Les modes de preuve du paiement

La preuve du paiement présente un enjeu majeur, dans la mesure où, en cas de litige, elle détermine le sort de l’obligation dont le débiteur se prétend être déchargée.

Deux questions alors se posent : qui doit prouver ? comment prouver ?

Nous nous focaliserons ici sur les modes de preuve du paiement.

==> Droit antérieur

Sous l’empire du droit antérieur, le mode de preuve du paiement a donné lieu à une controverse. Cette controverse a vu s’opposer deux thèses : celle de l’acte juridique et celle du fait juridique

  • Thèse du fait juridique
    • Selon cette thèse, le paiement ne serait autre qu’un fait juridique car, au fond, il tirerait ses effets de la loi et non de la volonté du débiteur.
    • Si donc le paiement produit, tantôt un effet extinctif, tantôt un effet subrogatoire, ce n’est pas parce que les parties intéressées à l’opération l’ont voulu, mais parce que la loi le prévoit.
    • En tant que fait juridique, le paiement pourrait alors se prouver par tous moyens
  • Thèse de l’acte juridique
    • Selon cette thèse, le paiement s’analyserait en une convention conclue entre le solvens (celui qui paye) et l’accipiens (celui qui est payé) aux fins d’éteindre l’obligation originaire.
    • Il en résulterait que la preuve du paiement supposerait la production d’un écrit, conformément à l’article 1364 du Code civil

Entre ces deux thèses, la Cour de cassation a opté pour la seconde. Dans un arrêt du 6 juillet 2004, elle a jugé que « la preuve du paiement, qui est un fait, peut être rapportée par tous moyens » (Cass. 1ère civ. 6 juill. 2004, 01-14.618).

Cinq ans plus tard, la Deuxième chambre civile a statué dans le même sens, dans un arrêt du 17 décembre 2009 (Cass. 2e civ. 17 déc. 2009, n°06-18.649)

Alors qu’une position semblait avoir été arrêtée par la Cour de cassation, la Chambre sociale (Cass. soc. 11 janv. 2006, n°04-41.231), puis la Troisième chambre civile (Cass. 3e civ. 27 févr. 2008, n°07-10.222) ont semé le doute en rendant des décisions intéressant la preuve du paiement au visa de l’ancien article 1341 du Code civil, soit celui exigeant la production d’un écrit.

==> Droit positif

À l’occasion de la réforme du droit des contrats opérée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, le législateur a entendu clarifier l’état du droit positif.

Aussi, a-t-il inséré un article 1342-8 dans le Code civil qui dispose que « le paiement se prouve par tout moyen. »

À l’analyse, si la règle énoncée met un terme à l’incertitude jurisprudentielle née de la divergence entre les Chambres de la Cour de cassation, elle ne règle pas la question de la qualification du paiement.

Comme souligné par des auteurs « selon que l’on se prononce en faveur de la qualification d’acte ou de fait juridique, l’article 1342-8 du Code civil apparaîtra comme une simple application du droit commun ou, au contraire, comme une remarquable exception »[8].

En tout état de cause, parce que le paiement se prouve « par tout moyen », le débiteur est autorisé à mobiliser tous les modes de preuves aux fins d’établir sa prétention au nombre desquels figurent notamment l’écrit, le témoignage, la présomption judiciaire, l’aveu et le serment.

Parfois, il pourra être dispensé de rapporter la preuve du paiement en présence d’une présomption légale.

1. La liberté de la preuve ou les modes de preuve admis

1.1. L’écrit

Si la production d’un écrit n’est pas exigée pour prouver le paiement, cela ne signifie pas pour autant qu’il est fait interdiction au débiteur d’y recourir.

Parce que le paiement se prouve par tout moyen, l’écrit est admis au même titre que les autres modes de preuve.

Si, en théorie, ils sont tous placés sur un pied d’égalité, en pratique, le débiteur portera son choix, la plupart du temps, sur l’écrit en raison de la force probante que le juge lui prêtera.

Encore faut-il qu’il réponde à certaines exigences, quant à sa forme et quant à son origine, faute de quoi le juge est susceptible, au mieux, de le reléguer au rang de commencement de preuve par écrit, au pire, de l’écarter purement et simplement.

a. La forme de l’écrit

La constatation dans un écrit du paiement consiste habituellement en l’établissement d’une quittance, appelée autrement « reçu ».

La quittance ne doit pas être confondue avec la facture :

  • La quittance constate le paiement ; elle est remise au débiteur après qu’il s’est acquitté de son obligation
  • La facture détaille le contenu et le prix de la prestation fournie par le créancier ; elle est remise au débiteur en vue du paiement

 S’agissant de la quittance, elle peut être établie, soit par acte sous seing privé, soit par acte notarié.

  • La quittance sous seing privée
    • Pour valoir acte sous seing privé, la quittance doit comporter la signature du créancier, l’objet du paiement et sa cause.
    • S’agissant de la date et des modalités du paiement, la Cour de cassation a jugé que ces éléments n’étaient pas exigés à titre de validité de la quittance (V. en ce sens 1ère civ. 12 févr. 1964; Cass. 1ère civ. 16 mars 2004, n°01-11.274).
  • La quittance sous forme authentique
    • Il est des cas où la loi exige que la quittance soit établie par voie d’acte authentique.
    • L’article 1346-2, al. 2e du Code civil prévoit en ce sens que « la subrogation peut être consentie sans le concours du créancier, mais à la condition que la dette soit échue ou que le terme soit en faveur du débiteur. Il faut alors que l’acte d’emprunt et la quittance soient passés devant notaire, que dans l’acte d’emprunt il soit déclaré que la somme a été empruntée pour faire le paiement, et que dans la quittance il soit déclaré que le paiement a été fait des sommes versées à cet effet par le nouveau créancier. »

Dans l’hypothèse où la quittance ne satisfait aux exigences notamment parce que le débiteur, ni de l’acte sous seing privé, ni de l’acte authentique, elle vaudra seulement commencement par écrit.

Tel sera le cas lorsque, soit la quittance ne sera pas signée par le créancier, soit le débiteur n’en détiendra qu’une copie (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 27 mai 1986, n°84-14.370).

b. L’origine de l’écrit

Pour mémoire, l’article 1363 du Code civil prévoit que « nul ne peut se constituer de titre à soi-même. »

Il ressort de cette disposition que pour valoir écrit, l’acte produit par le débiteur à titre de preuve ne peut pas avoir été préconstitué par lui ; il doit émaner, soit du créancier, soit d’un tiers.

Cette règle est-elle applicable à la preuve du paiement ? La question se pose dans la mesure où le paiement se prouve par tous moyens ce qui suggère qu’il s’analyserait en un fait juridique.

Or l’article 1363 du Code civil s’applique à la preuve des actes juridiques, soit aux cas où l’écrit est exigé.

À cet égard, sous l’empire du droit antérieur, la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 6 mars 2014 que « le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même n’est pas applicable à la preuve d’un fait juridique » (Cass. 2e civ. 6 mars 2014, n°13-14.294)

Est-ce à dire que le débiteur pourrait prouver son paiement en produisant un acte qui émane de lui ?

Tout dépend de la qualification que l’on reconnaît au paiement :

  • Si l’on estime qu’il s’agit d’un fait juridique, alors il y a lieu d’admettre que l’écrit produit aux fins de prouver le paiement puisse émaner du débiteur.
  • Si l’on estime, au contraire, qu’il s’agit d’un acte juridique, alors il y a lieu de considérer que l’écrit émanant du débiteur ne suffit pas à prouver son paiement

À supposer que l’on opte pour la première approche, elle n’aura qu’une portée limitée dans la mesure elle doit être combinée avec la règle énoncée à l’article 1378-1 du Code civil.

Cette disposition prévoit, en effet, que « les registres et papiers domestiques ne font pas preuve au profit de celui qui les a écrits. »

Aussi, est-il fait interdiction, en tout état de cause, au débiteur de prouver le paiement en produisant sa propre comptabilité.

c. La force probante de l’écrit

Lorsque le débiteur produit un acte qui remplit les conditions de l’écrit aux fins de prouver son paiement, quelle est la force probante de cet acte ?

Plus précisément la question se pose de savoir si, pour contester le paiement du débiteur, le créancier devra, à son tour, produire un écrit ?

Dans la mesure où, en matière de paiement, la preuve est libre, on pourrait être tenté de répondre par la négative : le créancier devra pouvoir prouver sa prétention par tous moyens.

Tel n’est toutefois pas la voie empruntée par la jurisprudence sous l’empire du droit antérieur. Dans un arrêt du 4 novembre 2011, la Cour de cassation a jugé, par exemple, que « si celui qui a donné quittance peut établir que celle-ci n’a pas la valeur libératoire qu’implique son libellé, cette preuve ne peut être rapportée que dans les conditions prévues par les articles 1341 et suivants du code civil » (Cass. 1ère civ. 4 nov. 2011, n°10-27.035).

Cette solution a-t-elle été reconduite par la réforme du régime général des obligations opérée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ?

Les auteurs sont réservés. Tout d’abord, l’écrit n’est exigé à titre de preuve que pour les actes juridiques. Or la jurisprudence analyse le paiement plutôt comme un fait juridique.

Ensuite, comme relevé par Maxime Julienne « il n’y a aucune raison de retenir une interprétation restrictive de l’article 1342-8 et de ne pas étendre à la preuve de l’absence de paiement le principe de liberté probatoire dont ce texte est porteur »[9].

1.2. Le témoignage

Parce que la preuve du paiement est libre, il est admis que le débiteur puisse recourir au témoignage afin d’établir qu’il s’est libéré de son obligation envers le créancier.

Pour mémoire, le témoignage consiste en une déclaration faite au juge par une personne, le témoin, ayant constaté ou eu connaissance des faits litigieux.

L’article 1381 du Code civil prévoit que la valeur probante des déclarations faites par un tiers est laissée à l’appréciation du juge.

Autrement dit, il appartient au juge d’apprécier la véracité du contenu de la déclaration qu’il reçoit.

En pratique, le débiteur s’appuiera sur le témoignage lorsque, soit il sera dans l’incapacité de produire un écrit (art. 1360 C. civ.), soit parce que l’acte dont il est en possession ne remplit pas les conditions de l’écrit et n’a la valeur que d’un commencement de preuve par écrit (art. 1361 C. civ.).

1.3. La présomption judiciaire

Lorsque la preuve est libre, il est admis que le juge puisse puiser dans les circonstances de la cause la preuve du fait contesté ; c’est le mécanisme des présomptions judiciaires, qualifiées également de présomptions du fait de l’homme.

Concrètement, la preuve procède ici d’un raisonnement par induction. Il s’agira donc, à partir d’un ou plusieurs indices connus, de tirer des conséquences quant à la réalité du fait contesté.

En application de l’article 1382 du Code civil, seules les présomptions « graves, précises et concordantes » sont admises.

Lorsque cette condition est remplie, les présomptions judiciaires « sont laissées à l’appréciation du juge ».

L’ancien article 1353 du Code civil prévoyait dans le même sens qu’elles doivent être « abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat ».

Comme souligné par des auteurs « la preuve construite sur des indices n’est donc acquise que si elle correspond à l’intime conviction du juge »[10].

S’agissant de l’application du mécanisme des présomptions judiciaires au paiement, bien qu’il ne s’agisse pas de son terrain de prédilection, elle n’est pas à exclure.

Les présomptions judiciaires pourront notamment jouer en présence de documents, tels que des courriers, certificats, chèques ou encore factures qui suggèrent l’exécution d’un paiement (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 7 févr. 1989, n°85-14.989).

1.4. L’aveu

L’aveu est défini à l’article 1383, al. 1er du Code civil comme « la déclaration par laquelle une personne reconnaît pour vrai un fait de nature à produire contre elle des conséquences juridiques ».

L’alinéa 2 de cette disposition précise que l’aveu peut être judiciaire ou extrajudiciaire :

  • L’aveu judiciaire
    • Il s’agit de la déclaration que fait en justice la partie ou son représentant spécialement mandaté.
    • La particularité de ce mode de preuve est qu’il est recevable en toutes matières, y compris lorsqu’un écrit est exigé.
    • Autrement dit, il peut servir à établir, tant un fait juridique, qu’un acte juridique : il n’est donc pas besoin qu’il soit corroboré par un autre mode de preuve, à la différence par exemple du témoignage ou du commencement de preuve par écrit.
    • La raison en est qu’il « fait foi contre celui qui l’a fait» ( 1382, al. 2e C. civ.)
    • Aussi, la reconnaissance par le créancier de l’exécution par le débiteur de son obligation vaudra preuve du paiement, étant précisé que le juge sera lié par cet aveu.
    • Dans ces conditions, il devra tenir pour établi le fait avoué, quand bien même cela ira à l’encontre de son intime conviction.
  • L’aveu extrajudiciaire
    • Il s’agit de la déclaration faite par une partie au procès en dehors du prétoire.
    • Contrairement à l’aveu judiciaire, l’aveu extrajudiciaire n’est recevable que « dans les cas où la loi permet la preuve par tout moyen» ( 1383-1, al. 1er C. civ.).
    • La preuve du paiement étant libre, le recours à l’aveu extrajudiciaire en cette manière ne soulève aucune difficulté.
    • À cet égard, l’aveu peut émaner, tant du créancier, que du débiteur.
    • Reste que dans les deux cas, comme précisé par l’article 1383-1, al. 2e du Code civil « sa valeur probante est laissée à l’appréciation du juge. »

1.5. Le serment

Le serment est un mode de preuve hérité d’une époque où l’église était fortement imbriquée dans l’état et où la société était particulièrement imprégnée des concepts d’honneur et de moral.

Classiquement, le serment est défini comme « la déclaration par laquelle un plaideur affirme, d’une manière solennelle et devant un juge, la réalité d’un fait qui lui est favorable »[11].

Lorsqu’il est utilisé à des fins probatoire, le serment est soit décisoire, soit supplétoire.

  • Le serment décisoire
    • Il s’agit de celui qu’une partie défère à l’autre pour en faire dépendre le jugement de la cause ( 1384 C. civ.) :
      • Si le plaideur auquel le serment est déféré accepte le « défi », alors il gagne le procès.
      • Si en revanche, il renonce à prêter serment craignant notamment la sanction attachée au parjure, alors il succombe.
    • La particularité du serment décisoire est qu’il « peut être déféré sur quelque espèce de contestation que ce soit et en tout état de cause. »
    • Autrement dit, il peut intervenir aux fins de prouver, tant un acte juridique, qu’un fait juridique.
    • Le paiement peut ainsi être prouvé au moyen du serment décisoire.
    • À cet égard, à l’instar de l’aveu judiciaire, le serment décisoire présente l’avantage de lier le juge à la déclaration du plaideur.
    • Il devra donc tenir pour vrai ce que ce dernier déclare, à tout le moins dès lors la déclaration porte sur un fait personnel, soit d’un fait qu’il a personnellement vécu ou constaté ( 1385-1 C. civ.).
  • Le serment supplétoire
    • Il s’agit de celui qui est déféré d’office par le juge à l’une ou à l’autre des parties.
    • Contrairement au serment décisoire, le serment supplétoire ne peut pas jouer en toutes matières ; il obéit à des conditions de recevabilité énoncées à l’article 1386-1 du Code civil.
    • Cette disposition prévoit que « le juge ne peut déférer d’office le serment, soit sur la demande, soit sur l’exception qui y est opposée, que si elle n’est pas pleinement justifiée ou totalement dénuée de preuves. »
    • Autrement dit, le juge ne pourra recourir au serment supplétoire que pour parfaire son intime conviction.
    • Il s’agit, en quelque, sorte d’une mesure d’instruction qui ne peut ni pallier la carence de preuves, ni intervenir pour combattre une preuve parfaite.
    • La recevabilité du serment décision est ainsi conditionnée à la vraisemblance de la prétention qu’il vise à confirmer ou infirmer.
    • Si cette condition est remplie, le juge pourra y recourir afin d’établir la réalité du paiement discutée par les parties.

2. La dispense de rapporter la preuve ou les présomptions légales

Il est des textes qui instituent, en certaines circonstances, des présomptions de paiement, ce qui a pour conséquence de dispenser le débiteur de rapporteur la preuve de sa libération.

a. La remise volontaire au débiteur du titre constatant la créance

L’article 1342-9 du Code civil prévoit que « la remise volontaire par le créancier au débiteur de l’original sous signature privée ou de la copie exécutoire du titre de sa créance vaut présomption simple de libération. »

Il ressort de cette disposition que la restitution par le créancier de l’écrit qui lui servait de preuve au débiteur fait présumer la libération de ce dernier.

Cette règle procède de l’idée que si le créancier s’est dessaisi entre les mains du débiteur du titre qui constatait sa créance, il est fort probable qu’il s’agisse là d’une contrepartie au paiement qu’il a reçu à tout le moins cette démarche exprime son intention de libérer le débiteur de son obligation.

Sous l’empire du droit antérieur, la présomption de libération du débiteur résultant de la remise du titre original était abordée dans une section du Code civil consacrée à la remise de dette.

Les anciens articles 1282 et 1283 du Code civil conféraient à cette présomption une force probante différente selon que le titre remis au débiteur était un acte sous seing privé ou la copie exécutoire d’un acte authentique (grosse) :

  • Lorsque le titre remis était un acte sous seing privé, l’article 1282 du Code civil faisait produire à la remise l’effet d’une présomption irréfragable de libération du débiteur (V. en ce sens com. 6 mai 1991, n°89-19.136)
  • Lorsque le titre remis était une copie exécutoire d’un acte notarié, l’article 1283 du Code civil faisait produire à la remise l’effet d’une présomption simple de libération du débiteur

Les auteurs expliquaient cette différence de traitement entre les deux remises en avançant que la remise de la copie exécutoire d’un acte notarié était moins probante que la remise d’un acte sous seing privé.

En effet, lorsque la remise porte sur un acte sous seing privé, elle consiste pour le créancier à se dessaisir du titre original constatant sa créance. Cela signifie donc qu’il renonce à détenir l’instrumentum susceptible de lui permettre d’établir, en cas de litige, l’existence même de son obligation. La démarche est forte ; d’où la présomption irréfragable instituée par la jurisprudence en pareille circonstance.

Lorsque, en revanche, la remise porte sur la copie exécutoire de l’acte notarié, le sens de cette remise est bien différent. Comme son nom le suggère, une copie exécutoire, dit autrement « grosse », n’est autre qu’une reproduction de l’acte notarié, l’original étant conservé par le notaire au rang des minutes. En se dessaisissant d’une copie exécutoire du titre constatant sa créance, le créancier conserve la possibilité d’accéder à l’exemplaire original de son titre et donc de se faire délivrer une nouvelle copie exécutoire. C’est la raison pour laquelle, dans cette hypothèse, le législateur a seulement fait produire à la remise l’effet d’une présomption simple.

Cette différence entre remise d’un acte sous seing privé et remise d’une copie exécutoire n’a pas été reconduite par le législateur à l’occasion de la réforme du régime général des obligations opérée par l’ordonnance 2016-131 du 10 février 2016.

Les règles énoncées aux articles 1232 et 1283 du Code civil ont été unifiées, en ce sens qu’il est désormais indifférent que la remise porte sur l’original d’un acte sous seing privé ou sur la copie exécutoire d’un acte notarié. Dans les deux cas cette remise produit l’effet d’une présomption simple.

L’objet et les conditions d’application de cette présomption demeurent toutefois inchangés.

i. Objet de la présomption

Bien que l’article 1342-9 soit localisé dans une section du Code civil dédiée au paiement, il n’institue pas une présomption de paiement, mais une présomption de libération du débiteur.

Cette précision est d’importance, car elle signifie que la remise volontaire au débiteur du titre constatant la créance fait présumer l’extinction de l’obligation pour n’importe quelle cause.

Or les causes d’extinction d’une obligation ne se limitent pas au paiement ; elles sont multiples. Remise de dette, compensation, novation, confusion sont des causes d’extinction des obligations au même titre que le paiement.

Si, la plupart du temps, l’enjeu du litige réside exclusivement dans la libération du débiteur, il est des cas où la cause de cette libération ne sera pas indifférente.

Il en va notamment ainsi en matière de remise de dette intervenant dans le cadre du règlement d’une succession.

Dans cette situation, les effets diffèrent selon que la libération du débiteur procède d’un paiement ou d’une remise de dette.

La remise de dette est, en effet, susceptible de constituer une donation indirecte et, par voie de conséquence, de faire l’objet d’un rapport ou d’une réduction.

Parce que donc l’article 1342-9 institue, non pas une présomption de paiement, mais une présomption de libération, il ne permettra pas d’établir la cause d’extinction de l’obligation.

Cette preuve devra être rapportée par un autre biais, étant précisé qu’il ne s’agit pas ici de prouver un acte juridique, mais un mode de libération du débiteur. Aussi, est-il admis que la preuve soit libre : elle peut donc être rapportée par tout moyen.

Quant à la charge de cette preuve, elle pèse sur celui qui prétend que la libération du débiteur procède d’une remise de dette ou d’un paiement.

ii. Conditions d’application de la présomption

Pour que la présomption instituée par l’article 1342-9 du Code civil puisse jouer, plusieurs conditions doivent être réunies :

==> Première condition : une remise

La présomption instituée par l’article 1342-9 du Code civil ne produira ses effets que s’il y a eu remise du titre constatant la créance au débiteur. Autrement dit, il faut que le créancier se soit dessaisi de son titre entre les mains du débiteur.

Aussi, le simple fait que le débiteur détienne le titre n’est pas suffisant. Il peut, en effet, l’avoir obtenu au moyen de manœuvres frauduleuses ou encore de façon totalement fortuite.

Reste que la jurisprudence a admis, afin d’alléger le fardeau de la preuve, que la détention du titre faisait à elle seule présumer la remise (Cass. req. 26 mai 1886). Il s’agit toutefois d’une présomption simple qui donc peut être combattue par la preuve contraire.

==> Deuxième condition : une remise volontaire

Il ne suffit pas que la détention par le débiteur du titre constatant la créance procède d’une remise, il faut encore que cette remise ait été volontaire.

Plus précisément il faut que le créancier ait exprimé par cette remise deux intentions :

  • Première intention
    • Le créancier doit avoir sciemment et librement voulu se dessaisir de son titre entre les mains du débiteur.
    • Aussi, la remise ne peut-elle pas avoir été effectuée par erreur ou provoquée par une manœuvre dolosive.
  • Seconde intention
    • Le créancier doit avoir voulu, par cette remise, libérer le débiteur de son obligation.
    • La présomption instituée par l’article 1342-9 du Code civil peut donc être écartée si la remise ne révèle pas l’intention de libération du débiteur (V. en ce sens req. 20 oct. 1880).

La détention du titre par le débiteur fait néanmoins présumer la remise volontaire du titre par le créancier (V. en ce sens Cass. com. 7 janv. 2003, n°99-16.617).

==> Troisième condition : une remise volontaire par le créancier

La remise du titre constatant la créance doit nécessairement avoir été faite par le créancier ou son représentant.

À défaut, la présomption de libération du débiteur ne pourra pas jouer (V. en ce sens Cass. com. 16 oct. 2001, n°98-14.264). Si, en effet, le titre est remis au débiteur par un tiers, il est pour le moins douteux que la remise ait été voulue par le créancier.

==> Quatrième condition : une remise portant sur l’original d’un acte sous seing privé ou sur la copie exécutoire du

Pour faire présumer la libération du débiteur, la remise doit nécessairement porter :

  • Soit sur l’original de l’acte sous seing privé constatant la créance
    • La remise d’une copie de l’acte sous seing privé ne permet donc pas de faire jouer la présomption instituée à l’article 1342-9 du Code civil
    • Dans un arrêt du 21 octobre 1975 a précisé que, en présence de plusieurs originaux du titre sous signature privée constatant la créance, le débiteur ne pouvait être présumé être libérée qu’à la condition que tous les exemplaires lui aient été remis par le créancier, à tout le moins ceux qu’il détenait ( 1ère civ. 21 oct. 1975, n°74-11.646)
  • Soit sur la copie exécutoire de l’acte authentique constatant la créance
    • La remise d’une simple expédition de l’acte notarié non revêtue de la formule exécutoire n’est pas suffisante pour faire présumer la libération du débiteur.
    • Parce que la minute est toujours détenue par le notaire, le créancier a toujours la possibilité de se faire délivrer des copies.

iii. Effets de la présomption

La présomption instituée par l’article 1342-9 du Code civil produit deux effets :

  • Premier effet
    • Le débiteur est réputé libéré de son obligation envers le créancier.
  • Second effet
    • En présence de plusieurs débiteurs, l’article 1342-9, al. 2e prévoit que « la même remise à l’un des codébiteurs solidaires produit le même effet à l’égard de tous. »
    • Cette règle n’est pas sans faire écho à celle énoncée à l’article 1313 du Code civil qui dispose, pour mémoire, que le paiement effectué par un codébiteur solidaire libère tous les codébiteurs envers le créancier.

b. La mention apposée sur le titre constatant la créance

L’article 1378-2 du Code civil prévoit que :

  • D’une part, « la mention d’un paiement ou d’une autre cause de libération portée par le créancier sur un titre original qui est toujours resté en sa possession vaut présomption simple de libération du débiteur. »
  • D’autre part, « il en est de même de la mention portée sur le double d’un titre ou d’une quittance, pourvu que ce double soit entre les mains du débiteur. »

Il ressort de cette disposition que dans l’hypothèse où une mention établissant la libération du débiteur figure, tantôt sur le titre constatant la créance détenue en original par le créancier, tantôt sur le double de ce titre détenu par le débiteur, celui-ci est présumé être libéré de son obligation.

La présomption ainsi instituée produit le même effet que celle résultant de la remise volontaire au débiteur du titre constatant la créance.

 

 

 

[1] M. Julienne, Régime général des obligations, éd. LGDJ, 2022, n°528, p. 362

[2] E-D Glasson, A. Tissier, R. Morel, Traité théorique et pratique d’organisation judiciaire de compétence et de procédure civile, Paris, Libr. du Rec. Sirey, 1925-1936, t. 1 n° 173

[3] V. en ce sens G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations – Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, éd. Dalloz, 2018, n°941, p.849.

[4] J. François, Traité de droit civil – Les obligations, Régime général, Economica 2017, n°139, p. 126.

[5] F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et F. Chénédé, Droit civil – Les obligations, éd. Dalloz, 2019, n°1423, p. 1504

[6] G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, éd. Dalloz, 2018, n°988, p.888.

[7] V. en ce sens Ph. Simler, Cautionnement – Extinction par voie accessoire, Lexisnexis, fasc. Jurisclasseur, n°24

[8] F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, éd. Dalloz, 2019, n°1449, p. 1526

[9] M. Julienne, Régime général des obligations, éd. LGDJ, 2022, n°554, p. 377.

[10] H. Roland et L. Boyer, Introduction au droit, éd. Litec, 2002, n°1806, p. 619.

[11] J. Ghestin et G. Goubeaux, Droit civil – Introduction Générale, éd. LGDJ, 1990, n°660, p. 635.

Le principe d’immutabilité de l’objet du paiement

Pour mémoire, l’article 1342, al. 1er du Code civil définit le paiement comme « l’exécution volontaire de la prestation due ».

L’objet du paiement c’est donc la prestation due par le débiteur. Pour que celui-ci soit libéré de son obligation, l’exécution de cette prestation doit répondre à deux exigences :

  • D’une part, le débiteur doit fournir la même prestation que celle prévue au contrat. C’est le principe d’immutabilité de l’objet du paiement
  • D’autre part, le débiteur doit fournir l’intégralité de la prestation en raison du principe d’indivisibilité du paiement

Nous nous focaliserons ici sur le principe d’immutabilité de l’objet du paiement.

