L’indemnisation d’un sinistre ne peut intervenir qu’à la condition préalable que son étendue ait été évaluée. Avant de payer, l’assureur doit connaître la nature et le montant des dommages, et l’assuré doit pouvoir discuter les bases de calcul de l’indemnité qui lui sera allouée. Cette opération d’évaluation est donc au cœur du mécanisme indemnitaire : elle assure la correspondance entre la perte subie et la prestation due, tout en prévenant les risques d’abus ou d’enrichissement injustifié.
Dans la pratique, l’évaluation se décline selon l’ampleur et la complexité du sinistre. Pour les dommages de faible importance, le règlement s’effectue souvent de gré à gré : l’assuré transmet un devis ou une estimation des réparations, et l’assureur procède au remboursement, après déduction des éventuelles franchises, dans la limite de la garantie contractuelle. Ce mode de règlement, rapide et pragmatique, illustre l’esprit de confiance et de simplification qui préside aux sinistres courants.
Mais dès que les enjeux financiers s’élèvent ou que les circonstances sont discutées, la simple évaluation bilatérale ne suffit plus. L’assureur peut mandater un inspecteur ou un technicien afin de constater les pertes, et, en cas de désaccord persistant, les parties ont recours à une expertise. Celle-ci se situe alors à la croisée des chemins entre technique et droit : en s’appuyant sur les compétences d’un spécialiste, il s’agit de déterminer la réalité des dommages, d’en chiffrer les conséquences et de fonder l’indemnisation sur une base objectivée.
Ainsi, l’évaluation du sinistre suit une progression logique : lorsque les dommages sont modestes, elle se règle le plus souvent par un simple accord entre l’assuré et l’assureur ; en revanche, lorsque les pertes sont importantes ou contestées, elle nécessite l’intervention d’un expert. L’expertise peut alors être conduite amiablement, sous le contrôle des parties, ou judiciairement, sous l’autorité du juge. Ce passage du gré à gré à l’expertise traduit une hiérarchie des modes d’évaluation, proportionnée à la gravité du sinistre et à la difficulté de chiffrer les dommages.
1.1. L’expertise amiable
a. Nature et finalité de l’expertise amiable
L’évaluation du sinistre constitue le passage obligé de tout processus indemnitaire : sans chiffrage préalable des pertes, aucune indemnité ne peut être versée. La prestation de l’assureur dépend en effet de la traduction économique du dommage subi, qu’il s’agisse d’une indemnisation à caractère indemnitaire (assurance de dommages) ou forfaitaire (assurance de personnes). Or, si certains sinistres se prêtent à une estimation simple — par exemple un dégât des eaux mineur réglé sur la base d’un devis —, d’autres, par leur ampleur ou leur complexité, requièrent l’intervention d’un technicien spécialisé.
L’expertise amiable répond à cette nécessité. Elle se définit comme une opération technique, menée à la demande des parties, destinée à apprécier les causes, la consistance et le montant des dommages. Elle se situe ainsi à la charnière entre l’obligation déclarative de l’assuré et l’obligation de règlement de l’assureur.
Sa fonction est double : d’une part, elle éclaire l’assureur sur l’étendue de la prestation due en lui fournissant une base objective de calcul ; d’autre part, elle tend à rapprocher les positions des parties et à faciliter un accord sur le règlement du sinistre, en évitant autant que possible une judiciarisation du litige.
La pratique distingue plusieurs modalités d’expertise amiable :
- L’expertise unilatérale, initiée par une seule partie, généralement l’assureur qui mandate son expert ; elle permet d’obtenir rapidement une estimation mais sa valeur probatoire demeure limitée faute de contradictoire ;
- L’expertise contradictoire, lorsque chaque partie choisit son expert, les opérations se déroulant de façon concertée ; en cas de désaccord persistant, une tierce expertise peut être organisée afin de trancher le différend ;
- L’expertise conjointe, enfin, qui consiste à désigner d’un commun accord un expert unique chargé d’établir un rapport accepté par tous.
Ces distinctions, largement reprises par la doctrine et la jurisprudence (v. Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n°11-18.710), traduisent l’importance accordée au principe du contradictoire: seule une expertise menée dans des conditions garantissant la participation des parties peut prétendre emporter l’adhésion du juge et servir de fondement probatoire suffisant.
Sur le plan juridique, la source principale de l’expertise amiable réside dans l’article L. 112-1 du Code des assurances, qui impose que les polices précisent « la procédure et les principes relatifs à l’estimation des dommages ». Autrement dit, c’est le contrat qui encadre le recours à l’expertise et en détermine les modalités pratiques (désignation de l’expert, délais, procédure de tierce expertise, etc.). De telles stipulations, loin d’être accessoires, conditionnent l’équilibre de la relation d’assurance, en ce qu’elles visent à assurer une estimation équitable des dommages et, partant, une indemnisation conforme au principe indemnitaire (art. L. 121-1 C. assur.).
En définitive, l’expertise amiable occupe une place intermédiaire : elle n’est pas une mesure judiciaire, mais elle dépasse le simple règlement de gré à gré. Elle constitue un instrument technique et probatoire destiné à rendre possible une indemnisation équitable, en conciliant les intérêts de l’assuré et de l’assureur.
b. Le statut et la mission des experts d’assurance
L’expertise amiable fait intervenir un professionnel chargé de donner une traduction technique et chiffrée du sinistre. Concrètement, il constate les causes et les circonstances de l’événement, évalue l’étendue des dommages et propose, le cas échéant, un montant d’indemnisation. Sa mission est donc d’apporter aux parties une base objective pour discuter et régler le sinistre. Mais parce que cet expert est généralement choisi et rémunéré par l’assureur, son statut, son indépendance et la portée juridique de son intervention suscitent de nombreuses interrogations.
