent dans le fait que quelque chose doit être (sollen). Selon Kelsen, « si A est, B doit être »[24]. A priori, les normes qui empruntent cette forme sont marquées du sceau de l’obligation. Par leur édiction est décrit un devoir – si infime soit-il – qui s’impose à son destinataire. Ces normes répondent à une structure bien particulière. Cette structure est gouvernée par un principe que Kelsen nomme l’imputation[25]. Les normes qui appartiennent au monde du devoir-être se décomposent nécessairement en deux éléments : le présupposé et la conséquence[26]. Plus précisément, ces règles consistent en l’énoncé d’une hypothèse (le présupposé) à laquelle sont attachés certains effets (la conséquence). L’imputation est le lien logique unissant les deux, de sorte que, si les conditions décrites dans le présupposé se réalisent, les conséquences définies par l’auteur de la norme doivent avoir lieu. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple du vol. Cet acte est unanimement réprouvé par les peuples, du moins, par ceux attachés au droit de propriété. En soi, aucune règle ne peut empêcher les agents de voler. L’adoption de cette conduite dépend, pour une large part, de la volonté du voleur[27]. La règle ne saurait agir sur lui, semblablement au marionnettiste qui, par l’action des fils de son fantoche, contrôle ses moindres faits et gestes. Ce que, en revanche, peut faire une norme, c’est adjoindre à ce présupposé, que constitue l’acte de voler, une conséquence comme la condamnation du délinquant, laquelle exprimera tout à la fois la désapprobation et la réponse sociale à cet acte malveillant[28]. Dans le cadre du devoir-être, la relation instituée par la norme entre le présupposé et la conséquence peut se traduire par la formule utilisée par Kelsen selon laquelle : « si A est, B doit être [ce qui] n’implique nullement que B sera réellement chaque fois que A sera »[29]. Il s’ensuit que, les règles qui relèvent du devoir-être, peuvent être, soit respectées, soit violées. Plus exactement, « pour qu’il s’agisse véritablement d’une norme [relevant du devoir-être], il faut qu’existe la possibilité d’une conduite non conforme »[30]. La réalisation des conditions posées par le présupposé n’entraîne pas nécessairement que l’auteur de la transgression soit frappé par les conséquences que prévoit la règle, à savoir, dans le cas du vol, d’une condamnation pénale. Il n’y a pas de relation de causalité entre le présupposé et la conséquence. C’est là, toute la différence avec les normes qui appartiennent au monde de l’être.

Le monde de l’« être ». Contrairement aux règles qui relèvent du devoir-être, ces dernières consistent dans le fait que quelque chose est. En d’autres termes, « si A est, B est »[31]. Cette forme, qu’endossent les normes de l’être, fait d’elles l’exact opposé des normes qui se conjuguent à l’impératif. Elles ne véhiculent aucune forme d’obligation. Ces normes ne font que décrire un « état certain, possible ou probable, dans lequel seront une chose, une situation ou un évènement si telles conditions sont remplies »[32]. Éclairons-nous d’un exemple. Lorsque la pomme se décroche de l’arbre, elle tombe. Bien qu’elle soit mûre ou qu’une bourrasque ait secoué la branche sur laquelle elle était accrochée, la pomme n’avait aucune obligation de tomber. Elle est venue heurter le sol sans qu’elle ait fait l’objet d’un quelconque ordre. Si la pomme est tombée, c’est parce que plus aucune force contraire – celle de la branche de l’arbre – ne s’opposait à ce que s’exerce sur elle la loi de la gravitation. Cette norme, qu’est la loi de Newton, ne commande pas à la pomme de tomber, elle décrit simplement le pourquoi de sa chute, soit le phénomène d’attraction de la terre sur tout corps positionné jusqu’à une certaine distance de sa surface. Comme l’a démontré Kelsen, au même titre que les normes qui relèvent du devoir-être, les normes qui appartiennent au monde de l’être, sont structurées de telle façon qu’elles « lient l’un à l’autre deux éléments »[33]. Ce lien dont il est question a, cependant, nous dit-il, « une signification radicalement différente »[34], selon que la norme qui l’énonce se conjugue à l’impératif, ou selon qu’elle se conjugue à l’indicatif. Dans le premier cas, il s’agira, nous l’avons vu, d’un lien d’imputation entre un présupposé et une conséquence. Dans le second, ce lien sera de nature causale, c’est-à-dire, qu’il unit une cause à son effet. Telle est la finalité des normes de l’« être » : décrire la causalité du mouvement des choses, leur survenance, l’ordre de leur déroulement. Si la pomme se décroche de l’arbre, elle tombe nécessairement. Ce phénomène est systématique et se répètera autant de fois que la branche de l’arbre ne sera plus en mesure supporter le poids de la pomme.

Lois de la nature et lois humaines. Il en résulte que les règles qui appartiennent au monde de l’être sont vraies ou fausses, mais, en aucune manière, ne peuvent être transgressées[35]. La pomme ne saurait violer la loi de la gravitation[36]. S’il s’avérait qu’elle ne tombait pas, cela signifierait simplement que le principe posé par Newton est faux. Il faudrait, par conséquent, que les scientifiques s’attellent à en élaborer un nouveau « à partir de l’observation du réel »[37]. C’est là, la marque des normes de l’être. Leur édiction ne procède jamais d’un acte de volonté ; elle repose toujours sur l’observation du cours des choses. D’aucuns en déduisent, qu’elles ne peuvent être que des lois de la nature[38]. Pour Kelsen, « la différence essentielle entre le principe de causalité et le principe d’imputation normative réside en ceci que la relation des évènements, dans le cas de la causalité, est indépendante d’un acte humain ou d’une volonté surhumaine tandis que le lien, dans les cas d’imputation, est issu d’un acte de volonté humaine […] »[39]. Autrement dit, si les normes sous-tendues par le couple cause-effet doivent être rangées parmi les lois naturelles, celles qui empruntent la structure présupposé-conséquence, sont des lois humaines. Alors que « la Nature […] sait seulement fabriquer de l’être »[40], l’Homme ne peut, quant à lui, produire que du « devoir-être »[41].

[1] Il peut être souligné que le mot norme est synonyme du terme règle. Ce dernier vient du latin regula qui, comme le nom commun norma signifie équerre. C’est pourquoi, nous emploierons indistinctement les deux mots. Toutefois, certains auteurs préfèrent les distinguer. Ainsi pour André Lalande, par exemple, « l’association entre norme et règle peut conduire à une véritable substitution d’un terme par l’autre dans l’ancienne ethnologie juridique qui reste dépendante de la dogmatique juridique » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, coll. « Quadrige », 1997, p. 270).

[2] V. en ce sens D. de Béchillon, op. cit. note 114, pp. 171 et s.

[3] P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, coll. « Manuel », 2011, p. 19.

[4] Le terme modèle vient du latin modus, mot qui signifie mesure.

[5] Cela n’est pas tout. De cette confrontation, naît également une valeur juridique, morale ou religieuse, selon la nature de la règle. Comme le souligne John Aglo, « en ce sens, la norme devient un moyen d’expression de la valeur d’un fait un d’un acte […]. Néanmoins, les jugements de valeur sont à distinguer des normes qui fondent les valeurs » (J. Aglo, Norme et Symbole : Les fondements philosophiques de l’obligation, L’Harmattan, 1998, p. 289).

[6] P. Deumier, op. préc., p. 19

[7] Comme le souligne le Professeur Amselek, « les normes mesurent la survenance au monde de choses, leur émergence, leur apparition, leur production dans le flux événementiel » de sorte qu’« elles s’opposent à une autre variété d’étalons psychique, les concepts, lesquels sont des modèles psychiques à contenu constitutionnel ou structurel ». Autrement dit, deux sortes de modèles doivent être distinguées. La première permet de juger de l’essence d’une chose en ce que cette chose peut être ou non identifiée comme telle selon la représentation que l’on s’en fait. Ce sont les idées abstraites. La seconde consiste quant à elle mesurer non pas l’état mais l’ordre dans lequel s’insèrent les choses, leur déroulement, leur mouvement (P. Amselek, « Norme et loi », in APD, vol. 25, 1980, p. 95).

[8] Ibid., p. 94.

[9] Pour la majorité des auteurs le modèle que pose la norme par excellence est une conduite. Ainsi pour François Gény les normes sont des « règles de conduite sociale » (F. Gény, La notion de droit en France, APDSJ, 1931, p. 16). Pour Kelsen, « le mot norme exprime l’idée que quelque chose doit être ou se produire, en particulier qu’un homme doit se conduire d’une certaine façon » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 1999, p. 13). Pour une critique de cette idée V. A. Jeammaud, « La règle de droit comme modèle », Dalloz., 1990, Chron., pp. 199 et s.

[10] Ainsi, Paul Amselek considère-t-il que les normes peuvent être d’une très grande variété. Pour cet auteur « toutes les normes ou règles constituent […] – quelles que soient les différences profondes qui peuvent séparer par ailleurs une catégorie de règles d’une autre – des modèles de trames événementielles, des modèles du surgissement de choses dans le flux événementiel, dans le cours de l’histoire : ainsi les règles de jeux donnent la mesure du développement de la partie, de ses péripéties […]. D’une espèce tout à fait différente, élaborées d’une manière tout à fait différente et remplissant une fonction tout à fait différente, les règles (ou lois) scientifiques donnent aussi la mesure du déroulement de faits naturels ou humains […] » (P. Amselek, art. préc., pp. 94-95).

[11] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 166.

[12] Ibid., p. 167.

[13] M. Troper, « Interprétation », in Dictionnaire de la culture juridique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 843. V. également sur cette notion M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 68 et s. ; M. Troper, « Le problème de l’interprétation et la théorie de la supra-légalité constitutionnelle », Mélanges Einsenmann, Cujas, 1975, p. 143 ; M. Troper, « Le positivisme comme théorie du droit », in C. Grzegorczyk, F. Michaut et M. Troper, le positivisme juridique, LGDJ, coll. « La pensée juridique moderne », 1993, p. 273 et s. ; Amselek (dir.) et alii, Interprétation et droit, Bruylant, 1995, 248 p.

