Le Droit dans tous ses états

LE DROIT DANS TOUS SES ETATS

Les fondements de l’assurance: mutualisation des risques et gestion de l’aléa

La technique de l’assurance ne saurait se réduire à une simple mécanique contractuelle ou à la seule exécution d’un accord bilatéral entre un assureur et un assuré. Elle s’inscrit, plus fondamentalement, dans une architecture savante, à la croisée de plusieurs disciplines, où l’analyse probabiliste, la théorie de la mutualisation, l’équilibre actuariel et les logiques de gestion financière s’entrelacent pour former un dispositif d’une remarquable sophistication. Comme l’a souligné le André Besson, l’assurance constitue « une entreprise rationnelle d’organisation de la solidarité devant l’aléa » – autrement dit, un mécanisme destiné à apprivoiser l’incertitude par la prévision et la mise en commun.

Par-delà la figure du contrat, c’est bien une technique sociale, économique et mathématique qui se donne à voir, visant à transformer le risque individuel – par nature incertain et inégalement réparti – en une sécurité collective, organisée autour de la compensation des sinistres par la mutualisation des cotisations. L’assurance repose ainsi sur un principe fondamental : la dispersion des risques dans le temps, l’espace et parmi un grand nombre d’individus, selon une logique que Georges Ripert qualifiait déjà de «socialisation du hasard».

Cette construction repose sur un postulat méthodologique d’autant plus essentiel que les risques sont, par définition, futurs et incertains : c’est en effet dans l’anticipation, par des instruments d’observation, de mesure et de prévision, que réside l’efficacité du système. Dès lors, l’assurance ne se comprend qu’à la lumière des lois statistiques (notamment la loi des grands nombres) et de la théorie actuarielle, qui permettent de transformer l’incertain en calculable, l’inconnu en provisionné.

Aussi convient-il, pour en comprendre toute la portée, d’examiner les mécanismes qui en constituent le socle. Ces mécanismes relèvent de deux ordres distincts mais complémentaires : d’une part, les techniques d’organisation et de compensation du risque au sein d’une mutualité structurée ; d’autre part, les techniques de gestion financière et de maîtrise de l’équilibre économique, parmi lesquelles la réassurance, la coassurance ou encore les logiques de répartition et de capitalisation occupent une place centrale.

I) La compensation de l’aléa par la mutualisation : fondement technique du contrat d’assurance

A. La mise en commun des risques : principe de solidarité technique

L’assurance repose, en son essence, sur un principe cardinal : la mise en commun des risques au sein d’une mutualité organisée. Que l’entreprise d’assurance revête la forme d’une société anonyme ou d’une société d’assurance mutuelle, la technique demeure inchangée : elle consiste à constituer un groupement d’individus exposés à des risques similaires, afin de répartir entre eux la charge des sinistres futurs. À cette fin, chacun s’engage à verser une cotisation – ou prime – calculée en fonction de la probabilité et de la gravité du risque qu’il apporte à la mutualité. L’objectif n’est pas de garantir l’indemnisation certaine d’un sinistre individuel, mais d’atteindre, à l’échelle du groupe, un équilibre global entre les contrats sinistrés et ceux qui ne le sont pas.

Cette opération, qui trouve ses fondements dans la théorie de la mutualisation, vise à transformer l’aléa individuel en certitude collective. Comme le rappelle Jean Bigot, « la mutualisation est le socle technique de l’assurance, son fondement économique autant que social ». Elle permet en effet de compenser les pertes de quelques-uns par les contributions de tous, selon une logique de solidarité technique, distincte de la solidarité nationale ou étatique. Il ne s’agit pas ici d’un transfert unilatéral, mais d’une organisation méthodique des contributions et des prestations, fondée sur le calcul et la prévision.

Cette rationalité économique suppose une double condition : d’une part, que les risques mutualisés soient homogènes, c’est-à-dire comparables dans leur nature et dans leur fréquence ; d’autre part, que le nombre d’assurés soit suffisamment élevé pour que les lois statistiques produisent leurs effets. C’est là que la loi des grands nombres prend tout son sens : plus le nombre de membres de la mutualité est important, plus la fréquence des sinistres tend à se rapprocher de la fréquence théorique observée dans les séries statistiques. La charge moyenne devient alors prévisible, et les cotisations peuvent être ajustées avec justesse.