I) Principe

A) Exposé du principe

Bien qu’énoncé par aucun texte, il est de principe que l’objet du paiement est immutable, soit que l’on ne peut pas le permuter.

Autrement dit, le débiteur ne peut pas fournir une prestation différente de celle prévue initialement au contrat.

L’ancien article 1243 du Code civil disposait en ce sens que « le créancier ne peut être contraint de recevoir une autre chose que celle qui lui est due, quoique la valeur de la chose offerte soit égale ou même plus grande. »

Cette règle s’infère de la lecture a contrario du nouvel article 1342-4 du Code civil introduit par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats.

Cette disposition prévoit, en effet, que le créancier « peut accepter de recevoir en paiement autre chose que ce qui lui est dû ».

A contrario, cela signifie donc qu’il est fondé à refuser la prestation qui consisterait à fournir autre chose que ce qui lui est dû, fût-t-elle d’une valeur identique ou même supérieure.

Pour être libéré de son obligation, le débiteur doit fournir exactement la même prestation que celle à laquelle il s’est contractuellement engagé.

Cette règle se justifie par la force obligatoire du contrat qui contraint les parties à exécuter leurs obligations conformément aux termes du contrat.

Dans un arrêt du 7 octobre 1997, la Cour de cassation a ainsi approuvé la décision rendue par une Cour d’appel qui avait estimé que, s’agissant de l’obligation résultant d’une décision judiciaire, laquelle est libellée en francs français, « le débiteur n’était pas fondé, en vertu de l’article 1243 du Code civil, à imposer au créancier, fût-il comme lui de nationalité étrangère et domicilié à l’étranger, un paiement en monnaie étrangère » (Cass. 1ère civ. 7 oct. 1997, n°95-16.671).

B) Mise en œuvre du principe

Selon le type d’obligation qui pèse sur le débiteur, l’objet du paiement se laisse plus ou moins facilement appréhendé.

En présence d’une obligation de ne pas faire le paiement consistera pour le débiteur à s’abstenir.

A l’inverse, en présence d’une obligation de faire, le paiement supposera l’accomplissement d’une action positive (non-concurrence, non divulgation d’informations confidentielles etc.).

Dans l’un ou l’autre cas, l’objet du paiement ne soulèvera pas de difficulté quant à la prestation attendue du débiteur : tantôt il doit s’abstenir, tantôt il doit agir.

Plus délicate est en revanche la détermination de l’objet du paiement lorsque :

  • Soit la prestation consiste à remettre un corps certain
  • Soit la prestation consiste à remettre une chose de genre

1. La prestation consiste à remettre un corps certain

Lorsque la chose à remettre au créancier consiste en un corps certain, la question se pose de savoir dans quel état cette chose doit se trouver au moment de sa livraison.

a. Notion

Par corps certain, il faut entendre une chose unique qui possède une individualité propre.

Exemple : un immeuble, un bijou de famille, une œuvre d’art, etc…

Les corps certains se caractérisent par leur singularité, en ce sens qu’ils n’ont pas leur pareil. Il s’agit donc de choses qui possèdent une identité : on ne peut pas les remplacer à l’identique.

À cet égard, les immeubles sont toujours des corps certains, car ils occupent toujours une situation géographique qui leur est propre, sauf à être envisagées abstraitement, soit présentés comme composant un lot.

b. Application

L’article 1342-5 du Code civil prévoit que « le débiteur d’une obligation de remettre un corps certain est libéré par sa remise au créancier en l’état, sauf à prouver, en cas de détérioration, que celle-ci n’est pas due à son fait ou à celui de personnes dont il doit répondre. »

Cette disposition aborde la question de l’état dans laquelle la chose doit être remise au créancier lorsqu’elle consiste en un corps certain.

==> Principe

Le texte dit que, pour être libéré de son obligation le débiteur doit remettre au créancier la chose « en l’état ».

Que faut-il entendre par en l’état ? Il faut comprendre deux choses :

  • Premier élément
    • La chose ne doit pas avoir été détériorée, soit doit se trouver dans un état conforme à celui stipulé au contrat.
  • Premier élément
    • En précisant que pour être libéré de son obligation, il suffit au débiteur de remettre la chose « en l’état » ; le législateur a entendu faire peser les risques sur le créancier.
    • Autrement dit, les détériorations susceptibles d’affecter l’état de la chose entre la naissance de l’obligation et la remise de la chose doivent être supportées par le créancier.
    • Il s’agit là d’une reprise de l’ancien article 1245 du Code civil qui prévoyait que « le débiteur d’un corps certain et déterminé est libéré par la remise de la chose en l’état où elle se trouve lors de la livraison».

==> Exceptions

Si donc le créancier supporte les risques de détérioration de la chose due tant qu’elle ne lui a pas été remise, ce principe souffre de plusieurs exceptions :

  • Première exception : le fait du créancier ou d’une personne dont il doit répondre
    • L’article 1342-5 du Code civil prévoit que le débiteur ne supporte pas les risques de détérioration de la chose « sauf à prouver, en cas de détérioration, que celle-ci n’est pas due à son fait ou à celui de personnes dont il doit répondre. »
    • Ainsi, en cas de détérioration de la chose au jour de sa livraison, le créancier peut engager la responsabilité du débiteur dans deux cas :
      • Premier cas
        • La détérioration de la chose a été causée par le débiteur lui-même.
        • Le texte vise « le fait» du débiteur, ce qui signifie qu’il est indifférent que ce fait soit ou non constitutif d’une faute.
        • Il suffit seulement que la détérioration soit imputable au débiteur
      • Second cas
        • La détérioration de la chose a été causée par une personne dont le débiteur doit répondre.
        • Il peut s’agir d’un préposé, d’un mandataire ou encore d’une personne dont il est le représentant
        • Là encore, il est indifférent que la personne à l’origine de la détérioration ait commis une faute ; son simple fait suffit à engager la responsabilité du débiteur
    • Lorsque la détérioration de la chose résulte du fait du débiteur ou d’une personne dont il doit répondre, non seulement le créancier ne supporte pas les risques de cette détérioration, mais encore il est fondé à réclamer au débiteur le paiement de dommages et intérêts à hauteur du préjudice subi.
    • À cet égard, comme précisé par l’article 1342-5 du Code civil, en cas de détérioration de la chose, c’est au débiteur qu’il appartient de prouver qu’elle résulte, non de son fait, ni du fait des personnes dont il doit répondre.
  • Deuxième exception : la mise en demeure du débiteur
    • Si, par principe, la charge des risques de la chose à remettre pèse sur le créancier, lorsque le débiteur tarde à la délivrer cette charge est susceptible de s’inverser.
    • L’article 1344-2 du Code civil prévoit, en effet, que « la mise en demeure de délivrer une chose met les risques à la charge du débiteur, s’ils n’y sont déjà. »
    • Seule solution pour ce dernier de s’exonérer de sa responsabilité :
      • D’une part, l’impossibilité d’exécuter l’obligation de délivrance doit résulter de la perte de la chose due
      • D’autre part, il doit être établi que la perte se serait pareillement produite si l’obligation avait été exécutée.
    • Lorsque ces deux conditions cumulatives sont réunies, la charge des risques repasse sur la tête du créancier.
  • Troisième exception : les contrats de propriété soumis au droit de la consommation
    • Les articles L. 216-1 à 216-6 du Code de la consommation régissent la livraison de la chose aliéné et le transfert de la charge des risques lorsque le contrat est conclu entre un professionnel et un consommateur
    • Par souci de protection du consommateur, le législateur a dérogé au principe de transfert des risques concomitamment au transfert de propriété énoncé à l’article 1196, al. 3e du Code civil en prévoyant à l’article L. 216-4 du Code de la consommation que « tout risque de perte ou d’endommagement des biens est transféré au consommateur au moment où ce dernier ou un tiers désigné par lui, et autre que le transporteur proposé par le professionnel, prend physiquement possession de ces biens. »
    • Le transfert de la charge des risques intervient, de la sorte, non pas au moment du transfert de propriété, mais au moment de la livraison du bien.
    • Cette règle étant d’ordre public, le professionnel ne peut pas s’y soustraire par convention contraire (art. 216-6 C. conso).
    • Seule exception à la règle, l’article L. 216-5 prévoit que « lorsque le consommateur confie la livraison du bien à un transporteur autre que celui proposé par le professionnel, le risque de perte ou d’endommagement du bien est transféré au consommateur lors de la remise du bien au transporteur».

2. La prestation consiste à remettre une chose de genre

Lorsque la chose à remettre au créancier consiste en une chose de genre, la question se pose de savoir dans quelle quantité et de quelle qualité la chose doit être au moment de sa livraison.

==> Notion

Par chose de genre – que l’on dit fongible – il faut entendre une chose qui ne possède pas une individualité propre.

L’article 587 du Code civil désigne les choses fongibles comme celles qui sont « de même quantité et qualité » et l’article 1892 comme celles « de même espèce et qualité ».

Selon la formule du Doyen Cornu, les choses de genre sont « rigoureusement équivalentes comme instruments de paiement ou de restitution ».

Pour être des choses de genre, elles doivent, autrement dit, être interchangeables, soit pouvoir indifféremment se remplacer les unes, les autres, faire fonction les unes les autres.

Exemple : une tonne de blé, des boîtes de dolipranes, des tables produites en série etc…

Les choses de genre se caractérisent par leur espèce (nature, genre) et par leur quotité.

Ainsi, pour individualiser la chose fongible, est-il nécessaire d’accomplir une opération de mesure ou de compte.

==> Application

Lors de l’adoption de la réforme du régime général des obligations, le législateur qu’il n’y avait pas lieu de reprendre la règle énoncée à l’ancien article 1246 du Code civil.

Cette disposition prévoyait que « si la dette est d’une chose qui ne soit déterminée que par son espèce, le débiteur ne sera pas tenu, pour être libéré, de la donner de la meilleure espèce ; mais il ne pourra l’offrir de la plus mauvaise. »

L’absence de reprise de la règle ainsi énoncée signifie-t-il qu’elle a été abandonnée ?

Il n’en est rien. Le législateur lui a donné une portée plus large en insérant un article 1166 du Code civil qui prévoit désormais que « lorsque la qualité de la prestation n’est pas déterminée ou déterminable en vertu du contrat, le débiteur doit offrir une prestation de qualité conforme aux attentes légitimes des parties en considération de sa nature, des usages et du montant de la contrepartie. »

Si, antérieurement à la réforme du droit des contrats la loi ne posait aucune véritable exigence s’agissant de la qualité de la prestation, la jurisprudence exigeait néanmoins du débiteur qu’il fournisse une prestation de qualité moyenne.

Dorénavant, il n’est donc plus question de qualité moyenne de la prestation : pour répondre à l’exigence de détermination, elle doit seulement être « conforme aux attentes légitimes du créancier », lesquelles attentes doivent être appréciées en considération de la nature de la prestation des usages et de la contrepartie fournie.

Il s’agit là toutefois d’une règle supplétive qui n’aura vocation à s’appliquer que dans l’hypothèse où la prestation n’est ni déterminée, ni déterminable.

II) Exception : la dation en paiement

==> Vue générale

L’article 1342-4 du Code civil prévoit que le créancier « peut accepter de recevoir en paiement autre chose que ce qui lui est dû. »

Il ressort de cette disposition que le principe d’immutabilité de l’objet du paiement n’est pas impératif. Il peut y être dérogé par les parties.

Lorsque le créancier accepte que le débiteur lui fournisse une prestation différente de celle qui était initialement convenu au contrat, on dit que s’opère alors une dation en paiement, laquelle s’analyse en un mode d’extinction des obligations.

Plus précisément, la dation en paiement se définit comme « la convention par laquelle le créancier accepte de recevoir en paiement une prestation différente de celle qui était prévue au contrat »[1].

Concrètement, c’est le fait pour le débiteur d’une obligation ayant pour objet, par exemple une somme d’argent, de s’acquitter de sa dette par l’exécution d’une autre prestation, telle que la délivrance d’une chose ou la fourniture d’un service d’une valeur équivalente.

Dans son sens littéral, le terme « dation », qui vient du latin « dare » (donner), signifie transfert de propriété. Aussi, la dation en paiement consisterait nécessairement en la substitution de l’obligation initiale par la remise d’une chose.

Est-ce à dire qu’il ne pourrait pas y avoir dation en paiement en cas fourniture d’une prestation de services en remplacement de la remise d’une somme d’argent ?

La doctrine majoritaire réfute cette analyse et plaide pour une approche extensive de la dation en paiement. Selon elle, la nature de la prestation substituée à celle convenue initialement par les parties serait indifférente.

Ce qui importe c’est que le mode de paiement accepté par le créancier diffère de celui stipulé au contrat.

C’est manifestement cette approche qui a été validée par le législateur à l’occasion de la réforme du régime général des obligations. L’article 1342-4 du Code civil ne limite aucunement la dation en paiement au cas de substitution de la prestation originaire par la délivrance d’une chose.

==> Nature

La nature de la dation en paiement a été âprement discutée en doctrine. Les auteurs ont cherché à l’habiller de plusieurs qualifications. Nous n’en aborderons que deux :

  • Dation en paiement et novation
    • D’aucuns ont soutenu que la dation en paiement s’analyserait en une novation par changement d’objet.
    • Pour mémoire, la novation consiste en un « contrat qui a pour objet de substituer à une obligation, qu’elle éteint, une obligation nouvelle qu’elle crée» ( 1329 C. civ.)
    • Il s’agit, autrement dit, d’une modalité d’extinction d’une obligation préexistante par la substitution d’une obligation nouvelle.
    • Ce mécanisme présente la particularité de lier indivisiblement l’extinction de la première obligation et la création de la seconde.
    • Autrement dit, la création de l’obligation nouvelle ne peut s’opérer sans extinction de l’obligation primitive.
    • À l’examen, la dation en paiement se distingue de la novation en ce que les parties ont l’intention d’éteindre le rapport d’obligation qui les lie.
    • Tel n’est pas le cas en présence d’une novation qui implique la volonté des parties de substituer le rapport d’obligation primitif par un nouveau rapport d’obligation.
    • À cet argument, les tenants de la thèse de la novation opposent que la dation en paiement consisterait bien en la substitution d’une obligation primitive, par une obligation nouvelle ; seulement, cette dernière s’exécuterait immédiatement.
    • La Cour de cassation est allée dans le sens de cette thèse en admettant dans un arrêt du 12 janvier 1988 que « la dation en paiement comme le paiement lui-même, peut être à terme» ( 3e civ. 12 janv. 1988, n°86-14.562).
    • Manifestement, dans cette configuration rien ne la distinguerait de la novation dans la mesure où la substitution de la prestation d’origine par une autre prestation pourrait s’étirer dans le temps, ce qui correspond précisément à l’hypothèse de la novation.
  • Dation en paiement et vente assortie d’une compensation
    • Certains auteurs voient dans la dation en paiement une vente dont le prix serait payé par le créancier, lequel prix viendrait se compenser avec la dette initiale
    • Au soutien de cette thèse, ils avancent que la jurisprudence a appliqué certains effets de la vente à la dation en paiement.
    • La Cour de cassation a, par exemple, admis dans le cadre d’une dation en paiement l’application des règles de la rescision pour lésion (V. en ce sens 3e civ. 25 mai 1983, n°81-13.214), de la garantie des vices cachés (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 20 nov. 1990, n°89-14.583) ou encore du principe de transfert immédiat de la propriété (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 27 janv. 1993, n°91-12.115).
    • Bien séduisante, l’analogie avec la vente ne permet pas de rendre compte des cas de dation en paiement non translatifs de propriété.
    • En effet, pour qu’il y ait vente, encore faut-il qu’il y ait transfert de propriété ; or la dation en paiement peut intervenir en dehors de toute remise de chose.
    • Surtout, certains effets de la vente ne sont pas applicables à la dation en paiement.
    • Par exemple, en cas d’annulation de l’obligation initiale, la dation en paiement emporte restitution du bien remis à titre de paiement alors que si l’on était en présence d’une vente le débiteur ne pourrait réclamer que la restitution du prix du bien délivré.
    • Pour toutes ces raisons, la dation en paiement ne se confond pas avec la vente.

Au bilan, comme souligné par certains « rien ne justifie que l’on contraigne ainsi la dation en paiement dans le moule d’un autre mécanisme ou que l’on conclut à une hypothétique qualification mixte »[2].

La dation en paiement n’est autre qu’un mode particulier d’extinction des obligations. Elle obéit à des règles propres, en particulier celle posant l’exigence de consentement du créancier.

A) Conditions de la dation en paiement

Parce que la dation en paiement consiste pour le débiteur à fournir au créancier une prestation différente de celle convenue initialement, elle a toujours été envisagée avec une certaine méfiance.

En effet, il s’agit d’un mode anormal de paiement qui interroge sur la situation financière du débiteur. La dation en paiement a, par ailleurs, pour effet de modifier les termes du contrat, de sorte qu’il ne faudrait pas qu’elle porte atteinte à sa force obligatoire.

Pour toutes ces raisons, la dation en paiement est susceptible d’être plus facilement annulée que les autres modalités de paiement. À cet égard, il a été admis qu’elle puisse être remise en cause par la voie de l’action paulienne (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 19 janv. 1977, n°75-14.274).

Pour que la dation en paiement soit valable, quatre conditions cumulatives doivent être réunies :

  • Première condition
    • La dation en paiement n’est valable que si le créancier a donné son accord.
    • Cette condition est expressément posée par l’article 1342-4 du Code civil qui exige que le créancier accepte de recevoir en paiement autre chose que ce qui lui est dû.
    • Il s’agit là d’une reprise de la solution en vigueur sous l’empire du droit antérieur à l’adoption de l’ordonnance du n° 2016-131 du 10 février 2016.
    • Dans un arrêt du 13 avril 2005, la Cour de cassation avait affirmé, par exemple, que « le créancier ne peut être contraint de recevoir une autre chose que celle qui lui est due, quoique la valeur de la chose offerte soit égale ou même plus grande» ( 3e civ. 13 avr. 2005, n°04-10.774).
    • À cet égard, dans un arrêt du 21 novembre 1995, la Première chambre civile a admis que l’accord du créancier puisse être tacite ( 1ère civ. 21 nov. 1995, n°93-16.554).
  • Deuxième condition
    • La dation en paiement présuppose l’existence d’une obligation primitive non éteinte
    • Autrement dit, elle ne doit avoir fait l’objet d’aucun paiement faute de quoi la dation en paiement serait sans objet : on ne peut pas éteindre une obligation déjà éteinte.
  • Quatrième condition
    • Pour produire ses effets, la dation en paiement implique qu’il soit remis en paiement au créancier autre chose que ce qui lui est dû.
    • Autrement dit, la prestation fournie par le débiteur doit être d’une nature différente de celle initialement convenue.
    • Trois cas de dation en paiement sont admis aujourd’hui :
      • Si la prestation initialement convenue consiste en un versement de somme d’agent, le débiteur pourra se libérer de son obligation en remettant une chose ou en fournissant un service d’une valeur équivalente
      • Si la prestation initialement convenue consiste en la remise d’une chose, le débiteur pourra se libérer de son obligation en versant une somme d’argent équivalente à la valeur de cette chose ou en remettant un autre bien ou en fournissant un service d’une valeur équivalente
      • Si la prestation initialement convenue consiste en la fourniture d’un service, le débiteur pourra se libérer de son obligation en versant une somme d’argent ou en remettant une autre chose d’une valeur équivalente ou en fournissant un autre service d’une valeur équivalente

B) Effets de la dation en paiement

Plusieurs effets sont attachés à la dation en paiement :

  • Premier effet
    • La dation en paiement est un mode d’extinction des obligations.
    • Elle a donc pour effet d’éteindre l’obligation sur laquelle elle porte et, par voie de conséquence de libérer le débiteur de son engagement
  • Deuxième effet
    • En ce qu’elle constitue un mode de paiement, la dation en paiement produit un effet libératoire.
    • Autrement dit, lorsque les conditions sont réunies, elle libère le débiteur de son engagement envers le créancier.
  • Troisième effet
    • Selon la prestation fournie par le débiteur en remplacement de la prestation initiale, la dation en paiement produit des effets différents.
    • Elle produira notamment un effet translatif dans l’hypothèse où le débiteur exécute son obligation par la remise d’une chose.
    • Dans cette hypothèse, la dation en paiement se rapprochera d’une vente, raison pour laquelle la jurisprudence a estimé qu’il avait lieu d’admettre, lorsqu’elle porte sur un immeuble, l’action en rescision pour lésion ( 3e civ. 25 mai 1983, n°81-13.214), le principe de transfert immédiat de la propriété (Cass. 1ère civ. 27 janv. 1993, n°91-12.115), l’application de la garantie des vices cachés (Cass. 1ère civ. 20 nov. 1990, n°89-14.583) ou de la garantie d’éviction (Cass. 3e civ. 13 déc. 1968).
    • Dans l’hypothèse, en revanche, où la prestation de substitution consistera en la fourniture d’un service, il est probable qu’on soumette la dation en paiement à certains effets du contrat d’entreprise.

 

[1] J. François, Traité de droit civil – Les obligations, Régime général, Economica 2017, n°139, p. 126.

[2] F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et F. Chénédé, Droit civil – Les obligations, éd. Dalloz, 2019, n°1423, p. 1504

Le paiement fait entre les mains d’un tiers (art. 1342-2 C. civ.)

Si la plupart du temps le paiement sera réalisé entre les mains du créancier, il est des cas où il pourra être effectué auprès d’un tiers.

La qualité d’accipiens n’est ainsi pas nécessairement endossée par le créancier ; elle peut également être attribuée à une personne désignée.

Nous nous focaliserons sur cette seconde situation. 

Pour que le paiement réalisé entre les mains d’un tiers soit valable, il faut que l’accipiens ait été désigné par le créancier.

1. Le paiement fait à la personne désignée

L’article 1342-2 du Code civil prévoit expressément que le paiement peut être fait « à la personne désignée pour le recevoir. »

Par « personne désignée », il faut entendre le représentant du créancier, soit celui investi du pouvoir d’agir au nom et pour le compte de ce dernier.

Pour mémoire, le pouvoir de représentation peut avoir trois sources différentes :

  • La loi: elle désigne les parents comme représentants légaux de l’enfant mineur (administration légale)
  • Le juge: il désigne la personne qui sera chargée de représenter l’incapable majeur (tutelle, curatelle etc.) ou d’administrer une société faisant l’objet d’une procédure collective (administration judiciaire)
  • Le contrat : il peut conférer à la partie désignée le pouvoir de représenter son cocontractant (mandat)

Lorsque le représentant tire son pouvoir d’un mandat, la jurisprudence n’exige pas que celui-ci soit régularisé par écrit (V. en ce sens Cass. req. 3 août, 1840).

La Cour de cassation est allée jusqu’à admettre, dans un arrêt du 14 avril 2016, que le mandat puisse résulter d’un « usage accepté » par les parties (Cass. 3e civ. 14 avr. 2016, n°15-11.343).

Plus généralement, il est indifférent que la personne qui reçoit le paiement tire son pouvoir de la loi, d’une décision de justice ou d’un contrat, ce qui importe c’est qu’elle ait agi dans le cadre d’une représentation du créancier et que donc elle ait valablement reçu pouvoir de le représenter.

Enfin, il peut être observé que l’admission de la réception du paiement par le représentant du créancier rejoint la règle énoncée à l’article 1340 du Code civil qui prévoit que « la simple indication faite par le débiteur d’une personne désignée pour payer à sa place n’emporte ni novation, ni délégation. Il en est de même de la simple indication faite, par le créancier, d’une personne désignée pour recevoir le paiement pour lui. »

2. Le paiement fait à une personne non désignée

a. Principe

Lorsque le paiement est réalisé entre les mains d’une personne qui n’était pas investie du pouvoir de le recevoir, il n’est pas valable.

La conséquence en est que le débiteur n’est pas libéré de son obligation. Cette situation est exprimée par l’adage « qui paye, mal paye deux fois ».

Aussi, le débiteur peut-il être contraint par le créancier à payer une nouvelle fois, le paiement n’ayant pas produit son effet libératoire.

Cette règle n’est toutefois pas absolue ; elle est assortie de deux exceptions.

b. Exceptions

==> Ratification

L’article 1342-2 du Code civil prévoit que « le paiement fait à une personne qui n’avait pas qualité pour le recevoir est néanmoins valable si le créancier le ratifie ou s’il en a profité »

Ainsi, le paiement réalisé entre les mains d’une personne qui n’avait pas le pouvoir de le recevoir peut échapper à la nullité dans deux cas :

  • Premier cas : le paiement a été ratifié par le créancier
    • Le paiement demeure donc valable lorsqu’il a été ratifié a posteriori par le créancier.
    • Cela suppose que ce dernier ait exprimé la volonté de faire produire au paiement son effet libératoire.
    • La ratification du paiement peut être expresse ou implicite.
    • Dans un arrêt du 12 juillet 1993 la Cour de cassation a ainsi admis que l’inscription au débit du compte courant d’un associé qui avait perçu en son nom personnel un paiement qui était destiné à la société valait ratification, de sorte que le débiteur était libéré de son obligation ( com. 12 juill. 1993, n°91-16.793).
    • Dans un arrêt du 1er mars 1962, la Cour de cassation a en revanche considéré que la seule connaissance par le créancier de la réalisation du paiement entre les mains d’une personne qui n’avait pas le pouvoir de le recevoir ne valait pas ratification ( soc. 1er mars 1962).
  • Second cas : le créancier a tiré profit du paiement
    • Lorsque le paiement est réalisé entre les mains d’une personne qui n’avait pas qualité pour le recevoir, il demeure valable si le créancier en a tiré profit.
    • Autrement dit, le paiement doit avoir procuré in fine au créancier un bénéfice équivalent à celui dont il aurait profité s’il avait été réalisé entre les mains de la bonne personne.
    • Tel sera le cas si, en présence de deux héritiers créanciers d’une même dette, le paiement est fait, pour l’intégralité de la dette à l’un d’eux, tandis que l’autre héritier était débiteur du premier.

