La rupture brutale de relations commerciales établies constitue l’un des contentieux les plus fourni en droit des affaires, encadré par des dispositions strictes visant à prévenir les abus dans les pratiques commerciales. Régie par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, ce dispositif repose sur la nécessité de concilier la liberté contractuelle des parties avec la protection de l’ordre public économique et la stabilité des relations commerciales.
L’action en réparation, qui découle de ce délit civil, soulève des questions complexes quant à la compétence des juridictions, la nature de la responsabilité engagée et les conditions d’indemnisation du préjudice subi. Ces éléments sont d’autant plus stratégiques qu’ils influencent directement le déroulement du contentieux et les montants susceptibles d’être alloués à la victime.
I) L’action en réparation
A) Compétence
==>Ordre juridictionnel
L’article L. 442-4, I du Code de commerce confère compétence aux juridictions judiciaires pour statuer sur les litiges relatifs aux pratiques restrictives de concurrence, y compris les ruptures brutales de relations commerciales établies.
Toutefois, cette règle souffre d’une exception importante : lorsque le contrat à l’origine de la relation est un contrat administratif. Dans ce cas, la compétence revient exclusivement aux juridictions administratives.
Ainsi, le Tribunal des conflits a confirmé que les litiges relatifs à la cessation d’un contrat administratif – même invoquant les dispositions du Code de commerce – doivent être portés devant le juge administratif (T. confl., 8 févr. 2021, n° 4201).
Cette solution s’applique également en cas de rupture brutale de relations résultant d’une convention d’occupation du domaine public par un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) (T. confl., 5 juill. 2021, n° 4213).
==>Compétence civile ou commerciale
L’article L. 442-4 du Code de commerce dispose que les litiges relatifs aux pratiques restrictives de concurrence peuvent être portés devant les juridictions civiles ou commerciales compétentes.
Cette disposition a suscité des divergences d’interprétation quant à la nature des actes en cause et, par conséquent, au choix entre tribunal judiciaire et tribunal de commerce.
Dans un premier temps, certaines juridictions, s’alignant sur l’interprétation adoptée par l’administration, ont considéré que l’article L. 442-4 du Code de commerce permettait au demandeur de choisir librement entre le tribunal de commerce et le tribunal judiciaire pour introduire son action (TGI Nanterre, 26 avr. 1989, inédit ; TGI Paris, 6 juin 1989, RCC 1989, obs. Bravard).
Cette approche se fondait sur l’idée que le texte instituait un régime dérogatoire, offrant une alternative quant à la compétence juridictionnelle.
Toutefois, cette approche a été abandonnée lorsque la jurisprudence a qualifié les conventions concernées d’actes de commerce, conférant ainsi une compétence exclusive aux tribunaux de commerce (CA Paris, 30 mars 1994).
Cette position a été confirmée par la Cour de cassation, qui a jugé dans un arrêt du 27 juin 1995 que les litiges fondés sur l’article L. 442-4 relèvaient, par nature, des tribunaux de commerce (Cass. com., 27 juin 1995, n° 94-15.257).
==>Nature délictuelle ou contractuelle de l’action
La nature de la responsabilité de la responsabilité en cas de rupture brutale de relations commerciales établies constitue un autre critère déterminant.
La Chambre commerciale de la Cour de cassation a traditionnellement considéré que l’action exercée sur le fondement de l’article L. 442-4 du Code de commerce revêtait une nature délictuelle.
En conséquence, le demandeur bénéficierait de l’option de compétence prévue par l’article 46 du Code de procédure civile, lui permettant de saisir, au choix, le tribunal du domicile du défendeur, celui du lieu du fait dommageable ou encore celui dans le ressort duquel le dommage a été subi (Cass. com., 13 janv. 2009, n° 08-13.971). Cette approche rend également inopérantes les clauses attributives de compétence incluses dans les contrats de distribution en ce qui concerne l’application de l’article L. 442-4.
