En matière de rupture des relations commerciales établies, certaines circonstances peuvent exonérer l’auteur de la rupture de sa responsabilité, même si les conditions générales d’une rupture brutale sont réunies.
Ces causes exonératoires, expressément prévues par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, reposent sur deux fondements : la faute de la victime et la force majeure.
A) La faute de la victime
==>Une faute présentant une certaine gravité
L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit que « les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ».
Il s’infère de cette disposition que la faute de la victime, lorsqu’elle se manifeste par l’inexécution de ses obligations contractuelles, peut constituer une cause d’exonération totale de responsabilité pour l’auteur de la rupture.
La jurisprudence interprète strictement l’exigence de gravité, afin de prévenir toute utilisation abusive de cette faculté d’exonération.
Selon le Professeur Nicolas Mathey, la gravité du manquement doit être telle qu’elle rompe l’équilibre contractuel, rendant impossible la poursuite de la relation commerciale dans des conditions normales.
La gravité se définit donc comme un déséquilibre substantiel résultant d’une inexécution grave des obligations essentielles du contrat. À cet égard, la Cour de cassation a rappelé à plusieurs reprises que les juges du fond doivent précisément caractériser la nature et les conséquences du manquement invoqué (Cass. com., 27 mars 2019, n° 17-16.548).
À titre d’exemple, le défaut de paiement de factures exigibles constitue souvent un manquement grave, dès lors qu’il menace directement l’équilibre économique du contrat.
Par exemple, la Cour de cassation a jugé que l’absence de règlement des sommes dues par un distributeur justifiait une résiliation sans préavis, le manquement étant considéré comme incompatible avec le maintien de la relation commerciale (Cass. com., 21 févr. 2012, n° 10-15.438).
La Cour de cassation a également admis que le non-respect de règles de compliance, telles que des obligations anti-corruption imposées par le cocontractant, pouvait justifier une résiliation immédiate sans préavis (Cass. com., 20 nov. 2019, n° 18-12.817). Dans ce cas, la gravité du manquement résidait dans la mise en péril de la conformité globale des activités du donneur d’ordre.
De la même manière, une société qui, en violation d’une clause de confidentialité, transmettrait des informations sensibles à un concurrent pourrait être considérée comme ayant commis un manquement grave. Un tel comportement met en péril non seulement la relation contractuelle, mais également les intérêts stratégiques de l’autre partie.
L’utilisation non autorisée des marques du cocontractant dans un cadre autre que celui prévu contractuellement pourrait également être qualifiée de manquement grave, en ce qu’elle porte atteinte à l’image et aux droits de propriété intellectuelle du partenaire.
À l’inverse, la jurisprudence exclut les manquements mineurs ou tolérés par l’auteur de la rupture. Ainsi, un simple objectif de chiffre d’affaires non atteint ou une mise en demeure ponctuelle pour des prestations non conformes ne sont pas considérés comme suffisamment graves pour justifier une rupture sans préavis (Cass. com., 5 avr. 2018, n° 16-19.923 ; Cass. com., 16 févr. 2022, n° 20-18.844).
Les juges doivent également veiller à vérifier si une tolérance passée de la part de l’auteur de la rupture ne prive pas le manquement de son caractère de gravité (CA Paris, 10 avr. 2014, n° 12/01373).
Enfin, il peut être observé que la gravité du manquement peut ne pas conduire inévitablement à une rupture sans préavis. Elle peut également justifier simplement une réduction de la durée du préavis.
En effet, pour la Cour de cassation, si le manquement est d’une gravité telle qu’il permet une rupture immédiate, il peut également justifier une réduction substantielle du préavis (Cass. com., 14 oct. 2020, n° 18-22.119).
À l’inverse, un manquement d’une gravité moindre peut entraîner une réduction limitée de la durée du préavis, mais pas son élimination totale.
==>Cas particulier de la clause résolutoire
La stipulation d’une clause résolutoire prédéfinissant les manquements susceptibles de justifier une rupture immédiate et sans préavis d’une relation commerciale établie relève de la liberté contractuelle.
Cette faculté, bien qu’indiscutable, n’est pas exempte de limites. Comme le souligne Philippe Stoffel-Munck, ces clauses ne peuvent échapper au contrôle des dispositions d’ordre public, en particulier celles de l’article L. 442-1 du Code de commerce, qui visent à prévenir les abus dans les relations commerciales[8].
L’objectif est de garantir qu’une telle clause ne permette pas une rupture abusive ou disproportionnée, sous prétexte de respecter une condition contractuelle préétablie.
Aussi, la Cour de cassation impose un contrôle strict aux juges du fond quant à vérifier que les faits invoqués correspondent à un manquement d’une gravité suffisante, condition sine qua non pour la mise en œuvre d’une clause résolutoire.
Ainsi, elle a jugé dans un arrêt du 25 septembre 2007 que les clauses permettant une rupture sans préavis ne peuvent être opposées que si l’inexécution du contrat présente un degré de gravité suffisant (Cass. com., 25 sept. 2007, n° 06-15.517).
Puis, dans un arrêt du 9 juillet 2013, la Cour de cassation a jugé qu’une clause résolutoire autorisant la rupture immédiate d’une relation commerciale en raison d’une insuffisance de résultats ne pouvait être appliquée sans que soit caractérisé un manquement grave aux obligations contractuelles.
En l’espèce, un contrat de mandat d’intermédiaire en opérations de banque liait la société Banque privée européenne (BPE) à la société Hestia Finances. Ce contrat stipulait que le mandataire devait atteindre au moins 80 % des objectifs annuels, sous peine de révocation immédiate et sans indemnité. La BPE avait mis fin au mandat en invoquant l’insuffisance de résultats, la société Hestia n’ayant réalisé que 40 % ou 65 % des objectifs fixés, tandis que la BPE atteignait un taux de réalisation de 105 %.