==> Créancier apparent

  • Principe
    • L’article 1342-3 du Code civil prévoit que « le paiement fait de bonne foi à un créancier apparent est valable.»
    • Il ressort de cette disposition que, nonobstant l’absence de ratification d’un paiement réalisé entre les mains d’une personne qui n’avait pas le pouvoir de le recevoir, et bien que le créancier n’en ait retiré aucun profit, le paiement peut malgré tout demeurer valable en présence d’un « créancier apparent».
    • À l’analyse, il s’agit là d’une reprise du principe posé par l’ancien article 1240 qui prévoyait que « le paiement fait de bonne foi à celui qui est en possession de la créance est valable, encore que le possesseur en soit par la suite évincé. »
    • Si sur le fond, la règle énoncée reste inchangée ; sur la forme elle connaît une évolution majeure en ce que le législateur a notamment expurgé de sa formulation la référence à « la possession de la créance».
    • La raison en est que l’ancienne formule pouvait être trompeuse, car elle suggérait que le possesseur de la créance était celui qui détenait un titre constatant la créance.
    • Or tel n’était pas le sens du texte : le possesseur de la créance visait la personne qui, pour le solvens, présentait l’apparence du créancier.
    • Le législateur a ainsi entendu lever toute ambiguïté et consacrer la jurisprudence relative à la théorie de l’apparence.
    • Aussi, lorsque le solvens de bonne foi a été trompé par les apparences, soit avait toutes les raisons de croire que la personne auprès de laquelle il a payé était le véritable créancier, son paiement demeure valable et produit un effet libératoire.
    • Tel sera le cas, par exemple, lorsque le solvens paye l’héritier apparent du créancier alors que, en réalité, celui-ci n’était titulaire d’aucun droit en raison de l’existence d’un testament contraire dont lui-même ignorait l’existence car découvert tardivement.
    • L’application de la théorie de l’apparence suppose la réunion de deux conditions cumulatives :
      • Première condition
        • Le solvens doit être de bonne foi, ce qui implique qu’il devait ignorer que la personne entre les mains de laquelle il a payé n’était pas le véritable créancier
        • Autrement dit, il doit avoir cru, de façon erronée, à la qualité de créancier de l’accipiens.
      • Seconde condition
        • La personne qui a reçu le paiement doit avoir, aux yeux des tiers, l’apparence du créancier
        • La croyance du solvens doit ainsi être légitime en ce sens qu’une personne placée dans la même situation aurait commis la même erreur d’appréciation
  • Effets
    • Les conditions de l’apparence sont réunies
      • Dans cette hypothèse, le paiement réalisé par le solvens produit un effet libératoire, ce qui signifie que le débiteur est libéré de son obligation envers le créancier.
      • Charge alors à ce dernier de se retourner vers l’accipiens et de lui réclamer le paiement qui lui était destiné sur le fondement de l’enrichissement injustifié régi aux articles 1303 à 1303-4 du Code civil.
      • Pour mémoire, l’article 1303 du Code civil prévoit que « en dehors des cas de gestion d’affaires et de paiement de l’indu, celui qui bénéficie d’un enrichissement injustifié au détriment d’autrui doit, à celui qui s’en trouve appauvri, une indemnité égale à la moindre des deux valeurs de l’enrichissement et de l’appauvrissement. »
    • Les conditions de l’apparence ne sont pas réunies
      • Dans cette hypothèse, le paiement réalisé par le solvens ne produit aucun effet libératoire.
      • Aussi, le créancier pourra toujours exiger le paiement auprès du débiteur qui demeure tenu.
      • Tout au plus, il pourra engager une action en répétition de l’indu à l’encontre de l’accipiens, étant précisé que le juge dispose de la faculté de réduire le montant de la restitution dans l’hypothèse où le paiement – indu – procède d’une faute ( 1302-3, al. 2e C. civ.).

 

[1] E-D Glasson, A. Tissier, R. Morel, Traité théorique et pratique d’organisation judiciaire de compétence et de procédure civile, Paris, Libr. du Rec. Sirey, 1925-1936, t. 1 n° 173

[2] V. en ce sens G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations – Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, éd. Dalloz, 2018, n°941, p.849.

Le paiement: vue générale

==> Notion

Dans son acception courante, le paiement est envisagé comme le versement d’une somme d’argent en contrepartie de la fourniture d’un bien ou service.

En droit, le sens conféré au paiement est bien moins restrictif, son objet ne se limitant pas à une somme d’argent.

Le paiement est défini par l’article 1342, al. 1er du Code civil comme « l’exécution volontaire de la prestation due. »

Autrement dit, le paiement s’analyse en l’exécution d’une obligation, peu importe la forme que revêt cette exécution. Il peut tout autant s’agir de la remise d’une somme d’argent, que de la délivrance d’une chose ou encore la fourniture d’un service.

À cet égard, il peut être observé que l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 a traité séparément les règles générales qui s’appliquent à tous paiements et celles qui régissent spécifiquement le paiement relatif aux obligations de sommes d’argent.

==> Éléments constitutifs

Les éléments constitutifs de l’opération de paiement sont au nombre de quatre :

  • Une exécution
    • L’article 1342, al. 1er du Code civil envisage le paiement comme l’exécution d’une obligation, soit comme l’opération visant à satisfaire le créancier.
    • Il est pourtant abordé dans un chapitre dédié à l’extinction des obligations.
    • Cette localisation du paiement dans le Code civil n’est pas sans avoir soulevé un débat en doctrine : consiste-t-il en un mode d’exécution des obligations ou en un mode d’extinction ?
    • À l’examen, il y a lieu de ne pas confondre l’opération de paiement en tant que telle et ses effets.
    • Tandis que l’opération de paiement s’analyse toujours en l’exécution d’une obligation, ses effets peuvent, quant à eux, varier.
    • Si, la plupart du temps, le paiement emportera extinction de l’obligation à laquelle il se rapporte cet effet n’est pas systématique.
    • Il y a, effectivement, lieu de distinguer selon que l’on est en présence d’un paiement pur et simple ou d’un paiement subrogatoire.
      • En cas de paiement pur et simple, l’opération produit un effet extinctif : le paiement emporte extinction de l’obligation
      • En cas de paiement subrogatoire, l’opération produit un effet translatif : tout en libérant le créancier subrogeant, le paiement emporte transfert de la créance au profit du tiers subrogé
    • Au bilan, le paiement s’analyse donc bien en un mode d’exécution des obligations. L’effet extinctif qui lui est traditionnellement attaché n’est que la marque d’une variété de paiement : le paiement pur et simple.
  • Une exécution volontaire
    • L’article 1342, al. 1er du Code civil prévoit que le paiement suppose une volonté du débiteur d’exécuter l’obligation qui lui échoit.
    • Une lecture littérale de cette disposition conduit à exclure du domaine du paiement, d’une part, l’exécution erronée d’une obligation et, d’autre part, l’exécution forcée
      • S’agissant de l’exécution erronée d’une obligation
        • Cette situation se rencontre lorsqu’une personne s’acquitte par erreur d’une dette alors qu’elle n’était débitrice d’aucune obligation :
          • Exemple: versement d’une allocation ou d’une prime à une personne ne remplissant pas les conditions d’éligibilité
        • L’article 1302 du Code civil prévoit que, en pareille circonstance, il y a lieu à restitution de ce qui n’était pas dû.
        • En précisant que le paiement consiste nécessairement en l’exécution volontaire d’une obligation, le législateur a ainsi entendu exclure de son domaine d’application les opérations relevant du régime de la répétition de l’indu ( 1302 à 1302-3 C. civ.)
      • S’agissant de l’exécution forcée d’une obligation
        • Dans cette hypothèse, si le paiement se justifie en raison de l’existence d’une obligation exigible, la difficulté rencontrée tient à l’inaction du débiteur.
        • Pour obtenir le règlement de sa créance, le créancier doit adopter des mesures visant à contraindre le débiteur à s’exécuter.
        • Selon la mesure retenue, le régime applicable à l’exécution de l’obligation est susceptible de varier.
        • Deux situations doivent être distinguées :
          • L’exécution forcée
            • En l’absence de paiement du débiteur, le créancier n’a d’autre choix, s’il souhaite obtenir satisfaction, que de forcer l’exécution.
            • Cela suppose la mise en œuvre de voies d’exécution (saisie-vente, saisie-attribution etc.)
            • Ces mesures d’exécution forcée ne sont pas soumises au régime du paiement pur et simple ; elles sont régies par des règles spécifiques énoncées dans le Code des procédures civiles d’exécution.
          • L’exécution provoquée
            • Lorsque le débiteur ne s’acquitte pas spontanément de son obligation, le créancier doit le mettre en demeure de payer.
            • Si le débiteur défère à cette mise en demeure, l’exécution sera soumise au régime du paiement.
            • La raison en est que, certes, cette exécution a été provoquée, elle n’aura toutefois pas impliqué la mise en œuvre d’une mesure d’exécution forcée.
            • Elle procède donc bien de la volonté du débiteur.
            • C’est la raison pour laquelle, il y a lieu de l’assimiler à un paiement.
        • En synthèse, comme souligné par certains auteurs, « il existe au final une graduation et non une opposition entre le paiement purement spontané et l’exécution forcée»[1].
        • Certains paiements sont, en effet, moins le fruit d’une initiative du débiteur que de la contrainte exercée sur lui par le créancier ; et pourtant ils sont soumis au même régime juridique, hors les ces où des mesures d’exécution seraient engagées.
  • L’exécution volontaire d’une prestation
    • Sous l’empire du droit antérieur, le paiement était envisagé comme l’exécution d’une obligation.
    • L’ordonnance du n° 2016-131 du 10 février 2016 a substitué le terme « obligation» par la notion de « prestation ».
    • Cette modification est sans incidence sur l’objet du paiement qui couvre les obligations de toutes natures, au-delà des obligations de sommes d’argent.
    • La prestation qui donne lieu à paiement peut ainsi consister, tant à verser une somme d’argent, qu’à délivrer une chose ou encore à fourniture un service.
  • L’exécution volontaire d’une prestation due
    • Pour être qualifiée de paiement, la prestation exécutée doit être « due » prévoit l’article 1342, al. 1er du Code civil.
    • Autrement dit, elle doit être justifiée par l’existence d’une dette.
    • Aussi, le paiement se distingue-t-il, d’une part, du paiement de l’indu et, d’autre part, de la dation en paiement.
      • S’agissant du paiement de l’indu
        • Cette situation se rencontre précisément lorsqu’une prestation a été exécutée « sans être due ».
        • Ce qui dès lors a été indûment reçu doit être restitué ( 1302 C. civ.).
        • Le paiement produit un effet radicalement différent : il libère le solvens et désintéresse l’accipiens.
      • S’agissant de la dation en paiement
        • La dation en paiement consiste pour le débiteur à fournir une prestation différente de celle qui était initialement prévue au contrat.
        • Il s’agit, autrement dit, pour le créancier de recevoir, en règlement de sa créance, autre chose que ce qui lui est dû.
        • À la différence du paiement – intégral – qui ne peut pas être refusé par le créancier, la dation en paiement doit, pour produire ses effets, être acceptée par ce dernier, faute de quoi le débiteur n’est pas libéré de son obligation ( 1342-4, al. 2e C. civ.).

==> Nature du paiement

Bien que le paiement soit une opération courante, sa nature a été particulièrement discutée en doctrine.

La question s’est, en effet, posée de savoir s’il s’agissait d’un acte juridique ou d’un fait juridique.

La qualification du paiement comporte deux enjeux :

  • Premier enjeu : le mode de preuve
    • Si le paiement s’apparente à en un acte juridique, alors la preuve est soumise à l’exigence de la production d’un écrit ( 1359 C. civ.)
    • Si le paiement s’apparente à un fait juridique, alors la preuve est libre ; elle peut donc être rapportée par tout moyen ( 1358 C. civ.)
  • Second enjeu : la capacité juridique
    • Si le paiement s’apparente à un acte juridique, sa validité est subordonnée à la capacité juridique du solvens et de l’accipiens
    • Si le paiement s’apparente à un fait juridique, il est indifférent que le solvens ou l’accipiens soient capables : il produira ses effets y compris lorsqu’il aura été réalisé par un incapable

Dans le cadre du débat qui a opposé les auteurs sur la nature du paiement, deux thèses ont émergé :

  • La thèse de l’acte juridique
    • Selon cette thèse, le paiement s’analyserait en une convention conclue entre le solvens (celui qui paye) et l’accipiens (celui qui est payé) aux fins d’éteindre l’obligation originaire.
    • Bien que séduisante, cette thèse ne permet pas de rendre compte de l’hypothèse – fréquente – où le paiement est effectué par un tiers.
    • Elle ne permet pas non plus d’expliquer le cas où le débiteur peut contraindre le créancier à accepter le paiement par voie de mise en demeure ( 1345-3 C. civ.).
  • La thèse du fait juridique
    • Selon cette thèse, le paiement tirerait ses effets de la loi et non de la volonté du débiteur.
    • Si donc le paiement produit, tantôt un effet extinctif, tantôt un effet subrogatoire, ce n’est pas parce que les parties intéressées à l’opération l’ont voulu, mais parce que la loi le prévoit.

Entre ces deux thèses, la Cour de cassation a opté pour la seconde. Dans un arrêt du 6 juillet 2004, elle a jugé en ce sen que « la preuve du paiement, qui est un fait, peut être rapportée par tous moyens » (Cass. 1ère civ. 6 juill. 2004, 01-14.618).

Par suite, à l’occasion de la réforme du droit des contrats opérée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, le législateur a validé cette approche en insérant un article 1342-8 dans le Code civil qui dispose que « le paiement se prouve par tout moyen. »

Est-ce à dire que le débat est clos et que le paiement doit, désormais, être regardé comme un fait juridique ? Le texte ne le précise pas.

Si l’on se focalise sur les modalités de preuve du paiement, une réponse positive s’impose. Dans la mesure où la preuve est libre, le paiement s’apparenterait à un fait juridique.

Si, en revanche, on se tourne vers ses conditions de validité, il y a lieu d’être plus nuancé.

L’article 1342-2 du Code civil exige en effet que celui qui reçoit le paiement dispose de sa pleine capacité juridique. À défaut, le paiement n’est pas valable, sauf à ce que le créancier incapable en ait tiré profit.

==> Variétés de paiement

Traditionnellement, on enseigne que le paiement a pour effet d’éteindre l’obligation à laquelle il se rapporte.

Si cette affirmation est vraie lorsque le paiement est réalisé par le débiteur entre les mains du créancier, elle doit être tempérée lorsque le paiement est effectué par un tiers ou par l’un des coobligés du débiteur.

Dans cette hypothèse, le paiement a seulement pour effet de désintéresser le créancier. Il ne produit toutefois aucun effet extinctif, en ce sens que le débiteur demeure toujours tenu envers le tiers solvens qui, par le jeu de la subrogation, est subrogé dans les droits du créancier.

Pour mémoire, la subrogation – personnelle – opère substitution d’une personne, le subrogé, dans les droits d’un créancier, appelé subrogeant, à qui la première paie une dette à la place du débiteur

Ainsi, la subrogation personnelle remplit-elle deux fonctions bien distinctes :

  • L’accessoire à un paiement
    • En ce que la subrogation a pour effet d’éteindre la créance du subrogeant, elle s’analyse toujours en un paiement
    • Elle consiste toutefois en un paiement spécifique, en ce que, dans le même temps, elle a pour effet d’opérer un transfert de créance
  • Le transfert d’une créance
    • La subrogation est pourvue de cette particularité de maintenir, nonobstant le paiement du créancier, le rapport d’obligation et ses accessoires, de sorte que le débiteur demeure toujours tenu
    • Pour ce faire, la subrogation opère donc un transfert de la créance dont est titulaire le créancier subrogeant à la faveur du subrogé.
    • Ce maintien du rapport d’obligation se justifie par la nécessité de fonder le recours du tiers solvens, faveur et profit conforme à l’impératif d’équité alors que le créancier, par hypothèse désintéressé, n’y trouverait plus d’utilité, et neutre à l’égard du débiteur dont la situation ne peut être aggravée.

Au bilan, selon que le paiement est réalisé par le débiteur ou par un tiers, il produit deux effets bien distincts :

  • Lorsque le paiement est effectué par le débiteur, il a pour effet d’éteindre l’obligation. Il en résulte que le créancier est désintéressé tandis que le débiteur est libéré de son obligation. Dans cette hypothèse, on dit que le paiement est pur et simple.
  • Lorsque le paiement est effectué par un tiers, il a pour effet de désintéresser le créancier sans pour autant libérer le débiteur de son obligation qui demeure tenu envers le tiers solvens auquel la créance a été transmise sous l’effet de la subrogation. On dit ici que le paiement est subrogatoire.

 

 

[1] M. Julienne, Régime général des obligations, éd. LGDJ, 2022, n°528, p. 362

L’interprétation

De l’interprétation. “Le gouvernement dépose des projets de loi, le Parlement les vote, les juridictions les appliquent, les professeurs de droit commentent lois et décisions de justice. Quant aux étudiants, ils apprennent ce circuit, qui devient l’ordre naturel des choses. Chacun a son rôle, çà tient ; çà paraît logique et finalement, démocratique, puisque le tout est régulièrement sanctionné par le citoyen-électeur. Et puis un jour, court-circuit ! Un mot (interprétation), un verbe (interpréter) fait tout disjoncter, voilà le mot, le verbe, destructeur. Si pour appliquer la loi, il faut l’interpréter, cela implique que la loi ne parle pas d’elle-même, qu’elle n’est pas claire, qu’elle contient plusieurs sens donc aucun en particulier ; bref que la loi votée n’est pas une loi finie, que sa densité normative, c’est-à-dire ses effets de droit, dépend davantage de l’interprétation juridictionnelle que de l’énoncé législatif. Le courant « normatif » de va plus de haut en bas – gouvernement, parlement, juridiction – mais remonte ou part dans toutes les directions” (D. Rousseau, Interpréter ? J’entends déjà les commentaires in Interpréter et traduire, ss. dir. J.-J. Sueur, Bruylant, 2007, p.48). Serait-ce que le droit est en vérité tordu ?

Définition de l’interprétation. Interpréter, c’est attribuer un sens déterminé à un signe linguistique. Le Dictionnaire historique de la langue française ne dit pas autre chose : « interprétation » est emprunté au latin classique interpretatio « explication », « traduction », « action de démêler ». Son évolution est analogue à celle du verbe : « action de donner une signification » d’abord à des songes, puis à des actes, des paroles, etc. (1440-1475), ensuite « action d’expliquer quelque chose dont le sens est obscur (1487). Pour le dire autrement, c’est une opération par laquelle une signification est attribuée à quelque chose. Les juristes donnent à ce vocable la même signification. C’est une opération qui consiste pour l’auteur de l’acte ou un interprète étranger (interprétation doctrinale, interprétation judiciaire, interprétation ministérielle de la loi) à discerner le sens véritable d’un texte obscur (Vocabulaire juridique).

Fondamentalité de l’interprétation. L’interprétation des normes juridiques participe de la théorie générale du droit. Théorie générale ? : gros mots penseront quelques étudiants impatients de pratiquer le droit ! Pourtant, le juriste, qu’il soit apprenti ou passé maître, fait de la théorie générale. Monsieur Jourdain faisait bien de la prose sans le savoir ! Jugez-en. Pour dire le droit, le juriste recense les normes et les intérêts en cause, les articule, résorbe d’éventuelles contradictions, délimite leur domaine d’application, les hiérarchise, pratique diverses institutions et instruments juridiques, rapproche les faits et le droit, pèse tenants et aboutissants, les intègre dans le système juridique, économique, politique et social. Tour à tour, il raisonne conformément aux méthodes les mieux éprouvées ; il est curieux de la linguistique juridique ; il interroge l’esprit des textes ; il suit les principes d’interprétation de la loi (v. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, n° 9). Et il ne saurait valablement procéder autrement, car le « Droit est un système organisé de valeurs, de principes, d’instruments techniques…qu’expriment des règles précises dont on ne peut négliger ni les fondements, ni les manifestations concrètes ou formelles ». Pour le dire autrement, le Droit est un ensemble d’éléments en interaction, constituant une totalité et manifestant une certaine organisation. Le système est cohérent parce qu’il s’articule de manière logique. On pourrait ramasser cela de la façon suivante : Dis-moi quel est ton Droit, je te dirai qui tu es ! C’est que l’analyse du Droit en tant que système peut se résumer dans l’affirmation simple mais fondamentale qu’en Droit, tout se tient (ibid., n° 8)…plus ou moins bien ! C’est que le droit qu’il nous faut pratiquer est devenu de plus en plus bavard. Les maux du langage le blessent un peu plus chaque jour. Théoriciens et praticiens pestent. Ceci étant dit, la crise de la loi n’est pas nouvelle. La loi subit une dépréciation par rapport à son modèle de référence, la codification napoléonienne, depuis les années 1880. Elle est considérée, d’une part, comme insuffisante tant dans son contenu que dans son mode de formation (loi incomplète : vieillissement, lacunes ; loi supplantée comme source de droit ; législateur introuvable) ; d’autre part, elle apparaît excessive, car elle est dévaluée par l’inflation législative (Excès de la loi d’origine parlementaire ; lois bureaucratiques) (J.-Cl. Bécane, M. Couderc, J.-L. Hérin, La loi, p. 54). Le juriste ne saurait donc être un automate, condamné à l’application servile d’une réglementation tous azimuts et tatillonne, menacée d’obsolescence alors que l’encre de la loi est à peine sèche, ni un apprenti-sorcier déchaînant des conséquences désordonnées et imprévues pour avoir ignoré la dépendance et l’insertion de la règle de droit dans son contexte (ibid., n° 1). L’interprétation est une clé essentielle de la connaissance du droit.

Nécessité de l’interprétation. C’est certainement l’office du juge (jurisdictio). La loi lui interdit du reste de prendre le prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi pour refuser de dire le droit. Il y aurait là déni de justice. Mais, entendons-nous bien. C’est encore le travail attendu de tout juriste. Car, voyez-vous, et contrairement à l’idée qu’on s’en fait sur les bancs de la faculté, le procès n’est qu’un accident de la vie juridique (Cornu). Fort heureusement, il faut constater que la majorité des dispositions légales et réglementaires se suffisent à elles-mêmes dans un très grand nombre de cas. S’il s’avérait que l’acte considéré était clair, l’interprétation devrait cesser : interpretation cessat in claris (v. Ch. Perelman, L’interprétation juridique in L’interprétation dans le droit, APD, t. XVII, Sirey, 1972, p. 29, spéc. pp. 30 et s.) ? En vérité, la théorie de l’acte clair pâlit à mesure qu’on la pratique ! Un texte peut-être clair mais vieilli ; clair mais dépassé ; clair mais contradictoire avec d’autres textes ; clair mais inadapté ; clair mais contraire à des considérations plus impérieuses (Pascale Deumier, Introduction générale au droit, n° 110). Last but not least : clair mais absurde. Claris cessat in absurditas ! Cela valait bien un adage formulé en latin écrit justement le professeur Deumier (RTD civ. 2018.64)…). Il faut bien garder à l’esprit que « chaque fois que le sens clair d’un texte contredit la finalité de l’institution qu’il est censé servir, ou heurte l’équité, ou conduit à des conséquences socialement inadmissibles, on s’efforcera de l’interpréter ; le texte cessera d’être clair, car selon la valeur privilégiée, la sécurité, l’équité ou le bien commun, telle ou telle interprétation l’emportera en définitive » (Ch. Perelman, ibid.). Carbonnier dira, en substance, avec le sens de la formule qu’on lui connaît : si l’application de la loi est essentiellement respect de la loi, « l’interprétation est la forme intellectuelle de la désobéissance » (Introduction, in état des questions, n° 158 Philosophie). La leçon à tirer de tout cela est que le texte clair est un mythe. Pour cause : la loi a bien souvent un contenu indécis car elle est porteuse de plusieurs sens : en définitive elle est à texture ouverte (P. Deumier, ibid.). Partant, l’interprétation est nécessaire, car le sens de la loi ne sera connu que lorsque le détenteur de ce pouvoir l’aura précisé.

Division. L’interprétation est un pouvoir (I). L’interprétation est une liberté (II).

I.- L’interprétation est un pouvoir

Division. La détention du pouvoir d’interpréter (A). La définition du pouvoir d’interpréter (B).

A.- La détention du pouvoir d’interpréter

La détention du pouvoir d’interpréter la loi est disputée. Sur le fondement du parallélisme des formes, on a pu considérer que l’autorité qui édicte l’énoncé normatif est la mieux à-même de l’interpréter, partant de préciser sa volonté : ejus est interpretari legem cujus est condere (c’est au créateur de la règle qu’il appartient de l’interpréter). Le pouvoir d’interprétation du droit a donc été accordé au législateur. Ce système, tout droit venu du droit romain (C. just. 1, 14), a fonctionné sous l’Ancien régime au profit du Roi (Ord. avr. 1667, Titre I, art. 7 citée par Ghestin, Traité de droit civil, Introduction générale, n° 452, note 97). Le législateur révolutionnaire l’a perpétué (loi 16 et 24 août 1790). Il survivra jusqu’en 1837 (v. infra). Bien qu’on ait abandonné le référé législatif, le législateur s’est reconnu le pouvoir de voter une loi interprétative. Pareille loi consiste à préciser et expliquer le sens obscur et contesté d’un texte déjà existant. Son entrée en vigueur est singulière : elle prend effet à la date même de l’entrée en vigueur de la loi qu’elle interprète. Le droit se joue décidément du temps. La solution était si évidente que les rédacteurs du Code civil ont écarté cette règle qui figurait dans la rédaction initiale de l’article 2 « néanmoins la loi interprétative d’une loi précédente aura son effet au jour de la loi qu’elle explique, sans préjudice des jugements rendus en dernier ressort, des transactions, décisions arbitrales et autres passées en force de chose jugée ». Évidence, car la loi interprétative fait corps avec la loi interprétée. Évidence et demi plutôt : c’est une pure fiction. Interprétant, le législateur fait un choix entre plusieurs sens possibles. Partant, il crée nécessairement un droit nouveau. La Cour de cassation veille : elle se réserve le droit d’apprécier si la loi est vraiment interprétative ; c’est qu’il ne s’agirait pas que, par mégarde, le législateur entendît donner un effet rétroactif à la loi nouvelle…Où l’on voit une manifestation détonante des “séparations du pouvoir” (voy. sur cette dernière formulation, P. Jan, mél. Gicquel, Montchrestien, 2008) !

Il est d’autres détenteurs du pouvoir d’interpréter, auxquels on ne songe guère : l’administration et les ministères, en un mot l’exécutif. Les circulaires administratives jouent en pratique un rôle important en raison des instructions données aux fonctionnaires. Mesures administratives d’ordre intérieur, elles sont portant censées se limiter à guider les fonctionnaires dans l’application des lois et règlements en leur communiquant la doctrine de l’administration. Par leur truchement, c’est pourtant un pouvoir créateur et pas simplement régulateur que s’accorde l’Administration. Pour cause : ce sont les particuliers qui en sont les destinataires finaux. Et le Conseil d’État n’a pas manqué d’admettre la validité d’un recours pour excès de pouvoir contre les circulaires qui, comblant un vide juridique, créent une véritable règle de droit opposable. S’agissant des réponses ministérielles aux questions écrites des parlementaires, il y aurait encore beaucoup à dire dans un sens approchant. Mais le temps manque. Réservons-le au détenteur naturel du pouvoir d’interpréter : le juge.

Chacun s’accorde sur l’existence de l’interprétation de la loi par le juge. « Un code, quelque complet qu’il puisse paraître, n’est pas plutôt achevé, que mille questions inattendues viennent s’offrir aux magistrats. Car les lois une fois rédigées demeurent telles qu’elles ont été écrites. Les hommes, au contraire, ne se reposent jamais ; ils agissent toujours : et ce mouvement, qui ne s’arrête pas, et dont les effets sont diversement modifiés par les circonstances, produit, à chaque instant, quelque combinaison nouvelle, quelque nouveau fait, quelque résultat nouveau. Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges. L’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit : d’établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière. C’est au magistrat et au jurisconsulte, pénétrés de l’esprit général des lois, à en diriger l’application. (…) Il y a une science pour les législateurs, comme il y en a une pour les magistrats ; et l’une ne ressemble pas à l’autre. La science du législateur consiste à trouver dans chaque matière, les principes les plus favorables au bien commun : la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre, par une application sage et raisonnée, aux hypothèses privées ; d’étudier l’esprit de la loi quand la lettre tue : et de ne pas s’exposer au risque d’être, tour à tour, esclave et rebelle, et de désobéir par esprit de servitude. Il faut que le législateur veille sur la jurisprudence ; il peut être éclairé par elle, et il peut, de son côté, la corriger ; mais il faut qu’il y en ait une (…) » (Portalis, Discours préliminaire du Code civil, extraits). L’article 4 C.civ. dispose en ce sens : Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice.

Reconnaître au juge un pouvoir est une chose acquise disions-nous, reste qu’il faut encore s’entendre sur le pouvoir qu’on lui reconnaît.