La mutualité organisée réalise ainsi une forme de socialisation du hasard, dans laquelle le groupe absorbe l’incertitude individuelle. Cette technique ne se limite pas à une finalité réparatrice : elle répond également à une demande sociale de sécurité et de stabilité. Selon Jean-Luc Pierre, elle constitue « une réponse collective à l’incertitude, par laquelle le risque cesse d’être une menace individuelle pour devenir une charge partagée ».

Encore faut-il que cette mutualisation ne soit pas compromise par des déséquilibres internes. L’assureur, garant du bon fonctionnement du système, doit veiller à l’hétérogénéité maîtrisée des risques, à la dispersion géographique, temporelle et qualitative des engagements, et à la prévention de toute antisélection, c’est-à-dire du comportement consistant pour les assurés à souscrire une garantie parce qu’ils savent leur exposition au risque supérieure à la moyenne. La littérature spécialisée souligne à cet égard le rôle du questionnaire préalable, de l’examen médical, ou encore de la franchise, comme instruments de filtrage du risque et de limitation des asymétries d’information.

Ainsi structurée, la mutualisation ne relève pas du hasard, mais d’une organisation rigoureuse, fondée sur l’expertise statistique et la régulation technique. Elle permet à l’assureur d’atteindre un équilibre actuariel entre les recettes issues des primes et les dépenses résultant des sinistres, condition indispensable à la pérennité du système.

Enfin, il convient de souligner que cette solidarité technique connaît des prolongements dans d’autres mécanismes, tels que la coassurance ou la réassurance, qui poursuivent, selon des modalités complémentaires, la logique de partage et de diffusion du risque. Mais c’est bien cette première opération – la mise en commun –, à la fois simple et géniale, qui constitue le cœur de la technique assurantielle.

B. Le calcul probabiliste : science de l’anticipation de l’aléa

L’une des singularités majeures de la technique assurantielle réside dans ce que la doctrine qualifie classiquement d’inversion du cycle de production. Alors que, dans les activités économiques classiques, le prix de vente d’un bien ou d’un service est fixé à partir d’un prix de revient connu ou anticipé, l’assureur, quant à lui, se trouve dans une situation exactement inverse : il détermine aujourd’hui le montant d’une prime sans connaître le coût exact du risque qu’il devra peut-être indemniser demain. Le prix de revient du contrat d’assurance ne sera connu qu’a posteriori, à la lumière des sinistres effectivement survenus. Cette caractéristique impose à l’assureur une anticipation rigoureuse et méthodique des charges futures, afin de garantir l’équilibre technique de ses engagements.

Pour faire face à cette incertitude, l’assureur mobilise les outils de la mathématique des probabilités. Il ne cherche pas à prédire tel ou tel sinistre en particulier, mais à estimer, sur la base de données statistiques passées, la fréquence et l’intensité probables des sinistres futurs, sur une population suffisamment large. C’est ce que permet la loi des grands nombres, selon laquelle la fréquence relative d’un événement tend, à mesure que la taille de l’échantillon augmente, à se rapprocher de sa probabilité théorique. En ce sens, la prévision probabiliste devient une opération de régularisation de l’aléa : elle transforme un avenir incertain en une charge globalement prévisible.

Comme le résume Jean Bigot, « l’assurance repose sur l’observation et l’extrapolation : elle ne prétend pas connaître le futur, mais elle se donne les moyens d’en maîtriser les effets statistiques ». L’assureur constitue ainsi des bases de données historiques sur la sinistralité (nombre de sinistres, montants indemnisés, causes et circonstances), qu’il ventile selon des critères homogènes (âge, nature du bien assuré, usage, zone géographique, etc.), afin de déterminer ce que l’on appelle les taux techniques. Ces taux représentent le niveau minimal de prime que l’assureur doit exiger pour couvrir la charge moyenne du risque, en intégrant des marges de sécurité destinées à absorber les écarts conjoncturels.

L’activité actuarielle prend ici toute sa dimension. L’actuaire, technicien du risque, est chargé de modéliser les comportements sinistres, d’estimer les provisions techniques nécessaires, et d’évaluer les impacts financiers de scénarios extrêmes. Il mobilise des outils de plus en plus complexes, empruntés non seulement à la statistique classique, mais également à l’analyse stochastique, à l’économie comportementale et, désormais, à la science des données (data science).