[14] Vincenzo Ferrari parle de « Grande division » (V. Ferrari, « Réflexions relativistes sur le Droit », in Regards sur la complexité sociale et l’ordre légal à la fin du XXe siècle, Bruylant, 1997, p. 36).

[15] On pense notamment à Kant, Saint-Thomas d’Aquin, Aristote ou bien encore, parmi les juristes, à Kelsen, Roubier, ou Josserand.

[16] Pour Kelsen, « la différence entre Sein et Sollen, « être » et « devoir être » […] est donnée à notre conscience immédiate. Personne ne peut nier que l’assertion que ceci ou cela « est » – c’est l’assertion qui décrit un fait positif – est essentiellement différente de la proposition que quelque chose « doit être » – c’est l’assertion qui décrit une norme ; et personne ne peut nier que, du fait que quelque chose est, il ne peut suivre que quelque chose doive être, non plus qu’inversement de ce quelque chose doit être, il ne peut pas suivre que quelque chose est » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. note 203, p. 14).

[17] M. Troper, La philosophie du droit, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2003, p. 27.

[18] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 96. Pour Paul Amselek « toutes les règles ou normes […] ne sont pas exclusivement des règles de conduite ou normes éthiques : il suffit de penser aux « lois » scientifiques » (P. Amselek, « Le droit, technique de direction publique des conduites humaines », Droits, 1989-10, pp. 7-10).

[19]V. en ce sens J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, coll. « Quadrige Manuels, 2004, p. 286. V. également D. de Béchillon op. cit. note 114, pp. 232-233.

[20] Cette distinction est évoquée notamment par Kelsen qui avance qu’« en posant que le droit est norme […] et en limitant la science du droit à la connaissance et description de normes juridiques et des relations fondées par ces normes entre des faits qu’elles règlent, on trace la frontière qui sépare le droit de la nature, et la science du droit, en tant que science normative, de toutes les autres sciences qui visent à la connaissance de relations causales entre processus réels, ou, de fait. Ainsi, et ainsi seulement obtient-on un critérium sûr permettant de séparer sans équivoque société et nature, sciences sociales et de sciences de la nature » (H. Kelsen, op. cit. note 203., p. 83).

[21]Cet auteur parle également d’« antithèse absolue entre l’être et le devoir-être ». J. Carbonnier, op. cit. note 225, p. 286.

[22] Kelsen exprime cette idée en affirmant qu’un sein ne peut pas être confondu avec un sollen et inversement. H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 14.

[23]Cité in N. Ar Poulantzas, Nature des choses et droit : essai sur la dialectique du fait et de la valeur, LGDJ, 1965, p. 294.

[24] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85.

[25] Ibid.

[26] Ph. Jestaz, Le droit, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 2011, p. 18.

[27] Encore faut-il que cette volonté ne soit pas altérée, et que l’infraction puisse matériellement être commise. V. par ailleurs en ce sens Laurence Boy pour qui « dans la mesure où [les hommes] sont doués de volonté, les normes sont naturellement transgressables » (L. Boy, « Normes », RIDE, 1998, 115).

[28] On peut noter que la sanction à laquelle risque d’être condamnée le voleur ne constitue en aucune manière la conséquence que l’on impute au présupposé. Cette sanction a seulement pour finalité d’inciter les agents à observation de la règle.

[29] H. Kelsen, op. cit. 203, p. 85.

[30] Ibid., p. 17

[31] Ibid., pp. 14 et s.

[32] D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 189.

[33] H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85.

[34] Ibid.

[35] Pour Dénys de Béchillon, il convient cependant de nuancer cette affirmation. Selon cet auteur « la possibilité d’une conduite non conforme existe aussi dans le monde des sciences – toutes choses égales par ailleurs. Elle prend simplement une autre forme, et porte surtout des effets différents. Grosso modo, la violation d’une norme juridique s’opère sur le mode de la transgression, alors qu’une loi scientifique s’expose, lorsqu’elle n’est pas respectée à une réfutation, totale ou partielle. Violée, une norme juridique conserve normalement sa validité (c’est-à-dire son plein caractère de norme juridique), alors que la loi scientifique perd en principe la sienne (c’est-à-dire sa qualité descriptive, explicative ou prédictive). » (D. de Béchillon, op. cit. note 114, p. 188).

[36] Ainsi pour Franck Violet « le plus puissant des hommes ne peut aller à l’encontre de la plus simple des règles naturelles » (F. Violet, Articulation entre la norme technique et la règle de droit, PU Aix-Marseille, 2003, p. 32).

[37] P. Amselek, art. cit. note 201, p. 98.

[38] Les auteurs assimilent en ce sens les normes qui relèvent de l’être aux lois de la nature. Ainsi, pour Paul Amselek, en dehors des normes du devoir-être « toutes les autres sont les […] lois de la nature ». P. Amselek, art. cit. note 201, p. 97. V. également, P. Amselek, « Lois juridiques et lois scientifiques », Droits, 1987, n° 6, p. 131. Dans le droit fil de cette pensée, Kelsen oppose les « lois naturelles » aux normes qui relèvent du devoir-être (H. Kelsen, op. cit. note 203, p. 85).

[39] H. Kelsen, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? », Droit & Société, 1992, p. 553.

[40] D. de Béchillon, op. cit. note n° 114, p. 196. Cet auteur poursuit en avançant que « ces prétendues lois de la Nature sont des constructions purement humaines et largement fantasmatiques au travers desquelles nous prêtons des aptitudes normatives à une Nature qui n’en possède pas » (D. de Béchillon, op. cit. note n° 114, p. 198).

[41] Soutenir le contraire reviendrait à assimiler l’homme à un dieu, ce qu’il n’est pas, bien évidemment. Au mieux, l’homme a le pouvoir d’interférer dans le déroulement du cours des choses. Il peut chercher à déjouer les effets de la loi de la causalité. Il ne peut cependant, ni la neutraliser, ni la modifier. La gravitation exercera toujours une force sur la pomme. Il s’ensuit qu’elle tombera, arrivée à maturité, inéluctablement de l’arbre, sans que la plus grande volonté humaine ne puisse rien y changer.

Le pouvoir politique

Que l’on prenne une famille, une entreprise, un clan, un gang ou une association, dans tous ces groupes sociaux se superposent, inéluctablement, aux rapports horizontaux de solidarité, des liens verticaux « de commandement-obéissance »[1], d’où il résulte l’exercice d’une domination par le pouvoir que détiennent des gouvernants sur des gouvernés[2]. Comme s’accordent à le dire les auteurs, « à partir du moment où il existe un groupe, si petit soit-il, des phénomènes de pouvoir se manifestent parce que certains vont commander, d’autres vont obéir, ou se soumettre »[3]. Présent dans tout agrégat humain pouvant être qualifié de société, sous bien des formes le pouvoir se manifeste. Tantôt, il prendra l’apparence d’un père de famille, tantôt celle d’un roi, d’un empereur, ou bien encore d’une assemblée. Bref, il est de nombreux cadres dans lesquels le pouvoir peut s’exercer. De nos jours, le cadre que l’on considère comme le plus sophistiqué n’est autre que celui qui sert de support au pouvoir politique : il s’agit de l’État. Les constitutionnalistes affirment qu’il est « la forme sociale la plus perfectionnée »[4]. Sans doute, cela explique-t-il pourquoi le cadre étatique a été adopté par l’ensemble des sociétés d’aujourd’hui. Comment en est-on arrivé là ? Selon Georges Burdeau, « le pouvoir produit le social »[5] en ce qu’il assure l’organisation du système que constitue le groupe[6]. Si le pouvoir produit le social, il convient alors de se demander pourquoi les hommes se réunissent-ils en société. Beaucoup sont ceux qui pensent qu’il n’est pas dans la nature de l’Homme de se plier à quelque pouvoir que ce soit[7]. Pour quelle raison serait-il, par conséquent, enclin à se soumettre à celui dont l’exercice est inhérent à la vie en société ? Jusqu’à présent, c’est, toujours, en ces termes, que s’est posée la question de la naissance des sociétés humaines. Dès lors, afin d’appréhender le pouvoir dans toutes ses dimensions, nous faut-il prendre pour point de départ la problématique relative à la constitution des groupes humains[8].

Naissance du contractualisme. Jadis, les auteurs de la chrétienté opinaient tous à reconnaître une origine divine au pouvoir politique. Pour eux, cette forme de pouvoir a été créée par Dieu[9], qui aurait laissé, selon les mots de Saint Thomas d’Aquin, le soin aux hommes de l’organiser[10]. Telle est la thèse qui, pendant très longtemps, fut soutenue pour légitimer le pouvoir que détenait le Roi entre ses mains seules. À partir du XVIe siècle, certains penseurs, en particulier les monarchomaques, ont cherché, néanmoins, à « libérer le pouvoir royal de la tutelle de l’église en donnant une origine humaine à ce qui était jusqu’alors présenté comme la volonté de Dieu »[11]. Durant cette période, certains ont commencé à s’écarter de la théorie classique et se sont, peu à peu, attelés à poser les bases d’un nouveau courant de pensée : la doctrine contractualiste. Pour les fondateurs de cette théorie, qui ne sont autres que Théodore de Bèze[12], Althusius[13], Grotius[14] ou encore Pufendorf[15], le pouvoir dont est investi le monarque ne peut trouver sa source que dans la seule volonté de ses sujets qui, sur le modèle du lien vassalique[16], auraient accepté de lui prêter obéissance en échange de sa protection[17]. Dans la droite ligne de cette pensée, quelques années plus tard, Hobbes[18], Locke[19] et Rousseau[20] tentent, à leur tour, de s’illustrer en démontrant que c’est un véritable pacte, un « contrat social », qui aurait été conclu entre les hommes, lesquels auraient consenti d’une part, à s’unir en société et, d’autre part, à se soumettre à une autorité souveraine.