B-. La définition du pouvoir d’interpréter

Selon certains, le juge fait en permanence montre d’un pouvoir discrétionnaire, même lorsque la règle est claire ; selon d’autres, il ne peut user de son pouvoir discrétionnaire qu’en l’absence de texte clair : selon d’autres enfin, même en l’absence de texte clair, il n’existe pas de pouvoir discrétionnaire du juge puisque celui-ci doit s’en remettre aux principes (P. Deumier, Introduction générale au droit, op. cit., p. 116). La nature de l’interprétation est disputée.

Nature de l’interprétation. Pour les uns, l’interprétation est une fonction de connaissance, tandis que, pour les autres, l’interprétation est une fonction de volonté.

Pour les défenseurs d’une fonction cognitive, l’interprétation ne présente guère de différence avec l’interprétation des textes littéraires ou religieux. Ne dit-on pas de la loi qu’elle est un texte sacré, révélé, inspiré ? En cette occurrence, l’interprétation est un acte de connaissance ou de découverte du vrai sens, du sens objectif, d’un texte normatif. De la sorte, la signification du texte considéré étant unique, il n’y aurait qu’une bonne interprétation qu’il importe au juge de découvrir, non pas d’inventer : foin d’interprétation créatrice. C’est très précisément en ce sens que Montesquieu pense l’office du juge. Il est de la nature de la Constitution que les juges suivent la lettre de la loi (De l’esprit des Lois, Livre XI, chap. VI). Le juge doit se livrer à un raisonnement déductif. Saisi d’un cas particulier, le juge doit décider seulement quel est l’article de loi sous l’application duquel il tombe, ce que le législateur a prescrit dans les cas de ce genre et l’intention qu’on doit, par suite, lui supposer. La méthode à suivre est une méthode de raisonnement syllogistique. Pour Montesquieu, les articles du code sont qualifiés de « théorèmes », le juriste de « pur géomètre ». Admettons. Il faudrait encore que les théorèmes soient clairs à tous les coups. S’ils le sont clarté et interprétation sont antithétique (Perelman, Logique juridique, n° 25). Dans le cas contraire, si le texte est obscur ou insuffisant, il est fait interdiction au juge de les interpréter. Les tribunaux doivent s’adresser « au corps législatif toutes les fois qu’ils croiront nécessaire soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une nouvelle » (loi des 16 et 24 août 1790, art. 12 : référé législatif). C’est ce qu’il est d’usage de nommer le légicentrisme. Et Robespierre de dire dans une formule jusqu’au-boutiste : « ce mot de jurisprudence doit être effacé de notre langue ». « Dans un État qui a une Constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux n’est autre chose que la loi » (v. J.-Cl. Bécane et alii, La loi, p. 30). L’interprétation réglementaire est proscrite ; le Tribunal de cassation veille. Le législateur finira par abandonner le référé législatif : affaires en trop grand nombre mettant aux prises des intérêts particuliers ; modification du droit source d’insécurité juridique (1837) (N.B. il est symptomatique de noter chez Cadiet et Jeuland, Droit judiciaire privé, le renvoi à la saisine pour avis de la Cour de cassation au Vis « Référé législatif »).

Pour les partisans d’une fonction réaliste, l’interprétation se présente comme un acte de volonté de l’interprète. Il ne saurait être autre chose compte tenu de l’indétermination du langage normatif. Pour cause, tout énoncé normatif est doté non pas d’une mais de plusieurs significations entre lesquelles il s’agit de choisir. Ce choix ne correspond pas à une réalité objective, mais traduit seulement les préférences de celui qui l’exprime. C’est une décision. Le produit de l’interprétation ne peut être ni vrai ni faux. Le débat sur la signification d’un texte peut se poursuivre à l’infini (M. Troper, Dictionnaire de la culture juridique, v° Interprétation). Le travail d’interprétation est libre et puissant, car l’interprétation donne corps à la norme (v. D. Mainguy, L’interprétation de l’interprétation, Variations normatives II, JCP G. 2011, p. 997).

II.- L’interprétation est une liberté

Division. Le principe de liberté (A). Les limites à la liberté (B).

A-. Le principe de liberté

À proprement parler, l’interprétation n’est pas l’application du droit. Elle n’est donc pas soumise au syllogisme reliant le droit aux faits (voy. égal. l’article consacré à la dialectique), car elle ne concerne que la détermination de la majeure, le sens de la règle qui se dégage par une argumentation de type dialectique (i.e. qui se rapporte à l’art de raisonner et de convaincre dans un débat. Art de raisonner avec méthode et puissance de persuasion (P. Deumier, op. cit., n° 117). Science qui permet de distinguer le vrai du faux. Méthode qui conduit des principes aux conséquences. Préservation de l’inconséquence (Cicéron, Des lois, I, 23). Dialectique est une nécessité. Le droit ne peut se passer de dialectique. Pourquoi cela ? Parce qu’il faut bien avoir à l’esprit que « la science » du droit n’est pas une connaissance immédiate de la réalité par simple intuition. Sens ne se dégage que par une argumentation de type dialectique. Autrement dit, le juriste pratique un savoir raisonné. Zénati : « l’élaboration de la justice se fait principalement au moyen de l’enregistrement de la dialectique des valeurs qui résulte du choc de la rhétorique des plaideurs » (La nature de la Cour de cassation, Bicc n° 575, 15 avr. 2003). Cet enregistrement consiste dans une pesée minutieuse ayant la vertu d’engendrer par son propre mouvement une décision. (Autrement dit, le moteur principal des décisions des juges du fond est la prudence judiciaire, non point la règle de droit) (F. Zénati).

Le principe est celui du libre choix de l’interprétation. Quelle que soit leur source, les méthodes d’interprétation mises à la disposition de l’interprète n’ont qu’une valeur facultative. Cette multitude désordonnée lui indique des directions contradictoires, car il n’a jamais été possible de les hiérarchiser. Optionnelle, indicative, non contraignante, la règle d’interprétation est une directive, une recommandation, un conseil adressé à l’interprète, qui se met au service de sa politique juridique et ne le lie pas (Ph. Malaurie et P. Morvan, Introduction générale, n° 403). Il apparaît en effet que les méthodes varient selon la conception du droit prônée par les juristes. Ainsi, au XIXe siècle, le monopole de la loi parmi les sources de droit – légalisme ou légicentrisme – a suscité l’essor de la méthode exégétique, puis lorsque le positivisme légaliste s’est trouvé ébranlé, de nouvelles méthodes apparurent. En somme, tantôt, le juge révèle l’interprétation de l’énoncé normatif, tantôt, il la choisit : la jurisprudence pratique un éclectisme tactique dans sa méthode d’interprétation (Carbonnier, op. cit.). Quelles sont-elles précisément ?

Les outils préfabriqués par le génie des juristes sont nombreux. On compte les règles légales d’interprétation, les adages, des méthodes générales. On n’oubliera pas les travaux de la doctrine. Le droit suisse est en ce sens : C.civ. suisse (1907), Titre préliminaire, Art. 1 : 1. La loi régit toutes les matières  auxquelles se rapportent la lettre ou l’esprit de l’une de ses dispositions. 2. A défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier et, à défaut d’une coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur. 3. Il s’inspire des solutions consacrées par la doctrine et la jurisprudence (N.B. Code complété par la loi fédérale du 30 mars 1911, Livre V Droit des obligations).

Il arrive que la loi (C.civ., art. 1156 et s. in De l’interprétation des conventions) ou un traité international (Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, art. 31-33 : un traité doit être interprété de bonne foi…) édictent des règles d’interprétation. Mais voilà, les règles de l’article 1156 s. C.civ. « sont plutôt des conseils donnés aux juges, en matière d’interprétation des contrats, que des règles plus rigoureuses et impératives, dont les circonstances, mêmes les plus fortes, ne les autoriseraient pas à s’écarter » (Cass. req., 18 mars 1807). Et la Cour de cassation d’affirmer que « l’article 1156 C.civ. ne formulant pas, pour l’interprétation des conventions, une règle à caractère impératif, sa méconnaissance ne peut, à elle seule, donner ouverture à cassation » (Cass. 1ère civ., 19 déc. 1995, Bull. civ. I, n° 466).

S’agissant des adages et brocards, qui rayonnent dans tout le droit depuis la haute Antiquité, ils sont un trésor…non contraignant. L’adage est une façon de penser le droit et de le vivifier. C’est une création de l’esprit, une pensée qui va à l’essentiel. La forme est brève parce que l’idée est concentrée. L’adage extrait la quintessence d’une règle. Directif, l’adage s’adapte naturellement à des situations nouvelles ; il éclaire l’interprète en mettant en lumière dans l’essentiel les raisons de la règle ; il nourrit par sa sagesse le débat contradictoire ; il est invoqué en argument d’appoint (juges et magistrats en sont friands) ; il énonce un principe idéal et tire le droit positif par le haut. Défi à l’imagination, écrit Cornu, l’adage aiguillonne l’esprit et la quête de justice (Dictionnaire de la culture juridique, V° Adage).

S’agissant des méthodes générales d’interprétation, il en existe principalement deux.

La méthode exégétique est la plus classique et la plus servile. Elle réduit le droit à la loi et le tient pour un ensemble clos. Insensible aux réalités sociales ou à la justice, elle suit une logique infaillible : l’interprète est un esclave enchaîné au texte. C’est une méthode à laquelle les contemporains du Code Napoléon recourront lors de l’exposé et du commentaire dudit code. La lettre et l’analyse grammaticale du code sont les sources premières du commentateur tandis que l’intention du législateur est jugée secondaire. Les exégètes entretiennent le culte et le fétichisme du Code civil : tout le code et rien que le code. Brunet écrira : « je ne connais pas le droit civil, je n’enseigne que le Code Napoléon ». Le propos est caricatural. Les zélateurs de la méthode exégétique surent dépasser la lettre du code et prendre quelques libertés. Cette méthode n’a pas été abandonnée. Elle revêt deux formes simples. On compte une variante subjective, qui cherche la volonté du législateur. L’interprète est invité à analyser la ratio legis (la raison d’être, l’esprit, le but de la loi) : c’est l’interprétation téléologique, qui prend appui notamment sur les intitulés de la loi, un exposé préalable des motifs, un énoncé général. Il lui est aussi suggéré de recourir aux travaux préparatoires. Dans une variante objective, la méthode exégétique s’appuie sur le texte en lui appliquant une série d’analyses lexicale, grammaticale et logique. Il s’agit de dégager la cohérence intellectuelle d’une disposition ambiguë. L’emplacement d’un texte dans un code permet d’en préciser le sens : le texte s’éclaire par le contexte. C’est bien ainsi du reste qu’il importe de procéder.

La seconde méthode est celle de l’effet utile et de l’interprétation évolutive. Pragmatique, elle consiste à interpréter le texte sous étude (contrat, traité) de telle sorte qu’il acquière pleine efficacité sans jamais nier les réalités et l’opinion publique contemporaine (v. par ex. C.civ., art. 1157) (Malaurie et Morvan, op. cit., n° 410, 411).

B-. Les limites à la liberté

S’il importe au juge d’éclairer la loi, à la jurisprudence d’éclairer le législateur, ce dernier peut la corriger (Portalis ; v. Bécane, p. 31). Bien que les voies de l’interprétation soient impénétrables, que le luxe et l’abondance des raisonnements soient un miroir aux alouettes, dire le droit n’est pas affaire de caprice. Le juge doit respecter la cohérence du droit (F. Gutman in Faure et Koubi, ss. dir., Titre préliminaire du Code civil, Economica, 2003, p. 109). Il est une idéologie de l’interprétation juridique. L’idéologie est nécessaire pour l’interprétation, car il est des valeurs fondamentales à satisfaire : d’un côté, la stabilité des lois, la certitude des lois, la sécurité juridique… – valeurs statiques – ; de l’autre, la satisfaction des besoins actuels de la vie – valeurs dynamiques – (J. Wroblewski, L’interprétation en droit : théorie et idéologie in L’interprétation dans le droit, APD, t. XVII, Sirey, 1972, p. 51, spéc. n° 14). Le droit n’est pas qu’une collection de règles ou de décisions de justice. Le droit est un système, un ensemble organisé d’éléments, qui structure l’élaboration, l’application et la sanction du droit, pour permettre chaque jour d’assurer la justice, la liberté, la paix, la prospérité, l’épanouissement des hommes (v. toutefois la leçon sur la force et la lutte pour le droit). Le droit est un phénomène social et normatif : ubi societas, ibi jus (là où est la société, là est le droit). Le fils de Chronos (Zeus, roi des dieux et des hommes, est parfois représenté avec une balance ; il préside au maintient des lois ; il est garant de la justice) a institué pour les hommes une loi ; tandis que pour les animaux il a établi celle de se manger les uns les autres, puisqu’il n’y a pas chez eux de justice ; aux hommes il a donné la justice. L’interprète est tenu à un devoir de loyauté envers la loi dont il est le serviteur ; ce devoir est impérieux chez le juge qui rend ses décisions au nom du Peuple français. Justement, parce que la justice est rendue en son nom, il importe que le groupe social accepte la décision. La rationalité de la décision est nécessaire mais pas suffisante. Il faut encore qu’elle soit acceptable – souvent juge varie, bien fol qui s’y fie ? – Le juge doit certainement chercher à convaincre (c’est la raison) ; il doit surtout d’employer à persuader (c’est le cœur) (v. par ex. Malaurie et Morvan, op. cit., n° 414). Il doit susciter une adhésion personnelle à son propre jugement de valeur (concordia discordantium). C’est l’office du juge : dire le droit – jurisdictio – et l’imposer – imperium –. C’est là l’art de la rhétorique et de la dialectique.

« Saint-Paul a dit : « la lettre tue, l’esprit vivifie ». L’esprit sans la lettre, c’est le vent qui s’enfuit ; la lettre sans l’esprit, c’est la mort. À la lettre, à la grammaire et à la logique doivent s’ajouter la justice et l’utilité sociale, c’est-à-dire le droit. L’interprétation est le droit

La réparation intégrale du dommage corporel : chimère utopie et réalité

« Ce qu’est le droit, c’est ce que nous croyons être le droit »

Emmanuel Lévy

Il est un principe en droit français, c’est celui de la réparation intégrale du dommage corporel[1]. Des études comparatives des droits nationaux ont du reste montré que la réparation était intégrale dans l’Europe toute entière[2]. Ce n’est pas à dire toutefois que ce principe d’application générale n’est pas assorti de dérogations. En France, par exemple, la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle n’est pas indemnisée complètement. La loi plafonne les revenus de remplacement et énumère limitativement les chefs de préjudices indemnisables[3]. La restitutio in integrum du dommage corporel suppose donc, d’une part, que tous les préjudices qui résultent de l’atteinte à l’intégrité physique soient pris en considération et, d’autre part, que chacun d’entre eux soit indemnisé.

Pour ce faire, il a d’abord fallu mettre un terme à une pratique qui consistait à allouer à la victime une indemnité « toutes causes de préjudices confondus ». Il s’est agi ensuite de normaliser les pratiques : les tiers payeurs, les assureurs, les fonds d’indemnisation et de garantie recourant à des nomenclatures des chefs de préjudices corporels distinctes. Saisi d’une terminologie parfois fantaisiste, le juge était alors contraint de rechercher la substance véritable du préjudice allégué…avec le risque d’erreur d’appréciation et de flottement notionnel qu’on imagine. Depuis lors, une liste non limitative des postes de préjudices corporels s’est spontanément imposée à tout un chacun. C’est désormais l’assentiment général.

De fait, la nomenclature dite Dintilhac est pratiquée par tous les experts en réparation du dommage corporel (médecins-conseils, assureurs, experts judiciaires, avocats, fonds d’indemnisation et de garantie, juges administratifs et judiciaires). Et pour accuser un peu plus cette normalisation, et taire les quelques discussions qu’elle prête encore à la marge, il est proposé d’ajouter un article 1269 nouveau au Code civil, qui disposerait : « Les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux résultant d’un dommage corporel sont déterminés, poste par poste, suivant une nomenclature non limitative des postes de préjudices fixée par décret en Conseil d’État. »[4] En bref, et c’est l’important, toutes les personnes concernées par la réparation du dommage corporel sont à présent guidées dans leur office respectif par un inventaire qui comporte (pour l’heure) quelques 29 postes de préjudices. Ceci étant, pour qu’il y ait réparation intégrale, il faut encore que l’indemnisation accordée soit égale au préjudice subi. C’est que l’étendue de la réparation est gouvernée par un principe d’équivalence entre la réparation et le dommage. Or, cela est pour ainsi dire infaisable particulièrement lorsque la victime est le siège d’une atteinte à son intégrité physique.

Par hypothèse, et relativement à toute une série de chefs de préjudices corporels, il n’est pas possible d’accorder une réparation intégrale au sens mathématique du terme. Mis à part les quelques chefs de préjudices patrimoniaux actuels, subis avant que le débiteur des dommages et intérêts compensatoires ne soit désigné (au terme d’une transaction ou d’un procès), et sous réserve que la victime établisse leur étendue exacte (ex. : dépenses de santé actuelles, pertes de gains professionnels actuels), aucun autre chef de préjudice corporel ne peut donner lieu à une réparation intégrale à proprement parler. Il ne peut s’agir au mieux que d’une réparation approximative. C’est typiquement le cas de l’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs, de l’incidence professionnelle ou encore du préjudice scolaire universitaire ou de formation. Dans ces trois cas de figure, il est franchement conjectural de savoir avec précision quelle aurait été la situation de la victime si l’acte dommageable ne s’était pas produit. Ceci étant, on a justement écrit qu’il n’était pas saugrenu de « formuler des hypothèses concernant l’avenir »[5]. L’évaluation de la réparation ne se fait certes plus sur la base d’un calcul arithmétique, mais sur la base d’une estimation[6]. Ce n’est pas à dire qu’elle serait dénuée de toute considération objective. Bien au contraire. Concrètement, les dommages et intérêts sont liquidés au terme d’un raisonnement de type probabiliste. Quant à soutenir qu’il y aurait, dans le cas particulier, violation du principe de réparation intégrale, on aura garde de se souvenir que « le propre de la responsabilité, dit la Cour de cassation, est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage (et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu) »[7]. Au fond, une réparation à peu près équivalente au préjudice subi reste, en droit, une réparation intégrale. C’est dire que « le droit n’a pas la rigueur des mathématiques » (F. Leduc). Mais s’agissant en revanche des chefs de préjudices extrapatrimoniaux, qui indemnisent nécessairement une souffrance endurée, il n’y a aucune espèce d’équivalent envisageable. Aussi bien « les avantages de simplicité et d’objectivité dont le principe (sous étude) peut se réclamer (…) disparaissent totalement »[8]. Et dans la mesure où l’évaluation de la réparation des préjudices non économiques est nécessairement arbitraire, on ne saurait garantir aux victimes une égalité de traitement.

Au terme de ces quelques considérations liminaires, une conclusion intermédiaire peut être proposée. À la question : la réparation intégrale a-t-elle une signification appliquée au dommage corporel, la réponse est ambivalente, à tout le moins en théorie. Certainement, peut-on répondre, toutes les fois qu’il s’agit d’indemniser un chef de préjudice patrimonial. Certainement pas, en revanche, à chaque fois qu’il s’agit de compenser un chef de préjudice extrapatrimonial[9]. En disant cela, il est signifié que la réparation in integrum a en principe un sens et que c’est par exception qu’elle le perd. À la réflexion, et réserve faite des quelques chefs de préjudices patrimoniaux actuels, il se pourrait qu’elle n’en ait en définitive aucun, et ce quelle que soit la nature du préjudice subi. L’hypothèse de travail est que la réparation intégrale du dommage corporel oscille pratiquement entre illusoire (à tort) et illusion (à raison).

À l’expérience, le droit vivant de la réparation du dommage corporel est perfectible, à telle enseigne qu’une fois le processus d’évaluation du dommage corporel arrivé à son terme, si tant est qu’on le puisse toujours, la réparation du dommage corporel ne saurait jamais être à proprement parler intégrale. Autrement dit, et c’est ce qui sera soutenu en premier lieu, la réparation intégrale est illusoire (I). Ce pourrait-il qu’il en soit autrement ? Possiblement pas. Sur cette pente, il sera défendu en second lieu que la réparation intégrale est une illusion (II).

I.- L’illusoire réparation intégrale du dommage corporel

La réparation intégrale du dommage corporel est illusoire pour au moins deux séries de raisons. D’une part, la preuve du dommage corporel est diabolique (A). D’autre part, l’évaluation du dommage corporel est redoutable (B).

A.- La preuve diabolique du dommage corporel

La preuve du dommage corporel est diabolique tant en médecine (1) qu’en droit (2).

1.- Preuve du dommage corporel et médecine

Le système français légal de la preuve ne souffre pas la discussion : la victime doit prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention (C. proc. civ., art. 9). Et le Code de procédure civile d’exiger plus précisément que l’intéressée remette sans délai à l’expert tous les documents que celui-ci estime nécessaire à l’accomplissement de sa mission (art. 275). Rapporter la preuve du dommage corporel n’est pas ce qui est le plus compliqué. Prouver en revanche que l’atteinte n’est pas un malheur qu’on ne saurait imputer à qui que ce soit ou, pour le dire autrement, démontrer que la victime n’est pas l’entité sacrificielle d’une catastrophe anonyme, c’est là bien plus difficile. C’est qu’il importe au demandeur d’attester qu’il a consommé les soins et/ou les produits de santé incriminés.

Le Code de santé publique dit utilement que « toute personne a accès à l’ensemble des informations concernant sa santé détenues, à quel que titre que soit, par des professionnels et établissements de santé (…) » (C. santé publ., art. L. 1111-7). Si la victime n’est pas en mesure de présenter son dossier médical ou son dossier pharmaceutique au soutien de son action en réparation, elle peut toujours prier celui ou celle qui détient les informations la concernant de les lui communiquer.

À l’expérience, le dispositif n’est pas satisfaisant. D’abord, il s’agirait que lesdites informations n’aient pas été détruites. Or, le dossier médical du patient n’est conservé que vingt années durant (C. santé publ. art. R. 1112-7). Ensuite, il s’agirait que le détenteur accède à la demande du patient. Or, la rétention est tentante pour prévenir une éventuelle mise en cause[10]. Elle n’est du reste pas sanctionnée par le Code de la santé publique. Et le demandeur d’être alors contraint de saisir, selon le cas de figure, qui la Commission d’accès aux documents administratifs, qui le conseil départemental de l’ordre des médecins, qui la Commission nationale de l’informatique et des libertés, qui la commission départementale des hospitalisations psychiatriques. En conséquence, la perspective d’une réparation intégrale pourrait être notablement améliorée en assurant à tout un chacun un accès inconditionnel à ses données de santé. Ce n’est pas à dire toutefois qu’il n’existe aucun dispositif approchant. Simplement, le dossier médical partagé (créé auprès d’un hébergeur de données de santé à caractère personnel et placé sous la responsabilité de la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés. C. santé publ., art. L. 1111-14) n’a pas encore l’ampleur escomptée[11].

Au reste, quand bien même la victime serait-elle en capacité de produire in extenso son dossier médical, le fardeau de la preuve ne s’en trouverait pas nécessairement allégé. Il s’agirait encore que l’examen médical soit probant. Or, il faut bien voir que de nombreux examens médicaux sont invariablement opérateurs-dépendants. C’est typiquement le cas de l’imagerie médicale et de l’échographie en particulier. Si le praticien n’est pas au fait des données acquises de la science et de la technique, l’examen ne sera possiblement d’aucun secours. Le développement professionnel continu des professionnels de santé est en l’occurrence une préoccupation de premier plan (C. santé publ., art. L. 4021-1) : c’est qu’on ne trouve que ce que l’on cherche ; et qu’on ne cherche que ce que l’on connaît[12].

De surcroît, quelques autres examens ont une valeur probatoire remarquable, seulement le Code de déontologie médicale déclare que le médecin doit limiter ses prescriptions et ses actes à ce qui est nécessaire à la qualité, à la sécurité et à l’efficacité des soins[13]. Et, au risque de se mettre en délicatesse avec ses obligations, le professionnel de santé peut être des plus hésitants à l’idée de prescrire un examen certainement probant mais par trop invasif et/ou possiblement mortifère[14].

La preuve du dommage corporel n’est pas qu’affaire de médecine et de science. C’est aussi affaire de droit et d’art.

2.- Preuve du dommage corporel et droit

Il importe que la victime puisse utilement défendre sa cause. La preuve du dommage corporel ne souffre pas l’amateurisme (quand bien même serait-il éclairé). C’est dire que l’intéressée doit être, en tout état de cause, représentée. À quoi bon soutenir que la réparation allouée est intégrale s’il s’avère que la médiocrité des dommages et intérêts alloués (voire selon le cas de figure arrachés au débiteur) interdit concrètement le rétablissement de la victime. Les juristes savent qu’il importe de prendre attache avec des femmes et hommes de l’art, en l’occurrence des avocats-conseils spécialisés en droit du dommage corporel tandis que les profanes ignorent possiblement tout. De salutaires associations pallient certes, peu ou prou, l’absence d’information des victimes. Il reste que, à hauteur de principe, ces dernières gagneraient à être autrement mieux avisées. À l’expérience, les mentions de spécialisation des avocats-conseils sont mal connues[15]. Et, quand bien même le seraient-elles, il importerait encore que la victime sache que les règles qui gouvernent la réparation du mal dont elle est atteinte sont rangées sous la bannière « droit du dommage corporel ».

C’est que les mots du droit forment un écran linguistique pour qui n’a pas été initié à ce système de signes[16]. Par hypothèse, la victime n’est pas qualifiée pour formuler justement son besoin de droit. Pour peu qu’elle ne soit autorisée à ne l’exprimer que par écrit, comme c’est précisément le cas des victimes du Benfluorex (Médiator) qui ne sont indemnisées que sur la foi des pièces médicales produites – i.e. sans qu’elles n’aient été interrogées en personne par les experts[17] –, la barrière logomachique peut s’avérer plus grande encore. Or, c’est d’autant plus fâcheux dans le cas particulier que la matière est faite de mille et une chausse-trappes.

Le caractère redoutable de l’évaluation du dommage corporel l’atteste.

B.- L’évaluation redoutable du dommage corporel

L’évaluation du dommage corporel est redoutable pour deux séries de raison au moins qui tiennent, d’une part, aux experts désignés (1) et, d’autre part, aux outils employés (2).

1.- Évaluation et experts

L’évaluation par l’expert du dommage corporel est la clé de voûte de tout le dispositif. L’expertise est censée permettre à la personne chargée de prendre une décision (le régleur ou le juge) de le faire en toute connaissance de cause. En vérité, c’est un exercice « particulièrement difficile et périlleux tant pour l’expert, qui est le plus souvent tenté de se substituer au juge, que pour celui-ci, qui doit s’appuyer sur une expertise sans lui abandonner la décision »[18]. Les processualistes considèrent justement que « le technicien construit les faits en les nommant et opère ainsi une véritable pré-qualification des faits »[19]. En conséquence, il importe que la compétence du médecin expert soit agréée.

Or, il est remarquable de souligner que la qualité du technicien est acquise sur la foi d’une simple inscription sur une liste d’experts dressée, qui par une cour d’appel, qui par le bureau de la Cour de cassation. Autrement dit, la loi n° 71-498 du 29 juin 1971 relative aux experts judiciaires n’exige pas que les intéressés justifient d’une compétence accusée dans leur domaine de spécialité en général ni dans l’évaluation du dommage corporel en particulier. La saisine a priori du conseil départemental de l’ordre des médecins n’a aucune espèce d’incidence de ce point de vue. L’incompétence technique tant en médecine qu’en droit sourdre.