Cependant, cette analyse n’a pas toujours fait consensus. La première chambre civile de la Cour de cassation a, à plusieurs reprises, adopté une position divergente en qualifiant l’action de contractuelle, estimant qu’elle reposait sur des relations tacites établies entre les parties (Cass. civ., 1ère, 22 oct. 2008, n°07-15.823). Cette divergence trouve un écho particulier lorsque la relation entre les parties révèle des indices concordants d’un engagement tacite, tels que la régularité des transactions, leur évolution temporelle, ou encore la correspondance échangée.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est intervenue sur ce point dans l’arrêt Granarolo. Elle a jugé qu’une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale pouvait relever de la matière contractuelle si une relation tacite et continue existait entre les parties. Elle a précisé que cette relation devait être démontrée à l’aide d’un faisceau d’indices tels que l’ancienneté des relations, la bonne foi entre les parties, ou encore les accords implicites sur les prix ou les rabais (CJUE, 14 juill. 2016, C-196/15, Granarolo, EU:C:2016:559)).
La Chambre commerciale de la Cour de cassation s’est par la suite alignée sur cette position, reconnaissant que l’existence d’une relation contractuelle tacite pouvait justifier une qualification contractuelle de l’action en réparation, dès lors que les éléments établissant cette relation sont suffisamment probants (Cass. com., 20 sept. 2017, n° 16-14.812).
Ce revirement, marqué par une convergence avec le droit européen, illustre la complexité et l’enjeu stratégique de la qualification de la responsabilité dans ce type de contentieux, qui influence directement le choix des juridictions compétentes.
==>Compétence des juridictions spécialisées
L’article L. 442-4, III du Code de commerce, combiné à l’article D. 442-3 et ses annexes, institue une spécialisation juridictionnelle en matière de pratiques restrictives de concurrence, y compris les litiges relatifs à la rupture brutale de relations commerciales établies.
Ce dispositif confère compétence à huit juridictions de première instance, réparties entre tribunaux de commerce et tribunaux judiciaires, situées à Marseille, Bordeaux, Tourcoing, Fort-de-France, Lyon, Nancy, Paris et Rennes.
La cour d’appel de Paris est, quant à elle, seule compétente pour connaître des recours formés contre les décisions rendues par ces juridictions spécialisées.
La spécialisation, introduite par le décret du 11 novembre 2009 (D. n° 2009-1384), a été consolidée par le décret du 24 février 2021. Elle s’applique tant aux actions au fond qu’aux procédures en référé, comme le souligne la jurisprudence (CA Rennes, 25 mars 2014, n° 13/10436). Ces règles de compétence ne peuvent être contournées par des clauses attributives de juridiction.
Traditionnellement, la méconnaissance de ces règles de spécialisation était sanctionnée par une fin de non-recevoir, pouvant être soulevée d’office par les juges en tout état de cause (Cass. com., 21 juin 2016, n° 14-27.056). Cependant, dans un arrêt de principe du 18 octobre 2023, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a opéré un revirement en affirmant que la compétence des juridictions spécialisées en matière de pratiques restrictives constituait désormais une règle de compétence d’attribution exclusive, et non une fin de non-recevoir (Cass. com., 18 oct. 2023, n° 21-15.378).
Cette requalification a des conséquences procédurales importantes. Désormais, toute exception d’incompétence doit être soulevée in limine litis, à peine d’irrecevabilité, conformément à l’article 74 du Code de procédure civile. En revanche, une demande introduite devant une juridiction incompétente produit un effet interruptif de prescription (art. 2241 du Code civil). Ce changement vise à renforcer la sécurité juridique des parties et à clarifier les conditions de mise en œuvre des règles de compétence.
==>Les clauses attributives de juridiction
Les règles de compétence énoncées par l’article L. 442-4, III du Code de commerce, combiné aux articles D. 442-3 et D. 442-4, revêtent un caractère d’ordre public, interdisant toute tentative de les écarter par voie contractuelle. Ainsi, une clause attributive de juridiction désignant une autre juridiction que celles prévues par ces textes est réputée inopérante, même si elle résulte d’un accord entre les parties (Cass. 1re civ., 1er mars 2017, n° 15-22.675). Cette exclusion traduit la volonté de préserver l’ordre public économique et de garantir une cohérence dans l’application des règles relatives aux pratiques restrictives de concurrence.
Le caractère impératif des règles de compétence n’exclut pas la stipulation de clauses attributives de juridiction dans les contrats, sous réserve qu’elles respectent le cadre légal.
Une clause bien rédigée, couvrant explicitement les litiges relatifs à la cessation ou à l’exécution des contrats, peut trouver application, y compris en cas de rupture brutale.
