La mise en œuvre de la responsabilité fondée sur la rupture des relations commerciales établies est subordonnée, comment n’importe quelle action en responsabilité, à la preuve d’un préjudice.
A) La détermination du préjudice
1. L’existence d’un préjudice
Un préjudice certain, actuel et direct doit être établi par la victime. Ce dernier ne saurait être présumé, même si la rupture est jugée brutale ; le préjudice doit être prouvé.
A cet égard, la charge de la preuve incombe à la victime de la rupture brutale des relations commerciales établies, qui doit démontrer qu’elle a subi un préjudice.
Ainsi, dans un arrêt du 3 mars 2004, la Cour de cassation a jugé que la simple brutalité d’une rupture commerciale ne suffit pas à engager la responsabilité de son auteur, sauf à démontrer l’existence d’un préjudice réel et directement imputable à cette brutalité (Cass. com., 3 mars 2004, n° 02-17.623).
Dans cette affaire, une société prestataire, spécialisée dans la mise en place de vitrines publicitaires pour un acteur majeur du secteur du luxe, invoquait une rupture sans préavis des relations commerciales établies et demandait réparation du préjudice subi. Toutefois, les juges du fond ont rejeté sa demande, une position confirmée par la Cour de cassation, qui a estimé que la société prestataire ne rapportait pas la preuve du préjudice invoqué.
Cette dernière a souligné que l’indemnisation ne peut être accordée qu’à la condition de démontrer un préjudice concret et chiffré. En l’espèce, la société prestataire n’a pas été en mesure de justifier :
- Soit une perte de chiffre d’affaires : aucune donnée objective ne permettait d’évaluer les revenus qu’elle aurait pu réaliser si un préavis raisonnable avait été respecté. L’activité saisonnière et irrégulière de la société ne permettait pas non plus d’établir une perte économique certaine.
- Soit une atteinte à son image de marque : les allégations relatives à un préjudice d’image n’étaient accompagnées d’aucune preuve tangible, comme des témoignages ou des études démontrant un impact négatif sur sa réputation commerciale.
La décision prise par la Cour de cassation rappelle l’un des principes cardinaux du droit de la responsabilité : la faute seule, même caractérisée par l’absence de préavis, ne suffit pas à entraîner une condamnation.
La réparation doit être proportionnée à un préjudice certain et directement imputable à la brutalité de la rupture, et non à la rupture elle-même.
Cet arrêt s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation. Dans une décision ultérieure, la Haute Juridiction a réaffirmé que seuls les préjudices liés à la brutalité de la rupture, et non à la rupture elle-même, sont indemnisables (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-20.846).
Ainsi, les dommages découlant de la perte de marché ou des coûts de licenciements, par exemple, ne sont pas réparables sur le fondement de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, mais relèvent éventuellement de la responsabilité contractuelle pour faute, si la rupture est jugée abusive.
2. L’existence d’un préjudice réparable
En matière de rupture brutale des relations commerciales établies, il ne suffit pas de se prévaloir de l’existence d’un préjudice pour espérer obtenir réparation. Encore faut-il que le préjudice invoqué soit réparable.
Le préjudice réparable se décline en plusieurs chefs spécifiques reconnus par la jurisprudence, chacun devant être prouvé distinctement. Parmi eux, figurent notamment :
==>Le gain manqué
Le gain manqué constitue le préjudice principal indemnisé en cas de rupture brutale. Il est évalué en fonction de la durée du préavis jugée nécessaire, en l’absence ou en cas d’insuffisance de celui-ci (Cass. com., 20 mai 2014, n° 13-16.398).
La Cour de cassation a, par suite, souligné l’importance pour les juges du fond de déterminer avec précision la durée du préavis nécessaire avant de chiffrer le montant de l’indemnisation (Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-19.777).
Cependant, l’article L. 442-1, II du Code de commerce limite la responsabilité de l’auteur de la rupture à un préavis de 18 mois, s’il a été respecté.