La loi exhorte pourtant le médecin expert à se récuser s’il estime que les questions qui lui sont posées lui sont étrangères[20] ou bien à recueillir des informations auprès d’un tiers sapiteur qu’il s’adjoint[21]. À l’expérience, il n’en va malheureusement pas toujours ainsi[22]. Pour peu, de surcroît, que la victime n’ait pas su s’agréger les compétences d’un avocat-conseil particulièrement avisé, la réparation ne sera vraisemblablement intégrale, peu importe la nature des chefs de préjudices soufferts, que parce que le droit aura habilité une autorité à dire qu’il en est ainsi.

La victime, le droit et la justice gagneraient à garantir que les personnes, à savoir tant les médecins que les juristes, sont assurément les mieux inspirées en réparation du dommage corporel. C’est qu’il faut bien voir encore que les outils de l’évaluation dudit dommage sont d’un maniement fort délicat.

2.- Évaluation et outils

De prime abord, l’évaluation médicale du dommage corporel est une question qui paraît étrangère aux préoccupations du juriste et ne semble intéresser que le médecin-expert. Après tout, c’est de description médicale et technique du dommage corporel dont il s’agit. En vérité, et les praticiens du dommage corporel le savent bien, l’expertise médicale est déterminante, car elle a pour objet de décrire la réalité de l’atteinte dont la victime est le siège. C’est, pour le dire autrement, l’alpha et l’omega de la réparation intégrale du dommage corporel. Il faut bien voir que la détermination des chefs de préjudices subis et l’évaluation monétaire de la créance de réparation sont invariablement liées à la réalité médico-légale décrite par le médecin-expert. L’ennuyant, c’est qu’il n’existe pour l’heure aucun instrument unique d’évaluation des incapacités mais bien plutôt toute une série.

L’hétérogénéité des méthodes d’évaluation est telle qu’il est douteux qu’on puisse valablement employer le singulier pour désigner la compensation des différents chefs de préjudices corporels. Le pluriel sied mieux dans le cas particulier. C’est bien plutôt des réparations intégrales dont il devrait être question. Pour preuve : les mesures de l’atteinte à l’intégrité physique – ou la quantification de l’atteinte aux fonctions de l’organisme – des sujets varient d’un barème médico-légal à l’autre et d’un médecin-expert à un autre. On accordera certes que l’évaluation barémique n’est pas une science exacte[23]. Ce n’est pas à dire qu’on ne puisse améliorer l’existant.

De lege ferenda, il s’agirait que le déficit fonctionnel soit mesuré selon un barème médical unique, indicatif, dont les modalités d’élaboration, de révision et de publication seraient déterminées par voie réglementaire. C’est très exactement la lettre de l’article 1270 du projet de réforme de la responsabilité civile. Il faut s’en féliciter. Le barème n’est pas qu’un vulgaire instrument de mesure. Il a ceci de commode qu’il participe à objectiver l’évaluation. Aussi vertueux que soit le médecin-expert – et la souscription par l’intéressé d’une déclaration d’indépendance peut au passage fortifier ses résolutions[24] -, il peut être aveuglé par ses convictions ou plus volontiers trompé par ses (mé)connaissances[25]. Le barème fait alors office de directives d’interprétation des doléances exprimées par la victime. Couplé nécessairement avec une nomenclature (non limitative) des postes de préjudices, il participe à normaliser la réparation du dommage corporel et à assurer une égalité de traitement.

De lege lata, et en tout état de cause, il importe que le médecin-expert motive son évaluation et ne se contente pas d’une application mécanique ou systématique du barème pris pour référence. Et, dans un ordre d’idées approchantes, l’avocat-conseil ne saurait se satisfaire de l’emploi d’une quelconque formule mathématique. Ni le médecin ni le juriste ne sont des géomètres condamnés par le droit de la réparation intégrale du dommage corporel à l’application servile d’un quelconque théorème[26]. Tout n’est certainement pas arrangé par le nombre (Pythagore). Quant au monde, il ne saurait être mathématique (Villani) [27]. L’incapacité fonctionnelle de la victime est une chose. Ses répercussions sur sa vie de tous les jours en sont une autre. « Il importe encore de prendre en compte l’intensité avec laquelle cette incapacité a pu et peut encore affecter les conditions d’existence de la victime directe, en lui faisant perdre sa qualité de vie et les joies usuelles de la vie courante, en la séparant de son environnement familial et amical, en l’empêchant de se livrer à ses activités sportives ou de loisirs, à une activité sexuelle, en l’affublant de cicatrices, en la faisant souffrir physiquement et psychiquement, ou bien encore en lui retirant tout espoir de réaliser un projet de vie familiale « normal »[28]. Dans la mesure où les contenus respectifs du déficit fonctionnel temporaire et du déficit fonctionnel permanent mélangent tout à la fois un aspect fonctionnel objectif (l’atteinte à l’intégrité du corps humain, une incapacité fonctionnelle) et un aspect situationnel subjectif (les incidences de cette atteinte, de cette incapacité sur la vie de celui qui la subie), l’assistance de l’homme ou de la femme de l’art est déterminante.

La mesure des déficits physiologiques ne doit pas être laissée à la seule appréciation du médecin-expert. Le ministère d’un avocat-conseil, spécialement formé à cet effet, devrait être rendu obligatoire peu important le caractère amiable de la procédure[29]. C’est des conditions du rétablissement de la victime dont il s’agit. Autrement dit, c’est (pour ainsi dire exclusivement) d’argent. Pour ce faire, il importe que l’avocat-conseil ait à l’esprit la représentation monétaire de l’évaluation médicale du dommage corporel et qu’il partage son savoir avec son contradicteur légitime. Grader une souffrance endurée 2 ou 3 sur une échelle graduée de 1 (souffrances très légères) à 7 (souffrances très importantes), pour ne prendre qu’un exemple, peut donner l’impression à celui qui ne sait pas que ce sont là des bavardages. Or, en application du référentiel de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, la maigre indemnité va tout de même en moyenne du simple au double.

Porter la contradiction a maxima, c’est au fond rendre moins illusoire la réparation intégrale du dommage corporel. Est-ce à dire que, ce faisant, ladite réparation pourrait ne plus être une illusion ? Peut-être, mais c’est une espérance qu’il n’est pas souhaitable d’entretenir.

II.- L’illusion de la réparation intégrale du dommage corporel

La réparation intégrale du dommage corporel est une illusion. Pour le dire autrement, le principe de l’équivalence entre la réparation et le dommage est une croyance qui structure la perception des personnes intéressées au nombre desquelles on compte, au premier chef, les victimes.

À l’analyse, la croyance dans le caractère intégral de la réparation est aussi nécessaire (A) que suffisante (B).

A.- Une croyance nécessaire dans la réparation intégrale

La croyance est « une adhésion de l’esprit qui, sans être entièrement rationnelle, exclut le doute et comporte une part de conviction personnelle, de persuasion intime ». Aussi bien la croyance dans le caractère intégral de la réparation allouée est-elle des plus nécessaires dans le cas particulier tant pour la victime (1) que pour tout un chacun (2).

1.- La croyance nécessaire de la victime

La croyance de la victime dans le caractère intégral de la réparation qui lui est allouée est nécessaire. Elle participe d’une philosophie de la résignation, qui ne dit pas son nom. Pour cause : jamais la victime atteinte dans son intégrité physique ne sera complètement replacée dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu. Le dommage corporel étant pour ainsi dire irréversible, l’équivalent accordé sera le plus souvent bien éloigné de l’état antérieur perdu[30]. Par voie de conséquence, sauf à mourir de colère, la victime est nécessairement condamnée à se résigner.

Ce n’est pas à dire pour autant que le principe de réparation intégrale n’est qu’ « un énoncé déclaratif sans réelle portée positive »[31]. D’abord, la croyance chez la victime qu’elle a été intégralement indemnisée et la conviction que ses souffrances ont été endurées peuvent faire possiblement office de cataplasme. Ensuite et surtout la croyance dans le caractère intégral de l’indemnisation allouée s’avère être nécessaire pour tout un chacun.

2.- La croyance nécessaire de tout un chacun

L’observance du principe d’équivalence entre le dommage corporel et la réparation est profitable pour plusieurs raisons. Partant du constat que l’atteinte à l’intégrité corporelle a acquis rang de « summa injuria [mettant] en question la paix sociale »[32], le rétablissement aussi exacte que possible de l’équilibre détruit par le dommage fait figure en quelque sorte de signifiant.

Réparer intégralement le dommage corporel, c’est dire que la justice a été rendue, que les adversaires en conflits ont été séparés, que la société a été apaisée. C’est encore assurer à tout un chacun que le droit s’est appliqué à amoindrir la peine de la victime, qu’il a cherché à indemniser son dommage et toutes ses répercutions. C’est enfin proposer au juge un guide dans sa recherche d’une solution aussi équitable[33] qu’acceptable par tout un chacun. En ce sens un premier président honoraire de la Cour de cassation a pu écrire que « l’office du juge est d’abord de rechercher dans les litiges qui lui sont soumis la solution juste, c’est-à-dire celle qui (…) ne heurte ni sa conscience, ni la conscience collective »[34].

Au fond, « c’est le miracle du droit (en général) que de ne pas se résigner au constat impuissant d’un ineffable (l’irréparable, la douleur), mais de se donner les outils techniques pour tenter d’objectiver et de verbaliser juridiquement toutes les répercutions du dommage dans la vie de la victime »[35]. À l’analyse, le principe de la réparation intégrale du dommage corporel réalise en quelque sorte ce miracle (en particulier).

Croire dans les virtualités potentielles dudit principe est nécessaire. Cela est-il suffisant ?

B.- Une croyance suffisante dans la réparation intégrale

Il a été proposé en doctrine et en jurisprudence de dépasser le principe de la réparation intégrale. Il semblerait qu’il soit plus profitable de révéler que la victime est marquée ad vitam aeternam au fer de l’empreinte indélébile du mal et que son rétablissement ne saurait jamais être complet. La tentation de la vérité est grande (1). On gagnerait pourtant à y résister (2).

1.- La tentation de la vérité

On a écrit au sujet de la faute que « les juristes, pour satisfaire certaines aspirations sans rompre les cadres du droit établi, ont détourné de leur sens les mots ou les institutions, ou créé des fictions. Et quand on vide les mots de leur sens usuel, on n’est pas compris et on n’est plus soi-même maître de sa pensée »[36]. On pourrait écrire la même chose relativement à la notion de réparation intégrale. Pour peu que les dommages et intérêts compensatoires aient pour objet d’effacer entre autres quelques chefs de préjudices extrapatrimoniaux, et la réparation n’aura d’intégrale que le nom. C’est la raison pour laquelle il a été proposé en doctrine de dire une autre vérité, à savoir que la réparation est appropriée[37] ou que la satisfaction est équitable. C’est d’ailleurs dans cette direction de pensée que la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) s’est récemment prononcée.

Aux termes d’un arrêt remarqué du 25 juin 2013[38], la victime d’un dommage moral obtient de la Cour EDH une satisfaction surnuméraire (Conv. EDH, art. 41). Les juges de Strasbourg considèrent en l’espèce que la réparation allouée par la Commission d’indemnisation des victimes d’infraction du Tribunal de grande instance de Paris n’est pas de nature à effacer complétement les conséquences de la violation dont le requérant a été le siège. En ce sens, un juge écrit qu’une satisfaction équitable doit être octroyée lorsque l’ordre juridique interne n’a pas permis une réparation intégrale (opinion séparée concordante). L’ennui, c’est que l’article 706-3 du Code de procédure pénale dit très précisément que la réparation allouée est intégrale[39]. En bref, la Cour européenne suggère qu’il n’est pas juste d’affirmer que la réparation d’un chef de préjudice extrapatrimonial est intégrale ni utile de faire croire au complet rétablissement de la victime.

Est-ce à dire qu’on gagnerait à employer une formule moins définitive et illusoire, qui décrirait manifestement mieux le réel ? À la réflexion, rien n’est mois sûr. La notion de réparation intégrale dit bien plus qu’il n’y paraît. Aussi bien doit-on résister à la tentation.

2.- La résistance à la tentation

On a écrit que « le droit n’est pas une simple technique juridique réglant les conflits de la vie ; il est une marche vers ce qui le dépasse : un chemin qui mène aux valeurs fondamentales de l’être (…), un chemin qui mène à la vérité et l’identité profonde de l’homme »[40]. La réparation intégrale du dommage corporel est faite du même bois. On a très justement dit que ce n’est pas parce que l’on sait qu’il n’est pas possible d’offrir à la victime de graves lésions corporelles d’effacer purement et simplement son dommage qu’il ne faut pas, avec lucidité mais détermination, essayer sans relâche d’approcher cet objectif, si ce n’est l’atteindre »[41].

L’objectif est très certainement la complétude de la réparation. Mais c’est aussi une dette de réparation justement calculée sans léser le responsable. La notion de réparation intégrale du dommage corporel est certainement des plus fécondes. Simplement, pour la pratiquer plus justement, il importerait de corriger ici et là quelques unes des règles applicables. C’est qu’« à défaut de droit idéalement juste, du moins faut-il que le droit imparfait dont on dispose soit le même pour tous »[42].

Dans la mesure où il n’est pas de tradition de hiérarchiser les intérêts protégés en général ni les chefs de préjudices corporels en particulier, qui sont tous placés sur un même plan, le droit gagnerait à discipliner le pouvoir d’appréciation du juge relativement à la liquidation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux. Concrètement, un référentiel indicatif, à la manière des barèmes indicatifs d’évaluation médico-légale, pourrait se révéler fructueux. Le procédé est bien connu[43]. Le projet de réforme de la responsabilité civile l’emploie du reste[44]. Il s’agit que le quantum de l’indemnisation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux ne soit pas discrétionnairement défini par le juge, mais bien plutôt fixé en contemplation de ce qui est ordinairement alloué. Et la loi de réserver au juge la liberté de minorer ou, au contraire, de majorer le montant des dommages et intérêts toutes les fois que les faits de l’espèce le justifient pour peu que la motivation soit spécialement motivée.

Pour conclure, il faut bien voir que la réparation intégrale a encore quelques autres vertus que celles qui viennent d’être présentés. C’est entre autres un discriminant. La notion sert à sérier les régimes d’indemnisation selon qu’ils allouent une réparation forfaitaire ou bien plutôt qu’ils accordent une réparation intégrale. Ce faisant, elle propose un autre « chemin » au législateur et au juge. Le président Dintilhac a eu l’occasion de dire que le principe de la réparation intégrale du dommage corporel était une « utopie constructive ». [45] Se pourrait-il en définitive qu’elle n’ait jamais été rien d’autres ? Nombreuses sont les victimes qui ne recouvreront jamais plus leur pleine capacité. Le droit l’a toujours su. Il en porte distinctement la marque : « le propre de la responsabilité est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu ».

J.B.

[1] Principe général tant du droit civil que du droit administratif de la responsabilité (CE, sect., 19 mars 1971, Mergui : Rec. CE 1971, p. 235, concl. Rougevin-Baville ; AJDA 1971, p. 274, chron. Labetoulle et Caranes ; RDP 1972, p. 234, note Waline). V. aussi Ch. Cormier, Le préjudice en droit administratif français, préf. D. Truchet, Bibl. dr. public, tome 228, L.G.DJ., 2002, pp. 369 et s.

[2] La réparation intégrale en Europe. Études comparatives des droits nationaux (F. Leduc et Ph. Pierre dir.), Larcier, 2012. Voy. aussi D. Gardner, « L’indemnisation du préjudice corporel dans les juridictions de tradition civiliste (rapport général) » in L’indemnisation, Travaux de l’Association Henri Capitant, journées québecoises, 2004, Société de législation comparée, 2008, p. 481. Voy. égal. en ce sens, Ch. Coutant-Lapalus, Le principe de la réparation intégrale en droit privé, préf. F. Pollaud-Dulian, PUAM, 2002, nos 152 et s.

[3] C. sécu. soc., art. L. 431-1 et s. Il en va ainsi depuis la loi du 9 avr. 1898 concernant les responsabilités dans les accidents du travail.

[4] Projet de réforme de la responsabilité civile, mars 2017 :

http://www.textes.justice.gouv.fr/publication/projet_de_reforme_de_la_responsabilite_civile_13032017.pdf

[5] G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, 3ème éd., LGDJ, p. 257, n° 104.

[6] F. Leduc, Juris-cl. civil 201, « Régime de la réparation », nos 59-66.

[7] Cass. 2ème civ., 28 oct. 1954 : JCP G 1955, II, 8765, note R. Savatier.

[8] G. Viney et P. Jourdain, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, op. cit., n° 58.

[9] Voy. égal. en ce sens, J. Flour, J.-L. Aubert et É. Savaux, Les obligations, le fait juridique, 14ème éd., A. Colin, 2011, n° 388.

[10] Voy. en ce sens « Expertise des pathologies liées au Benfluorex (Médiator) : bilan à mi-parcours du collège d’experts chargé de se prononcer sur les responsabilités, Archives des maladies du cœur et des vaisseaux, Revue de la Société française de cardiologie », déc. 2015, p. 23, spéc. p. 24.

[11] L’article 5 de la loi n° 2004-810 du 13 août 2004 rel. à l’assurance maladie avait accordé à tout un chacun la faculté de constituer en ligne un dossier médical personnel (art. L. 161-36-1 C. sécu. soc.). Un site Internet dédié avait été crée dans la foulée par le Gouvernement (www. dmp.gouv.fr). Mais, faute de parvenir à généraliser sa pratique, le législateur a fait machine arrière. Le dispositif a été abrogé. Le choix a été fait de le remplacer par le Dossier médical partagé (loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, art. 94. Décret n° 2016-914 du 4 juill. 2016 rel. au dossier médical partagé codifié aux articles R. 1111-26 et s. nouv. C. santé publ.). Le site Internet porte encore la marque de ces tergiversations.

[12] Libre interprétation du paradoxe de Ménon (Platon).

[13] C. santé publ., art. R. 4127-8, al. 2. V. égal. art. L. 1110-5 C. santé publ. et L. 162-2-1 C. sécu. soc. : « Les médecins sont tenus, dans tous leurs actes et prescriptions, d’observer, dans le cadre de la législation et de la réglementation en vigueur, la plus stricte économie compatible avec la qualité, la sécurité et l’efficacité des soins. »

[14] C’est typiquement le cas de l’échographie d’effort, de l’échographie trans-thoracique ou du cathétérisme droit d’effort. V. en ce sens, « Expertise des pathologies liées au Benfluorex : bilan à mi-parcours du collège d’experts chargé de se prononcer sur les responsabilités », op. cit., p. 29.

[15] Voy. égal. en ce sens, A. Lienhard, « Réparation intégrale des préjudices en cas de dommage corporel : la nécessité d’un nouvel équilibre indemnitaire », D. 2006.2485, n° 12. À noter encore que les avocats spécialisés ne sont pas des plus nombreux.

[16] V. not. G. Cornu, Linguistique juridique, 3ème éd., Montchrestien, 2005.

[17] C. santé publ., art. L. 1142-24-2.

[18] G. Mor, Évaluation du préjudice corporel, 2ème éd., Delmas, 2014, n° 111.11. À noter toutefois que l’expertise pratiquée à la demande d’une victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle ou à celle de la caisse s’impose en principe erga omnes (i.e. requérant, caisse, juge). V. en ce sens : C. proc. civ., art. 246 ensemble C. sécu. soc., art. L. 141-2 ; Cass. soc., 20 janv. 1994, n° 91-14-.984. Les mots font sens ; on dit en pratique que l’expertise a une « force irréfragable » (V. not. Cass. soc., 20 janv. 1994, n° 91-17.282). Il en va différemment en droit des accidents du travail agricoles. Le régime de l’expertise médicale étant celui qui est défini au Code de procédure civile, il ne s’impose pas aux parties et à la juridiction (C. sécu. soc., art. R. 142-39 ; Cass. 2ème civ., 29 juin 2004, n° 02-20.905).

[19] L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, 9ème éd., Litec, 2016.

[20] C. santé publ., art. R. 4127-106 (in Exercice de la médecine d’expertise – Déontologie médicale) ensemble C. proc. civ., art. 267, al. 2.

[21] C. proc. civ., art. 264.

[22] Voy. égal. en ce sens G. Mor, Évaluation du préjudice corporel, op. cit., n° 111.15. M. le Roy, J.-D. le Roy et B. Bibal, L’évaluation du préjudice corporel, 20ème éd., Lexisnexis 2015, p. 48.

[23] Voy. égal. en ce sens, Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel. Systèmes d’indemnisation, 7ème éd., Dalloz, 2012, n° 103, p. 119.

[24] Commission de réflexion sur l’expertise judiciaire, rapport pour 2011. Modèle de « déclaration d’acceptation et déclaration d’impartialité et d’indépendance ». www.justice.gouv.fr/art_pix/rapp_com_reflextion_expertise.pdf

[25] Pendant que quelques autres experts sont mus par quelques autres intérêts…V. en ce sens un rapport de la Cour des comptes, rédigé à la demande de la commission des affaires sociales du Sénat : La prévention des conflits d’intérêts en matière d’expertise sanitaire, mars 2016.

[26] La formule dite de Gabrielli est pratiquée lorsque le fait générateur dommageable a aggravé une incapacité fonctionnelle documentée. Dans la mesure où le défendeur n’est responsable que parce que et dans la mesure où il a causé le dommage, on ne peut valablement le condamner qu’à compenser les chefs de préjudices qui lui sont exclusivement imputables (à tout le moins en principe). Il s’agit concrètement de tenir compte de la capacité initiale réduite (c1) et de la capacité restante (C2). Soit (c1)-c2)/c1. La critique vaut également pour l’indice de Karnofsky ou la règle de Balthazar.

[27] A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Cours au Collège de France (2012-14), Fayard, 2015, p. 104.

[28] A. Guégan, « La distinction préjudices temporaires et permanents : l’exemple du déficit fonctionnel in Autour de la nomenclature Dintilhac », Gaz. pal. déc. 2014.

[29] C’est une proposition qui a été faite en son temps par le groupe de travail du Conseil national d’aide aux victimes (Ministère de la justice, 2002). C’est une proposition qui se heurte pour l’instant à la question de la rémunération des diligences de l’avocat.

[30] J. Flour, J.-L. Aubert et É. Savaux, Les obligations, 2.- Le fait juridique, op. cit., n° 387, p. 502.

[31] Voy. sur ce point, J.-B. Prévost, « Aspects philosophiques de la réparation intégrale », Gaz. pal. avr. 2010, n° 100, p. 7.

[32] G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2ème éd., L.G.D.J., 1948, p. 476. Voy. plus généralement J. Bourdoiseau, L’influence perturbatrice du dommage corporel en droit des obligations, préf. F. Leduc, Bibl. dr. pr., tome  513, L.G.D.J., 2008, nos  248 et s.

[33] R. Libchaber, L’ordre juridique et le discours du droit. Essai sur les limites de la connaissance du droit, LGDJ, 2013, n° 173. Voy. égal. Perelman, Logique juridique, nouvelle rhétorique, Dalloz, 1976, p. 172 : « Le droit a pour objet la réalisation dans les sociétés humaines d’un ordre aussi équitable que possible ».

[34] G. Canivet, « La méthode jurisprudentielle à l’épreuve du juste et de l’injuste » in De l’injuste au juste (M.-A. Frison-Roche dir.), Dalloz, 1997, p. 101.

[35] J.-B. Prévost, « Aspects philosophiques de la réparation intégrale », op. cit.

[36] P. Esmein, « La faute et sa place dans la responsabilité civile », RTD civ. 1949, p. 481, spéc. n° 1. Voy. égal. Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, 8ème éd., Defrénois, 2016, nos 53, 54.

[37] Ph. le Tourneau e.a., Droit de la responsabilité et des contrats, 10ème éd., Dalloz-Action, 2014-15.

[38] Cour EDH, 25 juin 2013, req. 30812/7, Aff. Trévalec c./ Belgique. Analyse critique O. Sabard, « Le principe de la réparation intégrale menacée par la satisfaction équitable ! », D. 2013.2139.

[39] Et une opinion séparée dissidente de souligner que la réparation accordée par la CIVI visait précisément à couvrir le préjudice causé au requérant par les faits qui ont conduit la cour à conclure à une violation de l’article 2 de la Convention.

[40] Ph. Malaurie, « Pourquoi une introduction au droit », JCP G. 2016.1189, n° 8.

[41] Ph. Brun, « Le droit en principe : la réparation intégrale en droit du dommage corporel », Lamy Droit civil, n° 110. V. égal. en ce sens, G. Viney, P. Jourdain, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, op. cit., n° 58, p. 158.

[42] Ph Jestaz, Le droit, 5ème éd., Dalloz, 2007, p. 17.

[43] V. par ex. Rapport sur l’indemnisation du dommage corporel, juin 2003, p. 32. P. Jourdain et G. Viney, Traité de droit civil, Les effets de la responsabilité, op. cit., n° 152 ; S. Porchy-Simon, « La nécessaire réforme du droit du dommage corporel », mél. H. Groutel, Litec 2006, p. 359, spéc. n° 24.

[44] Art. 1271 : [Un décret en Conseil d’État fixe les postes de préjudices extrapatrimoniaux qui peuvent être évalués selon un référentiel indicatif d’indemnisation, dont il détermine les modalités d’élaboration et de publication. Ce référentiel est réévalué régulièrement en fonction de l’évolution de la moyenne des indemnités accordées par les juridictions. À cette fin,] une base de données rassemble, sous le contrôle de l’État et dans des conditions définies par décret en Conseil d’État, les décisions définitives rendues par les cours d’appel en matière d’indemnisation du dommage corporel des victimes d’un accident de la circulation.

[45] J.-P. Dintilhac, « La nomenclature et le recours des tiers payeurs in La réparation du dommage corporel », Gaz. Pal. 11-13 février 2007, p. 55.

L’abus de droit : fonctions et critères

Hésitation. En première approche, le sujet fleure bon l’oxymore – c’est-à-dire la figure de style par laquelle on allie de façon inattendue deux termes qui s’excluent ordinairement –, la contradiction in terminis. Je veux dire par là qu’il ne semble pas qu’il puisse y avoir usage abusif d’un droit quelconque : un seul et même acte ne peut être, tout à la fois, conforme et contraire au droit (Planiol, Traité élémentaire de droit civil, t. 2, 5ème éd., 1909, n° 871). On sait cela depuis Rome ; Neminem laedit qui suo jure utitur : ne lèse personne celui qui use de son droit (Ulpien). Si j’use de mon droit, mon acte est licite ; et quand il est illicite, c’est que je dépasse mon droit et que j’agis sans droit. Autrement dit : « le droit cesse où l’abus commence » (Planiol). L’abus de droit :  c’est un non-sujet…à tout le moins en première approche, car la définition des termes de l’énoncé laisse augurer une bien délicate question de théorie générale du droit : les questions sous-jacentes ne sont pas seulement d’ordre technique ; elles mettent en jeu des choix philosophiques et politiques.

Définitions. Les dictionnaires de langue française et de droit concordent. Abus correspond étymologiquement à « usage excessif » puis au résultat d’un tel usage, c’est-à-dire à une attitude mauvaise (Dictionnaire historique de la langue française). C’est l’usage mauvais qu’on fait de quelque chose (Littré). C’est plus précisément l’usage excessif d’une prérogative juridique ; une action consistant pour le titulaire d’un droit, d’un pouvoir, d’une fonction (sur la distinction de ces notions, Starck et alii, Introduction générale au droit), à sortir, dans l’exercice qu’il en fait, des normes qui en gouvernent l’usage licite (Vocabulaire juridique). Un droit exercé dans l’unique dessein de nuire à autrui paraît dégénérer en exercice abusif. Au for externe, le sujet est parfaitement dans son droit ; au for interne, il paraît au contraire largement condamnable. Alors, contrairement à ce qui nous avait intuitivement semblé, ce qui paraît un non-sens juridique est une réalité et finit par avoir un contenu, si l’on veut bien considérer un comportement non seulement en droit mais aussi en morale (en ce sens, M. Rotondi, Le rôle et la notion de l’abus de droit, RTDciv. 1980, pp. 66-69).