==>La diversité des statuts
Selon les branches d’assurance, les experts mobilisés obéissent à des régimes distincts :
- L’expert automobile, dont la profession est encadrée par le Code de la route (art. L. 326-1 s.), doit être inscrit sur une liste préfectorale après vérification de sa qualification technique ;
- L’expert en construction, particulièrement sollicité dans le domaine de l’assurance dommages-ouvrage, voit son intervention organisée par des clauses types prévues à l’article A. 243-1 du Code des assurances ;
- L’expert médical, qui intervient en matière de dommages corporels, agit dans le cadre d’une expertise médico-légale, parfois controversée pour son manque de neutralité (v. not. V. Lambert-Faivre, Droit du dommage corporel).
Ces statuts spécifiques révèlent une constante : la recherche d’une compétence technique et d’une méthodologie reconnues, destinées à garantir l’objectivité des évaluations.
==>Le débat sur l’indépendance des experts
Malgré cette exigence de compétence, l’indépendance des experts d’assureurs fait l’objet de critiques persistantes. Mandatés et rémunérés par les compagnies, ils apparaissent souvent comme économiquement dépendants d’elles, ce qui suscite la défiance des assurés et des associations de consommateurs. Plusieurs auteurs ont dénoncé cette situation de «dépendance professionnelle » et de « dépendance économique ».
Il en résulte une pratique consistant, pour certains assurés, à recourir à des experts d’assurés, dont l’intervention vise à rétablir un équilibre face aux experts de compagnies. La doctrine relève cependant que cette « dualisation » des expertises entretient une méfiance réciproque et accroît les coûts sans toujours améliorer la qualité du règlement.
==>La qualification juridique du contrat d’expertise
Le lien juridique unissant l’assureur et l’expert a également été discuté.
Traditionnellement, il est analysé comme un contrat d’entreprise au sens de l’article 1710 du Code civil : l’expert s’engage à réaliser une prestation intellectuelle contre rémunération, en toute indépendance, sans représenter son donneur d’ordre (Cass. 1re civ., 19 févr. 1968 ).
Toutefois, la pratique entretient l’ambiguïté en présentant fréquemment l’expert comme «mandaté » par l’assureur. Certaines décisions ont d’ailleurs admis, dans des circonstances particulières, l’existence d’un mandat apparent, en ce sens que l’assuré pouvait légitimement croire que l’expert agissait au nom de la compagnie (Cass. 2e civ., 7 févr. 1993).
Cette ambivalence explique certaines dérives : il n’est pas rare que l’expert fasse signer à l’assuré une « lettre d’acceptation d’indemnité », assimilable à un règlement du sinistre, alors même qu’il n’a pas juridiquement pouvoir d’engager l’assureur
c. Le régime de l’expertise amiable
i. Principes directeurs
En assurance de dommages, l’indemnité doit refléter le préjudice : avant de payer, il faut donc mesurer le dommage. Les polices doivent d’ailleurs indiquer « la procédure et les principes relatifs à l’estimation », ce qui fonde contractuellement le recours à l’expertise amiable et en encadre le déroulement (art. L.112-1 C. assur.). Les auteurs rappellent à cet égard que l’expertise amiable et contradictoire constitue un outil de gestion du sinistre, organisé par le contrat et/ou les conventions inter-assureurs, distinct de l’expertise judiciaire et soumis à ses propres règles de force et de preuve.
Trois traits structurent le régime : (i) son caractère amiable (elle naît d’un accord des parties ou d’une clause de la police), (ii) sa vocation subsidiaire par rapport au simple règlement de gré à gré (on y recourt si l’accord fait défaut ou si l’enjeu est important), et surtout (iii) son caractère contradictoire, condition essentielle de recevabilité et de valeur probatoire.
ii. Formes de l’expertise amiable et portée probatoire
==>Expertise unilatérale
Lorsqu’un expert est mandaté par une seule partie — généralement l’assureur, parfois l’assuré —, on parle d’expertise unilatérale. Le rapport qui en résulte n’est pas nul en soi : il peut être versé aux débats et discuté devant le juge. La Cour de cassation a clairement posé qu’un tel rapport ne peut être écarté d’office dès lors qu’il est régulièrement produit et soumis à la contradiction (Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n°11-18.710). Mais la même décision précise qu’il ne peut à lui seul fonder une décision de justice. Autrement dit, c’est une preuve recevable, mais intrinsèquement insuffisante.
Le juge ne pourra donc l’utiliser qu’en appui d’autres éléments de preuve (témoignages, documents, présomptions). La jurisprudence illustre cette position : la Cour de cassation a admis qu’un rapport unilatéral puisse être retenu « à titre de simple renseignement », mais jamais comme pièce unique (Cass. 1re civ., 28 janv. 2010). La règle a été réaffirmée récemment (Cass. 2e civ., 21 sept. 2023, n° 22-10.698).
En pratique, cela signifie que l’expertise unilatérale reste un outil utile pour éclairer le juge, mais qu’elle ne prend véritablement sa valeur que si elle est corroborée et si les parties ont eu l’occasion d’en discuter le contenu.
==>Expertise amiable menée contradictoirement
Lorsque l’expertise se déroule en respectant le principe du contradictoire, sa portée change radicalement. Le contradictoire suppose que toutes les parties concernées soient convoquées, qu’elles puissent présenter leurs observations (« dires »), accéder aux pièces utilisées par l’expert, et recevoir communication d’un pré-rapport avant le dépôt du rapport définitif. La Cour de cassation a ainsi exigé que les éléments techniques collectés par l’expert soient discutés avant le rapport final, faute de quoi l’expertise peut être écartée (Cass. 1re civ., 1er févr. 2012).
