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Civ. 2, 27 févr. 2025, n° 23-18.038 : Contentieux de la sécurité sociale – jonction d’instance et indépendance rapports caisse-employeur-victime

Résumé.

Le principe directeur d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime et les principes directeurs du procès supposent de bien séparer les chefs de critique. Il est acquis en jurisprudence que l’employeur qui se défend d’avoir commis une faute inexcusable (rapport employeur-salarié) n’est pas recevable à exciper le caractère inopposable de la décision de prise en charge par la caisse de l’accident, de la maladie ou de la rechute au titre de la législation professionnelle (rapport caisse-employeur). La jonction des demandes formulées par l’employeur puis par le salarié (substitué par le FIVA) n’y change rien.

Commentaire.

En l’espèce, une caisse primaire d’assurance maladie prend en charge une affection au titre de la législation professionnelle. L’employeur conteste le caractère professionnel de la maladie contractée par le salarié. La saisine de la commission de recours amiable est vaine ; l’analyse de la caisse est confirmée. Une juridiction de sécurité sociale est saisie afin que la décision de prise en charge de la maladie par la branche AT/MP soit jugée inopposable. En parallèle, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, qui est subrogé dans les droits du salarié-victime qui a été indemnisé, saisit à son tour le juge de la sécurité sociale aux fins de reconnaissance du caractère inexcusable de la faute commise par l’employeur. La caisse intervient à l’instance (art. 331 cpc ensemble art. L. 376-1 et L. 455-2, al. 3 css).

L’enjeu est important pour chacune des parties à la cause. L’employeur entend vraisemblablement échapper à la majoration de son taux brut de cotisations. L’arrêt ne renseigne certes pas formellement cet aspect de l’affaire. Disons toutefois que si l’employeur avait relevé d’une tarification collective du risque, qui le dispense de ladite majoration, le coût environné de l’action en justice aurait pu le dissuader d’introduire une action en justice. L’intéressé entend également (peut-être surtout) échapper au remboursement de toutes les prestations sociales servies en contemplation de la faute inexcusable qu’il aurait prétendument commise (art. L. 452-2, al. 6 css). Il faut bien voir que si l’employeur n’est pas assuré, le poids de la dette de remboursement des tiers payeurs est de nature à le mettre en grande difficulté financière. La caisse cherche pour sa part à être remboursée de ses débours (art. L. 376-1 css). Quant au FIVA, qui conteste devoir être le débiteur final de la réparation, l’action en justice a précisément pour objet son remboursement à due concurrence des sommes versées (art. 53, VI de la loi n° 2000-1257 du 23 déc. 2000)

L’affaire de ce point de vue est plutôt banale. Elle prend un tour autrement plus intéressant après que, dans un souci de bonne administration de justice (ou pas dans le cas particulier), le tribunal ordonne la jonction des deux affaires (art. 367 cpc). La question est alors posée de savoir si ladite jonction est de nature à faire disparaître le caractère distinct des procédures.

De concert, les juges du fond répondent par l’affirmative et décident que « si en défense à une action en reconnaissance de la faute inexcusable l’employeur peut soutenir que le caractère professionnel de la maladie professionnelle ou de l’accident du travail n’est pas établi, il n’est pas recevable à contester, aux fins d’inopposabilité, la prise en charge par la caisse, au titre de la législation professionnelle. Et la Cour d’appel d’Amiens de considérer qu’ « il convient dès lors de confirmer le jugement déféré par substitution de motifs, et de débouter l’employeur de la demande d’inopposabilité de la décision de prise en charge du sinistre par la caisse primaire d’assurance maladie, cependant que la société exposante justifiait que cette contestation avait été introduite par voie d’action ».

L’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Amiens est cassé au visa des articles L. 452-1, R. 142-1 et R. 441-14 du code de la sécurité sociale et 4 du code de procédure civile.