Cette rationalisation mathématique du risque a permis le développement d’un véritable marché de l’assurance, où les produits sont tarifés, segmentés et commercialisés en fonction d’une granularité toujours plus fine des profils assurés. Toutefois, cette dynamique n’est pas sans tension : les impératifs techniques – qui imposent des primes proportionnées au risque – entrent parfois en contradiction avec les objectifs commerciaux, qui incitent à proposer des tarifs attractifs pour conquérir des parts de marché. De cette tension naissent des cycles assurantiels, alternant périodes de sous-tarification (où la sinistralité excède les recettes) et périodes de redressement technique (hausse des primes, sélection accrue des risques).

En définitive, le calcul probabiliste constitue le socle épistémologique de la technique assurantielle. Il permet non seulement de fixer des primes économiquement soutenables, mais également de garantir, sur le long terme, la solvabilité de l’assureur et la stabilité du système. Sans cette science de l’anticipation, fondée sur l’observation rigoureuse de l’expérience passée et sur la projection statistique dans l’avenir, l’assurance ne serait qu’une gageure hasardeuse. Grâce à elle, elle devient une institution rationnelle de gestion de l’aléa.

C. Des cycles économiques propres à l’assurance

La technique de l’assurance, bien qu’assise sur des fondements mathématiques stables et rationnels, n’échappe pas aux mouvements cycliques qui caractérisent l’économie des marchés concurrentiels. Elle est, en effet, structurée par une dynamique propre, marquée par l’alternance de phases d’expansion et de contraction, communément désignées sous le nom de cycles assurantiels. Ces cycles traduisent la tension constante entre, d’une part, les impératifs techniques liés à l’équilibre actuariel des portefeuilles, et, d’autre part, les objectifs commerciaux inhérents à la conquête de nouveaux assurés.

Dans une première phase, les entreprises d’assurance, sous la pression de la concurrence, sont tentées d’abaisser leurs primes pour accroître leurs parts de marché. Cette politique de sous-tarification, souvent accompagnée d’un assouplissement des conditions de souscription, peut générer à court terme une croissance du chiffre d’affaires et une illusion de rentabilité. Toutefois, en l’absence d’un provisionnement suffisant et d’une stricte sélection des risques, cette stratégie fragilise l’équilibre technique de l’assureur. La sinistralité croît, les résultats financiers se détériorent, et les charges deviennent supérieures aux recettes. La situation est d’autant plus critique que, comme l’a souligné Jean Bigot, « les effets de la sous-tarification ne se font sentir qu’avec retard, au moment où les sinistres surviennent, parfois plusieurs années après la souscription des contrats ».

S’ouvre alors une seconde phase : celle du resserrement technique. Pour restaurer leur solvabilité, les assureurs révisent à la hausse leurs primes, durcissent les conditions générales de souscription, procèdent à une segmentation plus fine de leurs portefeuilles, et renforcent les contrôles internes. La sélection des risques devient plus rigoureuse, les garanties sont limitées, les franchises augmentées. Cette période de correction, si elle est bien conduite, permet de rétablir la rentabilité technique et de reconstituer les marges de solvabilité. Le secteur retrouve alors un équilibre relatif.

Mais cet équilibre reste fragile. Sitôt les résultats rétablis, les assureurs – ou certains d’entre eux – cèdent de nouveau à la tentation du relâchement, sous l’effet conjugué de la compétition sur les prix, de la pression des distributeurs, ou encore de la volonté de croissance. Le cycle recommence alors, dans un phénomène que Gilles Plantin décrit comme une spirale endogène des marchés assurantiels, où l’absence de régulation peut aggraver les déséquilibres systémiques.

Ces cycles sont particulièrement sensibles dans les branches à longue traîne, telles que l’assurance de responsabilité civile ou la construction, où l’écart temporel entre la perception de la prime et la réalisation du sinistre peut excéder une décennie. L’assureur doit donc opérer sur des projections de long terme, avec un risque élevé de sous-estimation de ses engagements futurs.

Il convient également de noter que ces mouvements cycliques peuvent être amplifiés par des facteurs exogènes : évolutions climatiques (multiplication des événements extrêmes), crises économiques, modifications législatives ou encore bouleversements technologiques. À titre d’illustration, la numérisation de l’économie et l’émergence des risques cyber ont profondément déstabilisé les modèles traditionnels de tarification, contraignant les assureurs à repenser leurs méthodes d’évaluation et à intégrer des marges d’incertitude accrues.