Le mot « droit » désigne deux notions distinctes : le droit objectif, qu’on écrit ordinairement avec un grand « D » majuscule, et les droits subjectifs (qu’on écrit habituellement avec un petit « d » minuscule). Le droit objectif est l’ensemble des règles qui régissent la vie en société. Compris dans cette première acception, le droit appartient, avec la morale et les mœurs, à la nébuleuse des systèmes sociaux à caractère normatif. Fondamentalement, le droit est la science du juste et de l’utile, cependant « il n’est ni un dieu de bonté ni un terrifiant labyrinthe, mais une manière, évidemment perfectible, de rendre la société plus vivable » (Ph. Jestaz, Le droit, connaissance du droit, 5ème éd., Dalloz, 2007). Son dessein est de rechercher la justice et d’assurer la survie du groupe, maintenir son organisation, sa cohérence, faire régner l’ordre. Les droits subjectifs sont, quant à eux, des prérogatives reconnues (attribuées) par le droit objectif à des individus ou à des groupes d’individus pour la satisfaction de leurs intérêts personnels et dont le respect s’impose à autrui. En résumé, on est en présence d’une règle générale et abstraite d’un côté et de prérogatives individuelles et concrètes de l’autre. Ceci précisé, faut-il comprendre qu’il nous échoit de disserter sur l’abus du Droit ou sur l’abus des droits subjectifs ? Le sujet donne à penser. C’est la raison pour laquelle il a été donné aux candidats au concours d’entrée à l’école nationale de la magistrature. Réflexion faite, la réponse à la question s’impose, elle est du reste suggérer par le thème de la leçon, il s’agit de s’interroger sur l’abus des droits.

Appréhension. Sitôt cette idée nouvelle découverte, à savoir que l’on peut être constitué en faute en exerçant abusivement un droit, au sens de l’article 1382 devenue 1240 C.civ. (c’est au visa de cet article que le juge sanctionne l’exercice abusif d’un droit – ou les mérites de la clausula generalis de residuo), la doctrine se passionne. Des auteurs – Raymond Saleilles, Georges Ripert (doyen de la faculté de droit de Paris), Louis Josserand, not. (V. Dictionnaire historique des juristes français, PUF, 2007 ; Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, Dalloz, 2008) – approuvent sa consécration par le droit positif.

L’abus des droits est le nom donné par Josserand à sa théorie (1905). Développée dans « De l’esprit des droits et de leur relativité » (1927), l’éminent professeur-juge (Faculté de droit de Lyon puis Cour de cassation) n’aura de cesse de défendre, sa carrière durant, ladite théorie notamment contre Planiol puis Ripert (v. extraits in S. Carval, La construction de la responsabilité civile, PUF, 2001, pp. 159 s.). L’histoire a donné raison à Josserand. La virulente dispute théorique qui l’a opposé à ces derniers auteurs n’a guère retenti sur la jurisprudence, ni sur la législation. « Sa puissance d’évocation, écrit Cornu, lui a valu un succès judiciaire et doctrinal » (Les biens, 13ème éd., Montchrestien, 2007, n° 38). Les tribunaux ont largement utilisé la notion d’abus de droit. Pour cause, on ne saurait tolérer qu’une application trop rigoureuse de la loi puisse déboucher sur une injustice suprême, qu’un droit, avec un petit « d », puisse être poussé à l’extrême au point d’aller contre le Droit, avec un grand « D ». Jus est ars boni et aequi : le droit est l’art du bon et de l’équitable. Les romains ont du reste eu à l’esprit qu’il importait de défendre l’usage méchant du droit ou contraire à sa finalité sociale : male enim nostro jure uti non debemus (nous ne devons pas user de notre droit injustement), encore summum jus, summa injuria (comble de droit, comble de l’injustice), disait Cicéron. Vous l’aurez compris : ce dernier adage forme antithèse avec dura lex, sed lex, qui invite à la résignation.

Et pourtant, certains droits échapperaient à tout contrôle ; par hypothèse, leur usage ne serait jamais abusif. On qualifie ces drôles de droits d’absolus ou de discrétionnaires (Rouast, Les droits discrétionnaires et les droits contrôlés, RTDciv. 1944, p. 1 s ; Roets, Les droits discrétionnaires : une catégorie juridique en voie de disparition ?, D. 1997, p. 92). Selon une jurisprudence traditionnelle, le droit de réponse est un droit « général et absolu ». Toutefois, les conditions de son exercice sont strictement délimitées par la loi et par la jurisprudence. La question se pose alors de savoir si le droit de réponse est bien, comme l’affirment nombre d’auteurs, un droit discrétionnaire. Une première analyse, fondée sur la distinction abus d’un droit/dépassement d’un droit conduit à une réponse positive. On peut, en effet, soutenir que franchir les limites du droit de réponse n’est pas en abuser. Dès lors, il y aurait dépassement du droit de réponse constitutif d’une faute justifiant le refus d’insérer et, éventuellement, l’allocation de dommages-intérêts. Mais, en tant que tel, l’exercice du droit de réponse ne serait pas contrôlé. Dans une seconde analyse – « fonctionnaliste » -, on peut tout aussi bien soutenir que le non-respect des conditions précédemment rappelées constitue un détournement du droit de réponse, c’est-à-dire un abus. L’exercice de ce dernier serait donc, dans cette perspective, l’objet d’un contrôle. Pour éviter une telle contradiction, le doyen Rouast qualifiait habilement le droit de réponse de « semi-discrétionnaire » (développements empruntés à Damien Roets, art. préc.). Le Droit a décidément grand peine à abandonner aux sujets la libre disposition des droits dont ils sont titulaires.

Comparaison. Le Code civil du Québec (8 déc. 1991 in Titre 1er : De la jouissance et de l’exercice des droits civils) a formellement consacré cette théorie. Les articles 6 et 7 disposent respectivement : art. 6 : « Toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi » ; art. 7 : « Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi ». Le Code civil suisse (10 déc. 1907 in Titre préliminaire, B) Étendue des droits civils, 1. Devoirs généraux) renferme de semblables dispositions : « Chacun est tenu d’exercer ses droits et d’exécuter ses obligations selon les règles de la bonne foi » (art. 2, al. 1er) ; « L’abus manifeste d’un droit n’est pas protégé par la loi » (art. 2, al. 2). L’article 226 du Code civil allemand (BGB : Bürgerliches Gesetzbuch) dispose que « l’exercice d’un droit n’est pas permis, lorsqu’il ne peut avoir d’autre but que de causer un dommage à autrui ».

Résignation. Le législateur français n’a pas su ou voulu procéder de la sorte. Il y a bien eu une tentative, mais les travaux de la commission de réforme du Code civil, créée à la libération, en juin 1945, sont restés lettre-morte. Nulle part il n’a posé le principe d’une façon générale. Les prises de position sont sûrement par trop périlleuses. En revanche, la loi sait faire allusion au contrôle de l’exercice abusif des droits. Une consultation sommaire de la législation codifiée sur le site Internet de diffusion du droit en ligne (www.legifrance.gouv.fr) l’atteste : on dénombre plus de trois cents articles, tous codes confondus, qui renferment le vocable sous étude, dont 6 dans le Code civil (v. aussi la table alphabétique du Code civil, v° Abus). En droit de la filiation adoptive, par exemple, l’article 348-6 C.civ. dispose « le tribunal peut prononcer l’adoption s’il estime abusif le refus de consentement opposé par les parents ou par l’un d’entre eux seulement, lorsqu’ils se sont désintéressés de l’enfant au risque d’en compromettre la santé ou la moralité (al. 1er). Il en est de même en cas de refus abusif de consentement du conseil de famille (al. 2). Autre exemple, en droit des biens : « l’usufruit peut aussi cesser par l’abus que l’usufruitier fait de sa jouissance, soit en commettant des dégradations sur le fonds, soit en le laissant dépérir faute d’entretien » (C.civ., art. 618). L’avant-projet de réforme du droit des obligations (droit savant, droit de professeurs) renfermait une innovation réelle, qui provient de la consécration de l’idée d’exploitation abusive d’une situation de faiblesse provoquée par un état de nécessité ou de dépendance (art. 1114-1 : La menace d’une voie de droit ne constitue une violence qu’en cas d’abus. L’abus existe lorsque la voie de droit est détournée de son but ou brandie pour obtenir un avantage manifestement excessif). Pour l’heure, le normateur paraît peu enclin à légiférer sur cette question. A noter toutefois les articles 1164 et 1165 nouv. C.civ. qui régissent l’abus dans la fixation du prix.

Conclusion. En somme, les applications positives de la théorie, sont pour l’essentiel, l’œuvre de la jurisprudence. L’abus de droit a été admis pour la première fois par la Cour de cassation dans l’arrêt Coquerel c/ Clément-Bayard (Cass. req., 3 août 1915). Les faits prêtent à sourire. Coquerel avait installé sur son terrain, attenant à celui de Clément-Bayard, des carcasses de bois de seize mètres de hauteur surmontées de tiges de fer pointues. Ce dispositif n’avait pour lui aucune utilité (sauf à soutenir qu’il entendait ainsi se défendre contre les risques d’intrusions du dirigeable du voisin dans sa propriété du dessus…ce qui est pour le moins peu convaincant), mais avait été édifié dans l’unique but de nuire à son voisin, en rendant plus difficiles les manœuvres du dirigeable, notamment par grand vent, dont il faisait loisir. Et la Cour de cassation de dire que « l’arrêt (d’appel) a pu apprécier qu’il y avait eu par Coquerel abus de son droit ». Déjà dans notre ancien droit, les Parlements n’hésitaient pas à réprimer tout abus malicieux ; ainsi fut condamné par le Parlement d’Aix, le 1er février 1577, un cardeur de laine (carder : Travailler les fibres textiles afin de les démêler à l’aide de cardes) qui chantait dans le seul dessein d’importuner un avocat, son voisin. Domat (jurisconsulte du XVIIe s., précurseur du Code civil, il publie « Les lois civiles dans leur ordre naturel », 1689. Le canoniste Boileau écrira que cet ouvrage lui a permis de discerner dans la science du droit une raison qui lui était demeurée jusqu’alors étrangère) admettait que l’exercice d’un droit engage la responsabilité quand il est malicieux ou n’est justifié par aucun intérêt (Mazeaud et Chabas, Leçons de droit civil, t. 2, Obligations, 9ème éd., Montchrestien, 1998, n° 456). Il en résulte une difficulté certaine pour discerner avec sûreté, parmi de multiples solutions éparses, la cohérence d’un ensemble aux contours fuyants (J. Ghestin et alii, Traité de droit civil, Introduction générale, 4ème éd., L.G.D.J., 1994, n° 761). Et le professeur Durry d’écrire : « moins que jamais, il ne paraît possible d’établir une théorie unitaire de l’abus de droit (…). Les tribunaux refusent en cette matière de se laisser enfermer dans aucun système » (RTDciv. 1972, p. 398). Et pourtant, la modélisation de ce phénomène complexe faciliterait grandement sa compréhension. Faute de parvenir à systématiser l’attitude générale des tribunaux, on pourrait se laisser guider par la fantaisie, l’humeur du moment. Mais, on manquerait, d’une part, à l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité du droit ; on oublierait, d’autre part, que le Droit est un système organisé de valeurs, de principes, d’instruments techniques, etc. qu’expriment des règles dont on ne peut négliger ni les fondements, ni les manifestations concrètes ou formelles. Aussi bien il importe de tenter de cerner les lignes directrices qui se dégagent de l’ensemble des décisions qui nous occupe. C’est du reste une disposition d’esprit qu’il faut avoir en toute circonstance. La réglementation de détail, si poussée qu’elle soit, ne peut tout prévoir, alors que les principes généraux peuvent abriter de multiples situations nouvelles et imprévues. [Une bonne formation des étudiants devrait être mieux nourrie de théorie générale et moins gravée de simples connaissances accumulées (J.-L. Bergel). Le certificat d’études judiciaires y participe.] Que l’on se place au niveau macro-juridique de l’ensemble d’un système de Droit, ou au niveau micro-juridique d’une règle, l’élaboration, la compréhension et l’application du droit exigent que l’on s’interroge, notamment, sur le pourquoi et le comment. Le « pourquoi » du droit permet d’en détecter la finalité et l’esprit dont le respect s’impose pour l’interprétation, l’évolution et l’application de la norme, afin qu’elle ne soit pas détournée de son objet et que la cohérence du système de soit pas mise à mal. Le « comment répond » au caractère impératif ou supplétif des dispositions considérées (J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4ème éd., Dalloz, n° 7).

Afin d’être plus à-même de saisir les tenants et aboutissants de ce que l’on désigne par convention « théorie de l’abus de droits », nous aborderons en premier lieu, la fonction de l’abus de droit (pourquoi) et, en second lieu, les critères de l’abus de droit (comment ou quand).

I – Fonction de l’abus de droit (pourquoi)

« L’abus de droit est un instrument de police des droits subjectifs par rapport à la finalité que leur assigne le droit objectif » (Ph. le Tourneau et L. Cadiet, op. cit., n° 30). Bien que destinés à la satisfaction des intérêts individuels de leur titulaire, lesdits droits subjectifs ne leur confèrent pas des prérogatives illimitées (F. Terré et alii, Grands arrêts de la jurisprudence civile, 67). Carbonnier écrit en ce sens « si, sans en dépasser les limites matérielles, un individu se sert de son droit pour nuire à autrui ; si, tout en en respectant la lettre, il en viole l’esprit, on dira qu’il abuse, non plus qu’il use de son droit et cet abus ne saurait être juridiquement protégé » (Droit civil, Introduction, Les personnes, n° 45). L’article 2, al. 2, du Code civil suisse ne dit pas autre chose : « L’abus manifeste d’un droit n’est pas protégé par la loi ».

Autrement dit, l’application aveugle de la règle de droit risque de conduire à des conséquences iniques. Souvenons-nous : summum jus, summa injuria. Il ne s’agirait pas que la technique juridique, par la combinaison des règles et leur utilisation, s’exerçât au mépris des finalités du système juridique, qu’un droit avec un petit « d » s’exerçât au mépris du Droit avec un grand « D ». Il est des cas où la rigueur logique de la combinaison des règles de droit révèle les failles du système : la technique juridique risque alors de se retourner contre les fins qu’elle prétend servir. Si les exigences d’ordre moral, les impératifs d’une harmonieuse organisation des rapports sociaux, le souci de justice, viennent à être gravement menacés, de telles déviations doivent être redressées (J. Ghestin, op. cit., n° 760).

La société créé le droit, le droit ne peut donc être exercé contre la société. Ce serait, en quelque sorte, la révolte de la créature contre le créateur (G. Ripert, Abus ou relativité des droits, Revue critique, 1929). L’hypothèse n’est pas d’école. Il ne suffit que de se songer à la législation nazie (ou soviétique). Encore que, à la réflexion, pareille législation ne saurait jamais avoir engendré un quelconque droit, sauf à faire passer pour droit ce qui en est la violation la plus parfaire. C’est ce qu’on nomme la perversion du droit (renversement). [Le Doyen Vedel, regardant en mai 1945 les affligeants cortèges de déportés libérés des camps nazis, de déclarer : je ne sais pas ce qu’est le droit, mais je sais ce qu’est un État sans droit]. Il faut bien comprendre que « l’office du juge est d’abord de rechercher dans les litiges qui lui sont soumis la solution juste, c’est-à-dire celle qui (…) ne heurte ni sa conscience, ni la conscience collective »1. Il n’est pas indifférent de rappeler que le gouvernement de Vichy, notamment2, se réserva le pouvoir de relever les magistrats de leurs fonctions « nonobstant toute dispositions législatives et réglementaires contraires » (acte dit loi du 17 juillet 1940).

Un peu à la manière de la Matrice et des machines qui sont entrées en guerre contre les humains et leur velléité de survie (in Matrix, http://fr.wikipedia.org/wiki/Matrix), symbolisée par l’élu, Néro, le droit crée les moyens de contrôler sa propre application. Les juges sont alors en première ligne. Pour cause : ils se trouvent directement au contact des difficultés que suscite la mise en œuvre des droits. Il leur appartient de trouver les solutions qui sauvegardent la finalité du système juridique. Ils doivent procéder sur-le-champ, sans attendre un hypothétique secours du législateur qui serait, de toute façon, trop tardif (J. Ghestin, op. cit., n° 760). Planiol a raison lorsqu’il écrit (pour le dénoncer) que le juge « est obligé de scruter les consciences, de connaître et de peser les motifs », mais la fin justifie le moyen.

Voici un extrait de la thèse de Josserand : « toute prérogative, tout pouvoir juridique sont sociaux dans leur origine, dans leur essence et jusque dans la mission qu’ils sont destinés à remplir ; comment se pourrait-il en être autrement, puisque le droit objectif pris dans son ensemble n’est autre chose que la règle sociale obligatoire ? (…) Si la société reconnaît [des] prérogatives au propriétaire et au créancier, ce n’est pas pour leur être agréable, mais bien pour assurer sa propre conservation ; comme la nature elle-même, et suivant la remarque profonde de Jhéring (1818-92), elle rattache son propre but à l’intérêt d’autrui ; elle fait en sorte que chacun travaille dans son intérêt bien compris, au salut de la collectivité ; elle met les égoïsmes individuels au service de la communauté (…) ; et, puisque chaque égoïsme concourt au but final, il est de toute évidence que chacun de nos droits subjectifs doit être orienté et tendre vers ce but final, (…) chacun d’eux doit se réaliser conformément à l’esprit de l’institution ; en réalité, et dans une société organisée, les prétendus droits subjectifs sont des droits-fonctions ; ils doivent demeurer dans le plan de la fonction à laquelle ils correspondent, sinon leur titulaire commet un détournement, un abus de droit ». Et l’auteur de conclure : « l’acte abusif est l’acte contraire au but de l’institution, à son esprit, à sa finalité ».

II – Critères de l’abus de droit

Sérier le ou les critères de l’abus de droit revient à s’interroger sur la question de savoir dans quel(s) cas le titulaire d’un droit abuse-t-il des prérogatives individuelles conférées par la loi (au sens matériel du terme). De prime abord, c’est chose peu aisée que de déterminer les limites d’un droit subjectif, et, par voie de conséquences, les frontières de l’abus. La lecture de Planiol laisse poindre la vanité de l’entreprise. L’auteur écrit que « les hommes passent leur vie à se nuire les uns aux autres ; la vie des sociétés est une lutte perpétuelle et universelle ; (…) toute homme, toute nation qui acquière une supériorité dans une branche quelconque de son activité en supplante d’autres, évince ses concurrents, leur nuit et c’est son droit de leur nuire. Telle est la loi de la nature et l’humanité n’a pas d’intérêt à s’y soustraire, parce qu’elle est le seul stimulant de son énergie (Traité élémentaire de droit civil, t. 2, L.G.D.J., 1909, pp. 287, 288). La vie est sûrement une jungle. Mais, contrairement à ce que paraît suggérer Planiol, elle n’est pas laissée à l’état de nature. Le Droit la discipline. C’est la condition de la survie du groupe, du maintien de son organisation et de sa cohérence.

La définition des prérogatives que la loi confère au titulaire d’un droit subjectif s’opère sur deux plans. Il y a les limites externes du droit et les limites internes du droit. Seules ces dernières ont partie liée avec la théorie de l’abus des droits.

Certains pouvoirs, décrits objectivement d’après leur nature ou leur objet sont accordés, d’autres refusés. Un propriétaire peut construire sur son terrain ; il ne peut empiéter sur celui de son voisin. Des ouvriers peuvent se mettre en grève ; ils n’ont pas le droit de séquestrer leur employeur. Dans ces circonstances, il est question de défaut de droit, non pas d’abus, à proprement parler. La théorie de l’abus des droits n’est pas nécessaire pour sanctionner l’action illégitime ou illégale.

Les limites internes tiennent à ceci que les prérogatives accordées à une personne par la loi ne le sont pas de façon absolue. Il y a une mesure à respecter dans leur exercice. Dire qu’un propriétaire a le droit de construire sur son propre terrain ne signifie pas nécessairement qu’il peut construire n’importe quoi n’importe comment. Dire qu’un agent économique a le droit de nuire à un concurrent ne signifie pas qu’il peut procéder par voie de concurrence déloyale. Si un propriétaire édifie un ouvrage à seule fin de gêner son voisin, il sort de son droit, bien qu’il n’en dépasse pas les limites externes. Le droit peut accorder certains pouvoirs et restreindre leur mise en œuvre. Seulement, ces limites internes sont rarement exprimées formellement par la loi lorsqu’elle énonce les prérogatives qu’elle accorde. De sorte que c’est dans les principes généraux, voire dans l’esprit du système juridique qu’il faut rechercher de telles limites.

Les auteurs qui se sont appliqués à analyser le contenu de l’abus s’ordonnent, schématiquement, autour de deux pôles extrêmes, entre lesquels, à la vérité, les tribunaux n’ont jamais formellement choisi. Les uns soutiennent qu’il importe d’opter pour une conception subjective ou moraliste, les autres défendent une conception objective ou téléologique (finaliste).

Les premiers, dont Ripert et Boulanger sont les hérauts, le droit subjectif, dérivé de la grande loi naturelle de l’inégalité, est par nature un pouvoir égoïste. C’est celui qui courbe le débiteur devant le créancier, l’ouvrier devant le patron. Pour cette raison, il n’y a pas à scruter le but recherché par le droit, sa finalité. Dans cette conception, l’abus n’existera que si le droit a été exercé avec l’intention de nuire. Cette démarche est fondée sur la recherche de l’intention de l’agent (Ph. le Tourneau et L. Cadiet, op. cit., n° 24). C’est précisément ainsi que la Chambre des requêtes a procédé dans l’arrêt princeps du 3 août 1915. Il est, du reste, de jurisprudence constante que l’intention de nuire suffit à entacher de faute un comportement objectivement correct. Les seconds, au rang desquels on compte Josserand, définissent l’abus de droit comme l’acte contraire au but de l’institution, à son esprit, à sa finalité. Ce faisant, ils rejoignent la notion administrative de détournement de pouvoir. Les droits sont des fonctions qu’il n’est pas permis de détourner de leur destination sociale. Dans cette optique, l’intention de nuire ne prête pas à conséquence. Le contenu psychologique de l’abus est quasiment inexistant. Il suffit de rechercher si l’activité entrait dans les prévisions du législateur (J. Ghestin, op. cit., n° 765).

Cornu proposa de retenir un critère objectif raisonnable et souple : « l’exercice d’un droit est abusif lorsqu’il inflige des à intérêts légitimes un sacrifice manifestement disproportionné avec la satisfaction dérisoire qu’il procure à son titulaire (Introduction, 13ème éd., Montchrestien, 2007, n° 151 – Les biens, 13ème éd., Montchrestien, n° 39).

Quel que soit le critère retenu, une critique d’ordre pratique se fait jour. L’équité, la politique juridique, ce sont là des notions bien vagues, qui donnent à la théorie de l’abus des droits des traits incertains. Sous cet angle de vue, il est fâcheux d’abandonner au juge le soin de définir les limites et/ou la finalité des droits en conflits. Dans le dessein de ne pas dévoyer le système, on prendrait le risque de retirer toute stabilité et toute sécurité aux rapports juridiques établis selon la législation. Ripert écrira : « en réalité, le droit individuel, dominé par le principe de la relativité, ne donne plus à son titulaire ni la sécurité de l’action, ni la jouissance du pouvoir. Il n’est accordé que pour permettre d’accomplir la fonction. Il était attribut de maître, il est devenu rétribution du fonctionnaire » (cité par S. Carval, op. cit., p. 197). La critique n’est pourtant pas décisive. Ces traits incertains sont à la fois sa faiblesse et sa force. Il est maints domaines où le juge est appelé à se prononcer en dehors d’une application littérale des textes de loi sans que le chaos en résulte. Le jeu des voies de recours et le contrôle de la Cour de cassation garantit la cohérence et une suffisante continuité des orientations judiciaires.

Je laisserai la conclusion de ces quelques développements à Monsieur le professeur Ghestin (Introduction générale au droit, op. cit.). Le bien commun est sûrement le maître-mot qui doit rattacher la théorie finaliste des droits et de leurs abus à la philosophie de Saint Thomas d’Aquin ou la doctrine de l’ordre naturel selon Aristote. « Il n’est pas périmé de soutenir que le juste est en définitive cela qui sert le bien de l’homme, un bien commun qui n’est point donné à l’avance, que la mission même du juriste est de découvrir, de susciter » (M. Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, p. 134, note 2. V. aussi A. Sériaux, Philosophie du droit, PUF). Orienter l’activité humaine dans un sens conforme au bien commun est un objectif qui n’a rien d’inquiétant. C’est le rôle du droit en général. C’est à quoi doit contribuer techniquement la théorie de l’abus des droits (J. Ghestin, op. cit., n° 789).

J.B.

Voyez encore M. Cozian, Précis de droit fiscal des entreprises, LexiNexis, spéc. p. 794

“L’abus de droit est le châtiment des surdoués de la fiscalité. Bien évidemment ils ne violent aucune prescription de la loi et se distinguent en cela des vulgaires fraudeurs (…). L’abus de droit est un péché non contre la lettre mais contre l’esprit de la loi. C’est également un péché de juriste. L’abus de droit est une manipulation des mécanismes juridiques là où la loi laisse place à plusieurs voies pour obtenir un même résultat ; l’abus de droit, c’est l’abus de choix juridiques”.

1 Le président Canivet précisant fort opportunément que « la quête de la solution juste se fait toutefois à partir d’une règle générale (…) dont l’application à la multitude des solutions individuelles (…) ne peut-être qu’uniforme » (La méthode jurisprudentielle à l’épreuve du juste et de l’injuste, actes du colloque De l’injuste au juste, sous la direction de M.-A. Frison-Roche et W. Baranes, 1997, p. 101.

2 R. Perrot, Institutions judiciaires, n° 362.

L’apparence : Théorie et régime juridique

Habit, barbe etc. Le Littré prête à Madame de Sévigné de ne pas toujours juger sur les apparences. Quelques sentences courtes et imagées, d’usage commun, qui expriment une vérité d’expérience ou un conseil de sagesse, autrement dit quelques proverbes, ne disent pas autre chose : « l’habit ne fait pas le moine » ; « la barbe ne fait pas le philosophe » ; « tout ce qui brille n’est pas or ». Est apparent, ce qui n’est pas tel qu’il paraît être (Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française – le Nouveau Petit Robert, v° Apparent). On sait tout cela depuis Rome.

Barbarius Philippus avait été suffisamment habile pour dissimuler sa véritable condition d’esclave et exercer la charge de préteur. Chargé d’apprécier la recevabilité de la demande, c’est lui qui donne une action (actio legis) au demandeur et nomme un juge. Pour mémoire, le droit romain ancien (ante 150 avant J.-C.) est dépendant de la procédure. Les Romains ne raisonnent pas en termes de droits subjectifs, mais en termes d’actions. Et c’est seulement dans la mesure où ils disposaient d’une action en justice qu’ils pouvaient s’estimer titulaires d’un droit. En bref, l’action précédait le droit (voy. J.-L. Thireau, Introduction historique au droit, Flammarion, 2001, pp. 66, 67).