La cour d’appel avait validé cette rupture, estimant que la clause contractuelle offrait au mandant un motif sérieux et légitime pour résilier le contrat sans préavis ni indemnité.
Cependant, la Cour de cassation a censuré cette décision, reprochant à la cour d’appel de s’être fondée exclusivement sur le non-respect des objectifs contractuels, sans examiner si ce manquement constituait une inexécution grave des obligations contractuelles de la société Hestia.
Elle a ainsi rappelé que, même en présence d’une clause résolutoire, les juges du fond doivent impérativement apprécier la gravité réelle du manquement invoqué pour justifier une rupture immédiate et sans préavis (Cass. com., 9 juill. 2013, n° 12-21.001).
Cet arrêt souligne l’exigence d’un contrôle rigoureux des clauses résolutoires par les juges. La seule insuffisance de résultats, même définie contractuellement, ne suffit pas à établir un manquement grave, sauf à démontrer que cette insuffisance traduit une inexécution substantielle des obligations essentielles du contrat. Par cette décision, la Cour de cassation rappelle la nécessité d’un équilibre entre la liberté contractuelle des parties et la garantie offerte aux relations commerciales établies contre des ruptures abusives.
En définitive, si les clauses résolutoires sont admises à encadrer les conditions de rupture d’une relation commerciale qui a vocation à durer dans le temps, elles ne sauraient en revanche permettre de contourner le mécanisme du préavis – d’ordre public – institué à l’article L. 442-1 du Code de commerce.
B) La force majeure
L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit que « les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ».
Il s’infère de cette disposition que la force majeure, lorsqu’elle est établie, constitue une cause d’exonération de responsabilité pour l’auteur d’une rupture sans préavis. Toutefois, sa reconnaissance est soumise à des critères stricts et rarement satisfaits dans le cadre des relations commerciales établies.
Sous l’empire du droit antérieur à l’ordonnance du 10 février 2016, la force majeure était définie par la jurisprudence comme un événement répondant à trois critères cumulatifs : l’imprévisibilité, l’irrésistibilité, et l’extériorité. Cette définition a été reprise et adaptée par l’article 1218 du Code civil, qui dispose qu’« il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ».
Cette nouvelle rédaction marque l’abandon explicite du critère d’extériorité, déjà écarté par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation dans un arrêt de 2006 (Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n°02-11.168). Toutefois, les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité demeurent centraux, imposant que l’événement soit à la fois inattendu et insurmontable dans ses conséquences.
Dans le cadre des relations commerciales, l’application des critères de la force majeure se révèle particulièrement exigeante. L’événement doit être imprévisible et irrésistible au point de rendre impossible la poursuite des relations dans les conditions initiales (CA Paris, ch. 5-11, 3 juill. 2015, n° 13/06935).
Toutefois, la force majeure se distingue des simples difficultés économiques ou financières, qui, bien qu’elles puissent compliquer l’exécution d’un contrat, ne constituent pas en elles-mêmes une cause exonératoire. Une crise économique, par exemple, est rarement reconnue comme un cas de force majeure, car les acteurs économiques disposent généralement des moyens de s’y adapter, que ce soit par des ajustements organisationnels ou des solutions de substitution.
Par exemple, une baisse de commandes liée à des difficultés économiques, bien qu’importante, ne satisfait pas les critères de l’irrésistibilité et de l’imprévisibilité (Cass. com., 12 févr. 2013, n° 12-11.709). Une telle situation ne saurait justifier une rupture sans préavis, d’autant plus si le donneur d’ordre propose une aide financière pour soutenir son partenaire commercial, preuve d’une volonté manifeste de poursuivre la relation (Cass. com., 8 nov. 2017, n° 16-15.285).
Les décisions reconnaissant la force majeure en matière de rupture brutale sont rares, mais certaines situations exceptionnelles ont été retenues. Par exemple, dans un arrêt du 12 septembre 2019, la Cour d’appel de Paris a jugé que la réforme législative introduite par la loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 sur la formation professionnelle constituait un cas de force majeure. Cette réforme, modifiant radicalement les règles applicables au choix des organismes de formation par les salariés, avait rendu impossible la poursuite de la relation dans ses termes initiaux (CA Paris, pôle 5, ch. 5, 12 sept. 2019, n° 17/16758).
De manière similaire, des événements tels que des catastrophes naturelles, des embargos ou des grèves généralisées ont été reconnus comme constituant des cas de force majeure, car ils remplissaient les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité. Ces cas se distinguent par leur caractère exceptionnel et extérieur au cercle d’action de l’entreprise.
Bien que la force majeure puisse exonérer l’auteur d’une rupture sans préavis, son invocation dans le cadre des relations commerciales établies est limitée par plusieurs facteurs. D’une part, l’action de l’une des parties dans une relation commerciale n’est jamais totalement imprévisible pour l’autre, surtout dans des secteurs où des crises ponctuelles sont fréquentes. D’autre part, les acteurs économiques disposent souvent de moyens pour faire face à des perturbations temporaires, limitant ainsi le caractère irrésistible de nombreux événements invoqués.
En définitive, seules des situations exceptionnelles, telles qu’une liquidation judiciaire, un incendie majeur, ou des bouleversements législatifs ou géopolitiques, pourront être reconnues comme constituant un cas de force majeure. La qualification stricte de cet événement reste une constante, et en l’absence de critères rigoureusement établis, la responsabilité de l’auteur d’une rupture sans préavis demeure pleinement engagée.
No comment yet, add your voice below!