En définitive, la gestion de ces cycles appelle une grande rigueur technique, une politique de provisionnement prudente, et un pilotage stratégique fondé sur une vision de long terme. Elle témoigne de ce que l’assurance, bien qu’ancrée dans la rationalité actuarielle, demeure soumise aux aléas du marché et à la complexité du comportement humain face au risque.

II) Les instruments de maîtrise du risque : techniques de gestion et systèmes de protection de l’équilibre

A. Diversification et dispersion : limites à la concentration du risque

L’un des impératifs techniques les plus fondamentaux de l’activité assurantielle réside dans la maîtrise de la concentration du risque. L’assureur, par essence, s’engage à garantir des événements aléatoires dont la réalisation individuelle peut être incertaine, mais dont la fréquence statistique est globalement maîtrisable. Toutefois, lorsque ces risques présentent un potentiel de réalisation simultanée – que ce soit en raison de leur nature, de leur localisation ou de leur interdépendance – l’équilibre technique peut être mis en péril. D’où la nécessité, pour l’assureur, de mettre en œuvre une politique rigoureuse de dispersion et de diversification.

La dispersion géographique constitue la première modalité de cette stratégie. Elle consiste à répartir les engagements de l’assureur sur des zones suffisamment éloignées les unes des autres pour éviter que la survenance d’un événement localisé (tremblement de terre, inondation, cyclone, etc.) ne provoque un sinistre global affectant une part trop importante du portefeuille. De même, la diversification sectorielle permet d’équilibrer l’exposition aux risques entre différentes branches d’activité (automobile, habitation, santé, responsabilité civile, etc.), dont les profils de sinistralité sont distincts et rarement corrélés.

Cette logique vise à éviter ce que Jean-Luc Pierre appelle « le basculement brutal du risque statistique en risque systémique » : en d’autres termes, le passage d’une sinistralité dispersée à un phénomène de masse, ingérable par la seule mutualisation. À cet égard, l’assureur veille à ne pas concentrer ses garanties sur des segments trop exposés à des événements cumulatifs ou à des risques émergents. Il recourt alors à des mécanismes d’exclusion (tels que les clauses de guerre ou de catastrophe nucléaire), à des limitations contractuelles (plafonds d’indemnisation), ou encore à des segmentations tarifaires permettant d’ajuster les primes au niveau de risque sous-jacent.

Toutefois, certaines situations, en raison de leur intensité ou de leur portée nationale, échappent aux logiques ordinaires de l’assurabilité. Tel est le cas des catastrophes naturelles, des attentats, ou encore de certains risques exceptionnels à très faible fréquence mais à très forte gravité (risques industriels majeurs, risques biologiques ou pandémiques). Ces risques dits « anormaux » ou « systémiques » ont conduit à la mise en place de mécanismes institutionnels de prise en charge, notamment par l’intervention de la puissance publique.

À cet égard, la Caisse centrale de réassurance (CCR), établissement public bénéficiant de la garantie de l’État, joue un rôle essentiel dans la réassurance des risques exceptionnels. En application des articles L. 431-9 à L. 431-10 du Code des assurances, elle est notamment habilitée à pratiquer la réassurance des risques résultant de catastrophes naturelles, d’attentats ou d’événements d’origine nucléaire. Cette intervention étatique permet de compenser l’inassurabilité partielle de ces risques en instaurant une forme de solidarité nationale, en complément de la solidarité technique propre au secteur privé.

On soulignera, avec M. Fontaine, que cette intervention publique ne remet pas en cause les fondements techniques de l’assurance, mais en constitue le prolongement nécessaire dans les cas où la loi des grands nombres ne suffit plus à absorber la violence de l’aléa.

En somme, la dispersion et la diversification du risque constituent non seulement des instruments techniques de gestion, mais aussi des conditions structurelles de viabilité de l’assurance. Leur mise en œuvre conditionne la résilience du système assurantiel face aux chocs massifs, et justifie, dans certains cas, l’articulation entre mécanismes privés et instruments publics de garantie.