Cette disposition soulève des questions quant à la possibilité de réparer un gain manqué sur une période supérieure à cette durée. La doctrine souligne l’importance de distinguer les conditions d’appréciation de la faute des conditions d’indemnisation, qui doivent répondre à l’exigence de réparation intégrale.
==>Les frais engagés
La victime peut également obtenir la réparation des frais et investissements spécifiques qu’elle a engagés en considération de la pérennité de la relation commerciale.
Ces frais doivent toutefois être directement imputables à la brutalité de la rupture (CA Paris, 16 nov. 2011, n° 11/12595).
==>Les atteintes immatérielles
La jurisprudence admet également l’indemnisation des préjudices immatériels, tels que :
- Le préjudice d’image, qui peut être invoqué lorsque la brutalité de la rupture nuit à la réputation commerciale de la victime (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779).
- Le préjudice de désorganisation, lorsque la brutalité perturbe gravement l’organisation interne de l’entreprise victime (CA Rennes, 4 janv. 2011, n° 09/07515).
- Le préjudice moral, en tant qu’il peut résulter du caractère brutal de la rupture (Cass. com., 5 avr. 2018, n° 16-25.568).
3. L’existence d’un préjudice directement en lien avec la brutalité de la rupture
Pour que la victime d’une rupture brutale des relations commerciales établies soit fondée à engager une action en responsabilité, elle doit démontrer que son préjudice a été directement causé par la brutalité de la rupture. Ce lien de causalité est essentiel pour distinguer les dommages résultant de l’insuffisance ou de l’absence de préavis de ceux découlant uniquement de la cessation des relations commerciales.
La jurisprudence de la Cour de cassation est constante à cet égard. Dans un arrêt du 11 juin 2013 elle a ainsi affirmé que « seuls sont indemnisables les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non la rupture elle-même » (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-20.846).
Dans cette affaire, un donneur d’ordre du secteur agroalimentaire avait mis fin à des contrats tacitement reconductibles conclus avec un sous-traitant chargé de la maintenance de ses équipements industriels. La cour d’appel, confirmée par la Cour de cassation, a limité la réparation à la perte de marge brute, écartant les chefs de préjudice complémentaires liés à la cessation d’activité, tels que la perte partielle du fonds de commerce ou les coûts de licenciement du personnel. Ces derniers, selon les juges, résultaient de la rupture elle-même et non de son caractère brutal.
Dans un arrêt du 20 octobre 2015, la Cour de cassation a réitéré cette analyse en jugeant que les coûts des licenciements économiques consécutifs à la perte d’un client majeur ne pouvaient être indemnisés, car ils découlaient de la rupture elle-même et non de l’insuffisance du préavis (Cass. com., 20 oct. 2015, n° 14-18.753). De manière similaire, les pertes liées à une diminution d’activité ou à la perte d’un marché ne sont pas réparables sur le fondement de l’article L. 442-1 du Code de commerce, sauf si elles sont directement imputables à l’absence ou à l’insuffisance du préavis.
Pour qu’un préjudice soit réparé, il doit donc exister un lien direct et exclusif entre ce dernier et l’absence ou l’insuffisance de préavis. Dans un arrêt du 23 janvier 2007, la Cour de cassation a précisé que tout dommage éloigné ou hypothétique ne saurait justifier une indemnisation (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779 et n° 04-17.951). Ainsi, si le préjudice invoqué découle uniquement de la rupture des relations commerciales, la victime devra se tourner vers le droit commun de la responsabilité contractuelle pour rupture abusive, à condition de démontrer une faute contractuelle (Cass. com., 19 janv. 2016, n° 14-19.894).
Au total, il s’infère de toutes ces décisions que seuls les dommages directement liés à l’absence ou à l’insuffisance de préavis peuvent donner lieu à indemnisation sur le fondement de l’article L. 442-1 du Code de commerce. Les juges doivent donc examiner si le dommage invoqué est la conséquence directe du comportement brutal reproché, excluant ainsi les préjudices qui relèvent de la rupture elle-même.