Si ces exigences sont respectées, la valeur probatoire du rapport est nettement renforcée. Le juge peut alors s’appuyer largement sur ses conclusions, sans être obligé de recourir à une expertise judiciaire complémentaire, dès lors qu’il s’estime suffisamment éclairé. En revanche, une expertise menée sans contradictoire ne peut pas être « rattrapée » simplement parce qu’elle est débattue ensuite devant le tribunal : dans ce cas, le rapport ne pourra pas suffire à lui seul pour fonder la décision.
Deux enseignements se dégagent de la jurisprudence :
- D’une part, même une partie qui n’a pas participé aux opérations d’expertise peut se voir opposer le rapport, à condition qu’elle ait ensuite eu la possibilité d’en discuter les conclusions devant le juge. La Cour de cassation a admis cette opposabilité, tout en exigeant souvent que le rapport soit conforté par d’autres preuves (par ex. Cass. crim., 13 déc. 2011).
- D’autre part, la simple production du rapport au cours de l’instance ne suffit pas : encore faut-il que les parties aient eu une véritable possibilité de débat sur les opérations d’expertise. Faute de quoi, le rapport est inopposable.
Enfin, le contradictoire n’impose pas une présence constante des parties à toutes les étapes matérielles de l’expertise. Certaines vérifications peuvent être effectuées sans elles, à condition que leurs résultats soient ensuite portés à leur connaissance et puissent donner lieu à observations (Cass. 2e civ., 13 janv. 2005).
==>Expertise conjointe (expert unique accepté des deux)
Lorsque les parties s’entendent pour confier la mission d’évaluation à un expert unique, on parle d’expertise conjointe. Cette modalité demeure une expertise amiable : elle ne produit pas, en elle-même, d’effet obligatoire à l’égard des tiers ni du juge. Toutefois, sa valeur probatoire est renforcée dès lors que le déroulement de l’expertise respecte les exigences du contradictoire. Cela suppose que l’expert convoque les parties, recueille leurs observations, leur communique un pré-rapport et, in fine, rédige un rapport définitif détaillant les méthodes employées, les chiffrages retenus ainsi que les éventuels points de désaccord.
Si malgré ces garanties un désaccord persiste, les polices d’assurance prévoient souvent la mise en œuvre d’une tierce expertise. Dans ce cas, chaque partie désigne son propre expert, et ces deux experts choisissent ensemble un troisième, appelé « tiers-expert », chargé de les départager. Les trois experts travaillent alors collégialement et arrêtent leurs conclusions à la majorité des voix. Lorsque les deux premiers experts ne parviennent pas à s’entendre sur le choix du tiers, ou si l’une des parties refuse de nommer son expert, le président du tribunal judiciaire (ou du tribunal de commerce compétent) peut procéder à cette désignation sur simple requête.
iii. Le déroulement de l’expertise amiable contradictoire
Le respect du contradictoire n’est pas un principe abstrait : il se traduit concrètement par une série d’étapes destinées à garantir l’équilibre de la procédure et l’opposabilité du rapport. L’expertise amiable contradictoire suit ainsi une méthodologie bien établie, que la doctrine et la pratique professionnelle décrivent avec précision.
La première étape consiste dans la désignation des experts. Chaque partie est libre de choisir le sien, dans les conditions prévues par la police. Certains contrats prévoient même des clauses de récusation, permettant d’écarter un expert dont l’indépendance serait mise en cause. Cette faculté constitue une première garantie d’équité.
Une fois désignés, les experts procèdent à la convocation des parties intéressées. L’assuré, l’assureur, mais aussi, le cas échéant, les tiers responsables ou leurs propres assureurs, doivent être appelés à participer aux opérations. C’est à ce stade que les pièces utiles à l’évaluation sont échangées afin que chacun dispose des mêmes informations.
Vient ensuite la phase de constatation matérielle. Les experts procèdent à l’inventaire des pertes et à l’évaluation des mesures de sauvetage. Cette étape est déterminante car elle fonde le chiffrage ultérieur de l’indemnité. Elle doit se dérouler en présence des parties ou, à tout le moins, donner lieu à un compte rendu qui puisse être discuté.
L’expertise se poursuit par la formulation d’observations (souvent appelées « dires »). Chaque partie peut commenter les constats, contester certains points et apporter des précisions. L’expert est alors tenu d’y répondre de manière motivée, garantissant que le débat technique ne soit pas réduit à une formalité.
Sur cette base, les experts procèdent à l’arrêté des dommages. Ils déterminent la valeur des biens ou le montant des pertes en suivant les principes prévus par le contrat (valeur à neuf, valeur vénale, modalités de calcul des pertes d’exploitation, etc.). La police d’assurance joue ici un rôle central puisqu’elle encadre la méthode de chiffrage.
Enfin, l’ensemble des opérations est consigné dans un procès-verbal d’expertise. Ce document reprend les constats, le chiffrage retenu et, le cas échéant, les divergences subsistantes entre les experts ou les parties. Il est ensuite communiqué à tous, de manière à ce que chacun puisse en débattre.
Ce formalisme n’a rien de superflu. Il constitue la traduction concrète du contradictoire et conditionne la recevabilité du rapport devant le juge. Un rapport qui ne respecterait pas ces garanties risquerait de perdre une grande partie de sa force probatoire. À l’inverse, lorsque toutes ces étapes sont respectées, le juge peut retenir les conclusions de l’expertise amiable comme base sérieuse et suffisante pour fixer l’indemnité due.
iv. La tierce expertise
Lorsque deux experts désignés par les parties ne parviennent pas à s’entendre sur l’évaluation des dommages, la procédure prévoit le recours à une tierce expertise. Il s’agit d’un mécanisme d’arbitrage technique destiné à départager les experts et à éviter que le litige ne bascule immédiatement devant le juge.