La thèse contractualiste. Plus concrètement, pour ces illustres penseurs, avant que le pouvoir politique ne divise les hommes entre gouvernants et gouvernés – Duguit qualifie ce phénomène de « différenciation politique »[21] –, ils auraient vécu à l’état de nature[22], état dans lequel ils étaient libres[23] et égaux[24], mais inéluctablement soumis à la loi du plus fort[25]. Tandis que pour Hobbes, cet état de nature consiste en un état de guerre permanent, la « guerre de tous contre tous »[26], soit la pire des anarchies[27], pour Locke et Rousseau celui-ci serait plutôt un état de paix dans lequel l’Homme connaîtrait de façon innée « les devoirs de la civilité »[28]. Ces deux derniers auteurs rejoignent, cependant, Hobbes en concédant, qu’à terme, l’état de nature conduit inévitablement à l’état de guerre[29]. Autrement dit, pour les contractualistes, à l’état de nature règne la force[30]. Or la force est une menace pour la sécurité des plus faibles affirme Hobbes ; un risque pesant sur la sûreté des biens des propriétaires pense Locke ; un danger pour la liberté et la propriété dira enfin Rousseau. Pour ces auteurs, afin de se prémunir contre les effets néfastes et pervers susceptibles d’être générés par l’état de nature, tel un mal qui se répandrait sans qu’il soit possible de l’arrêter, les êtres humains auraient choisi, en guise d’antidote, de quitter cet état de nature et de se réunir en société en concluant un pacte[31]. Par ce pacte, l’Homme aurait consenti à renoncer complètement à la liberté illimitée que lui conférait, de manière illusoire, son état de nature pour gagner, en retour, une liberté, certes, limitée, mais réelle, puisque reconnue par tous[32]. En d’autres termes, c’est par leur commune volonté que ceux, associés en vertu du contrat social, auraient institué un pouvoir extérieur et accepté de s’y soumettre[33]. Ce pouvoir leur garantirait la paix civile et la justice.

Les critiques du contractualisme. Fort logiquement, le contractualisme a essuyé bien des critiques[34]. La première d’entre elles tend à objecter aux défenseurs de cette pensée, que le contrat social « est sans rapport avec les faits »[35], car dépourvu de toute réalité historique[36]. Par ailleurs, revient souvent l’argument tenant à la notion de contrat qui aurait complètement été dévoyée. D’une part, celle-ci n’aurait de sens que dans la sphère privée dit Hegel[37], d’autre part, si pacte il y a eu, « il n’est pas le principe d’explication de l’origine du status civilis, mais de la façon dont il doit être » affirme Kant[38]. Enfin, il est une dernière critique dont on peut faire état. Elle consiste à dire que la formation des sociétés ne procède nullement de la commune volonté des hommes[39] et que, s’ils étaient libres, comment savoir ce que leur liberté serait réellement[40]. En somme, pour les pourfendeurs du contractualisme, le contrat social n’est que pure fiction. Et elle ne parviendrait pas à remplir l’objectif qui lui a été assigné : justifier l’établissement des sociétés humaines et l’existence entre leurs membres de rapports de pouvoir. Ces critiques formulées à l’encontre de la doctrine contrastualiste sont, pour le moins, convaincantes. Est-ce à dire qu’il faut rejet en bloc le concept de pacte social, comme socle des sociétés humaines ? On ne saurait, manifestement, être aussi excessif. Plusieurs raisons peuvent être avancées au soutien de cette position.

L’autre approche du contractualisme. Tout d’abord, ce à quoi font référence les contractualises doit être considéré, non pas comme une théorie, mais plutôt comme une parabole. Le pacte social qu’ils évoquent s’apparente moins en une description de la réalité qu’en un outil conceptuel – tel que peut l’être le réseau ou le système – pour décrire cette réalité. Ensuite, comme le souligne Edmund Burke, le contrat social doit être compris, pour faire sens, comme consistant en « un partenariat non seulement entre les vivants, mais entre les vivants, les morts et ceux qui vont naître »[41]. Pour Burke, qui se démarque, sur ce point, de Rousseau, le vrai contrat social est celui conclu entre les différentes générations d’une nation. Selon lui, « une Nation n’est pas une idée qui soit seulement d’une portée locale et un agrégat individuel et momentané ; mais c’est une idée continue, qui s’étend dans le temps aussi bien que dans l’espace et le nombre. Elle est un choix non d’un seul jour, ou d’un seul corps de personnes, ni un choix agité et étourdi ; elle est le choix délibéré des époques successives […] »[42]. Appréhendé sous cet angle-là, soit sous l’angle de la verticalité et non de l’horizontalité, le contrat social apparaît bien plus en phase avec la réalité que lorsqu’il est présenté comme le produit d’une association d’individus qui, subitement, se seraient réunis autour d’une table pour négocier les conditions de création d’une société. À la vérité, la formation des groupes humains est le fruit d’une lente évolution qui s’étale sur plusieurs milliers d’années. Si, dès lors, il doit être recouru à la figure du contrat pour expliquer la constitution des sociétés, la conclusion de leur acte fondateur doit être regardée comme s’échelonnant dans le temps. En le comprenant dans ce sens, le concept de contrat social peut, de la sorte, être sauvé. Maintenant identifiée le mécanisme de formation des sociétés humaines, il convient désormais de s’interroger sur la genèse du pouvoir. Cela suppose de se demander, pourquoi dans n’importe quel groupement humain se créent, inéluctablement, des rapports de pouvoir entre les agents.

La source des rapports de pouvoir. De prime abord, on pourrait être tenté de justifier leur existence en invoquant le fait qu’il est deux sortes d’êtres dans la nature : les dominants et les dominés. Pour Ramsay, « certains hommes naissent, propres à gouverner, tandis qu’une infinité d’autres semblent nés pour obéir »[43]. Le phénomène de pouvoir s’expliquerait donc par la différence de tempéraments qui existe, nécessairement, entre les membres d’une même société. Mais alors, s’il arrive qu’à l’occasion d’un rassemblement d’individus personne ne possède les caractères d’un dominant, est-ce à dire qu’aucun rapport de domination ne saurait se créer ? Assurément non. Il serait naturellement absurde de penser que, parce qu’un regroupement humain serait exclusivement composé d’agents au tempérament passif, il serait impossible de voir l’un d’eux exercer un pouvoir sur les autres et que, à ce titre, il devrait être dénié à cet ensemble la qualité de société. Cela est d’autant plus improbable que l’attribution de cette qualité ne dépend pas, comme démontré, du tempérament que possèdent les membres du groupe, mais de l’existence de relations de solidarité entre eux[44]. En vérité, la raison pour laquelle se créent, inexorablement, au sein de tout groupe, des rapports de commandement-obéissance doit être recherchée ailleurs. Et, si cette raison ne saurait être trouvée dans les différentes individualités qui composent le groupe, peut-être réside-t-elle dans la totalité qu’il constitue. Et l’on en revient, une fois encore, à la notion de système. Si l’on ramène le groupe à un système, la réponse à notre problématique s’impose alors d’elle-même.

Le groupe, vu comme le fruit d’une organisation. Par définition, un système est le fruit d’une organisation[45]. En tenant pour acquis le fait qu’un groupe est un système, il ne peut être qu’organisé. Pour le psychologue Kurt Lewin qui, dès les années quarante, compare le groupe à un système, il est nécessairement un tout structuré[46]. Sans un minimum d’organisation, un ensemble de personnes ne forme pas un groupe, mais un simple agrégat. L’organisation crée le lien social, qui unit les membres du groupe. Elle est donc la première des propriétés que doit revêtir le groupe pour exister. Cette organisation ne saurait, cependant, se produire sans fait générateur. Pour tout système, elle doit être provoquée et maintenue par une force. Dans la nature, cette force est, selon les croyances, appelée hasard, probabilité, ou bien encore providence. Lorsqu’elle est associée au système que constitue le groupe humain, un seul nom lui est attribué : le pouvoir[47]. Il s’agit, ici, du pouvoir qu’exercent des gouvernants sur des gouvernés. Certains constitutionnalistes avancent, à propos du pouvoir politique, qu’il est le pouvoir d’organiser[48]. Ainsi, est-ce le pouvoir que possèdent certains individus sur d’autres qui va engendrer l’organisation d’un groupe[49]. Georgres Burdeau affirme, dans le droit fil de cette idée, que le pouvoir n’est autre qu’une « puissance organisatrice de la vie sociale »[50] et que « ce qu’[il] apporte à la société c’est l’être »[51]. Parce qu’un groupe est, en tant que système, nécessairement généré par l’organisation, les rapports de domination qui se nouent entre ses membres sont, a priori, consubstantiels de son existence[52]. C’est, assurément là, la seule et unique raison pour laquelle des relations de pouvoir ont pu, jusqu’alors, être observées dans n’importe quelle société humaine. La distinction entre gouvernants et gouvernés tient donc à l’essence même du groupe qui n’existe qu’à travers son organisation.

Pouvoir politique et perpétuation du groupe social. Dans les sociétés primitives, cette organisation est assurée par le pouvoir dont est investi un chef de famille ou de clan[53], qui est devenu roi ou empereur lorsque le groupe à la tête duquel il se trouvait s’est progressivement agrandi[54]. Ce pouvoir n’avait d’autre finalité que de « préserver la cohésion sociale »[55]. Toutefois, cette cohésion demeure extrêmement fragile. Le pouvoir politique qui en assure le maintien est, lui-même, frappé d’une grande précarité. Qu’il soit transmis par hérédité ou conféré par une assemblée, ce pouvoir est attaché à la personne de son titulaire de sorte que, à sa mort, il l’emporte avec lui dans sa tombe. Selon l’expression consacrée par Grégoire de Tours, qui raconte l’épisode de Soissons : nos ipsi tuo sumus dominio subjugati, soit « tout ce que nous voyons ici est à toi, glorieux roi, et nous sommes nous-mêmes soumis à ton autorité »[56]. En d’autres termes, le regnum francorum est le butin du roi. Il l’a acquis, au fil de ses conquêtes, par la lame de son glaive. Conséquemment, il lui appartient en propre, et gare à ceux qui s’aviseraient de lui contester la propriété du moindre vase. Soudain, on voit alors poindre les difficultés sous-jacentes d’une telle conception du pouvoir. Une fois le roi mort, qui pour assurer la cohésion du groupe, le pouvoir du souverain s’évanouissant avec lui ? Remémorons-nous la succession de Louis le Pieux, fils de Charlemagne, qui se solda par une division du royaume entre ses trois fils[57]. Une dislocation du groupe dynastique que formaient les carolingiens s’en est suivie. Partant, la conception personnelle du pouvoir, héritée de la tradition germanique, avait pour effet de mettre en danger la cohésion du groupe, chaque fois que le souverain décédait, et ce, parce que durant la période de transmission du trône, il n’y avait rien ni personne pour maintenir l’organisation du système[58]. En réaction à ce désordre récurrent, qui s’est perpétré tout au long des époques mérovingiennes et carolingiennes, l’idée a commencé à germer, à partir du Xe siècle, que le pouvoir détenu par le Roi ne lui appartenait peut-être pas, du moins pas dans le sens où l’entendaient les prédécesseurs d’Hugues Capet[59].