B. La division des risques : réassurance et coassurance

L’assureur, tout en assumant la charge du risque au titre du contrat souscrit avec l’assuré, ne saurait exposer l’intégralité de ses fonds propres à des engagements susceptibles, en cas de sinistre grave ou cumulé, de compromettre sa solvabilité. Aussi recourt-il à des mécanismes de division du risque, conçus pour en répartir la charge, soit postérieurement à la souscription (réassurance), soit dès l’origine de celle-ci (coassurance). Ces deux techniques, bien que distinctes, poursuivent un objectif commun : renforcer la stabilité financière de l’entreprise d’assurance en limitant la concentration du risque sur un seul opérateur.

1. La réassurance : l’assurance de l’assureur

La réassurance est définie à l’article L. 310-1-1 du Code des assurances comme l’activité consistant à accepter des risques d’assurance cédés par une entreprise d’assurance, une autre entreprise de réassurance ou certains organismes habilités. Elle permet à l’assureur, dit cédant, de transférer tout ou partie du risque qu’il a souscrit à un ou plusieurs réassureurs, en contrepartie d’une cession de prime. Cette opération, qui ne modifie en rien le lien contractuel entre l’assuré et son assureur d’origine, constitue un engagement entre professionnels soumis à un régime juridique distinct du droit commun de l’assurance.

La doctrine classique, à l’instar de Jean Bigot, souligne que la réassurance n’a pas seulement une fonction de protection financière, mais également une fonction d’extension de la capacité de souscription de l’assureur. Elle lui permet d’accepter des risques plus importants ou plus nombreux que ceux que sa solvabilité immédiate permettrait de garantir.

Les formes de réassurance sont variées. On distingue notamment :

  • La réassurance proportionnelle, dans laquelle le réassureur prend en charge une part fixe du risque (et perçoit, en contrepartie, la même part des primes) : il peut s’agir de réassurance en quote-part, ou de réassurance en excédent de plein (le réassureur intervient au-delà d’un certain seuil de capitaux).
  • La réassurance non proportionnelle, dans laquelle le réassureur n’intervient que si le sinistre excède un certain montant : on parle alors de réassurance en excédent de sinistre ou en excédent de pertes, permettant de protéger l’assureur contre les événements particulièrement coûteux.

Par ailleurs, les entreprises de réassurance elles-mêmes peuvent transférer une part de leurs engagements à d’autres réassureurs : il s’agit alors de rétrocession, technique qui prolonge la chaîne de partage du risque.

La réassurance est aujourd’hui un marché internationalisé, structuré autour de grands groupes (Munich Re, Swiss Re, SCOR, etc.), notés par des agences spécialisées selon leur solidité financière. Cette mondialisation a conduit à l’adoption de règles prudentielles harmonisées au niveau européen (directive 2005/68/CE transposée par l’ordonnance n° 2008-556 du 13 juin 2008), reconnaissant la spécificité de l’activité de réassurance tout en l’intégrant au régime de solvabilité applicable aux entreprises d’assurance.

2. La coassurance : le partage initial du risque

À côté de la réassurance, qui intervient en aval de la souscription, la coassurance permet de répartir le risque entre plusieurs assureurs dès la conclusion du contrat. Chacun d’eux prend en charge une quote-part convenue du risque, et assume à ce titre une part équivalente de la prime et des prestations. Cette technique est fréquemment utilisée pour les risques industriels de grande ampleur (chantiers de construction majeurs, installations nucléaires, œuvres d’art de grande valeur), dont l’exposition excède les capacités d’un assureur isolé.

La coassurance repose sur une stipulation expresse du contrat liant l’assuré aux différents assureurs. Elle suppose un accord de volonté coordonné entre les coassureurs, l’un d’entre eux agissant souvent comme chef de file pour la gestion administrative et la coordination des prestations, sans que cette fonction n’emporte de responsabilité particulière à l’égard des autres.

Si la coassurance présente l’avantage d’une répartition immédiate de la charge, elle comporte toutefois une certaine lourdeur dans sa mise en œuvre et sa gestion, ce qui explique qu’elle soit moins fréquente que la réassurance dans les pratiques courantes.

C. La gestion technique : provisionnement, répartition, capitalisation

La viabilité économique d’une entreprise d’assurance repose sur une gestion technique rigoureuse, à la fois prévisionnelle et prudentielle. Elle implique que les engagements pris à l’égard des assurés soient garantis par une politique de provisionnement adéquate, et que les mécanismes de couverture des risques soient adaptés à la nature des prestations promises. À cette fin, les assureurs recourent à deux techniques : la répartition et la capitalisation, chacune répondant à des logiques de gestion distinctes selon les branches concernées.