Concrètement, chacun des deux experts nommés par les parties choisit un tiers-expert chargé de trancher les divergences. Les trois experts travaillent alors de manière collégiale et rendent une décision adoptée à la majorité des voix. Ce mode de fonctionnement vise à garantir un équilibre : aucun expert ne peut imposer seul son analyse, et la solution résulte d’une confrontation argumentée entre professionnels.
Si les deux experts ne parviennent pas à s’accorder sur le choix du tiers, ou si l’une des parties refuse de désigner son propre expert, la loi prévoit une solution : le président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent peut procéder à cette nomination sur requête de la partie la plus diligente, après mise en demeure restée infructueuse.
La question des honoraires est également encadrée par les polices d’assurance. En règle générale, chaque partie supporte les frais de son expert et les honoraires du tiers-expert sont partagés par moitié. Ce partage a pour finalité d’inciter les parties à rechercher un accord préalable et à éviter de multiplier les coûts.
Ce dispositif, bien connu dans les assurances de dommages et même intégré à certaines conventions inter-assureurs, joue un rôle d’outil de régulation. En instituant un mécanisme d’arbitrage technique, il permet souvent de trouver une solution définitive sans passer par une expertise judiciaire. Cela participe à la célérité du règlement des sinistres et contribue à limiter les contentieux, tout en renforçant la confiance dans la valeur probatoire de l’expertise amiable.
v. Les effets de l’expertise amiable
L’expertise amiable, lorsqu’elle est régulièrement menée, produit des effets à deux niveaux : dans la relation contractuelle entre l’assureur et l’assuré, et dans le cadre d’un éventuel procès judiciaire.
==>Effets dans la relation contractuelle
Entre les parties au contrat, un rapport d’expertise amiable correctement conduit exerce un poids déterminant lors de la négociation de l’indemnité. Bien qu’il n’ait pas par lui-même de caractère obligatoire, il fournit une base technique difficilement contestable, surtout lorsqu’il est contradictoire. Certaines polices prévoient même que l’indemnisation soit conditionnée à la production d’un tel rapport. L’assureur conserve toutefois une marge d’appréciation : il peut décider de suivre les conclusions de l’expert ou, dans certains cas, de les discuter s’il estime qu’elles excèdent la garantie prévue par la police. L’expertise a donc valeur de référence, sans pour autant figer absolument le règlement du sinistre.
==>Effets dans le procès judiciaire
La valeur probatoire de l’expertise amiable varie selon les conditions dans lesquelles elle a été réalisée :
- Expertise unilatérale non contradictoire : le rapport doit être examiné par le juge s’il est régulièrement produit et soumis à la discussion des parties, mais il ne peut, à lui seul, fonder la décision. Il conserve donc une portée limitée, à titre de simple renseignement.
- Expertise amiable contradictoire : lorsque le contradictoire a été pleinement respecté, le rapport acquiert une force probatoire bien plus grande. La Cour de cassation a admis qu’un tel rapport puisse suffire à asseoir la décision du juge, sans qu’une expertise judiciaire complémentaire soit nécessaire (Cass. com., 19 nov. 2013).
Dans tous les cas, deux éléments sont décisifs pour apprécier la valeur de l’expertise amiable : d’une part, le respect des stipulations contractuelles qui organisent la procédure d’estimation (art. L. 112-1 C. assur.) ; d’autre part, la traçabilité du contradictoire (convocations, dires des parties, réponses de l’expert). Ces garanties conditionnent la recevabilité du rapport et la confiance que le juge pourra lui accorder.
d. Les modalités spécifiques de l’expertise amiable
Si le principe de l’expertise amiable est commun à toutes les assurances de dommages, sa mise en œuvre varie selon la nature du sinistre et les pratiques propres à chaque secteur. Les contrats d’assurance prévoient le plus souvent des procédures détaillées, destinées à encadrer le travail des experts et à garantir le respect du contradictoire.
i. Cadre commun
Dans la plupart des polices, chaque partie désigne un expert pour défendre ses intérêts. Les experts procèdent ensemble à l’évaluation des pertes, consignent leurs constatations dans un procès-verbal et, en cas de désaccord persistant, déclenchent une tierce expertise.
Ce mécanisme est d’ailleurs prévu par les articles 1592 et suivants du Code de procédure civile: un troisième expert est alors choisi d’un commun accord ou, à défaut, désigné par le président du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce compétent. Les trois experts statuent à la majorité, et leurs conclusions fixent la base technique de l’indemnisation. Ce système vise à éviter la judiciarisation immédiate et à conférer à l’expertise amiable une autorité renforcée.
ii. Règles spéciales
==>L’expertise en matière de pertes d’exploitation
Dans les assurances couvrant les pertes d’exploitation, la mission de l’expert se déroule en plusieurs phases.
- Immédiatement après le sinistre, l’expert procède à une estimation provisoire afin de permettre à l’assureur de verser, le cas échéant, des acomptes.
- Pendant la période d’interruption ou de ralentissement de l’activité, il suit l’évolution des données comptables (chiffre d’affaires, charges, marges) et apprécie l’opportunité des frais supplémentaires exposés par l’entreprise pour limiter ses pertes.
- Enfin, au terme de la période d’indemnisation, l’expert arrête le montant définitif de l’indemnité due.
==>L’expertise en assurance dommages-ouvrage
En matière de construction, le rôle de l’expertise amiable est encadré par les clauses types imposées par l’article A. 243-1 du Code des assurances. Ces clauses fixent une procédure stricte : désignation rapide d’un expert après la déclaration du sinistre, respect de délais impératifs pour la communication des conclusions, établissement d’un rapport motivé.