Translation du pouvoir politique du Roi vers l’État. Les écrits de Suger de Saint-Denis sont très explicites là-dessus. Pour cet homme d’Église, le Roi doit fidélité et allégeance à la Couronne. Cet auteur laisse entendre, dès le XIIe siècle, que la Couronne serait le véritable titulaire du pouvoir exercé par les Capétiens dans le royaume. Pour les historiens du droit, « au-dessus de la pyramide des hommes, se trouve le roi et, sur son chef, la couronne, qui à la fois le rehausse et le dépasse, en donnant à la fonction royale sa nécessaire continuité »[60]. Continuité du pouvoir politique, voilà ce qui était désormais recherché par la royauté. Plus précisément, se posait à elle la question de savoir comment mettre définitivement un terme aux luttes intestines, qui affaiblissaient considérablement le royaume. Il fallait trouver un moyen de placer en sureté ce qui maintenait ce dernier en vie, soit ce fameux pouvoir politique dont dépendait l’organisation de tout le système. Le passé ayant démontré que la personne du Roi était loin d’être l’endroit le plus idoine, parce que mortelle, il devait en être trouvé un autre, plus sûr, et surtout immuable. Or quel meilleur endroit que la couronne pour parvenir à cette fin ? Ses porteurs peuvent se succéder, sans que celle-ci reste inchangée. En la choisissant comme réceptacle du pouvoir politique, il cesserait d’être discontinu, pour devenir permanent. C’est ainsi, que l’on assiste, peu à peu, à une translation de la titularité du pouvoir politique, dont était dépositaire le Roi en sa personne, vers sa couronne. On dit alors que le pouvoir politique s’institutionnalise. Au XVIe siècle, période à partir de laquelle la dévolution de la couronne est entièrement gouvernée par les lois fondamentales du royaume[61], un nouveau bouleversement s’opère. La Couronne va, en quelque sorte, se dématérialiser pour devenir l’entité abstraite que l’on désigne couramment par le nom d’État[62].

L’irréductible distinction entre gouvernants et gouvernés. Fondamentalement, la notion d’État moderne, que nous connaissons aujourd’hui, ne diverge pas de celle de Couronne. Toutes deux renvoient à la même chose : le socle inamovible sur lequel repose, désormais, toute autorité politique[63]. Selon les termes de Georges Burdeau l’État est « le titulaire abstrait et permanent du pouvoir »[64]. À ce titre, il a, pareillement à la Couronne, pour fonction d’assurer la cohésion sociale. C’est là, la charge naturelle dévolue à n’importe quel détenteur de pouvoir dont la mission première est, il faut le rappeler, de maintenir organisé le système humain à la tête duquel il se trouve. Aussi, revenons à notre réflexion initiale portant sur la nécessaire existence de phénomènes de pouvoir au sein des sociétés humaines. De tout ce qui précède, on peut d’ores et déjà relever que, lorsque le pouvoir est placé, tant entre les mains d’une personne physique, que sous l’égide d’une entité abstraite, dans les deux cas la distinction entre gouvernants et gouvernés demeure. Pis, si elle tendait à disparaître, en raison de l’absence de dépositaire, c’est l’organisation du groupe tout entier qui serait mise à mal, c’est-à-dire son existence. Fort légitimement, la prédiction aurait pu être faite, que cette distinction entre ceux qui dirigent et ceux qui obéissent se serait atténuée à partir du moment où le pouvoir politique s’incarne dans l’État, et non plus dans la personne d’un chef. Il n’en a rien été. Comme le souligne un auteur, « les hommes ont inventé l’État pour ne pas obéir aux hommes »[65]. Autrement dit, parce que « l’État n’est pas un être réel, psychologique ou social »[66], parce qu’il est le résultat d’une pure « opération intellectuelle »[67], pour que s’exerce le pouvoir dont il est investi, il doit se faire représenter. Or cette représentation suppose la désignation de gouvernants, lesquels entretiennent nécessairement des rapports de domination avec les gouvernés.

[1] V. Constantinesco et S. Pierré-Caps, Droit constitutionnel, PUF, coll. « Thémis Droit », 2011, pp. 5-6, n° 2.

[2] Pour Dominique Turpin « dans toute société un tant soit peu organisée, existe une distinction, plus ou moins avouée ou masquée, entre le petit nombre des gouvernants et la masse des gouvernés, entre détenteurs et destinataires de l’autorité, ceux qui savent (ou sont supposés tels) et ceux qui suivent, de force ou de leur plein gré (voire à l’insu du) » (D. Turpin, Droit constitutionnel, PUF, coll. « Quadrige Manuels », 2007, p. 15). Dans le droit fil de cette idée Duguit soutient qu’« il est d’évidence que dans presque toutes les sociétés humaines, chez les plus humbles et les plus barbares, comme chez les plus civilisés, nous apercevons des individus qui apparaissent commander à d’autres individus et qui imposent l’exécution de leurs ordres apparents par l’emploi de la contrainte matérielle lorsque besoin est » (L. Duguit, op. cit. note 6, p. 15, n° 8).

[3] Ch. Debbasch et J.-M. Pontier, Introduction à la politique, 5e. éd., Dalloz, coll. « précis droit public », 2000, p. 27, n° 36.

[4] J. Gicquel et J.- E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2012, n° 79, p. 55. V. également Ch. Debbasch et J.-M. Pontier, op. préc., p. 28, n° 37.

[5] G. Burdeau, Traité de science politique : présentation de l’univers politique, LGDJ, 1980, T. 1, vol. 2, p. 3, n° 2.

[6] V. infra, n° 110 et s.

[7] V. en ce sens Kelsen pour qui « si nous devons être dominés, alors nous voulons être dominés uniquement par nous-mêmes. » (H. Kelsen, « Les rapports de système entre le droit interne et le droit international public », RCADI, T. XLII, 1932-IV, pp. 121-351).

[8] Pour Duguit, entreprendre pareille démarche est peine perdue. Pour cet auteur, « démontrer comment un homme peut avoir légitimement, en vertu d’une qualité propre, le pouvoir d’imposer par la force sa volonté à un autre homme ». Il s’agit là, selon lui, d’un problème insoluble (L. Duguit, op. cit. note 6, p. 15).

[9] Saint-Paul est à l’origine de la maxime nulla potestas nisi Deo, ce qui signifie « il n’est pas de pouvoir qui ne vienne de Dieu », (Saint-Paul, Rom. XIII, 1, cité in S. Goyard-Fabre, Qu’est-ce que la politique ? : Bodin, Rousseau et Aron, Vrin, coll. « Pré-textes », 2002, p. 34).

[10] Il existe une divergence de point de vue entre les doctrines, que Duguit appelle, « du droit divin surnaturel » et celles « du droit divin providentiel ». Selon la première thèse, nous dit Duguit, « une puissance supérieure, Dieu, aurait non seulement créé le pouvoir politique pris en lui-même, mais encore désigné la personne ou les personnes, la dynastie, par exemple, qui, dans un pays donné, doivent être investies du pouvoir politique ». Selon la thèse « du droit divin providentiel », en revanche, ce n’est pas Dieu qui va décider de la personne à qui le pouvoir doit revenir. Ce sont les circonstances, les volontés humaines qui doivent le déterminer (L. Duguit, op. cit. note 6, pp. 16-17).

[11] T. L’Aminot, « Rousseau et l’état du contrat », in S. Goyard-Fabre (dir) et alii, L’État moderne, Regards sur la pensée politique de l’Europe occidentale entre 1715 et 1848, Vrin, coll. « Histoire des idées & doctrines », 2000, p. 105.

[12] V. en ce sens, Th. de Bèze, Du droit des magistrats sur leurs sujets, Marabuto, 1968, 110 p.

[13] G. Demelemestre, Introduction à la Politica methodice digesta de Johannes Althusius, Cerf, coll. « Humanités », 2012, 111 p.

[14] V. en ce sens H. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, PUF, coll. « Quadrige », 2012, 894 p.

[15] S. Pufendorf, Le droit de la nature et des gens : Ou, Système général des principes les plus importants de la morale, de la jurisprudence et de la politique, Presses Universitaires de Caen, coll. « Bibliothèque de philosophie politique et juridique », 2010, T.1-2.

[16] V. en ce sens V. Constantinesco et S. Pierré-Caps, op. cit. note 22, p. 24, n° 27.

[17] Diderot affirmera par exemple dans l’Encyclopédie que « le consentement des hommes réunis en société est le fondement du pouvoir. Celui qui ne s’est établi que par la force ne peut subsister que par la force » (D. Diderot, Œuvres complètes, Paris, 1818, T. 3, 1re part., p. 384).

[18] V. en ce sens T. Hobbes, Léviathan, Folio, coll. « Folio essais », 2000, 1024 p.

[19] V. en ce sens, J. Locke, Traité du gouvernement civil, 2e éd., Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 2000, 381 p.

[20] V. en ce sens, J.- J. Rousseau, Du contrat social, Flammarion, coll. « Garnier Flammarion », 1968, 180 p.

[21] L. Duguit, op. cit. note 6, p. 535.

[22] Rousseau consent à l’idée que « les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature » (J.- J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Flammarion, 1971, p. 158).

[23] Pufendorf affirme que « le principal droit de l’État de nature, c’est une entière indépendance de tout autre que Dieu ; à cause de quoi on donne à cet état le nom de Liberté Naturelle, en tant que l’on y conçoit chacun comme maître de soi-même, et ne relevant de l’empire d’aucun Homme, tant qu’il n’a pas été assujetti par quelque acte humain » (S. Pufendorf, Devoirs de l’homme et du citoyen, Presses Universitaires de Caen, coll. « philosophie », 1998, liv. II, Chap. I, §8).