1. Le principe de l’exercice et le provisionnement technique

L’assurance est soumise à une règle comptable stricte, souvent désignée sous le nom de règle de l’exercice. Selon cette exigence, les sinistres survenus au cours d’un exercice donné doivent être couverts par les primes afférentes à ce même exercice, indépendamment de la date à laquelle les prestations seront effectivement versées. Or, nombre de sinistres, notamment en assurance de responsabilité civile ou en assurance construction, se manifestent avec un décalage parfois important par rapport à leur fait générateur. Il en résulte une nécessité impérieuse de constituer des provisions techniques, c’est-à-dire des sommes mises de côté pour faire face à des charges futures connues dans leur principe, mais incertaines quant à leur montant et à leur échéance.

Ces provisions, encadrées par le Code des assurances (notamment les articles R. 343-1 et suivants), se déclinent en plusieurs catégories : provisions pour risques en cours, provisions pour sinistres à payer, provisions pour participation aux bénéfices, ou encore provisions mathématiques en assurance-vie. Elles constituent un indicateur central de la solidité d’un assureur, et sont soumises au contrôle permanent de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), dans le cadre des exigences de solvabilité.

2. La technique de la répartition : solidarité instantanée

Dans les branches où les risques sont courts et la réalisation des sinistres relativement prévisible (incendie, automobile, maladie), les assureurs recourent à la gestion en répartition. Dans ce modèle, les primes perçues au cours d’une année servent directement à indemniser les sinistres survenus pendant cette même période. Il s’agit d’un mécanisme fondé sur la solidarité interindividuelle immédiate, dans lequel la prime constitue la contrepartie du risque couvert, sans vocation d’épargne.

Ce système est adapté aux assurances dites « de dommages », dont les effets sont ponctuels et où la charge moyenne peut être estimée avec une certaine précision. Comme le relève Jean Bigot, « la répartition est l’essence même du mutualisme assurantiel : elle suppose un équilibre global entre cotisants et sinistrés, entre les risques présents et ceux qui se réaliseront dans l’exercice ».

3. La technique de la capitalisation : gestion différée du risque

À l’inverse, les assurances à long terme, et en particulier l’assurance-vie, relèvent d’un régime de capitalisation. Dans ce modèle, les primes versées ne sont pas immédiatement consommées pour couvrir des sinistres, mais constituent une épargne individuelle, placée et fructifiant selon les règles des intérêts composés. À l’échéance du contrat – ou en cas de rachat anticipé –, l’assureur restitue le capital accumulé, augmenté des produits financiers générés.

La capitalisation repose sur une logique de provision mathématique, c’est-à-dire une évaluation actuarielle du montant que l’assureur devra restituer, tenant compte de la durée du contrat, de la table de mortalité utilisée, du taux d’actualisation et du rendement escompté. Ce régime suppose une gestion financière rigoureuse des actifs adossés aux engagements, en particulier une adéquation constante entre les passifs techniques et les placements réalisés. Cette discipline est au cœur de la régulation prudentielle, notamment sous le régime de Solvabilité II.

4. Cas hybrides et arbitrages techniques

Certaines assurances combinent des logiques de répartition et de capitalisation. Tel est le cas, par exemple, de la garantie décennale, pour laquelle la prime est versée une seule fois au départ, mais couvre un risque s’étalant sur dix ans. L’assureur doit constituer une provision pour risque en cours, qui produira des intérêts destinés à compenser l’érosion monétaire et l’évolution de la sinistralité. Il s’agit d’une gestion en semi-capitalisation, adaptée à la nature différée du risque.

De même, la frontière entre répartition et capitalisation n’est pas toujours étanche. Ainsi, la maladie, bien qu’en principe gérée en répartition, connaît dans certains pays (notamment en Allemagne) un traitement partiellement capitalisé, avec constitution de provisions pour vieillissement.

D. La sélection des risques : souscription et lutte contre l’antiselection

La technique de l’assurance ne peut prospérer que dans la mesure où l’équilibre actuariel entre les primes perçues et les prestations versées est préservé. Or, cet équilibre est menacé dès lors que l’assureur serait contraint de garantir indistinctement tout demandeur, sans considération pour la qualité ou l’intensité du risque présenté. C’est pourquoi la sélection des risques constitue une étape déterminante du processus assurantiel, tant du point de vue technique qu’économique. Elle vise à limiter l’asymétrie d’information entre l’assureur et le futur assuré, et à prévenir les effets délétères de l’antisélection, notion largement documentée par la littérature économique.