À titre d’illustration, une clause désignant une juridiction spécialisée compétente pour statuer sur la conclusion et la cessation d’un contrat a été jugée valable (CA Paris, 21 oct. 2014, n° 14/09739). En revanche, toute clause qui ne renverrait pas vers les juridictions désignées par les articles D. 442-3 et D. 442-4 du Code de commerce demeure inopérante.
B) Les parties à l’instance
Il ressort de l’article L. 442-4, I. du Code de commerce que deux catégories de personnes sont recevables à engager une action en responsabilité sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies
- Les personnes justifiant d’un intérêt à agir
- Le ministre de l’Économie
- Le ministère public et le Président de l’Autorité de la concurrence
1. Les personnes justifiant d’un intérêt à agir
L’article L. 442-4, I du Code de commerce dispose que « l’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt. » Cette disposition confère un droit d’action à toutes les personnes pouvant démontrer un intérêt direct et personnel à voir sanctionner une rupture brutale.
a. La victime directe
La partie directement lésée par la rupture commerciale dispose naturellement d’un intérêt à agir.
Elle peut demander à la juridiction saisie la cessation des pratiques abusives, la réparation du préjudice subi, voire la nullité des clauses illicites ou contrats abusifs qui sous-tendent la relation commerciale, ainsi que la restitution des avantages indument obtenus (Art. L. 442-4, I C. com.).
b. La victime indirecte
La jurisprudence admet que des tiers, bien qu’étrangers aux relations contractuelles initiales, puissent engager la responsabilité délictuelle de l’auteur d’une rupture brutale de relations commerciales établies, dès lors qu’ils subissent un préjudice direct et personnel en raison de cette rupture.
Ainsi, dans un arrêt du 6 septembre 2011, la Cour de cassation a admis que un tiers pouvait invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, la rupture brutale d’une relation commerciale dès lors qu’elle lui causait un préjudice personnel et direct (Cass. com., 6 sept. 2011, n° 10-11.975).
Dans cette affaire, un distributeur tiers avait introduit une action contre un fabricant industriel à la suite de la rupture brutale des relations commerciales entre ce dernier et son logisticien partenaire.
Bien que le distributeur tiers ne fût pas partie à la relation contractuelle, il avait démontré que la cessation brutale de ces relations lui avait causé un dommage distinct et direct. La Cour de cassation a ainsi jugé que « la rupture brutale d’une relation commerciale peut être invoquée par un tiers dès lors qu’elle lui cause un préjudice », rejetant ainsi le pourvoi formé par le fabricant industriel.
Cette décision marque un élargissement significatif du champ de la responsabilité pour rupture brutale, en permettant à des victimes indirectes, telles que des distributeurs, sous-traitants ou autres acteurs affectés, d’obtenir réparation pour le préjudice qu’elles subissent.
Pour qu’un tiers puisse valablement agir en responsabilité délictuelle à la suite d’une rupture brutale de relations commerciales, deux conditions principales doivent être réunies :
- En premier lieu, le tiers doit prouver que le dommage qu’il subit découle directement de la rupture brutale et qu’il ne s’agit pas simplement d’un préjudice par ricochet. Cela suppose une individualisation stricte du préjudice distinct de celui de la victime principale.
- En second lieu, il est nécessaire de prouver que la rupture brutale est la cause déterminante et directe du dommage invoqué par le tiers.
2. Le ministre chargé de l’Économie
a. Une action autonome de protection de l’ordre public économique
Le ministre chargé de l’Économie dispose d’une action autonome fondée sur l’article L. 442-4, I du Code de commerce.
Cette action, indépendante de celle de la victime, vise à protéger le fonctionnement du marché et à préserver l’ordre public économique.
Elle peut porter sur la cessation des pratiques abusives, la nullité des clauses illicites, la restitution des avantages indument perçus et le prononcé d’une amende civile (Art. L. 442-4, I C. com.).
La Cour de cassation a précisé que cette action est distincte et ne nécessite ni le consentement ni la présence de la victime directe (Cass. com., 8 juill. 2008, n° 07-16.761).
b. La possibilité de demander des sanctions
Le ministre peut demander des sanctions financières dont le montant peut atteindre le plus élevé des plafonds suivants : cinq millions d’euros, le triple des avantages indument obtenus, ou 5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France lors du dernier exercice clos (Art. L. 442-4, I C. com.).
Cette disposition confère au ministre un levier dissuasif important dans la lutte contre les pratiques restrictives de concurrence.
c. Inopposabilité des clauses compromissoires
En tant que gardien de l’ordre public économique, le ministre agit en dehors du cadre contractuel.