Cette position jurisprudentielle, confirmée dans de nombreuses affaires (par ex. Cass. com., 10 févr. 2015 n° 13-26.414), consolide le principe selon lequel l’indemnisation est strictement limitée aux conséquences directes de la brutalité de la rupture.
B) L’évaluation du préjudice
L’évaluation du préjudice consécutif à une rupture brutale des relations commerciales repose, dans la majorité des cas, sur la perte de marge brute.
Lorsque l’activité d’une entreprise consiste en la fourniture de biens, la marge brute correspond à la différence entre le prix de vente des marchandises et leur coût d’acquisition, illustrant ainsi la valeur ajoutée par l’entreprise à travers son activité commerciale.
En revanche, lorsqu’il s’agit de prestations de services, la marge brute se calcule en soustrayant du chiffre d’affaires les coûts directement associés à l’exécution des prestations, tels que les frais de personnel ou de sous-traitance, traduisant ainsi le bénéfice brut généré avant prise en compte des charges fixes.
Exemple Prenons l’exemple d’une entreprise dont le chiffre d’affaires annuel s’élève à 500 000 euros, réalisé avec un partenaire avec lequel elle entretient des relations commerciales établies. Pour générer ce chiffre d’affaires, l’entreprise supporte des coûts directement imputables à son activité, tels que les coûts d’achat des marchandises, les frais de personnel et les frais de livraison, qui totalisent 350 000 euros sur l’année. La marge brute, qui traduit la valeur ajoutée par l’entreprise avant prise en compte des charges fixes, est alors calculée en soustrayant ces coûts du chiffre d’affaires. Elle s’élève ici à 150 000 euros par an (500 000 euros – 350 000 euros). En cas de rupture brutale de cette relation commerciale, les juges doivent déterminer la durée de préavis qui aurait été nécessaire pour permettre à l’entreprise de s’adapter ou de se réorganiser. Supposons qu’un préavis de six mois soit jugé raisonnable. Le préjudice indemnisable au titre de la perte de marge brute sera alors proportionné à cette durée, en appliquant la formule suivante : Marge brute annuelle ÷ 12 (mois) × durée de préavis nécessaire (en mois). Dans cet exemple, le calcul serait le suivant : 150 000 euros ÷ 12 × 6 = 75 000 euros. Ce montant représente la compensation destinée à réparer la perte de marge brute subie par l’entreprise pendant la période de préavis qui aurait dû lui être accordée. |
Avant d’évaluer la marge brute, les jugent doivent donc déterminer la durée du préavis nécessaire, appelée également multiplicateur. Ce calcul est essentiel pour établir le préjudice indemnisable. À défaut, la décision prise pourrait encourir la censure, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 7 mars 2018 (Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-19.777).
Dans certains cas, notamment lors de périodes de crise ou d’incertitudes économiques, les juges peuvent opter pour une indemnisation au titre de la perte de chance, comme l’a illustré un arrêt du 22 octobre 2013 (Cass. com., 22 oct. 2013, n° 12-28.704). Cette approche, plus prudente, permet de tenir compte de la probabilité que la victime aurait effectivement réalisé les gains espérés si le préavis avait été respecté.
Bien que couramment utilisée par les juridictions, la méthode reposant sur la marge brute n’est pas exempte de critiques. Certains auteurs soulignent qu’elle pourrait conduire à sur-indemniser la victime, notamment en ne tenant pas compte des coûts variables que cette dernière n’aura pas supportés en raison de la rupture. Par exemple, une entreprise qui cesse de produire ne supportera plus certains frais de fonctionnement directement liés à l’activité interrompue.