[24] Pour Rousseau « il est aisé de voir que c’est dans ces changements successifs de la constitution qu’il faut chercher la première origine des différences qui distinguent les hommes ; lesquels, d’un commun aveu, sont naturellement aussi égaux entre eux que l’étaient les animaux de chaque espèce avant que diverses causes physiques eussent introduit dans quelques-unes les variétés que nous y remarquons ». Discours sur l’inégalité I

[25] Pour Rousseau « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ». J.- J. Rousseau, Du Contrat social, op. préc., liv. I, ch. III.

[26] T. Hobbes, op. cit. note 40, pp. 224-231.

[27] D’où la célèbre affirmation de Hobbes : « à l’état de nature l’homme est un loup pour l’homme » (Ibid., pp. 281-282). Celui-ci ajoutera par ailleurs que « aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tient en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, la guerre de chacun contre chacun » (Ibid., pp. 288-289).

[28] J.-J. Rousseau, Manuscrit de Genève, liv. I, chap. II.

[29] Pour Rousseau, l’état de nature conduit « au plus horrible état de guerre » car « les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous, étouffant la pitié naturelle et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. Il s’élevait entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres » (J.-J. Rousseau, Manuscrit de Genève, liv. I, chap VI). Dans le droit fil de cette idée, pour Locke, « le désir d’éviter cet état de guerre (où l’on ne peut avoir recours qu’au ciel et qui, en l’absence d’une autorité capable d’arbitrer les conflits, peut surgir à la suite du moindre différend) a été le grand motif qui a engagé les hommes à former des sociétés et à abandonner l’état de nature » (J. Locke, op. cit. note 41, §21).

[30] Pour Arthur Schopenhauer, par exemple, « Le droit en lui-même est impuissant ; par nature, règne la force. Le problème de l’art de gouverner, c’est d’associer la force et le droit afin qu’au moyen de la force, ce soit le droit qui règne. Et c’est un problème difficile si l’on songe à l’égoïsme illimité qui loge dans presque chaque poitrine humaine » (A. Schopenhauer, Parerga & Paralipomena, CODA, 2005, liv. II, §127).

[31] Pour Rousseau il faut ainsi « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » (J.- J. Rousseau, Du contrat social, op. cit. note 42, liv. I, chap. VI, p. 51).

[32] Ainsi pour Rousseau « ce que l’homme perd par le contrat social, c’est la liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre, ce qu’il gagne c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède » (Ibid., liv. I, chap. VIII, p. 55).

[33] Diderot écrira en ce sens dans l’Encyclopédie que « le consentement des hommes réunis en société est le fondement du pouvoir. Celui qui ne s’est établi que par la force ne peut subsister que par la force » (D. Diderot, op. cit. note 39, p. 384).

[34] Parmi les plus célèbres contradicteurs de la doctrine contractualiste on peut citer Hegel, Kant ou encore Hume.

[35] E. Durkheim, De la division du travail social, op. cit. note 8, p. 179.

[36] Bossuet dira en ce sens « qu’on ne voit point d’érections de monarchies qui ne se soient faites par des traités » (Cité in F. Strowski, Bossuet et les extraits de ses œuvres diverses, Paris, Librairie Victor Lecoffre, 1901, p. 373).

[37] G.- W. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Vrin, coll. « Textes Philosophiques », 2000, p. 384.

[38] E. Kant, Réflexions sur le droit, n° 7740, AK, XIX. Cité in S. Goyard-Fabre, La philosophie du droit de Kant, Vrin, 1996, p. 172.

[39] V. en ce sens L. Duguit, op. cit. note 6, p. 20.

[40] Pour une critique de l’état de nature, voir celle formulée par Joseph De Maistre dans son plaidoyer contre la théorie du contrat social (J. De Maistre, Contre Rousseau : De l’état de nature, Fayard/Mille et une nuits, coll. « La Petite Collection », 2008, 96 p.).

[41] E. Burke, Reform of Representation in the house of Commons, 1782, cité in G. H. Sabine, A history of Political Theory, New York, Holt Rinehart and Winston, 1961, p. 565.

[42] Ibid., p. 559.

[43] A.-M. Ramsay, Essai philosophique sur le gouvernement civil, chap IV, cité in R. Derathé, op. cit. note 66, p. 127. Dans cet ordre d’idée se reporter également à Bossuet pour qui « les hommes naissent tous sujet : et l’empire paternel qui les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n’avoir qu’un chef » (J.-B. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2003, liv. II, art. I, prop. VII).

[44] V. supra, n° 96.

[45] V. supra, n° 8.

[46] K. Lewin, Psychologie dynamique : Les relations humaines, PUF, 1959.

[47] V. en ce sens G. Burdeau, op. préc., p. 3

[48] Ainsi, Bernard Chantebout, définit-il le pouvoir politique comme « le pouvoir d’organiser la société en fonction des fins qu’on lui suppose » (B. Chantebout, Droit constitutionnel, Dalloz-Sirey, 2009, p. 6).

[49] Pour Jacques Chevallier par exemple, pareil pouvoir existait déjà dans les sociétés primitives, en tant que principe de cohésion du groupe (J. Chevallier, Institutions politiques, L.G.D.J, coll. « Systèmes », 1996, p. 43). V. également Bertrand de Jouvenel qui définit le pouvoir comme « l’activité constructive, consolidatrice et conservatrice d’agrégats humains » (B. de Jouvenel, De la souveraineté. À la recherche du bien politique, éd. Génin, Librairie de Médicis, 1955, p. 33).

[50] G. Burdeau, op. préc., p. 9.

[51] Ibid., p. 5

[52] Pour Georges Burdeau le pouvoir politique est « consubstantiel à l’organisation sociale » (Ibid.) ; V. également, pour approfondir cette question, P. Castres, La Société contre l’État : Recherches d’anthropologie politique, Les Editions de Minuit, coll. « Reprise », 2011, 185 P. ; L. Lévy-Bruhl, L’âme primitive, PUF, 1996, 451 p.

[53] Norbert Rouland affirme en ce sens que, au cours de la période néolithique, « l’examen du matériel funéraire prouve que certains individus disposent d’un pouvoir de décision et d’une autorité très supérieure aux autres » (N. Rouland, Anthropologie juridique, PUF, coll. « Droit fondamental », 1988, p. 126).

[54] Jean Gaudemet montre très clairement que, chez les romains, l’empereur dispose d’un quasi-monopole législatif, tout autant que, chez les francs, l’édiction de la loi est une fonction royale (J. Gaudemet, Les naissances du droit, Le temps, Le pouvoir et la science au service du droit, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2006, p. 91).

[55] J. Chevallier, op. préc., p. 44.

[56]G. De Tours, De l’Histoire des Francs, liv. II, chap. 27, cité in F. De Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France : La monarchie franque, Hachette et Cie, 1912, p. 66.

[57] En août 843, les trois petits-fils de Charlemagne se partagent, dans le cadre du Traité de Verdun, les territoires l’Empire. Charles le Chauve hérite de la Francie occidentale. Lothaire 1er reçoit la Francie médiane. Enfin, la Francie orientale échoit à Louis le Germanique.

[58] Ainsi Georges Burdeau avance-t-il que, « incarné dans un homme, le pouvoir disparaît avec lui. Jointe au défaut de légitimité, cette absence de continuité créé une situation fâcheuse aussi bien pour les gouvernants, dont l’autorité peut toujours être menacée par des rivaux, que pour les gouvernés, toujours victimes des luttes dont le titre au commandement est l’enjeu » (G. Burdeau, Traité de science politique : l’État, op. cit. note 65, p. 582.

[59] V. en ce sens Fr. Olivier-Martin, Histoire du droit français ; des origines à la révolution, Paris, CNRS éditions, coll. « HC Droit », 2005, n° 147, p. 203.

[60] J.-L. Harouel, J. Barbley, et alii, Histoire des institutions de l’époque franque à la révolution, PUF, coll. « Droit Fondamental », 2006, n° 233, p. 232.

[61] Pour se faire une idée de ce que représentent les lois fondamentales du royaume V. Fr. Olivier-Martin, op. préc., p. 324.

[62] Etymologiquement, le terme « état » vient du latin stare (demeurer), ce qui évoque l’idée de stabilité et de permanence.

[63] Pour J. Russ « quand l’institution se transforme en support, en titulaire du pouvoir, nous saisissons l’acte de naissance de l’État moderne » (J. Russ, Les théories du pouvoir, Paris, Poche, 1994, p. 72).

[64]G. Burdeau, L’État, Seuil, Paris, 1970, p. 15.

[65] Ibid., p. 15. Burdeau ajoute, à ce propos, que « L’état n’est donc pas un phénomène naturel comme le clan, la tribu, ou la nation. Il est construit par l’intelligence humaine à titre d’exploitation et de justification du fait social qu’est le pouvoir politique. Il n’a de réalité que conceptuelle » (G. Burdeau, op. cit. note 65, p. 582).

[66] M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 149.

[67] V. Constantinesco et S. Pierre-Caps, op. cit. note 22, n° 12, p. 11.

Qu’est-ce que l’État?

Pour Carré de Malberg toute la problématique qui se rapporte à l’identification de l’État « se ramène essentiellement à la question suivante : qu’est-ce qu’un État (in concreto) ? Ou mieux qu’est-ce que l’État (in abstracto) ? »[1]. Ainsi, l’identification des conditions d’existence de l’État passe-t-elle par une appréhension de l’État d’abord, in concreto (A), puis, in abstracto (B).