L’objectif est d’assurer une indemnisation rapide du maître d’ouvrage afin que les travaux de réparation puissent être entrepris sans attendre l’issue d’un éventuel contentieux. La Cour de cassation a confirmé que l’assureur dommages-ouvrage n’est pas systématiquement tenu de désigner un expert si la mise en jeu de la garantie apparaît manifestement injustifiée (Cass. 3e civ., 17 mars 2004, n° 02-17.355).
==>L’expertise automobile
Dans le domaine de l’automobile, l’expertise occupe une place centrale. Elle est encadrée par le Code de la route (art. L. 326-1 s.) et suppose que l’expert soit inscrit sur une liste préfectorale. Sa mission ne se limite pas au chiffrage des réparations : il doit également vérifier les conditions de sécurité du véhicule et, le cas échéant, délivrer une attestation de conformité. Ici encore, le contradictoire est essentiel, notamment lorsque l’assuré conteste le montant retenu pour la valeur de remplacement.
==>L’expertise médicale
En matière de dommages corporels, l’expertise médicale obéit à des règles spécifiques. Réalisée par un médecin-expert, elle consiste à apprécier l’état de santé de la victime, les séquelles, le taux d’incapacité et les besoins éventuels en assistance. La jurisprudence exige la mise en place effective d’une procédure contradictoire : la victime doit être convoquée, assister à l’examen et avoir la possibilité de se faire assister par son propre médecin-conseil. À défaut, le rapport médical risque d’être écarté ou fortement relativisé dans sa valeur probatoire.
==>Autres domaines particuliers
Au-delà des branches classiques, l’expertise amiable connaît des déclinaisons spécifiques adaptées aux besoins de certains secteurs.
En assurance des risques industriels, la technicité des installations impose souvent la présence de plusieurs experts spécialisés, issus de disciplines différentes (ingénierie, chimie, électronique, etc.). L’évaluation se fait alors de manière collective et pluridisciplinaire, afin de cerner avec précision la nature et l’ampleur des dommages.
Certaines polices prévoient en outre la prise en charge des honoraires d’experts d’assuré. Cette stipulation vise à rétablir l’équilibre du débat contradictoire, en permettant à l’assuré de se faire assister par son propre technicien face à l’expert mandaté par la compagnie. Ce mécanisme est particulièrement utile dans les sinistres complexes ou à fort enjeu financier.
Enfin, les conventions inter-assureurs ont parfois institué des procédures d’expertise simplifiées pour le règlement de sinistres collectifs ou de masse, notamment à la suite de catastrophes naturelles. Ces dispositifs permettent de raccourcir les délais et d’assurer une indemnisation rapide des victimes, sans sacrifier pour autant le principe du contradictoire.
Ainsi, l’expertise amiable ne se présente pas comme un modèle uniforme. Ses modalités varient selon la nature du risque, l’importance des dommages et les clauses contractuelles applicables. Mais derrière cette diversité, l’objectif demeure le même : offrir une évaluation contradictoire, précise et crédible des pertes subies, afin de faciliter une indemnisation rapide et équitable, sans qu’il soit nécessaire de recourir immédiatement à l’expertise judiciaire.
1.2. L’expertise judiciaire
L’évaluation d’un sinistre constitue une étape décisive dans le processus d’indemnisation. Elle permet de fixer le montant de la prestation due par l’assureur et, le cas échéant, de déterminer l’étendue des recours contre un tiers responsable. Lorsque l’expertise amiable aboutit à un accord, le règlement intervient rapidement, sans intervention du juge. Mais cette voie amiable échoue souvent : désaccord sur l’origine du dommage, contestation du montant des pertes, incertitude sur l’application de la garantie. Dans ces situations, seule l’expertise judiciaire permet de débloquer la discussion et d’éclairer le litige.
Encadrée par le Code de procédure civile (art. 143 et 232 s.), l’expertise judiciaire présente deux caractéristiques essentielles qui la distinguent de l’expertise amiable. D’une part, la désignation de l’expert relève du juge, qui choisit un technicien inscrit sur une liste officielle établie par les cours d’appel ou la Cour de cassation. Ce mode de désignation assure un contrôle institutionnel minimal de la compétence et de l’indépendance de l’expert. D’autre part, le rapport produit bénéficie d’une portée probatoire supérieure, car il est établi sous la surveillance du magistrat et dans le respect du contradictoire. Le juge reste libre dans son appréciation, mais il peut, s’il estime le rapport complet et rigoureux, fonder sa décision exclusivement sur ses conclusions — ce qui n’est pas admis pour une expertise amiable.
L’expertise judiciaire poursuit ainsi une double finalité. Elle fournit au juge l’éclairage technique indispensable pour statuer en connaissance de cause. Elle offre aussi aux parties un cadre contradictoire où chacun peut présenter ses observations et contester les éléments adverses, de sorte que le rapport final constitue une base commune de discussion. Ce double rôle, à la fois informatif et procédural, explique la place centrale de l’expertise judiciaire dans le règlement des litiges d’assurance.
Reste à examiner les conditions de recours à cette mesure, le déroulement de la mission d’expertise et les garanties offertes aux parties, ainsi que la valeur et les effets probatoires du rapport qui en résulte.
a. Le recours à l’expertise judiciaire
i. Les cas de recours à l’expertise judiciaire
Le recours à une expertise judiciaire est susceptible d’intervenir dans trois situations:
- L’échec ou l’insuffisance de l’expertise amiable
- L’expertise amiable constitue en principe la première étape d’évaluation des dommages.
- Mais elle peut se révéler inopérante : soit parce que les parties ne parviennent pas à s’accorder sur l’étendue des pertes ou sur le montant de l’indemnité, soit parce que l’assuré conteste les méthodes ou les conclusions de l’expert mandaté par l’assureur.