Hésitation. Une fois Barbarius Philippus démasqué, un double problème s’est posé. Sanctionner le magistrat ; la chose était facile. Annuler ou valider les actes accomplis du prétendu magistrat ; l’affaire s’avérait plus délicate. En dépit de l’incompétence manifeste du préteur, la solution de validité s’est imposée (Ulpien, D. 1, 14, 3). Serait-ce que toute vérité ne serait décidément pas bonne à dire… Justinien (qui régna en Orient de 527 à 565 fut aux compilations éponymes ce que Portalis fut au Code civil. Il éleva un monument juridique à la gloire de la haute Antiquité romaine : le corpus juris civilis, composé not. du Digeste, qui rassemble les écrits des jurisconsultes classiques romains, des Institutes, le Codex, qui reprend les constitutions antérieures et les Novelles, qui reprennent l’activité législative de Justinien) reprit la solution en posant que la sentence rendue par un arbitre, réputé libre alors qu’il était esclave, devait conserver son autorité. Accurse (1182-1260 est resté célèbre pour avoir rassemblé les principaux commentaires dans un souci de présentation critique, aux fins de conciliation. Ce faisant, il a fixé de manière quasi définitive la doctrine des glossateurs du corpus juris civilis), glosant sur la lex Barbarius Philippus, formula ladite solution par la maxime : « error communis facit jus » (H. Mazeaud, La maxime « Error communis facit jus », RTDciv. 1924.929).

Solution. L’expression étant trouvée, la règle commença à faire fortune sans discontinuité. Et la jurisprudence de l’appliquer comme un précepte ayant pour lui l’autorité du droit romain. Ce que ne firent pas les rédacteurs du Code qui l’ont formellement passée sous silence. Et ce n’est que trois ans après la promulgation du Code civil qu’un texte législatif consacrera expressément sa validité (Avis du Conseil d’État du 2 juill. 1807, avis interprétatif ayant force de loi en vertu de la Constitution du 22 frimaire an VIII – 13 déc. 1799).

Consécration. Le Code civil, relisons-le. À bien y réfléchir, plusieurs textes consacrent des conséquences juridiques à l’apparence ou à des droits apparents. Une consultation sommaire de la législation codifiée sur le site Internet de diffusion du droit en ligne (www.legifrance.gouv.fr) l’atteste (voy. not. la table alphabétique du Code civil, v° Apparence). C’est le cas, par exemple, en droit du paiement de l’obligation. En pratique, il n’est jamais possible à un débiteur d’obtenir de quelqu’un une preuve incontestable de sa qualité de créancier. Le débiteur ne peut jamais être sûr que la personne dans les mains de laquelle il s’acquitte est réellement le créancier. La créance a pu être cédée. La dette a pu s’éteindre… Dans tout paiement, il y a une irréductible part de risque de mauvais paiement. C’est pourquoi article 1240 C.civ. (devenu l’art. 1342-3 bien plus simplement formulé) pose une règle importante pour protéger le débiteur. Il dit que le débiteur est libéré (et qu’il ne risque donc pas de payer deux fois) lorsqu’il a payé à une personne “en possession” de la créance, c’est-à-dire à une personne qui a la possession d’état de créancier ou, pour le dire autrement, à une personne qui a l’apparence de la qualité de créancier. Le débiteur peut donc se fier à l’apparence. Il est dispensé d’investigations en vue de s’assurer que cette apparence correspond à la réalité. Si elle n’y correspondait pas, le débiteur serait de bonne foi et sa dette serait éteinte. C’est donc le créancier véritable qui supporterait alors le mauvais paiement. C’est lui qui assume le risque d’un paiement à un faux créancier apparent.

En résumé, “lorsqu’une personne exerce un droit sans titre, une fonction sans qualité, et passe aux yeux de tous, par suite d’une erreur invincible comme détenant la légitimité juridique, ceux qui ont traité avec elle ou recouru à son office sont protégés contre le défaut de droit ou le défaut de pouvoir : la croyance collective à un droit ou à un pouvoir, quoique erronée, équivaut à l’existence de ce droit ou de ce pouvoir ; la réalité est sacrifiée à l’apparence, d’où résulte le maintien de l’opération qui, au regard des principes, devrait être annulée sans discussion”. La maxime ne se contente donc pas de condenser en une formule brève les règles dans le détail desquelles s’est complu le législateur. Elle ne permet pas seulement de trancher l’une des multitudes de questions laissées dans l’ombre par les rédacteurs. Elle heurte le droit civil (H. Mazeaud, op. cit.).

Chaque fois que l’adage est invoqué, la loi a été méconnue. Appliquer la maxime, c’est toujours valider une violation de la règle de droit. L’application de ce que l’on nomme ordinairement la théorie de l’apparence a un effet d’inhibition de la norme. Elle traduit en quelque sorte une certaine soumission du droit aux faits (J. Ghestin et alii, Droit civil, Introduction générale, p. 829).

Les fonctions de l’apparence (I). Les conditions de l’apparence (II).

I – Les fonctions de l’apparence

Plusieurs séries de considérations président aux fonctions de l’apparence.

En technique, l’apparence et sa théorie sont une construction méthodologique qui offre au juge un guide pour motiver des décisions qui font prévaloir le fait sur le droit. De ce point de vue, l’expression désigne la matrice d’un principe dérogatoire à l’application normale des règles de formation et de transmission des droits. Cette matrice est tel ce dieu de la mythologie grecque à une tête, mais à deux visages : Janus. Pendant que le système du Code civil assigne aux apparences une fonction de présomption, le juge leur attribue une fonction de validation des actes nuls.

En pratique, l’apparence et sa théorie ont pour fonctions d’assurer la sécurité des tiers et la rapidité des transactions. Plus le commerce juridique a besoin de rapidité, plus se justifie que l’on puisse se fier aux apparences.

En théorie, l’ordre public, la paix publique, la sécurité sociale exigent que ceux qui ont failli ne soient pas laissés sans protection ; parce qu’il leur était impossible de ne pas se tromper, il importe de faire fléchir en leur faveur la rigueur de la loi (H. Mazeaud, op. cit., p. 950). Comprenons bien. Il ne s’agit pas d’ériger la théorie de l’apparence en règle générale et abstraite. Le vers serait dans le fruit. Si l’on a fini par donner à l’erreur la puissance du droit, ce n’est que de façon très circonstanciée. L’ignorance de la situation véritable ne suffit pas à justifier la dérogation aux conséquences logiques de l’application des règles de droit. Les conditions de l’apparence l’attestent.

II – Les conditions de l’apparence

La notion d’apparence étant invoquée dans maints domaines, elle tend à devenir protéiforme. Il reste pour autant qu’il s’agit nécessairement d’une situation de fait visible qui provoque une croyance erronée. En toute hypothèse, la question est de savoir si, conformément aux règles et aux usages de la matière considérée, un individu normalement avisé aurait admis pour vrai ce qui n’était au mieux que vraisemblable.

En définitive, l’apparence suppose réunies une condition matérielle et une condition intellectuelle ou psychologique.

Réalité. Pour que la théorie de l’apparence s’applique, la valeur indicative des faits doit être telle qu’elle s’impose spontanément à l’esprit, sans le détour de raisonnements compliqués. Autrement présenté, il faut une réalité visible que l’observateur considérera comme révélatrice de la situation de droit. Les faits accumulés se renforcent et s’éclairent les uns aux autres de telle façon qu’aucun doute n’effleure le spectateur sur leur signification. La notion de possession d’état est topique. La loi dispose qu’elle s’établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite intervenir (C.civ., art. 311-1).

Erreur. La théorie est salvatrice pour les tiers qui, de bonne foi, se sont fiés à ce qu’ils ont pu voir. Voy. par ex. art. 1998 C.civ. (mandat apparent). Il ne s’agirait pas qu’elle déresponsabilisât les sujets de droit. L’error n’est pas n’importe quelle erreur. Il faut que l’erreur commise présente certains caractères qui dépassent la bonne foi strictement entendue. L’erreur doit traditionnellement être commune. La jurisprudence paraît se contenter plus récemment d’une erreur légitime. L’erreur commune est source de droit, elle fait le droit, dit l’adage. Elle doit être partagée. Dans la mesure où il s’agit de protéger, dans l’intérêt général, les relations juridiques, la contemplation de l’erreur dans la personne d’un seul individu serait incongrue. L’intérêt dont il est question n’est menacé que si un grand nombre d’individus est tombé ou aurait pu tomber dans l’erreur. C’est l’erreur, non pas universelle, mais celle commise par la masse. Il se créé alors la fameuse situation apparente à laquelle chacun a pu légitimement se fier. Le critère est objectif, assez facile à pratiquer, trop du reste. Il ne s’agirait pas qu’une erreur grossière torde le coup au droit pour la seule raison qu’elle a été partagée. En cette occurrence, il n’y a pas lieu de protéger l’errans. Le juge ne protège pas ceux qui ne sont pas suffisamment diligent et vigilant : de non vigilantibus non curat praetor (des non vigilant le préteur n’a cure).

Errans. Aussi bien, il importe pour celui qui est dans l’erreur de satisfaire un second critère, subjectif. L’attitude de l’errans doit être excusable et raisonnable. Considérant qu’à l’impossible nul n’est tenu, s’il était humainement impossible d’éviter le piège de l’apparence, la règle de droit doit être refoulée : summum jus, summa injuria (comble de droit, comble d’injustice). Il n’est pas tolérable qu’une application trop rigoureuse de la loi puisse déboucher sur une injustice suprême. Souvenons-nous que le doit est l’art du bon et de l’équitable.

Le caractère commun de l’erreur a été jugé un peu trop rigoureux. Aussi l’on a fait appel à une notion moins exigeante, l’erreur légitime. Cette erreur est appréciée dans la seule personne de l’errans. Peu importe en d’autres termes qu’aucune autre personne n’ait été trompée. Si la personne considérée avait de bonne raison de se tromper, son erreur est légitime.

La jurisprudence ne paraît pas avoir opté exclusivement pour l’une ou l’autre des conditions. Le juge est pragmatique. Il pratique l’une ou l’autre condition au gré des circonstances de l’espèce. La seconde a le mérite de “donner aux individus l’assurance que leur croyance légitime suffit à garantir leurs droits. [Ce faisant], on les incite encore davantage à agir et on leur permet de le faire vite”(J. Ghestin et alii, op. cit., p. 842).

Quelques esprits chagrins dénonceront l’incertitude qui règne en la matière. Ils ont raison. Encore qu’il n’y a pas à craindre de grands troubles dans la force, car si le domaine de cette théorie est vaste, l’application de ladite théorie présente un caractère subsidiaire. Selon l’opinion générale, les juridictions ne doivent y avoir recours que si elles ne trouvent pas dans les textes un moyen adéquat de justifier la solution qui leur paraît nécessaire. Force est de le répéter : le risque de subversion du Droit existe. Il doit être canalisé. L’apparence ne saurait prévaloir sur des solutions précises de la loi exactement adaptées à la situation (voy. égal. v° La fraude).

J.B.

La fraude : Théorie et régime juridique

Tentation. Tromper, abuser autrui en contrevenant aux règlements, employer la ruse pour mystifier son prochain[1] : c’est mal, mais pas toujours condamnable… Bien que dans la tradition œcuménique, d’aucuns exhortent de ne pas être soumis à la tentation et d’être délivrés du mal, la tentation de la fraude pour l’homme est si grande que la meilleure façon d’y résister, c’est probablement d’y succomber (Casanova, Oscar Wilde)[2]. Pour cause : il est des petites fraudes délicieuses (ou pas) : s’inviter frauduleusement à un mariage pour profiter des agapes (et plus si affinité) ; pénétrer frauduleusement sur la propriété d’un vendeur de piscine pour se jeter dans l’eau. Eh bien, le Droit se désintéresse de celles-là, parce qu’il n’est pas, à proprement parler, en danger. Foin de self-défense donc : il existe des règles qui sanctionnent de pareils comportements. Autrement dit, l’utilisation d’un moyen illicite peut être réprimée sans aucun recours à la notion de fraude. L’article 226-2 C. pén. fait l’affaire : « l’introduction ou le maintien dans le domicile d’autrui à l’aide manœuvre (…) est punie d’un an d’emprisonnement et de 15.000 € d’amende (in Chap. VI Des atteintes à la personnalité). Aussi bien, la fraude qui nous occupe est toute autre.

Notion. Au sens strict, la fraude consiste à faire jouer une règle de droit pour tourner une autre règle de droit. C’est mal, et toujours condamnable. Souvenons-nous : « le droit ne saurait tolérer que des institutions juridiques soient détournées de leur finalité et que la lettre des institutions soit utilisée au détriment de leur esprit » (J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 4ème éd., Dalloz, 2003, n° 242). Autrement dit, la fraude est un levier d’assainissement des rapports de droit (avec la théorie de l’abus de droit, entre autres). La Cour régulatrice sait l’employer.

Illustration. Des époux français concluent, conformément au droit étranger, en l’occurrence celui respectivement de deux États fédéraux des États-Unis d’Amérique, une convention de gestation pour autrui. Homologuée par le juge étranger, la convention stipule qu’après la naissance de l’enfant, les époux seront déclarés parents dans les actes d’état civil étrangers. En somme, ces derniers entendaient obtenir par le jeu normal des règles du droit international privé la reconnaissance, en France, d’actes d’état civil d’enfants issus d’une convention de mère porteuse, ce que l’article 16-7 C.civ. interdit formellement (« Toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ») et que l’article 227-12, al. 3 C. pén. punit sévèrement (un an d’emprisonnement et 15.000 d’amende).

Leçon. La fraude, qui est aussi vieille que la loi (J. Vidal, Essai d’une théorie générale de la fraude en droit français, th. Toulouse, 1957, p. 1), corrompt tout : Fraus omnia corrumpit, ont écrit les glossateurs. A noter que le législateur n’a de cesse de chercher  à prévenir la fraude. Toutes les fois qu’un texte la vise, l’adage – qui a une nature subsidiaire – n’a pas à être appelé par le juge au secours de la situation. Il lui suffit de se reposer pleinement et directement sur le texte de loi (656 articles, tous codes confondus, renferment le vocable “Fraude”).

L’adage partage avec quelques autres (ex. nemo auditur propriam turpitudinem allegans : nul ne peut être entendu lorsqu’il invoque sa propre turpitude ; abus de droit) le rare privilège de garantir la loyauté des rapports juridiques (H. Roland et L. Boyer, Adages, 4ème éd., Litec, 1999). Il est un « vigile suprême ». Comprenons bien : l’adage, qui sert parfois de visa unique à des arrêts de cassation, est utilisé pour justifier un refus d’application d’une loi dont les conditions étaient cependant réunies. « La théorie de la fraude apparaît alors comme le moyen de garder le contrôle de l’application des normes juridiques en permettant d’y déroger au nom de la sauvegarde du droit tout entier » (J. Ghestin et alii, Traité de droit civil, Introduction générale, LGDJ, 4ème éd., 1994, n° 803), ce qu’on appelle volontiers le Droit avec un grand « D ». Fraus omnia corrumpit est pratiqué par le juge. Une consultation sommaire de la jurisprudence sur le site Internet de diffusion du droit en ligne l’atteste (www.legifrance.gouv.fr).

Il semble, écrivent Roland et Boyer, que la consécration solennelle de la fraude à la loi soit due à la princesse de Beauffremont. Voulant divorcer alors que la loi française ne connaissait que la séparation de corps, qu’elle avait obtenue, elle se fit naturaliser allemande au duché de Saxe-Cobourg où le divorce était reconnu. Le prince qui entendait que la princesse demeurât son épouse saisit le juge français. En 1878, la Cour de cassation décida que la princesse, devenue allemande, n’en était pas moins toujours Mme de Beauffremont, son divorce étant inopposable à la loi française et au prince. Et voilà que la constitution de la fraude (I) et la sanction de la fraude (II) apparaissent presque distinctement, à telle enseigne que l’esprit est comme surpris de pouvoir s’attacher à des principes apparemment simples et immuables (G. Calbairac, Considérations sur la règle « Fraus omnia corrumpit », D. 1961, chron., p. 170. Cmp. la longueur des articles de lois).

I – Constitution de la fraude

Le sujet de droit est constitué en fraude « chaque fois qu’il parvient à se soustraire à l’exécution d’une règle obligatoire par l’emploi à dessein d’un moyen efficace, qui rend ce résultat inattaquable sur le terrain du droit positif » (J. Vidal, th. préc., p. 208). Trois éléments constitutifs doivent être réunis : une règle obligatoire (élément légal), l’intention d’éluder (élément intentionnel), l’emploi à cette fin d’un moyen adéquat (élément matériel).

Élément légal. La fraude à la loi présuppose l’existence d’une loi à frauder ! Le mot « loi » doit être entendu dans son acception la plus large. La raison d’être du dispositif le commande : «  Il faut sauver le soldat Ryan » (Steven Spielberg, 1998). Or, les normes juridiques susceptibles de régir les comportements variés ne se réduisent pas aux lois votées par le Parlement. La source de la règle obligatoire peut être aussi bien la loi, impérative s’entend (car il est loisible de se soustraire aux lois seulement interprétatives ou supplétives) que le contrat. Le débiteur qui se met dans l’impossibilité d’exécuter ses engagements tente d’échapper à une obligation contractuelle qui s’imposait à lui comme une loi (C.civ., art. 1103 nouv. / art. 1134, al. 1er anc.). Tel est le cas du débiteur qui organise frauduleusement son insolvabilité ou désintéresse quelques uns seulement de ses créanciers la veille de son assignation en redressement judiciaire. Dans ce cas, on peut même dire qu’il y a fraude par avance à une règle obligatoire. Cela appelle une remarque. En soi, le moyen n’est pas complètement illicite puisque le débiteur ne viole pas une règle obligatoire. Mais la licéité apparente du procédé pour éluder la règle ne trompe pas ; la fraude peut être retenue. Josserand écrit que cette « fraude n’est pas autre chose, en fin de compte, que la fraude à la loi, en prenant ce dernier mot dans son sens le plus compréhensif » (in Les mobiles dans les actes juridiques du droit privé, n° 176).

Élément intentionnel. La fraude suppose ensuite rapportée – par tous moyens (C.civ., art. 1353 – l’intention de l’auteur de la manœuvre de parvenir à un changement de loi applicable au détriment de la loi normalement compétente. Comprenons bien : le changement de loi applicable doit être non seulement l’effet mais également le but de la manœuvre. La culpabilité civile, écrit Ripert, est un élément nécessaire à la mise en œuvre du principe « fraus omnia corrumpit » (in La règle morale dans les obligations civiles, nos 160 s.). Soit un médecin qui épouse la personne qu’il a soignée avant qu’elle ne meurt de sa maladie et profite en retour d’une libéralité consentie par cette dernière (par ex. une assurance-vie) : le droit a peu de chose à dire. Sauf si le mariage a été consacré pour écarter le jeu de l’article 909, al. 1er, C.civ.

Élément matériel. La fraude suppose enfin que le moyen employé pour tourner la règle soit efficace. La fraude heurte de front le Droit que si elle réussit. La variété des moyens de fraude est presque infinie, tant l’imagination fertile des sujets de droit est grande.

II – Sanction de la fraude

Arme. Le législateur sait appréhender la fraude des sujets de droit. On l’a dit. Auquel cas, le juge n’a aucun besoin d’invoquer fraus omnia corrumpit. Il lui suffit de faire application du texte idoine. Et c’est très précisément ce qu’il fait. L’adage est en quelque sorte subsidiaire. « N’est-il pas habituel d’engager d’abord les régiments de ligne et de réserver la garde pour le cas où la bataille plierait » (H. Roland et L. Boyer, Adages, op. cit.).

Tir. La sanction consiste à priver l’auteur de la fraude du bénéfice de la règle substituée en quelque sorte. Bien que, en théorie, ladite règle soit applicable, la fraude fait exception à toutes les règles. Le droit restaure alors l’application de la loi à laquelle l’agent a tenté d’échapper. Dans l’exemple proposé, il ne s’agit pas d’annuler le mariage du médecin avec la personne qu’il soignait lorsqu’il a été désigné tiers bénéficiaire du contrat d’assurance-vie, à tout le moins tant que le consentement est sérieux. Il suffit de maintenir son incapacité à recevoir à titre gratuit. « Il est inutile de frapper un acte de plus qu’il n’est nécessaire pour que soit atteint le but visé par le législateur » (J. Vidal, th. préc., p. 391). En l’occurrence, l’acte sera inopposable aux victimes des conséquences de la fraude.

Il est des cas où l’inopposabilité se révèle insuffisante ; la nullité est alors préférée. Il en va ainsi lorsque l’ordre public est en cause : mariage contracté à l’étranger pour échapper aux conditions de la loi française ; cession d’office ministériel avec contre-lettre pour majorer le prix au-dessus du prix de Chancellerie ; acte passé par prête-nom lorsque ledit acte était interdit à son auteur véritable.

J.B.

[1] Plaute : homo homini lupus est – littéralement l’homme est un loup pour l’homme ; fondamentalement : l’homme est le pire ennemi de sa propre espèce. Rabelais reprendra cette locution dans le Tiers livre, Montaigne aussi dans ses Essais, etc. (v. Wikipédia).

[2] Casanova in Mémoires : « Dépêchez-vous de succomber à la tentation avant qu’elle ne s’éloigne ».

La solidarité (active et passive): régime juridique

Lorsque l’obligation est insusceptible de faire l’objet d’une division, elle est qualifiée d’obligation au total, en ce sens que, soit le créancier peut réclamer à n’importe quel débiteur le paiement du tout, soit le débiteur peut être libéré du tout en réglant sa dette entre les mains de n’importe quel créancier.

Classiquement, on distingue deux sortes d’obligations au total qui constituent autant d’exceptions au principe de division :

  • L’obligation solidaire
  • L’obligation indivisible

Nous nous focaliserons ici sur l’obligation solidaire.

Bien que le Code civil ne connaisse que deux formes de solidarité, la solidarité active et la solidarité passive, la jurisprudence en a ajouté une troisième forme : la solidarité imparfaite plus couramment connue sous le nom d’obligation in solidum.

I) La solidarité active

A). Notion

Il y a solidarité active lorsque plusieurs créanciers sont titulaires d’une créance unique à l’encontre d’un débiteur unique. Il s’ensuit que chacun d’entre eux est en droit d’exiger du débiteur le paiement de la totalité de ce qui est dû.

La solidarité active concerne le domaine bancaire et plus particulièrement le fonctionnement du compte joint.

La convention de compte permet, en effet, à chacun des titulaires de disposer de la totalité du solde.

B) Source

Le principe étant la division de l’obligation en autant de fractions qu’il y a de créanciers, la solidarité active ne peut être l’exception.

D’où la règle posée à l’article 1310 du Code civil aux termes duquel « la solidarité est légale ou conventionnelle ; elle ne se présume pas. »

La Cour de cassation a eu l’occasion de rappeler cette règle, qui n’est pas nouvelle, notamment dans un arrêt du 16 juin 1992 (Cass. 1ère civ. 16 juin 1992, n°90-18.209).

L’absence de présomption de la solidarité vaut tant pour la solidarité active que pour la solidarité active. Le texte ne distingue pas

C) Effets

Les effets de la solidarité sont réglés par les articles 1311 et 1312 du Code civil. La lecture de ces dispositions invites à distinguer deux sortes d’effets : l’effet principal de la solidarité et les effets secondaires

1. L’effet principal de la solidarité

?Dans les rapports entre les créanciers et le débiteur

  • Les effets à l’égard des créanciers
    • Le principal effet de la solidarité active est que cette modalité de l’obligation confère à chaque créancier la faculté d’exiger et de recevoir du débiteur le paiement de toute la créance (art. 1311 C. civ.)
    • Le débiteur ne pourra donc pas opposer au créancier le principe de division de la créance, quand bien même son droit ne porte que sur une fraction de ladite créance
  • Les effets à l’égard du débiteur
    • En contrepartie de la possibilité pour chaque créancier de réclamer au débiteur le paiement du tout, le paiement fait à l’un d’eux libère le débiteur à l’égard de tous.
    • Cela signifie donc que les autres créanciers ne pourront pas lui réclamer le paiement de leur part.
    • L’article 1311 du Code civil précise que « le débiteur peut payer l’un ou l’autre des créanciers solidaires tant qu’il n’est pas poursuivi par l’un d’eux. »
    • Deux enseignements peuvent être tirés de cette disposition:
      • Premier enseignement
        • Tant que le débiteur n’est pas poursuivi peut valablement se libérer entre les mains de l’un des créanciers solidaires de son choix
        • Le créancier ainsi choisi ne dispose pas de la faculté de refuser le paiement
      • Second enseignement
        • Lorsque le débiteur fait l’objet de poursuites, la faculté pour le débiteur de choisir le créancier entre les mains duquel il va payer cesse.
        • Il ne pourra valablement se libérer qu’entre les mains du créancier poursuivant.
        • À défaut, son paiement ne sera pas libératoire.

?Dans les rapports entre créanciers

Si, envers le débiteur, le principe de division n’opère pas sur la créance, envers les créanciers l’obligation se divise.

Il en résulte que les créanciers qui n’ont reçu aucun paiement de la part du débiteur, disposent d’un recours contre celui ou ceux qui ont perçu la totalité de la créance pour obtenir restitution de leur part, déterminée, en l’absence de clause contraire, de manière égale à celle des autres.

L’article 1309, al. 2 du Code civil prévoit en ce sens que « chacun des créanciers n’a droit qu’à sa part de la créance commune »

L’article 1312 précise que lorsqu’un créancier reçoit paiement du débiteur il « en doit compte aux autres ».

De toute évidence, cette solution met en exergue la dangerosité de la solidarité active, dans la mesure où en cas d’insolvabilité ou de mauvaise foi du créancier accipiens, les autres sont susceptibles de se retrouver démunis et privés du bénéfice de leur part dans la créance.

2. Les effets secondaires

Les effets secondaires de la solidarité active sont au nombre de deux :

  • Bénéfice de l’acte suspensif ou interruptif de prescription
    • Aux termes de l’article 1313 du Code civil, « tout acte qui interrompt ou suspend la prescription à l’égard de l’un des créanciers solidaires, profite aux autres créanciers. »
    • Cette règle se justifie par la nature de la solidarité qui a pour effet de faire obstacle à la division de l’obligation
    • Aussi, dès lors que la créance est indivisible, il apparaît logique que les événements qui l’affectent se répercutent sur tous ses titulaires qui, à l’égard du débiteur, sont indivisiblement liés.
  • L’effet individuel de la remise de dette
    • L’article 1350-1, al. 2 du Code civil prévoit que « la remise de dette faite par l’un seulement des créanciers solidaires ne libère le débiteur que pour la part de ce créancier. »
    • Cette règle se justifie par la nécessité de ne pas aggraver la situation des autres créanciers, lesquels peuvent ne pas vouloir consentir une remise de dette au débiteur.
    • Il appartient à chacun, pris individuellement, de déterminer du sort de sa part dans la créance.

II) La solidarité passive

A) Notion

À l’inverse de la solidarité active, il y a solidarité passive lorsqu’un créancier est titulaire d’une créance à l’encontre de plusieurs débiteurs.

Il s’ensuit que le créancier peut réclamer à chaque débiteur pris individuellement le paiement de la totalité de la dette.

La solidarité passive présente un réel intérêt pour le créancier dans la mesure où elle le prémunit contre une éventuelle insolvabilité de l’un de ses débiteurs.

Aussi, dans cette configuration les codébiteurs sont garants les uns des autres.

B) Source

1. Principe

La règle est ici la même qu’en matière de solidarité active

Conformément à l’article 1310 du Code civil « la solidarité est légale ou conventionnelle ; elle ne se présume pas. »

La solidarité passive peut ainsi avoir deux sources distinctes : la loi ou le contrat.

?La source contractuelle

Lorsqu’elle est d’origine contractuelle, la solidarité passive doit être expressément stipulée.