I) L’État in concreto

L’omniprésente et insaisissable entité étatique. Qu’est-ce que l’État ? Voici une question dont la simple formulation est susceptible de réveiller les plus ardentes passions chez nombre d’entre nous. Sans doute, cela s’explique-t-il par le fait que dans la vie de tout un chacun, l’État est omniprésent. Nous le rencontrons directement ou indirectement, d’abord, sous les traits de l’officier d’état civil à l’occasion des évènements majeurs de notre vie, soit lorsque l’on naît, que l’on se marie et que l’on meurt. On le rencontre également à de très nombreuses reprises entre ces trois événements. Tantôt, c’est nous qui venons à lui quand, par exemple, on doit obtenir un permis de construire, une nouvelle carte grise, ou déclarer en préfecture la création d’une association ou la tenue d’une manifestation. Tantôt, c’est lui qui vient à nous, en se manifestant, entre autres, sous la forme d’un flash de radar, d’un avis d’imposition, d’une assignation à comparaître, ou bien d’une sirène d’ambulance. Non seulement, il semble n’y avoir nul chemin que l’on puisse emprunter sans que l’on croise l’État sur sa route, mais encore le nombre de représentations dans lesquelles il s’incarne est tel, qu’on peut légitimement penser qu’il est là, partout, tout autour de nous. L’État apparaît comme une chose diffuse à l’état gazeux, dénuée de toute consistance matérielle, mais qui, à tout instant, peut surgir et se rappeler à notre bon souvenir en prenant la forme de n’importe quel élément du décor qui nous entoure. La conséquence en est, pour le juriste, qu’il s’avère extrêmement difficile de le définir. Ce ne sont pas les tentatives qui ont manqué. Pourtant, le constat est là. Encore aujourd’hui, il n’est aucune définition de l’État qui fasse l’unanimité chez les auteurs. Tous s’accordent certes à dire que l’État existe. Ils sont, cependant, encore très loin de s’entendre sur la détermination des conditions de son existence. C’est pourquoi, avant de s’employer à les passer en revue, faisons, au préalable, un petit détour par la racine de la notion d’État[2].

La naissance du concept d’État. Étymologiquement, le terme « état » dérive de status, mot latin qui, dans un premier temps, servait à désigner, non pas le pouvoir politique en place, mais la condition sociale d’une catégorie d’hommes. Il était employé dans des expressions telles que les « états généraux », le « tiers état » ou encore les « assemblées d’états ». Selon les historiens, il faut attendre la Renaissance pour que le terme État, augmenté d’une majuscule, prenne possession de son sens moderne. L’instigateur de cette évolution terminologique, du moins on le suppose, ne serait autre que l’italien Nicolas Machiavel qui, dans les premières lignes du Prince, écrit que « tous les États, toutes les seigneuries qui eurent et ont commandement sur les hommes, furent et sont ou Républiques ou Principautés »[3]. À partir du XVIe siècle, la notion d’État devient alors de plus en plus abstraite. En témoigne cette phrase de Théodore de Bèze dans laquelle il affirme que « le peuple établit le roi comme administrateur de l’État public »[4]. Pour Georges Burdeau, c’est le Traité des Seigneuries de Charles Loyseau qui « atteste le passage définitif dans la doctrine du mot État tel que nous l’entendons aujourd’hui »[5]. Une fois achevé le processus, de ce que l’on pourrait appeler « l’abstractisation » de la notion d’État, il quitte son statut de mot pour endosser celui d’idée[6]. Bien que le chemin menant de l’un à l’autre soit fort court, une différence considérable sépare, néanmoins, les deux statuts. Tandis que le mot a un nombre de significations limité, l’idée en possède, potentiellement, autant qu’il est d’agents pour la porter. Il en résulte que, dès lors, que l’État fait son apparition dans le monde – non pas platonicien, mais sensible – des idées, il devient un nouveau minerai que les auteurs peuvent exploiter pour façonner leur pensée. Évidemment, plus le minerai est riche et plus il est de carriers qui voudront se l’approprier. C’est précisément le cas de l’État qui a fait l’objet d’un nombre incalculable de définitions dans des sciences diverses et variées.

Les innombrables définitions de l’État. L’État se trouve, de la sorte, être la cible d’études réalisées en histoire, en anthropologie, en sociologie, en géographie, en économie, en droit, et dans bien d’autres disciplines universitaires. Pour le géographe, par exemple, l’État c’est une « forme d’organisation politique du territoire »[7]. Pour le sociologue Max Weber en revanche, l’État « consiste en un rapport de domination de l’homme par l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime »[8]. Pour le philosophe Engels encore, l’État n’est autre que « l’instrument de la classe dominante qui lui permet simultanément de maintenir l’ordre et la paix en assurant la sécurité de la société tout entière, mais aussi de perpétuer son emprise sur les classes dominées »[9]. Et l’on pourrait continuer sur des dizaines de pages sans que l’on parvienne à obtenir une liste exhaustive de toutes les définitions de l’État. Dans ces conditions, laquelle choisir ? Sur quelle conception de l’État doit-on s’appuyer pour poursuivre notre théorie ? N’y a-t-il pas un point commun que partagent ces définitions entre elles ? À la vérité, la première question qu’il convient de se poser quant au choix à faire d’une définition satisfaisante de l’État n’est pas de savoir ce que l’on doit trouver dans cette définition, mais plutôt sous quel angle elle doit être abordée. Autrement dit, n’y aurait-il pas une discipline, en particulier, qui serait susceptible de constituer une sorte de milieu naturel avec lequel le concept d’État pourrait être en adéquation ? Pour Kelsen – qui indirectement répond à Weber –, cela ne fait aucun doute, le concept d’État est, avant tout, juridique. Sa définition passe nécessairement par le droit[10]. Comme le rapporte Michel Troper, qui fait état de la pensée kelsénienne, « tout concept sociologique d’État présuppose en réalité un concept juridique. […] Ainsi, la tentative la plus achevée pour former une théorie sociologique de l’État repose sur une définition de l’État comme relation de domination. L’État serait une relation où certains commandent, tandis que d’autres obéissent. […] Si l’on prétend définir l’État de cette manière, il faut indiquer en quoi la domination exercée par l’État ou dans le cadre de l’État est spécifique. Or on ne peut y parvenir qu’en indiquant que cette domination prétend être légitime, c’est-à-dire qu’elle existe dans un ordre juridique ».

Une population. C’est donc sous l’angle du droit qu’il semble falloir se positionner pour appréhender la notion d’État. La question qui, dès lors, se pose est de savoir comment les juristes définissent l’État et s’il existe un consensus autour de cette définition. Si l’on ouvre les manuels de droit constitutionnel, il apparaît que ce consensus existe. L’État y est presque toujours défini par la réunion des trois mêmes conditions que sont la population, le territoire et la puissance publique. Pour nombre d’auteurs, l’État s’assimile, de la sorte, en « une communauté d’hommes fixée sur un territoire propre et possédant une organisation d’où résulte pour le groupe envisagé dans ses rapports avec ses membres une puissance supérieure d’action, de commandement et de coercition »[11]. Précisons la consistance des trois conditions d’existence de l’État que pose cette définition. S’agissant de la première, la population, elle tend à mettre l’accent sur le fait que l’État est « une communauté humaine »[12] et qu’il est « le centre de convergences sociales »[13]. Surtout, le groupe d’individus qui le constitue « présente une individualité par rapport à d’autres, au point de constituer une nation »[14]. Par Nation il faut entendre, selon Roger Bonnard, « la collectivité limite, celle qui englobe toutes les autres et n’est englobée par aucune »[15]. En d’autres termes, la Nation serait le niveau d’évolution le plus élevé du groupe, celui au-delà duquel les sociétés humaines ne sont encore jamais allées. La seule solution pour qu’elles y parviennent serait que leurs membres se réunissent en une forme de société politique encore plus perfectionnée, mais aussi plus universelle que l’État. Pour Carré de Malberg, « l’État et la nation ne sont, sous deux noms différents, qu’un seul et même être. L’État, c’est la personne abstraite en qui se résume et s’unifie la nation »[16]. Pour certains constitutionnalistes, il faut, cependant, prendre garde de ne pas accorder une place trop importante au concept de Nation dans l’identification des éléments constitutifs de l’État. Car, « il peut […] se produire […] qu’un État ait une population qui ne présente aucune homogénéité, ni linguistique, ni ethnique, ni culturelle et qu’il n’y ait aucun sentiment d’appartenance nationale. Il n’en est pas moins un État. Ce n’est donc pas l’existence d’une nation, mais seulement celle d’une population, qui est une condition de l’État »[17].

Territoire et souveraineté. La deuxième condition d’existence de l’État, c’est le territoire. Techniquement, il est un espace géographique à trois dimensions[18], délimité par des frontières naturelles ou artificielles. En réalité, il est bien plus. Selon Georges Burdeau, « le territoire est à la fois le symbole et une protection avancée de l’idée nationale. Il permet de réaliser cette synthèse d’un sol et d’une idée » [19]. Plus qu’un élément constitutif de l’État, le territoire est une sorte de composante de son identité. Il relèverait donc moins du domaine de l’avoir que du domaine de l’être. Pour Carré de Malberg « une communauté nationale n’est apte à former un État qu’autant qu’elle possède une surface de sol sur laquelle elle puisse s’affirmer comme maîtresse d’elle-même et indépendante […] »[20]. On voit là, l’importance du territoire. Sans lui, aucun État ne saurait se constituer. De l’avis de la majorité des auteurs[21], le territoire est « une condition indispensable pour que l’autorité politique s’exerce efficacement »[22]. Un État dépourvu de territoire serait un État qui éprouverait les pires difficultés à réaliser son action et, par voie de conséquence, dont la puissance publique ne saurait s’exercer. Or cette puissance publique est, elle-même, un élément constitutif de l’État, le dernier. D’aucuns n’hésitent pas, d’ailleurs, à réduire les conditions d’existence de l’État à cette seule puissance publique, plus connue sous le nom de souveraineté. Comment peut-on la définir ? Selon Olivier Beaud « la souveraineté est riche d’une double et indissociable signification. D’un côté, elle traduit la faculté qu’a l’État de créer du droit de manière absolument originaire ; ses normes n’ont pas besoin d’être légalement fondées sur d’autres normes juridiques. […] D’un autre côté […] elle implique un droit à avoir le droit de commander, un titre de pouvoir […] »[23]. C’est là que résiderait, pour nombre d’auteurs, le critère décisif de l’État[24]. Denys de Béchillon abonde en ce sens lorsqu’il affirme que, « c’est la puissance détenue par cette entité gouvernante, sur cette population, dans ce territoire, qui discrimine l’État en regard des autres formes politiques, et rien d’autre »[25]. Est-ce à dire que, dès lors, que l’on rencontre cette configuration, on se trouve nécessairement en présence d’un État ? Si tel est l’idée véhiculée dans la plupart des ouvrages, nombreux sont pourtant ceux à dénoncer cette vision de l’État in concreto, qui consiste moins à le définir qu’à le décrire.