La question a partie liée avec ce qu’on appelle le principe directeur d’indépendance des rapports caisse-employeur-victime (v. not. J. Bourdoiseau, AT/MP : relations triangulaires, indépendances des rapports, imputation des coûts et tarification, Bulletin Joly travail, déc. 2024). Aux termes dudit principe, les rapports entretenus par la caisse avec la victime sont exclusifs de ceux noués avec l’employeur (Cass. soc., 31 mai 1989, n° 87-17.499 – Cass. 2e civ., 7 nov. 2019, n° 18-19.764, JCP S 2019.1364, note M. Courtois d’Arcollières et M.-A. Godefroy). En bref, ce n’est pas parce que la caisse a conclu au caractère professionnel de l’accident qui a été déclaré que le compte employeur sera nécessairement majoré (pour le cas où naturellement il aurait vocation à l’être). Pour le dire d’une autre manière, il n’y a aucune identité de sort. En résumé, un accident peut être professionnel au stade de sa reconnaissance mais pas à celui de sa réparation (M. Keim-Bagot, Voyage au pays de l’absurde : des conséquences de l’indépendance des rapports employeur-caisse-salarié, Bull. Joly travail, janv. 23, p. 41). Et inversement, pourrait-on ajouter. On considère que le principe sous étude est la traduction en droit substantiel de la protection sociale d’un principe fondamental tiré du droit de la procédure civile, à savoir qu’une décision de justice ne pouvant lier que ceux qui y ont été partie (art. 1351 c.civ.), le salarié ne saurait souffrir les suites du combat qu’a décidé de mener l’employeur avec la caisse et/ou le juge de la sécurité sociale.

Il se pourrait que cette dernière considération ait convaincu les juges de fond d’interdire à l’employeur de contester le caractère opposable de la décision administrative prise par la caisse.

Seulement voilà : jamais le salarié-victime n’aurait été préjudicié si d’aventure les juges avaient conclu au caractère inopposable de la décision de la caisse. Le droit de la sécurité sociale est en ce sens. Qu’on comprenne bien : la décision du juge déclarant inopposable à l’employeur la décision de prise en charge de la caisse n’aurait pas nécessairement eu pour effet de paralyser la reconnaissance du caractère possiblement inexcusable de la faute commise. C’est que le rapport caisse-employeur (premier chef de critique) est indépendant du rapport employeur-victime (second chef de critique).

C’est ce que dit la Cour de cassation de manière aussi explicite que pédagogique : « La décision prise par la caisse (…) est sans incidence sur l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur » (point n° 4). Et la deuxième Chambre civile d’ajouter : « réciproquement, l’exercice par la victime de l’action en reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur est sans incidence sur la recevabilité du recours aux fins d’inopposabilité de la décision de prise en charge, au titre de la législation professionnelle, de l’accident, de la maladie ou de la rechute » (point n° 5). Où l’on constate au passage que la Cour de cassation entend que la règle s’applique non seulement pour le cas où la prise en charge d’une maladie fait débat (ce qui était le cas en l’espèce) mais également pour le cas où il se serait agi d’un accident ou bien d’une rechute.

Au résultat, si l’employeur a gain de cause relativement premier chef de critique (inopposabilité de la décision de prise en charge du risque au titre du livre IV du code de la sécurité sociale), il ne souffre aucune conséquence pécuniaire. Quant à la victime, elle reste lotie tandis que la caisse n’est pas remboursée de ses débours. Si en revanche l’employeur échoue à convaincre le juge, alors son taux de cotisation a vocation à être majoré. Relativement au second chef de critique, de deux choses l’une : soit le caractère inexcusable de la faute commise est déclaré et l’employeur est tenu de rembourser les prestations sociales majorées qui ont été servies, soit les conditions de l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale ne sont pas remplies et l’affaire en reste là.

L’erreur des juges du fond a consisté à étendre le domaine d’application d’une jurisprudence bien connue au cas particulier né de la jonction d’instances. Car il existe bien une règle qui interdit à l’employeur, qui se défend d’avoir commis une faute inexcusable, de contester, aux fins d’inopposabilité, la prise en charge par la caisse d’un accident, d’une maladie ou d’une rechute au titre de la législation sur les risques professionnelles. Mais cette dernière règle a été dégagée pour interdire à l’employeur qui est en procès avec son salarié de débattre d’une question qui ne regarde que l’intéressé et la caisse de sécurité sociale (Civ. 2, 09 juill. 2020, n° 18-26.782, F-P+B+I).

Le principe directeur de l’indépendance des rapports protège le salarié victime en ce qu’il lui garantit le paiement de revenus de remplacement peu important qu’au terme d’un recours il soit décidé réflexion faite que la prise en charge par la branche AT/MP n’était pas dû. C’est ce que les juges du fond semblent ne pas avoir saisis.

(Article publié in Responsabilité civile et assurance mars 2025)

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