- Dans ce cas, seule une expertise judiciaire, placée sous l’autorité du juge, permet de trancher la contestation et de fournir un rapport opposable.
- Les contestations sérieuses sur le dommage ou sur la garantie
- Au-delà du désaccord sur le quantum, les parties peuvent diverger sur des questions plus fondamentales : la réalité du sinistre, son origine, le lien de causalité entre l’événement et les dommages, ou encore l’application de la garantie (validité de la police, exclusions, plafonds de garantie).
- Dans ces hypothèses, l’évaluation dépasse le cadre technique d’une expertise amiable et exige l’intervention d’un technicien commis par le juge.
- La conservation de la preuve avant tout procès
- Le Code de procédure civile permet de recourir à une expertise avant même toute saisine au fond, afin de conserver ou d’établir une preuve susceptible de disparaître ou de se dénaturer (art. 145 C. pr. civ.).
- Ce référé-expertise est fréquemment utilisé en assurance, notamment après un incendie, un dégât des eaux ou un accident industriel, lorsque les constatations doivent être réalisées rapidement.
- Le juge des référés, saisi à bref délai, désigne alors un expert chargé de procéder aux investigations techniques, de constater l’état des lieux et de recueillir les éléments nécessaires pour un éventuel procès ultérieur.
ii. Fondements de l’expertise judiciaire et statuts des experts
L’expertise judiciaire trouve son fondement dans les articles 143 et 232 et suivants du Code de procédure civile. L’article 143 confère au juge le pouvoir d’ordonner toute mesure d’instruction « légalement admissible », tandis que l’article 232 prévoit expressément la possibilité de commettre un technicien pour éclairer le tribunal sur des éléments techniques. Le juge conserve une large liberté d’appréciation pour décider de l’opportunité d’une expertise, mais il doit définir avec précision la mission confiée à l’expert.
La qualité d’expert judiciaire est régie par la loi du 29 juin 1971 et le décret du 23 décembre 2004. Ces textes instituent un système d’inscription sur des listes d’experts tenues au niveau des cours d’appel et de la Cour de cassation. L’inscription est soumise à des conditions de compétence, de moralité et d’expérience, et elle est révisée périodiquement. Cette organisation vise à assurer le sérieux, l’impartialité et la compétence des experts appelés à intervenir dans les procédures judiciaires.
En pratique, le juge choisit l’expert sur la liste établie par la cour d’appel dans le ressort de laquelle il statue, ou sur la liste nationale tenue par la Cour de cassation. Cette inscription constitue une garantie institutionnelle : elle atteste que l’expert dispose des connaissances techniques requises et qu’il a satisfait aux exigences de compétence et de probité fixées par les textes. Toutefois, le juge conserve la faculté de désigner un expert extérieur aux listes, dès lors que les circonstances le justifient, mais cette désignation reste exceptionnelle.
L’expert judiciaire n’agit pas de manière autonome : sa mission est strictement définie par l’ordonnance de désignation. Il ne dispose pas du pouvoir de trancher le litige, mais uniquement d’éclairer le juge par des constatations, analyses et évaluations techniques. Sa fonction est donc limitée à l’information, et son rapport ne lie pas le tribunal, qui conserve toujours son pouvoir souverain d’appréciation.
b. Le déroulement de l’expertise judiciaire
i. La désignation et la mission de l’expert
L’expertise judiciaire débute par la désignation de l’expert par le juge. Cette désignation peut intervenir soit en référé, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile lorsqu’il s’agit de conserver ou d’établir une preuve avant tout procès, soit au cours de l’instance au fond, sur le fondement des articles 232 et suivants du même code. Le juge choisit en principe l’expert sur les listes établies par les cours d’appel ou par la Cour de cassation, garantissant ainsi que le technicien retenu dispose des compétences techniques et de l’expérience nécessaires.
La mission de l’expert est définie par l’ordonnance de désignation. Cette mission doit être précise et circonscrire le champ de l’intervention : constater des faits, analyser les causes du sinistre, chiffrer les dommages ou répondre à des questions techniques déterminées. L’expert n’a pas pour rôle de trancher le litige ni d’interpréter le contrat, mais uniquement de fournir au juge des éléments techniques pour éclairer sa décision. Cette limitation découle directement du principe selon lequel l’expertise est une mesure d’instruction et non un transfert de pouvoir juridictionnel.
ii. Le principe du contradictoire
Le déroulement de l’expertise judiciaire repose sur le respect scrupuleux du contradictoire, consacré par l’article 16 du Code de procédure civile. Dès sa désignation, l’expert convoque toutes les parties intéressées afin qu’elles puissent participer aux opérations et présenter leurs observations. Les pièces communiquées par une partie doivent être transmises à l’ensemble des autres, afin que chacune dispose des mêmes éléments pour débattre.
Les opérations techniques sont organisées de manière à assurer un débat effectif. Dans la pratique, l’expert procède souvent à la rédaction d’un pré-rapport dans lequel il expose ses premières constatations et propositions. Ce document est soumis aux observations des parties, qui peuvent formuler leurs “dires” par écrit. L’expert est tenu d’y répondre de manière motivée, et cette correspondance doit figurer dans le rapport final. Cette phase de discussion écrite est essentielle : elle garantit que les arguments et contestations des parties ont été entendus et examinés.
Le contradictoire s’applique également aux investigations matérielles. Si l’expert effectue seul certaines vérifications ou essais techniques, il doit ensuite en communiquer les résultats aux parties afin qu’elles puissent en débattre avant le dépôt du rapport. La jurisprudence admet que toutes les opérations ne nécessitent pas la présence constante des parties, mais impose que les résultats essentiels soient soumis à discussion contradictoire avant que le rapport ne soit remis au juge (Cass. 2e civ., 13 janv. 2005).