Dans le doute, le juge préférera la qualification d’obligation conjointe.

La Cour de cassation fait preuve d’une extrême rigueur à l’égard des juges du fond qui ne saurait retenir la solidarité lorsque, notamment, elle est tacite (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 19 févr. 1991, n°88-19.136 ; Cass. 1ère civ. 7 nov. 2012, n°11-25.430).

?La source légale

Il est de nombreux textes qui instituent une solidarité passive à la faveur du créancier.

Cette dernière se justifie :

  • Soit par une communauté d’intérêts
    • Co-emprunteurs de la même chose dans le prêt à usage (art. 1887 C.civ.)
    • Époux pour le paiement de l’impôt sur le revenu
    • Époux pour les dettes ménagères (art. 220 C. civ.).
  • Soit par la participation commune à une même responsabilité
    • Parents pour les dommages causés par leurs enfants mineurs habitant avec eux (art. 1242, al. 4 C. civ.)
    • Producteur d’un produit fini et producteur d’une partie composante, pour le dommage causé par le défaut du produit incorporé dans le produit fini
    • Personnes condamnées pour un même crime ou un même délit s’agissant des restitutions et dommages et intérêts (art. 375-2, al. 1 C. pén. et 480-1, al. 1 C. proc. pén).
  • Soit par la nécessité de renforcer le crédit
    • Signataires d’une lettre de change (art. L. 511-44 C. com.)
    • Signataires d’un chèque (art. L. 131-51 C. mon. fin.)
    • Associés d’une société en nom collectif (art. 221-1 C. com.)

2. Exception

Par exception à la règle de droit commun, en matière commerciale, la solidarité est présumée.

Le principe est donc inversé, ce qui signifie que l’exclusion de la solidarité doit être expressément stipulée.

À défaut, les débiteurs seront présumés solidaires.

Cette solution est ancienne (Cass. Req. 20 oct. 1920) et constante (Cass. com. 5 juin 2012, n° 09-14.501 et 09-66.318).

L’instauration de cette présomption se justifie par le besoin de crédit dont les opérateurs ont besoin dans le cadre de la vie des affaires.

C) Effets

Les effets de la solidarité sont régis aux articles 1313 à 1319 du Code civil.

L’appréhension des effets de la solidarité passive suppose de bien distinguer la question de l’obligation à la dette de celle relative à la contribution à la dette.

  • L’obligation à la dette détermine l’étendue du droit de poursuite du créancier à l’encontre de ses débiteurs
    • Dans cette hypothèse sont donc envisagés les rapports entre le créancier et ses débiteurs
  • La contribution à la dette détermine quant à elle l’étendue de la répartition de la dette entre les codébiteurs
    • Dans cette hypothèse sont seulement envisagés les rapports entre débiteurs

1. L’obligation à la dette ou les rapports entre le créancier et les débiteurs

Dans les rapports entre les créanciers et ses débiteurs il convient de distinguer les effets principaux de la solidarité de ses effets secondaires.

a. Les effets principaux de la solidarité

Il convient de distinguer les effets qui participent de l’exécution de l’obligation de ceux qui opèrent sa neutralisation :

i. L’exécution de l’obligation : le droit de poursuite

  • L’obligation au total
    • L’une des principales caractéristiques de la solidarité passive est que les débiteurs sont tenus à une même dette, quelle que soit la cause de leur engagement.
    • En raison de cette unicité de la dette qui échappe au principe de division, il en résulte que chacun est obligé à la totalité de la dette.
    • L’article 1313, al. 1er prévoit en ce sens que « la solidarité entre les débiteurs oblige chacun d’eux à toute la dette ».
  • La faculté d’élection du créancier
    • Aux termes de l’article 1313, al. 2e du Code civil, « le créancier peut demander le paiement au débiteur solidaire de son choix. »
    • Le créancier dispose donc de ce que l’on appelle traditionnellement une faculté d’élection.
    • Il peut, en effet, choisir discrétionnairement celui d’entre les codébiteurs auquel il réclamera le paiement, par voie extrajudiciaire ou judiciaire, sans avoir à mettre en cause les autres ou même simplement les avertir.
    • Les codébiteurs, tous placés sur le même plan, ne jouissent d’aucun bénéfice de discussion et bien évidemment d’aucun bénéfice de division.
  • La pluralité de liens d’obligations fonde une pluralité de poursuites
    • Contrairement à la solution ancienne du droit romain fondée sur la litis contestatio, les poursuites engagées contre l’un des débiteurs n’empêchent pas le créancier d’agir contre les autres.
    • L’article 1313, al. 2 dispose que « les poursuites exercées contre l’un des débiteurs solidaires n’empêchent pas le créancier d’en exercer de pareilles contre les autres. »
    • Il appartiendra néanmoins au créancier lorsqu’il diligentera des poursuites ultérieures de déduire du montant de sa demande le paiement partiel précédemment obtenu de l’un des codébiteurs.
  • Unicité de la dette
    • En raison de l’unicité de la dette, qui donc ne fait pas l’objet d’une division, les différents rapports d’obligation sont placés sous la dépendance mutuelle de leur exécution réciproque.
    • La conséquence en est que paiement fait par l’un des débiteurs libère les autres à l’égard du créancier.
    • Cette règle est exprimée à l’article 1313, al. 1er du Code civil.

ii. La neutralisation de l’obligation : le régime des exceptions

La question qui ici se pose est de savoir si un débiteur peut opposer une exception au créancier.

Par exception, il faut entendre un moyen de défense qui tend à faire échec à un acte en raison d’une irrégularité (causes de nullité, prescription, inexécution, cause d’extinction de la créance etc…)

Le régime des exceptions est traité à l’article 1315 du Code civil.

Lorsque ces exceptions sont fondées, elles emportent disparition de la dette à l’égard de tous les débiteurs.

D’où la possibilité pour chaque débiteur de les invoquer

Quel que soit le débiteur qu’il poursuit, le créancier est, par principe, susceptible de se les voir opposer.

Toutefois, toutes les exceptions ne sont pas opposables au créancier.

Aussi, convient-il de distinguer trois catégories d’exceptions :

?Les exceptions inhérentes à la dette : le principe d’opposabilité

  • Principe
    • Il s’agit des exceptions communes à tous les codébiteurs.
    • Pour cette catégorie d’exception, la règle est posée à l’article 1315, al. 1er du Code civil qui prévoit que « le débiteur solidaire poursuivi par le créancier peut opposer les exceptions qui sont communes à tous les codébiteurs ».
    • Ainsi, les inhérentes à la dette peuvent toujours être opposées au créancier.
    • Ce principe se justifie par le caractère commun de la dette
    • Les exceptions qui l’affectent se répercutent donc mécaniquement sur chacun des débiteurs.
  • Applications
    • À titre d’exemple d’exceptions inhérentes à la dette, l’article 1315 vise la résolution et la nullité
    • Cas particulier de la nullité
      • S’agissant de cette dernière exception, il y a là une maladresse du législateur, en ce que toutes les causes de nullités ne constituent pas nécessairement des exceptions inhérentes à la dette.
      • Lorsque la nullité trouve sa source dans l’incapacité du débiteur ou dans un vice du consentement, elle s’apparente plutôt à une exception qui lui est personnelle.
      • Elle ne devrait, en conséquence, pouvoir être invoquée que par celui dont elle affecte la validité de l’engagement.
      • Dans ces conditions, peuvent être qualifiées d’exceptions inhérentes à la dette par exemple :
        • Les nullités tenant à l’objet, à la contrepartie ou encore à la forme de l’acte
        • Les exceptions tirées d’un terme ou d’une condition commune à tous les codébiteurs
        • Les causes d’extinction de l’obligation :
          • par disparition de l’objet
            • Paiement
            • Dation en paiement
            • Novation
          • par prescription
          • par remise de dette
          • par perte fortuite de la chose

?Les exceptions purement personnelles : le principe d’inopposabilité

  • Principe
    • Les exceptions purement personnelles sont celles tirées de l’engagement d’un débiteur indépendamment de l’engagement des autres.
    • Elles ne touchent donc qu’un seul lien obligataire, sans affecter les autres.
    • Pour cette catégorie d’exceptions, il ressort de l’article 1315 du Code civil que seul le débiteur dont l’engagement est frappé de nullité peut opposer l’exception au créancier.
    • Dans la mesure où l’exception n’est pas inhérente à la dette, elle ne produit sur elle aucun effet extinctif, de sorte que les codébiteurs demeurent solidairement tenus.
    • C’est là tout le sens de l’article 1315 lorsqu’il énonce qu’un débiteur « ne peut opposer les exceptions qui sont personnelles à d’autres codébiteurs, telle que l’octroi d’un terme »
  • Applications
    • Au rang des exceptions purement personnelles on compte notamment :
      • Les nullités tenant aux vices du consentement et aux incapacités
      • Les exceptions tirées d’un terme ou d’une condition propre à un débiteur
      • L’extinction de la créance pour défaut de déclaration dans le cadre d’une procédure collective
      • La suspension des poursuites à l’encontre d’un débiteur qui fait l’objet d’une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire

?Les exceptions simplement personnelles : le principe d’opposabilité partielle

  • Principe
    • Il s’agit des exceptions dont l’invocation produit des effets inégaux selon la personne de celui qui les oppose au créancier
      • S’il s’agit du débiteur personnellement touché par l’exception, son engagement sera affecté pour le tout
      • S’il s’agit du débiteur non personnellement touché par l’exception, son engagement ne sera affecté que partiellement
    • La particularité de ces exceptions est que tandis qu’elles atteignent des liens et libère le débiteur qui en est le sujet passif, elles libèrent également ses codébiteurs mais qu’à concurrence de la part contributive de ce dernier.
    • L’article 1315 prévoit en ce sens que « lorsqu’une exception personnelle à un autre codébiteur éteint la part divise de celui-ci […] il peut s’en prévaloir pour la faire déduire du total de la dette. »
    • En somme, contrairement à l’exception inhérente à la dette qui l’affecte totalement et à l’exception purement personnelle qui ne l’affecte pas du tout, l’exception simplement personnelle n’affecte la dette que partiellement ; d’où ses effets variables, selon le débiteur qui l’invoque.
  • Applications
    • À titre d’exemples d’exceptions simplement personnelles, l’article 1315 vise notamment la compensation et la remise de dette.
    • Sur la compensation
      • Le législateur semble avoir retenu une solution différente de celle appliquée antérieurement à la réforme.
      • L’ancien article 1294, al. 3 du Code civil prévoyait, en effet, que la compensation constituait une exception purement personnelle au débiteur solidaire.
      • La Cour de cassation estimait toutefois que si elle était invoquée par ce dernier, tous les codébiteurs devaient en bénéficier, selon le régime des exceptions inhérentes à la dette.
      • Si, en revanche, il décidait de ne pas formellement l’opposer au créancier, la compensation demeurait sans effet sur le quantum de la dette.
      • En l’état du droit, les termes de l’article 1315 du Code civil invitent à penser que la compensation pourra être invoquée par les codébiteurs de celui titulaire d’une créance réciproque à l’encontre du créancier.
      • La compensation est, en effet, présentée comme une exception simplement personnelle de sorte que l’on est légitimement en droit de penser qu’elle en emprunte le régime.
    • Sur la remise de dette
      • Il s’agit de l’hypothèse où le créancier consent une remise de dette à l’un des codébiteurs, mais réserve ses droits contre les autres.
      • Dans cette situation, l’article 1315 du Code civil contraint le créancier à déduire de ses poursuites contre les codébiteurs la part contributive du bénéficiaire de la remise de dette.
      • Cette règle est spécifiquement exprimée à l’article 1350-1 du Code civil qui dispose que « la remise de dette consentie à l’un des codébiteurs solidaires libère les autres à concurrence de sa part. »

b. Les effets secondaires de la solidarité

Certains effets de la solidarité sont qualifiés de secondaires en raison de leur singularité.

Ils ont en commun de faciliter l’action du créancier car certains actes accomplis à l’encontre de l’un des codébiteurs produisent leurs effets à l’égard de tous les autres.

La cohérence de ces effets secondaires demeure toutefois incertaine dans la mesure où, tout en liant le sort des codébiteurs à l’instar des exceptions inhérentes à la dette, ils ne se rattachent pas aisément à la notion d’unicité de la dette.

Aussi, a-t-on cherché à leur trouver un socle théorique commun.

?Exposé de la théorie de la représentation mutuelle

À partir des effets secondaires les plus caractéristiques, la doctrine du XIXe siècle a cherché à les rassembler autour d’une théorie commune, laquelle a été reprise par la jurisprudence (V. notamment en ce sens Cass. civ. 1er déc. 1885).

Cette tentative de théorisation des effets secondaires de la solidarité a toutefois fait l’objet de vives critiques.

La particularité de ces effets remarquait-on est que les codébiteurs posséderaient une communauté d’intérêts.

En partant de ce postulat, on en a déduit qu’ils avaient respectivement qualité à agir au nom des autres et que, en somme, ils se représentaient mutuellement.

C’est ce que l’on appelle la théorie de la représentation mutuelle.

Le pouvoir de représentation dont seraient dotés les codébiteurs ne serait pas toutefois illimité.

Ces derniers ne sauraient accomplir aucun acte qui aurait pour conséquence d’aggraver la situation des autres.

Ils ne pourraient valablement agir qu’en vue de maintenir ou de réduire l’engagement de tous.

Bien que séduisante, cette thèse n’en est pas moins contestable.

Non seulement elle présente une certaine part d’artifice en ce qu’il est difficile de trouver une communauté d’intérêt dans la situation juridique que constitue la solidarité, surtout la majorité des solutions qu’elle entend recouvrir peuvent également être rattachées à la notion d’unicité de la dette.

?Inventaire des effets secondaires

De tous les effets secondaires énoncés par le Code civil avant la réforme, l’ordonnance du 10 février 2016 n’en reprend qu’un seul : la demande d’intérêts formée contre l’un des codébiteurs.

Est-ce à dire que les autres effets secondaires attachés à la solidarité sont abandonnés ?

On ne saurait être aussi catégorique ; rien ne permet de se prononcer dans un sens un dans l’autre.

Aussi, dans l’attente que la Cour de cassation se prononce, au cas par cas, convient-il d’envisager que tous les effets secondaires attachés à la solidarité antérieurement à la réforme soient conservés :

  • La demande d’intérêts formée contre l’un des codébiteurs
    • L’article 1314 du Code civil prévoit que « la demande d’intérêts formée contre l’un des débiteurs solidaires fait courir les intérêts à l’égard de tous. »
    • De toute évidence, cet effet secondaire vient contredire la théorie de la représentation mutuelle, dans la mesure où il conduit à une aggravation de la situation des codébiteurs.
    • À la vérité, cette règle se justifie, une fois encore, par l’idée de dette unique.
    • Les intérêts étant les accessoires de la dette. Or celle-ci est due par tous.
    • Les intérêts qui commencent à courir ne peuvent donc que suivre le même régime.
  • La mise en demeure adressée à l’un des codébiteurs
    • Lorsqu’une mise en demeure est adressée par le créancier à l’un des codébiteurs, elle les oblige tous à payer le prix
    • Elle fait courir les intérêts moratoires.
    • Toutefois, seul le mis en demeure peut être condamné, s’il ne s’exécute pas, à verser des dommages et intérêts
  • L’interruption de la prescription contre l’un des codébiteurs
    • Lorsqu’un acte interruptif de prescription est accompli par le créancier, il produit ses effets à l’encontre de tous les codébiteurs.
    • L’acte interruptif de prescription peut consister, tant en un acte judiciaire (acte introductif d’instance) qu’en un acte extrajudiciaire (reconnaissance de dette).
  • La transaction entre le créancier et l’un des codébiteurs
    • Dans un arrêt du 3 décembre 1906, la Cour de cassation a estimé que la transaction conclue entre le créancier et l’un des codébiteurs profite aux autres lorsqu’elle leur est favorable (Cass. req. 3 déc. 1906).
  • L’autorité de la chose jugée
    • Dans un arrêt du 28 décembre 1881, la Cour de cassation a estimé que « la chose jugée avec l’un des codébiteurs solidaires est opposable à tous les autres » (Cass. civ. 28 déc. 1881).
    • Cette règle est toutefois écartée dans l’hypothèse où cet effet secondaire de la solidarité conduit à aggraver la situation des codébiteurs.
  • Les voies de recours
    • L’exercice d’une voie de recours par l’un des codébiteurs bénéficie aux autres, de sorte que la décision obtenue en appel pour l’un sera opposable à tous les autres.

2. La contribution à la dette ou les rapports entre codébiteurs

Une fois le créancier désintéressé, celui à qui il a été demandé régler la totalité de la dette, à tout le moins plus que sa part, dispose d’un recours contre ses codébiteurs.

Ce recours intéresse le stade de la contribution à la dette. Plus globalement, il s’agit de déterminer, après avoir surmonté le stade de l’obligation à la dette, l’étendue de la répartition de la dette entre les codébiteurs

Plusieurs règles ont été adoptées aux fins de régler cette question de la répartition du poids de la dette.

?Le rétablissement du principe de division

Au stade de la contribution à la dette, il ressort de l’article 1317 du Code civil que la solidarité ne joue plus.

L’obligation contractée solidairement envers le créancier se divise de plein droit entre les débiteurs.

Le débiteur qui donc a payé le créancier ne peut pas actionner en paiement l’un de ses codébiteurs pour le montant de la dette restant dû.

Celui qui a payé au-delà de sa part dispose d’un recours contre les autres à proportion de leur propre part

?La répartition de la dette entre codébiteurs

  • Principe
    • L’article 1317 prévoit que « entre eux, les codébiteurs solidaires ne contribuent à la dette que chacun pour sa part. »
    • La division se fait, en principe, par parts égales
    • Cette clé de répartition n’est toutefois pas absolue.
    • Dans plusieurs cas, il peut, en effet, être dérogé au principe de répartition à parts égales de la dette.
  • Exceptions
    • La solidarité est fondée sur une responsabilité commune
      • Dans cette hypothèse, le juge peut moduler la contribution des codébiteurs, en fonction du degré des fautes respectives s’il s’agit d’une solidarité fondée sur une responsabilité commune.
    • La stipulation d’une clause de répartition
      • Les parties peuvent elles-mêmes prévoir une répartition inégale dans le contrat
    • L’insolvabilité d’un codébiteur
      • L’article 1317 dispose que dans l’hypothèse où l’un des codébiteurs « est insolvable, sa part se répartit, par contribution, entre les codébiteurs solvables, y compris celui qui a fait le paiement et celui qui a bénéficié d’une remise de solidarité. »
      • La part est donc répartie entre tous les codébiteurs encore solvables.
      • Cette solution s’apparente à une sorte de solidarité horizontale et subsidiaire qui s’adjoindrait à la solidarité verticale jouant dans les rapports avec le créancier.
    • La dette a été contractée dans l’intérêt d’un seul débiteur
      • L’article 1318 prévoit que « si la dette procède d’une affaire qui ne concerne que l’un des codébiteurs solidaires, celui-ci est seul tenu de la dette à l’égard des autres
      • Cela signifie donc que dans l’hypothèse où un seul des codébiteurs est intéressé à l’opération, il doit supporter le poids définitif de la dette.
      • Il en résulte deux conséquences :
        • Si le débiteur intéressé à l’opération a seul été actionné en paiement par le créancier, il ne dispose d’aucun recours contre ses codébiteurs.
        • Inversement si les codébiteurs non intéressés à l’opération ont été actionnés en paiement par le créancier, ils disposent d’un recours contre celui concerné par la dette

?Le recours du codébiteur solvens

Il dispose d’un double recours contre ses codébiteurs :

  • Une action personnelle
    • Cette action est fondée sur l’article 1317, al. 2 du Code civil.
    • Sur le plan théorique, les auteurs invoquent les notions de mandat et de gestion d’affaires pour la justifier.
    • L’action personnelle qui ne peut être exercée qu’à titre chirographaire permet de réclamer aux codébiteurs les intérêts des sommes versées au créancier à compter du jour du paiement.
  • Une action subrogatoire
    • Cette action est fondée sur l’article 1346 du Code civil qui prévoit que « la subrogation a lieu par le seul effet de la loi au profit de celui qui, y ayant un intérêt légitime, paie dès lors que son paiement libère envers le créancier celui sur qui doit peser la charge définitive de tout ou partie de la dette. »
    • Le mécanisme de la subrogation, qui joue de plein droit dès le paiement effectué, présente l’avantage d’investir le codébiteur solvens de tous les droits et actions du créancier.
    • Aussi, cela lui permet-il de jouir, notamment, des sûretés et garanties attachés à la créance initiale.

D) L’extinction de la solidarité passive

La solidarité prend fin dans trois cas distincts :

  • Le paiement
    • C’est la cause d’extinction normale de la solidarité
    • Si le paiement réalise l’exécution intégrale de l’obligation, la dette disparaît.
    • La solidarité n’a donc plus de raison d’être.
  • Le décès d’un codébiteur
    • En l’absence d’une clause d’indivisibilité complétant la solidarité, le décès de l’un des codébiteurs produit une division de la part du codébiteur dans la dette entre ses héritiers.
    • Aussi, le créancier, ne pourra pas les actionner en paiement pour le tout.
    • La solidarité jouera néanmoins toujours entre les autres codébiteurs.
  • La remise de solidarité
    • Le nouvel article 1316 dispose que « le créancier qui reçoit paiement de l’un des codébiteurs solidaires et lui consent une remise de solidarité conserve sa créance contre les autres, déduction faite de la part du débiteur qu’il a déchargé. »
    • Ainsi, lorsque le créancier est réglé par l’un des codébiteurs, il peut lui consentir une remise de solidarité.
    • Cela signifie qu’il n’est plus tenu solidairement à la dette, mais seulement conjointement.
    • La conséquence en est que le créancier ne pourra exiger du bénéficiaire de la remise que le paiement de sa part dans la dette et non du tout.
    • Quant aux autres débiteurs, ils demeurent tenus solidairement de la dette, déduction faite de la part du débiteur qui a été déchargé.

III) L’obligation in solidum

A) Obligation in solidum / obligation solidaire

À l’instar de l’obligation solidaire, l’obligation in solidum appartient également à la catégorie des obligations au total dans la mesure où elle échoit à une pluralité de débiteurs sur lesquels pèse une dette commune envers un même créancier.

À la différence néanmoins de l’obligation solidaire, l’obligation in solidum n’a pas été envisagée par le législateur.

Absente du Code civil, c’est une création purement prétorienne dont la nature juridique est très discutée en doctrine, notamment sur la question de savoir s’il s’agit d’une simple variété de solidarité introduite en droit positif praeter legem (dans le silence de la loi) ou s’il s’agit d’une institution autonome.

En tout état de cause, conformément à l’article 1310 du Code civil (anciennement art. 1202, al.1er), la solidarité ne se présume pas. Le principe, c’est la division de l’obligation en autant de fractions qu’il existe de débiteurs.

Pourquoi, dans ces conditions, avoir institué cette obligation in solidum qui existe indépendamment de la loi et en dehors de toute clause contractuelle ?

La raison réside dans la volonté des tribunaux qui, dans le droit fil du mouvement d’objectivation de la responsabilité civile, n’ont pas souhaité aggraver le sort des victimes en leur imposant de diviser leurs poursuites dans l’hypothèse où plusieurs auteurs seraient à l’origine de leur dommage.

B) Domaine d’application de l’obligation in solidum

Le domaine d’élection de l’obligation in solidum, c’est bien évidemment la responsabilité civile.

Dans un célèbre arrêt du 4 décembre 1939, la Cour de cassation a considéré, en matière de responsabilité du fait personnel, que « chacun des coauteurs d’un même dommage, conséquence de leurs fautes respectives, doit être condamné in solidum à la réparation de 1’entier dommage, chacun des fautes ayant concouru à le causer tout entier » (Cass. Req. 4 déc. 1939).

La même solution a été adoptée en matière de responsabilité du fait des choses, soit dans l’hypothèse où plusieurs personnes ont été désignées comme gardiennes de la chose instrument du dommage (Cass. civ. 29 nov. 1948).

La doctrine justifie l’obligation in solidum par l’existence d’un préjudice unique causé à la victime, d’où il résulterait alors une dette unique.

La Cour de cassation résume régulièrement cette idée en affirmant que « chacune des fautes commises avait concouru à la réalisation de l’entier dommage, de sorte que la responsabilité de leurs auteurs devait être retenue in solidum envers la victime de celui-ci » (Cass. com. 19 avr. 2005, n°02-16.676).

La Cour de cassation ne se limite pas à une application de l’obligation solidum aux coauteurs d’un dommage, elle recourt également à cette figure juridique pour faciliter le recours de la victime à l’encontre d’un responsable et de son assureur contre lequel elle dispose d’une action directe.

Bien que cela soit contesté par certains auteurs, les tribunaux recourent enfin à l’obligation in solidum en matière d’obligation alimentaire.

C) Les effets de l’obligation in solidum

Si l’obligation in solidum produit les mêmes effets principaux que l’obligation solidaire, les effets secondaires attachés à cette dernière sont absents.

?La production d’effets principaux

  • Une obligation au total
    • Pareillement à l’obligation solidaire, l’obligation in solidum est une obligation au total
    • Il en résulte que la victime peut actionner en paiement pour le tout le codébiteur de son choix, sans que lui soit imposée une division de ses poursuites
    • La question connexe du partage de responsabilité entre les coauteurs du dommage n’a aucune incidence au stade de l’obligation à la dette, soit dans les rapports avec le créancier.
    • Cette question n’intervient qu’au stade de la contribution à la dette (V. en ce sens Cass. com. 14 janv. 1997, n°95-10.188 et 95-10.214).
    • S’agissant du paiement effectué par l’un des codébiteurs, il libère les autres.
  • Le régime de l’opposabilité des exceptions
    • Les exceptions opposables au créancier sont, en matière d’obligation in solidum, sensiblement les mêmes qu’en matière de solidarité passive.
    • Il existe, cependant quelques différences comme par exemple :
      • Le désistement d’instance de la victime contre l’un des codébiteurs, ne l’empêche pas d’engager par la suite des poursuites contre les autres.
      • De même si la victime laisse s’écouler le délai de prescription qui courrait au bénéfice d’un codébiteur, elle peut toujours réclamer le tout aux autres.

?L’absence effets secondaires

Les effets secondaires de la solidarité sont ici écartés.

Selon la doctrine, la production d’effets secondaires se justifie par la théorie de la représentation mutuelle.

Or il n’y a pas de communauté d’intérêts en matière d’obligation in solidum.

D) Les recours entre les codébiteurs

Le codébiteur qui a payé l’intégralité de la dette jouit d’un recours subrogatoire contre les autres.

La question s’est alors posée de savoir si le codébiteur solvens disposait également d’une action personnelle contre le coauteur du dommage.

La jurisprudence a été conduite à trancher cette question dans une espèce où une victime avait renoncé à ses droits contre l’un des codébiteurs.

Impossible donc de se subroger dans des droits dont elle n’était plus titulaire en raison de sa renonciation.

Dans un arrêt du 7 juin 1977, la Cour de cassation a estimé que le codébiteur solvens disposait bien d’une action personnelle contre les coresponsables.

Bien que le fondement de ce recours ait été discuté en doctrine (gestion d’affaires, enrichissement sans cause) le recours personnel est admis, tantôt sur le fondement de la responsabilité délictuelle, tantôt sur le fondement de la responsabilité contractuelle.

Quant à l’étendue du recours, il doit être divisé entre tous les codébiteurs, en ce sens que, entre eux, il n’y point de solidarité.

La détermination de leurs parts contributives se fait en fonction notamment de la gravité des fautes respectives commises par chacun.