II) L’État in abstracto

Les vices de la définition in concreto. Cette définition de l’État par la description de ses éléments constitutifs est l’une des premières critiques qui peut être formulée à l’encontre de l’approche in concreto. Comme l’écrit Georges Burdeau, « on veut être complet parce que l’on décrit, et décrire n’est pas définir »[26]. Carré de Malberg partage et justifie cette critique en affirmant que « la science juridique n’a pas seulement pour objet de constater les faits générateurs du droit, mais elle a pour tâche principale de définir les relations juridiques qui découlent de ces faits. Or, à ce point de vue, l’insuffisance de la définition […] proposée provient manifestement de ce qu’elle se borne à indiquer les éléments qui concourent à engendrer l’État, bien plutôt qu’elle ne définit l’État lui-même »[27]. En d’autres termes, l’entité que constitue l’État résulte bien de la réunion des éléments que sont la population, le territoire et la puissance publique, mais elle ne se confond pas avec eux ; sauf à considérer que l’État n’est finalement qu’un phénomène naturel. Toutefois, si l’on admet qu’il est un fait, alors « on ne peut expliquer comment ce fait provoque, chez les hommes, le sentiment de l’obligation d’obéir »[28]. La définition canonique de l’État n’est donc pas valide. Là, ne s’arrête pas la critique que l’on peut lui adresser. Il en est une autre, émanant de Kelsen, qui place cette définition face à ses propres contradictions. Le célèbre juriste autrichien pointe notamment du doigt un point que l’on ne saurait négliger : à supposer que l’État ait bien pour composantes les trois éléments constitutifs précédemment énoncés, comment savoir si l’on se trouve en leur présence ? Un territoire, une population et à plus forte raison une puissance publique ne sont, a priori, pas des choses que l’on peut identifier empiriquement comme on sait reconnaître une table ou une chaise lorsqu’on en voit une. Ces éléments ne peuvent être identifiés que s’ils ont préalablement été définis abstraitement. Or en toute logique, ils ne peuvent l’être que « par l’État lui-même »[29], puisqu’ils sont précisément censés le constituer. Dès lors, si le peuple, le territoire et la puissance publique doivent être définis par l’État, il devient impossible de définir l’État par ces trois éléments constitutifs[30]. Il en résulte qu’il doit être emprunté une autre voie si l’on veut se saisir du concept d’État.

La conception dualiste. Aussi, cela nous impose-t-il d’abandonner la vision in concreto de l’État, qui consiste à le définir par ses conditions d’existence, pour l’appréhender in abstracto, soit de tenter de le définir par l’abstraction qu’est le droit. Pour ce faire, il nous faut partir de l’opposition qui existe entre les deux grandes conceptions qui portent sur les rapports qu’entretiennent le droit et l’État, l’une qualifiée de dualiste, l’autre de moniste. S’agissant de la première, la conception dualiste, ses défenseurs, dont les plus connus sont Max Weber[31], Georg Jelinek[32], Léon Duguit[33], Georges Gurvitch[34] ou encore Maurice Hauriou[35], soutiennent que l’État et le droit sont deux réalités distinctes. Là encore une distinction doit être opérée entre ceux qui considèrent que l’État précède le droit et les partisans du contraire. Pour ceux qui pensent qu’il ne saurait exister de droit avant l’apparition de l’État, ils défendent grosso modo l’idée que l’État n’est, à l’origine, qu’un simple fait social. Il serait né de la survenance d’un conflit qui, à un moment donné de l’Histoire, aurait conduit à la domination des uns par les autres[36]. Puis, dans un second temps, par un acte de volonté – sa propre volonté – l’État se serait lui-même soumis au droit qu’il a créé, devenant alors une personne juridique à part entière, titulaire de droits et débiteur d’obligations. C’est la théorie de l’auto-limitation. Pour Jellinek, « tout droit n’est tel que parce qu’il lie non seulement les sujets, mais le pouvoir politique lui-même »[37]. Et de poursuivre, « quand l’État édicte une loi, cette loi ne lie pas seulement les individus, mais elle oblige l’activité propre de l’État à l’observation juridique de ses règles »[38]. En définitive, cette théorie de l’auto-limitation consiste à voir dans l’État « l’unique source du droit »[39], d’où il s’ensuit « un processus d’objectivation du droit qui, se détachant de la volonté souveraine qui l’a posé, acquiert une consistance propre et en vient à lier l’État »[40]. Défendue par Carré de Malberg, qui dira de cette doctrine qu’elle est « justifiée » et « conforme à la réalité des faits »[41], nombreux sont pourtant ses opposants, notamment dans les rangs des juristes français.

Le rejet de la théorie de l’auto-limitation. Pour Duguit, par exemple, « si l’État […] n’est soumis au droit que parce qu’il le veut bien, quand le veut et dans la mesure où il le veut, en réalité il n’est point subordonné au droit »[42]. Pour Hauriou, dans la théorie de l’auto-limitation « on ne peut s’empêcher de soupçonner une colossale méprise »,[43] car, nous dit-il, elle aboutit à une sorte « d’omnipotence du pouvoir de domination étatique »[44]. Selon ces auteurs qui, certes, partagent l’idée que l’État et le droit sont deux réalités distinctes, le droit n’est pas un dispositif intrinsèque de limitation de la puissance étatique. Il est un dispositif extrinsèque de limitation. Le droit serait extérieur à l’État, ce qui fait de lui une entité tout à la fois antérieure et supérieure à ce dernier. Plus précisément, selon Duguit, l’État voit sa volonté limitée par le droit objectif. C’est ce que l’on appelle la doctrine de l’hétéro-limitation. Comme le souligne Jacques Chevallier, avec cette doctrine « on est censée quitter le terrain du strict positivisme »[45], encore qu’il est certains auteurs qui considèrent la théorie de l’auto-limitation comme relevant également de la théorie moderne du droit naturel[46]. En tout état de cause, selon la doctrine de l’hétéro-limitation, l’État est, là aussi, regardé comme un phénomène naturel. Duguit écrit, dans cette perspective, que « dans tous les groupes sociaux qu’on qualifie d’États […] le fait est toujours là, identique à lui-même : les plus forts imposent leur volonté aux plus faibles »[47]. Cependant, à la différence de la théorie de l’auto-limitation, qui sublime la puissance de l’État, la doctrine de l’hétéro-limitation ne fait de lui qu’un docile transcripteur du « droit objectif ». Selon Duguit, ce n’est que lorsque le groupe social « comprend et admet qu’une réaction contre les violateurs de la règle peut être socialement organisée »[48] que la norme sociale se transforme en une norme juridique. En conséquence, le droit ne constitue pas l’expression de la puissance de l’État comme peuvent le soutenir les tenants de la doctrine de l’auto-limitation. Il n’est qu’un simple fait social. Aussi, est-ce précisément dans ce fait social, qui est extérieur à l’État que la règle qui vient limiter sa puissance prend sa source. Elle s’impose objectivement à lui tout autant qu’elle s’impose à ses sujets.

La conception moniste. Si séduisante puisse être la théorie de l’hétéro-limitation, elle n’échappe pas, elle aussi, à la critique. La plus radicale et la plus incisive a, sans surprise, été formulée par Kelsen qui ne va pas se contenter de pourfendre la pensée de Duguit, Hauriou et de tous ceux qui adhérent à l’idée que la volonté de l’État serait limitée par un droit objectif supérieur à sa puissance. Le maître de Vienne va aller bien plus loin encore, en remettant, ni plus, ni moins en cause la sacro-sainte dualité entre l’État et le droit de sorte que tombent, sous le coup de sa critique, tant la théorie de l’hétéro-limitation, que la théorie de l’auto-limitation prônée par Jellinek. Comme le rapporte Michel Troper, pour Kelsen l’une des plus grosses erreurs faites par les défenseurs de la dualité entre l’État et le droit c’est de considérer qu’il est un produit de la volonté. Car, si on l’admet, « il faut malgré tout expliquer que tout acte de volonté ne produit pas une règle. On ne peut y parvenir qu’en distinguant parmi les actes de volonté ceux qui sont accomplis en application d’un acte de volonté supérieur et qui pour cette raison sont créateurs de droit. […] Or la volonté est nécessairement celle d’une personne et l’acte de volonté supérieur doit nécessairement être attribué, comme les autres à une personne. La théorie traditionnelle est ainsi amenée à imaginer un être supérieur, qu’on se représente comme une espèce de surhomme et dont la volonté produit les règles de niveau supérieur, appelées droit objectif » [49], À partir de ce constat, Kelsen construit plusieurs critiques à l’encontre de la conception dualiste. L’une d’entre elles consiste à poser la question de savoir comment l’État pourrait être doué d’une quelconque volonté alors que cela suppose « une conscience et une capacité de se représenter un but »[50], ce dont il est, en tant que pure abstraction, totalement dépourvu. Par ailleurs, et c’est là le principal argument qui doit emporter la conviction de tous, Kelsen rappelle que la volonté est un fait. Or conformément à la loi de Hume, un fait ne saurait produire du droit[51]. Comme le souligne Michel Troper, « ce sont les normes […] qui font d’un certain fait, l’expression d’une volonté, la condition de production d’une norme. Une norme supérieure transforme la volonté en fait créateur de droit. Ce n’est pas la volonté qui produit la norme, mais la norme qui produit la volonté »[52].