Focus: les dires dans l’expertise judiciaire
==>Définition et fonction
Le dire est un écrit adressé par une partie (ou son conseil) à l’expert judiciaire pendant le déroulement de l’expertise. Il s’agit d’une observation, d’une demande ou d’une contestation relative aux opérations en cours. Les dires constituent l’outil par excellence du contradictoire: ils permettent aux parties d’exprimer leurs arguments techniques ou juridiques, de réagir aux constatations de l’expert ou aux observations adverses, et d’infléchir le contenu du rapport final.
En pratique, tout ce qui n’est pas formulé dans un dire risque de ne pas apparaître dans le rapport. C’est pourquoi les praticiens considèrent qu’un dossier d’expertise se “joue” largement par la qualité et la pertinence des dires.
==>Cadre procédural
Le Code de procédure civile ne définit pas expressément le dire, mais son existence découle du principe du contradictoire (art. 16 CPC). L’expert doit recueillir les observations écrites des parties, y répondre de manière motivée, et annexer l’ensemble de ces documents à son rapport. La jurisprudence est constante : un rapport d’expertise est irrégulier si l’expert ne répond pas aux dires qui lui ont été adressés (Cass. 2e civ., 8 juin 2000).
Ainsi, le dire est un droit pour les parties et une obligation de prise en compte pour l’expert.
==>Contenu et rédaction
Un dire peut porter sur différents aspects de la mission :
- contester la méthode retenue par l’expert (par ex. valeur de remplacement au lieu du coût de réparation) ;
- demander une précision ou une vérification complémentaire ;
- produire une pièce technique ou comptable et exiger qu’elle soit intégrée au débat ;
- réagir à une observation de l’expert ou à l’argument de la partie adverse ;
- soulever une difficulté de procédure (absence de convocation, dépassement de mission, etc.).
Sur la forme, le dire doit être rédigé de manière claire et concise. La pratique recommande :
- un intitulé précis (Dire n° 1 de la société X relatif à la méthode d’évaluation du préjudice) ;
- un exposé factuel court et objectif ;
- des arguments structurés, idéalement appuyés sur des pièces jointes ;
- une conclusion sous forme de demande (nous sollicitons que l’expert retienne la méthode Y, ou à défaut motive les raisons de son refus).
L’expert doit ensuite répondre point par point et annexer le dire ainsi que sa réponse au rapport.
==>Les canons d’usage en pratique
La pratique judiciaire a dégagé quelques règles implicites, qui constituent les “canons” de l’usage des dires :
- La traçabilité : tout dire doit être envoyé simultanément à l’expert et aux autres parties (souvent par mail avec copie, parfois par RPVA en expertise civile).
- La numérotation : il est d’usage de numéroter les dires dans l’ordre chronologique (Dire n°1, Dire n°2…), ce qui facilite le suivi par l’expert et par le juge.
- La réactivité : un dire doit être rédigé rapidement après la réunion ou la réception d’un pré-rapport, afin de peser réellement sur les conclusions de l’expert.
- La sobriété : un dire n’est pas un mémoire d’avocat. Il doit rester centré sur l’objet technique de l’expertise, même si l’argumentaire juridique peut y apparaître en filigrane. Les développements trop longs ou polémiques sont contre-productifs.
- La conservation : les dires et les réponses de l’expert font partie intégrante du rapport et constituent des pièces de la procédure. Ils doivent donc être conservés avec soin et pourront être produits devant le juge.
iii. Le rôle du juge dans le contrôle de l’expertise
L’expert agit sous la supervision du juge, qui demeure le maître de la mesure d’instruction. Dans certaines juridictions, un magistrat est expressément désigné comme juge du contrôle des expertises. Il est chargé de veiller au bon déroulement des opérations et de statuer sur les incidents qui peuvent survenir.
Ces incidents sont variés : une partie peut demander la récusation de l’expert en cas de doute sur son impartialité, solliciter sa substitution pour cause d’empêchement, ou contester la régularité de certaines opérations. Le juge du contrôle tranche également les difficultés relatives au calendrier ou aux prorogations de délais.
La question des frais et honoraires fait également partie de la supervision du juge. Lors de la désignation, celui-ci fixe une consignation à verser à titre de provision sur la rémunération de l’expert (art. 269 C. pr. civ.). Les honoraires définitifs sont ensuite taxés par ordonnance, en fonction de la durée des opérations, de leur complexité et de l’utilité du rapport pour la solution du litige. Cette taxation peut faire l’objet d’un recours. La répartition finale des frais entre les parties relève du jugement au fond, qui peut en mettre la charge à la partie perdante ou décider d’un partage en fonction des circonstances.
c. Les sanctions en cas d’irrégularité
i. La solution dégagée par la jurisprudence
La jurisprudence a longtemps hésité sur la sanction applicable en cas d’irrégularité dans la conduite d’une expertise judiciaire. Certains arrêts retenaient que le rapport était purement inopposable à la partie qui n’avait pas pu participer aux opérations. D’autres, au contraire, considéraient qu’il devait être pris en compte comme une preuve parmi d’autres, le juge restant libre de l’apprécier.
Cette incertitude a été levée par un arrêt important rendu par la Cour de cassation, réunie en chambre mixte, le 28 septembre 2012. L’affaire concernait un assureur qui réclamait l’indemnisation d’un sinistre sur la base d’un rapport établi par l’expert qu’il avait mandaté seul. Ses prétentions reposaient uniquement sur ce document. La cour d’appel avait écarté le rapport en raison de son caractère non contradictoire.
Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a confirmé la décision en posant une règle désormais constante :
« si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties » (Cass. ch. mixte, 28 sept. 2012, n° 11-18.710).
Cette solution écarte l’idée d’une inopposabilité automatique : un rapport unilatéral produit régulièrement aux débats et discuté contradictoirement doit être pris en considération. Mais il ne peut suffire, à lui seul, à fonder la décision du juge.
La sanction n’est donc pas l’exclusion de la pièce, mais son utilisation limitée : elle ne peut constituer le seul support de la décision. Juridiquement, l’irrégularité relève du régime des nullités de procédure prévu à l’article 175 du Code de procédure civile. Le rapport reste présent dans le débat, mais il doit être complété ou corroboré par d’autres éléments pour emporter la conviction du juge.
ii. L’exigence d’un grief pour obtenir la nullité
L’arrêt de la chambre mixte du 28 septembre 2012 a confirmé que l’irrégularité d’une expertise judiciaire n’entraîne pas automatiquement son annulation. Pour qu’une nullité soit prononcée, la partie qui la demande doit démontrer l’existence d’un grief, c’est-à-dire prouver que la violation du contradictoire a réellement porté atteinte à ses droits de défense.
La jurisprudence fournit plusieurs exemples. Lorsqu’une partie n’a pas été convoquée à une réunion d’expertise, elle est privée de la possibilité de présenter ses arguments ou de contester les constatations de l’expert : le grief est alors évident, et la nullité du rapport doit être prononcée. De même, si l’expert procède à des vérifications techniques sans en communiquer les résultats aux parties pour qu’elles puissent en débattre, le principe du contradictoire est méconnu et le rapport est frappé de nullité (Cass. 1re civ., 1er févr. 2012).
En revanche, certaines irrégularités ne suffisent pas à justifier la nullité. Un retard dans l’envoi d’une convocation, une erreur matérielle corrigée avant la réunion, ou tout autre incident sans conséquence réelle sur la possibilité de participer utilement aux opérations ne constituent pas un grief au sens de l’article 175 du Code de procédure civile. Dans ces hypothèses, le rapport reste valable et peut être pris en compte par le juge.
d. La force probante et l’opposabilité de l’expertise judiciaire
L’expertise judiciaire, ordonnée par le juge, bénéficie d’une autorité particulière. Conduite par un expert inscrit sur une liste et agissant sous le contrôle juridictionnel, elle constitue un élément de preuve essentiel. Si le juge conserve son pouvoir souverain d’appréciation, il peut, lorsqu’il estime le rapport complet et contradictoire, fonder sa décision uniquement sur ses conclusions. Cette force probante distingue l’expertise judiciaire de l’expertise amiable, dont la portée demeure limitée.
A cet égard, dans un arrêt du 19 juin 1991, la Cour de cassation a précisé que l’expertise judiciaire est opposable à l’assureur dès lors qu’il a eu connaissance du rapport et la possibilité d’en discuter les conclusions, sauf fraude. Dans cette affaire, un assureur contestait l’opposabilité d’une expertise judiciaire au motif qu’il n’avait pas été partie à la procédure ayant abouti à la désignation de l’expert. La Cour de cassation a censuré cette position et jugé que « la décision judiciaire, qui condamne un assuré à raison de sa responsabilité, constitue pour l’assureur, qui a garanti celle-ci, la réalisation, tant dans son principe que dans son étendue, du risque couvert ; il en découle que l’assureur qui, en connaissance des résultats de l’expertise dont le but était d’établir la réalité et l’étendue du sinistre, a eu la possibilité d’en discuter les conclusions, ne peut, sauf s’il y a eu fraude à son encontre, soutenir qu’elle lui est inopposable. » (Cass. 3e civ., 19 juin 1991, n°89-16.599).
Autrement dit, dès lors qu’une partie a eu la possibilité de discuter contradictoirement le rapport, elle ne peut plus contester son opposabilité. Le seul fait de ne pas avoir été formellement partie à la désignation de l’expert ne suffit pas à écarter ses conclusions.
La question se pose également lorsqu’un rapport a été réalisé dans une autre procédure (par exemple devant le juge pénal ou dans une instance civile distincte). Sur ce point, la Cour de cassation a admis, dans un arrêt du 22 novembre 2012, qu’une expertise ordonnée dans une autre instance peut être utilisée dans un procès ultérieur à condition d’être régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire des parties (Cass. 2e civ., 22 nov. 2012, n°10-26.198 10).
La Haute juridiction a rejeté l’argument selon lequel un tel rapport, établi dans un autre cadre procédural, serait inopposable : tant que les parties au nouveau litige peuvent le contester et débattre de ses conclusions, le juge peut s’y référer.
Cette jurisprudence a été confirmée à plusieurs reprises (Cass. 2e civ., 29 sept. 2016).
En définitive, la valeur probatoire d’une expertise judiciaire repose entièrement sur le respect du contradictoire.
- Lorsque les parties ont été régulièrement convoquées et ont pu participer aux opérations — en présentant des dires, en répondant aux observations adverses et en discutant les méthodes retenues —, le rapport est pleinement opposable : il peut être retenu comme élément central de la décision.
- Lorsqu’un rapport provient d’une autre instance, il peut également être utilisé dans un nouveau litige, à la condition d’être produit aux débats et soumis à la discussion contradictoire. Dans ce cas, le juge peut s’y appuyer sans qu’il soit nécessaire d’ordonner une nouvelle expertise.
- En revanche, si le contradictoire a été méconnu, par exemple en cas d’absence de convocation d’une partie ou de non-communication des vérifications techniques, le rapport ne peut pas être utilisé comme fondement de la décision. Sa portée probatoire est alors très limitée, sinon quasi nulle.