L’antisélection – parfois désignée en anglais par le terme adverse selection – désigne la tendance des personnes les plus exposées à souscrire prioritairement à l’assurance, tandis que celles dont le risque est faible y renoncent. Ce phénomène, théorisé notamment par George Akerlof dans son célèbre article sur le marché des « lemons » trouve une traduction directe en matière assurantielle : si les assureurs n’opèrent pas de tri entre les bons et les mauvais risques, ils verront leur portefeuille progressivement appauvri, leur sinistralité s’aggraver, et leurs tarifs s’envoler, au point de devenir dissuasifs pour les assurés prudents. Le marché devient alors instable, voire insoutenable.

Pour éviter cette dérive, l’assureur met en œuvre, au moment de la souscription, un ensemble de techniques d’évaluation et de sélection, qui visent à qualifier le risque et à le tarifer de manière adéquate. Ces techniques relèvent à la fois de la collecte d’information (questionnaires, examens médicaux en assurance de personnes, visites des locaux, antécédents de sinistralité), de la tarification différenciée (application de surprimes pour les risques aggravés), et de la modulation des garanties (clauses d’exclusion, franchises, plafonds, délais de carence, etc.).

Cette phase d’analyse permet à l’assureur de construire une segmentation de son portefeuille, d’affiner ses modèles de tarification, et d’ajuster le niveau de ses engagements à la réalité du risque couvert. Elle constitue un levier essentiel de maîtrise de la sinistralité. Comme l’a souligné Jean-Luc Pierre, « l’acte de souscription est, pour l’assureur, l’instant critique où s’exerce la vigilance technique ; il y engage l’équilibre futur de son portefeuille ».

La rigueur de cette sélection est d’autant plus nécessaire que la souscription d’un contrat d’assurance est, dans la majorité des cas, un acte volontaire, dont l’initiative revient à l’assuré. Ce dernier détient en général une supériorité informationnelle sur sa propre situation – état de santé, comportement de conduite, qualité du bien assuré – que l’assureur doit chercher à neutraliser. À défaut, les hypothèses statistiques sur lesquelles sont fondés les calculs de prime deviennent inopérantes.

Certaines branches, notamment l’assurance-vie ou l’assurance emprunteur, illustrent avec acuité cette problématique. Le recours à un examen médical préalable ou à un questionnaire de santé est alors indispensable. Dans le même esprit, en assurance automobile, la consultation du fichier des résiliations pour non-paiement ou sinistres répétés (AGIRA) constitue un outil de vigilance utile. Plus généralement, la gestion du portefeuille dans le temps (analyse de la fréquence des sinistres, résiliation des contrats déficitaires, ajustement des primes) complète l’action de sélection initiale.

Toutefois, cette sélection, si elle est techniquement légitime, ne saurait dégénérer en discrimination illicite. Le principe d’égalité devant l’assurance, qui découle des articles L. 113-2 et L. 111-7 du Code des assurances, impose à l’assureur de fonder ses refus ou restrictions sur des critères objectivement liés au risque, et non sur des motifs arbitraires ou prohibés par la loi (notamment en matière de santé, de handicap ou d’origine ethnique). À cet égard, l’autorité de régulation (ACPR) exerce une vigilance constante sur les pratiques de souscription, afin d’en garantir la transparence et la légalité.

Enfin, les techniques de lutte contre l’antisélection connaissent aujourd’hui de nouveaux prolongements avec l’usage croissant du big data et de l’intelligence artificielle. L’exploitation d’un volume considérable de données comportementales permet de raffiner la segmentation du risque, au prix, toutefois, de nouveaux défis éthiques et juridiques liés à la protection de la vie privée et au respect du RGPD.

E. L’émergence de nouvelles techniques : big data et assurance prédictive

La technique de l’assurance, historiquement fondée sur la loi des grands nombres et l’analyse statistique des événements passés, connaît depuis une décennie une transformation profonde, sous l’effet conjugué de la révolution numérique, de la multiplication des données disponibles et de l’essor de l’intelligence artificielle. Le paradigme traditionnel de l’assurance, fondé sur une approche déductive et agrégée du risque, tend à s’effacer progressivement au profit d’une logique inductive, personnalisée et prédictive, que résume l’expression d’assurance algorithmique.