Sensibles à ces arguments, les juges du fond privilégient parfois une évaluation fondée sur la marge nette ou sur les coûts variables, comme l’a récemment montré la cour d’appel de Paris dans plusieurs arrêts (CA Paris, 27 sept. 2017, n° 15/02824). Ces approches visent à rapprocher l’indemnisation du préjudice effectivement subi.
La Cour de cassation, tout en restant majoritairement attachée à la méthode de la marge brute, n’exclut pas ces ajustements lorsque les circonstances de l’espèce le justifient. Cette approche plus nuancée a été illustrée dans un arrêt rendu le 7 décembre 2022 (Cass. com., 7 déc. 2022, n° 21-17.850).
Dans cette affaire, une société de logistique reprochait à son partenaire commercial, une grande entreprise du secteur agroalimentaire, d’avoir rompu brutalement leur relation contractuelle sans respecter un préavis suffisant. La cour d’appel avait évalué le préjudice en se fondant sur la marge brute sur coûts variables, méthode généralement admise pour ce type de contentieux. Cependant, elle avait refusé de déduire certaines charges d’exploitation, comme les frais de personnel et de loyers, en considérant qu’il s’agissait de charges « fonctionnelles », c’est-à-dire indispensables à la réorganisation ou à la reconversion des entreprises victimes.
La Cour de cassation a censuré cette décision, rappelant que la méthodologie d’évaluation doit strictement respecter le principe de réparation intégrale. Selon l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, seul le préjudice directement causé par la brutalité de la rupture est indemnisable. Ainsi, pour calculer la marge brute sur la période d’insuffisance de préavis, il est impératif de déduire les charges économisées par la victime du fait de la rupture, telles que les coûts de personnel ou de loyers, sauf à démontrer que ces charges ont été maintenues et qu’elles sont directement liées à la brutalité de la rupture.
Dans cette arrête, si pour évaluer le préjudice, la Cour de cassation adopte une approche visant à calculer la perte de marge brute, elle reconnaît également que certaines circonstances spécifiques peuvent justifier des exceptions. En l’espèce, elle reproche, en effet, à la cour d’appel de ne pas avoir vérifié si, en dépit d’un jugement antérieur transférant les contrats de travail des salariés concernés à une autre société, les entreprises de logistique avaient effectivement continué à supporter des charges de personnel après la rupture. Si ces charges avaient été transférées, elles ne pouvaient être prises en compte dans le calcul du préjudice.
Cette analyse démontre que la Cour ne s’en tient pas strictement au calcul mécanique de la marge brute : elle exige une appréciation concrète des charges réellement supportées ou évitées par la victime. Ce raisonnement illustre la volonté de la Haute juridiction de replacer l’évaluation du préjudice dans le contexte particulier de chaque affaire. Ainsi, la prise en compte de charges spécifiques telles que celles liées à la réorganisation de l’entreprise peut être admise, mais uniquement si elles résultent directement de la brutalité de la rupture et non de la cessation même des relations commerciales.
La solution retenue dans cet arrêt traduit la volonté de la Cour de cassation d’assurer une indemnisation juste et proportionnée, tout en évitant un enrichissement injustifié. La déduction des coûts évités, comme les charges de personnel ou de loyers qui ne sont plus supportées en raison de la rupture, est essentielle pour éviter que l’évaluation du préjudice ne dépasse les pertes réellement subies. Cependant, la Haute juridiction admet que certaines charges maintenues, lorsqu’elles sont directement liées à la nécessité de se réorganiser ou de se reconvertir en réponse à la brutalité de la rupture, puissent être incluses dans le calcul.
En définitive, cet arrêt confirme que, bien qu’elle privilégie une méthodologie rigoureuse fondée sur la marge brute sur coûts variables, la Cour de cassation demeure attentive aux spécificités de chaque situation. L’objectif est de garantir une réparation équitable, ajustée aux réalités économiques de la victime, tout en préservant le respect des principes fondamentaux de la responsabilité civile.
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