L’assimilation de l’État à l’ordre juridique. Toutes ces critiques additionnées conduisent Kelsen à rejeter en bloc les théories qui font de l’État et du droit deux entités distinctes[53]. Pour lui, ils ne forment, en réalité, qu’une seule et même entité. Kelsen prône l’identité de l’État et du droit. Selon cette thèse, que l’on qualifie de moniste, la puissance de l’État, qui se traduit par la faculté que ses représentants ont, à commander, en son nom, la conduite des gouvernés par l’édiction de normes, se confond avec la contrainte qu’exerce le droit, en réaction à l’inexécution de ses prescriptions. Il s’agirait là, d’un seul et même ordre de contrainte[54]. Pour autant, tout ordre de contrainte n’est pas un État, laisse sous-entendre Kelsen. Il faut nécessairement que les normes qui le composent entretiennent des rapports dynamiques entre elles. Pour Kelsen, seul un ordre juridique, qui se caractérise par le fait qu’il règle les conditions de production de ses propres normes, fait exister l’État en tant que personne juridique. Par ailleurs, nous dit-il, « pour être un État, il faut que l’ordre juridique ait le caractère d’une organisation au sens plus étroit et plus spécifique de ce mot, c’est-à-dire qu’il institue pour la création et l’application des normes qui le constituent des organes spécialisés ; il faut qu’il se présente un certain degré de centralisation »[55]. Cela signifie que, pour s’identifier à un État, un ordre juridique ne doit pas voir ses normes produites et appliquées par les sujets eux-mêmes, comme cela peut être observé au niveau « des ordres juridiques pré-étatiques des sociétés primitives »[56] ou de « l’ordre juridique international »[57], mais par « des organes spécialisés », tels des assemblées ou des tribunaux. S’agissant, enfin, de la puissance de l’État, dont la prise en compte ne saurait être négligée par aucune théorie prétendument porteuse d’une définition de l’État, Kelsen considère qu’elle « n’est pas une force ou une instance mystique, qui serait dissimulée derrière l’État ou derrière son droit ; elle n’est rien d’autre que l’efficacité de l’ordre juridique étatique »[58]. En définitive, pour Kelsen, l’État est « la personnification de l’ordre juridique »[59].

Adhésion à la conception moniste. Malgré le retentissement de la pensée kelsenienne chez les juristes, nombreux sont ceux qui ont refusé d’y souscrire au premier rang desquels on trouve Maurice Hauriou qui considère comme dangereuse l’idée qu’un ordre de contrainte relativement centralisé et qui possède toutes les propriétés d’un ordre juridique, puisse mécaniquement bénéficier de la qualité d’État. Pour Hauriou, qui soutient que la puissance de l’État ne peut être limitée qu’à la condition que le droit soit supérieur à ce dernier, la thèse soutenue par Kelsen « mutilerait de façon arbitraire »[60], tant le concept d’État, que celui du droit en les réduisant l’un à l’autre. Cela reviendrait, selon lui, à supprimer l’État comme « réalité vivante »[61] pour le remplacer par un ordonnancement abstrait de règles. Une autre critique est formulée à l’encontre de la théorie développée par le maître de Vienne. Elle émane, cette fois-ci de Michel Troper. Celui-ci met en exergue le fait qu’« une grande partie de [la] critique [kelsennienne] de la thèse dualiste est fondée sur l’impossibilité de donner de l’État une définition non juridique, c’est-à-dire que tout concept d’État présuppose un concept juridique et de cette impossibilité, il conclut que l’État se confond avec le droit. Mais cette conclusion n’est guère convaincante, car il y a bien des objets qu’on ne peut définir que juridiquement et qui pourtant ne se confondent pas avec le droit »[62]. Malgré les multiples reproches que Michel Troper fait à la thèse défendue par Kelsen, cela ne l’empêche pas, pour autant, d’y voir de nombreux avantages dont la somme paraît être supérieure aux inconvénients qu’elle présente. Il avance, en ce sens, que l’identification de l’État et du droit permet de « caractériser le droit comme technique d’organisation du pouvoir »[63] et de comprendre que, finalement, « l’État n’est pas autre chose que le nom que l’on donne au pouvoir politique lorsqu’il s’exerce dans une certaine forme, la forme juridique »[64]. Enfin, cette théorie a le grand avantage de montrer que « ce n’est pas l’État qui définit le droit, mais le droit, la forme juridique, qui définit l’État ». Cela signifie que, pour être confondu à un État, l’ordre numérique doit nécessairement endosser la qualité d’ordre juridique ce qui, nous l’avons vu, n’est pas le cas.

[1] R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2003, p. 1.

[2] Pour une introduction à la théorie générale de l’État V. notamment Ch. Behrendt et F. Bouhon, Introduction à la Théorie générale de l’État, Larcier, 2009 ; F. Perin, Introduction au droit public : théorie générale de l’État, Presses universitaires de Liège, 1971 ; J. Dabin, L’État ou le politique : essai de définition, Dalloz, 1957.

[3] N. Machiavel, Le Prince, Gallimard, coll. « La pléiade », 1952, p. 290.

[4] Cité in S. Goyard-Fabre, L’État figure moderne de la politique, Armand Colin, coll. « Cursus », 1999, p. 9.

[5] G. Burdeau, Traité de Science politique, L’État, LGDJ, 3e éd., 1980, T. 2, n° 1, p. 5.

[6] S. Goyard-Fabre, op. préc., p. 10.

[7] P. Baud, S. Bourgeat et C. Bras, Dictionnaire de géographie, Hatier, 4 éd., 2008, 605 p.

[8] Max Weber, Le Savant et le Politique, Union, 1963, pp. 125.

[9] Cité in M. Barbier, La pensée politique de Karl Marx, L’Harmattan, 1991, p. 191.

[10] V. en ce sens N. Bobbio, Essais de théorie du droit, LGDJ, coll. « La pensée juridique », 2000, p. 255.

[11] Ce n’est pas la définition que retient Carré de Malberg qui préférera une vision in abstracto de l’État. R. Carré de Malberg, op. préc., p. 7.

[12] Ibid., p. 2.

[13] P. Pactet et F. Mélin-Soucramanien, op. cit. note 19, p. 35.

[14] J. et J.- E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 2012, n° 89, p. 58.

[15] R. Bonnard, « La conception juridique de l’État », Revue du droit public, 1922, p. 20.

[16] R. Carré de Malberg, op. préc., p. 332.

[17] F. Hamon et M. Troper, op. cit. note 28, p. 29.

[18] Il comprend non seulement la surface terrestre mais aussi l’espace aérien et maritime.

[19] G. Burdeau, op. cit. note 68, p. 98.

[20] R. Carré de Malberg, op. préc., p. 3

[21] V. la thèse contraire développée par Duguit (L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 3e éd., Paris, 1927, T. II, p. 58).

[22] F. Hamon et M. Troper, op. cit. note 28, p. 28.

[23] O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, coll. « Leviathan », 1994, p. 20.

[24] V. notamment en ce sens Jean Bodin qui a écrit que « l’État est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine » (J. Bodin, Les six livres de la république, Liv I, ch. I. Cité in E. Carpano, État de droit et droits européens, L’Harmattan, 2005, p. 55).

[25] D. De Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit, Odile Jacob, Paris, 1997, p. 106.

[26] G. Burdeau, op. cit. note 68, p. 168.

[27] R. Carré de Malberg, op. cit. note 64, p. 8.

[28] G. Burdeau, op. cit. note 68, p. 50

[29] F. Hamon et M. Troper, op. cit. note 28, pp. 30-31.

[30] Ibid., p. 13.

[31] M. Weber, Économie et société, 1922, trad. Française, Plon, 1971.

[32] G. Jellinek, L’État moderne et son droit : Théorie générale de l’État, éd. Panthéon-Assas, coll. « Les introuvables », 2005, T. II, 574 P.

[33] L. Duguit, op. cit. note 84.

[34] G. Gurvitch, La magie et le droit, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2004, 122 p.

[35] M. Hauriou, Précis de Droit constitutionnel, 2e éd., Sirey, 1929.

[36] V. en ce sens B. de Jouvenel, Du Pouvoir, 1948, Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 1998, pp. 128 et s.

[37] Georg Jellinek, op. préc., p. 130.

[38] Ibid., p. 131.

[39] R.. von Jhering, L’évolution du droit, trad. O. de Meulenaère, Paris, Chevalier-Marescq, 1901, 400 p.

[40] J. Chevallier, « L’État de droit », Revue du Droit Public et de la Science Politique en France et à l’Etranger, 1988, Mars-Avril, n° 2, pp 313-380.

[41] R. Carré de Malberg, op. cit. note 64, p. 234.

[42] L. Duguit, La doctrine allemande de l’autolimitation de l’État, Paris, Giard et Brière, 1919, p. 8.

[43] M. Hauriou, Principes de droit public, 2e éd., 1916, p. 73.

[44] Ibid., p. 32.

[45] J. Chevalier, art. préc., p. 352.

[46] V. en ce sens, L. Heuschling, État de droit, Rechtsstaat, Rule of law, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque », 2002, p. 508.

[47] L. Duguit, op. cit. note 84, p. 655.

[48] Ibid., p. 94

[49] M. Troper, Pour une théorie juridique de l’État, PUF, coll. « Léviathan », 1994, p. 147.

[50] Ibid.

[51] V. supra, n° 177.

[52] M. Troper, op. préc., p. 148.

[53] D’autres arguments sont évoqués par Kelsen pour combattre l’idée que l’État et le droit formeraient deux entités distinctes. Comme le souligne Michel Troper « Kelsen dénonce le caractère idéologique de la distinction. La théorie dualiste remplit une double fonction. D’une part, il faut que l’État soit présenté comme une personne distincte du droit, de telle manière que le droit puisse le justifier. L’État apparaît alors non comme le fait de la force, mais comme l’État de droit qui trouve son fondement et sa justification dans le droit en même temps qu’il le fonde. Mais d’autre part, présenter l’État comme en dehors du droit, implique qu’il possède des intérêts propres, supérieurs, pouvant conduire à écarter les règles juridiques toutes les fois qu’elles ont pour les gouvernants des conséquences déplaisantes. La doctrine dualiste peut ainsi servir à justifier la raison d’État » (Ibid., p. 149).

[54] H. Kelsen, op. cit. note 6, p. 281

[55] Ibid.

[56] Ibid.

[57] Ibid.

[58] Ibid., p. 285.

[59] H. Kelsen « L’essence de l’État », in Cahiers de philosophie politique et juridique, 1990, n° 17.

[60] M. Hauriou, op. cit. note 106.

[61] Ibid.

[62] Michel Troper illustre ses propos par des exemples. Ainsi, dit-il « d’une société commerciale, d’un crime ou de l’institution du mariage on ne peut donner aucune définition autre que juridique, mais cela signifie évidemment qu’il s’agit de conduites ou de rapports humains réglés par le droit et non pas qu’ils se confondent avec le droit » (M. Troper, op. cit. note 112, p. 155).

[63] M. Troper, La théorie du droit, le Droit, l’État, PUF, coll. « Leviathan », 2001, p. 261.

[64] Ibid., p. 181.