Le développement du big data – c’est-à-dire la capacité à collecter, traiter et analyser en temps réel d’immenses volumes de données hétérogènes – a permis une refonte complète des méthodes de tarification, de souscription, de prévention et de gestion des sinistres. Alors que, selon la méthode actuarielle classique, le risque était appréhendé par catégorie homogène d’assurés (âge, sexe, profession, usage du bien, etc.), les techniques modernes permettent désormais une micro-segmentation extrêmement fine, fondée sur des données comportementales, contextuelles et en partie en temps réel.

Ainsi, en assurance automobile, l’usage de boîtiers connectés (télématique embarquée) permet de collecter des données précises sur la vitesse, la fréquence des freinages brusques, les horaires de conduite ou encore les zones géographiques parcourues. Ces données sont ensuite agrégées dans des modèles d’apprentissage automatique (machine learning), qui permettent de prédire le niveau de risque individuel avec une précision bien supérieure à celle des grilles tarifaires classiques. En assurance santé, les objets connectés (bracelets de suivi d’activité, balances intelligentes, etc.) permettent une approche similaire, en identifiant des comportements vertueux ou à risque.

Cette évolution technologique s’accompagne d’un bouleversement profond des fondements mêmes de l’analyse assurantielle. Le modèle traditionnel, fondé sur la probabilisation de l’aléa au sein de catégories homogènes, tend à s’effacer au profit d’une logique prédictive fondée sur l’individualisation du risque. Là où l’assurance reposait historiquement sur la confrontation du hasard à la loi des grands nombres, elle tend aujourd’hui à s’organiser autour de modèles anticipatoires, construits à partir de données singulières, en temps réel, et sans nécessaire référence à des séries statistiques collectives.

L’aléa, entendu comme incertitude objectivable à l’échelle d’un groupe, cède ainsi partiellement la place à une évaluation probabiliste ciblée, propre à chaque assuré. Le contrat d’assurance devient alors un outil de projection comportementale plus qu’un instrument de mutualisation pure : l’assureur ne garantit plus seulement contre un risque abstrait, mais ajuste son engagement en fonction de la propension calculée du souscripteur à provoquer ou subir le sinistre.

Les conséquences de cette transformation sont multiples. Sur le plan technique, elle permet une tarification plus juste (au sens actuariel), un contrôle renforcé de l’exposition au risque, une détection plus précoce des comportements frauduleux, et une amélioration de la gestion des sinistres. Sur le plan commercial, elle ouvre la voie à une personnalisation de l’offre, voire à une co-construction des contrats avec l’assuré. L’assurance devient un service dynamique, évolutif, interactif, qui intègre des outils de prévention, de coaching et de pilotage du risque.

Cependant, cette évolution n’est pas sans susciter de réserves éthiques et juridiques. En premier lieu, la logique de personnalisation peut entrer en tension avec le principe fondamental de mutualisation : à force de distinguer les individus, on risque de réduire l’assurabilité des profils considérés comme atypiques ou à haut risque, au détriment de la solidarité technique. En second lieu, l’usage massif de données personnelles soulève des enjeux majeurs de protection de la vie privée, de transparence des algorithmes, et de non-discrimination algorithmique. Le RGPD, en imposant des obligations de loyauté et de proportionnalité, encadre strictement ces pratiques, sans pour autant les interdire.

Par ailleurs, le recours à l’intelligence artificielle dans la gestion des sinistres – par exemple via des assistants automatisés ou des systèmes d’aide à la décision – interroge sur la place de l’humain dans la relation contractuelle, et sur les garanties offertes à l’assuré en matière de recours, de contestation et d’accès aux motifs de refus d’indemnisation.

En définitive, si l’émergence de l’assurance prédictive marque une avancée technologique indéniable, elle oblige à repenser les équilibres traditionnels entre personnalisation et mutualisation, entre efficacité et équité. Elle impose également une vigilance accrue du juriste sur les nouveaux fondements techniques du contrat d’assurance, et sur la manière dont ils redessinent, en profondeur, la figure de l’aléa.

  • Découvrez un nouvel outil d’intelligence artificielle qui vous assiste dans la rédaction de vos courriers juridiques.
  • Gain de temps, précision accrue et efficacité assurée : transformez votre manière de travailler avec la puissance de l’IA.
Cliquez ici

No comment yet, add your voice below!


Add a Comment