Ainsi, les clauses compromissoires ou attributives de compétence contenues dans les contrats litigieux lui sont inopposables (Cass. 1re civ., 6 juill. 2016, n° 15-21.811).
De même, toute clause prévoyant l’application d’une loi étrangère ou la compétence d’une juridiction étrangère est inopposable à l’action du ministre.
3. Le ministère public et le Président de l’Autorité de la concurrence
a. Le ministère public
Le ministère public peut intervenir pour saisir les juridictions civiles ou commerciales lorsque des pratiques restrictives de concurrence sont révélées, notamment à l’occasion d’une affaire pénale.
Cette intervention vise également à défendre l’ordre public économique, sans nécessiter le consentement des victimes.
b. Le président de l’Autorité de la concurrence
Le président de l’Autorité de la concurrence peut saisir les juridictions compétentes lorsqu’il constate, dans le cadre des affaires relevant de ses compétences, une pratique relevant des articles L. 442-1 à L. 442-8 du Code de commerce (Art. L. 442-4, I C. com.).
Cette action s’inscrit dans le cadre d’une mission plus large de régulation des pratiques concurrentielles.
C) Prescription
L’action en responsabilité fondée sur l’article L. 442-1, II du Code de commerce est soumise à la prescription quinquennale prévue par l’article L. 110-4, I du même code.
Cette prescription, également applicable en matière de responsabilité délictuelle selon l’article 2224 du Code civil, impose à la victime de la rupture d’agir dans un délai de cinq ans à compter du fait générateur.
Plus précisément, le délai court à compter de la notification de la rupture dès lors que la victime a eu connaissance, à cette date, de l’absence ou de l’insuffisance de préavis et du préjudice qui en résulte (Cass. com., 8 juill. 2020, n° 18-24.441).
Cette règle reflète l’objectif de concilier la sécurité juridique des acteurs économiques avec la nécessité pour les victimes de disposer d’un délai raisonnable pour apprécier l’étendue de leur préjudice et engager une action.
II) La condamnation à réparer
La mise en œuvre de la responsabilité fondée sur la rupture des relations commerciales établies est subordonnée, comment n’importe quelle action en responsabilité, à la preuve d’un préjudice.
A) La détermination du préjudice
1. L’existence d’un préjudice
Un préjudice certain, actuel et direct doit être établi par la victime. Ce dernier ne saurait être présumé, même si la rupture est jugée brutale ; le préjudice doit être prouvé.
A cet égard, la charge de la preuve incombe à la victime de la rupture brutale des relations commerciales établies, qui doit démontrer qu’elle a subi un préjudice.
Ainsi, dans un arrêt du 3 mars 2004, la Cour de cassation a jugé que la simple brutalité d’une rupture commerciale ne suffit pas à engager la responsabilité de son auteur, sauf à démontrer l’existence d’un préjudice réel et directement imputable à cette brutalité (Cass. com., 3 mars 2004, n° 02-17.623).
Dans cette affaire, une société prestataire, spécialisée dans la mise en place de vitrines publicitaires pour un acteur majeur du secteur du luxe, invoquait une rupture sans préavis des relations commerciales établies et demandait réparation du préjudice subi. Toutefois, les juges du fond ont rejeté sa demande, une position confirmée par la Cour de cassation, qui a estimé que la société prestataire ne rapportait pas la preuve du préjudice invoqué.
Cette dernière a souligné que l’indemnisation ne peut être accordée qu’à la condition de démontrer un préjudice concret et chiffré. En l’espèce, la société prestataire n’a pas été en mesure de justifier :
- Soit une perte de chiffre d’affaires : aucune donnée objective ne permettait d’évaluer les revenus qu’elle aurait pu réaliser si un préavis raisonnable avait été respecté. L’activité saisonnière et irrégulière de la société ne permettait pas non plus d’établir une perte économique certaine.
- Soit une atteinte à son image de marque : les allégations relatives à un préjudice d’image n’étaient accompagnées d’aucune preuve tangible, comme des témoignages ou des études démontrant un impact négatif sur sa réputation commerciale.
La décision prise par la Cour de cassation rappelle l’un des principes cardinaux du droit de la responsabilité : la faute seule, même caractérisée par l’absence de préavis, ne suffit pas à entraîner une condamnation.
La réparation doit être proportionnée à un préjudice certain et directement imputable à la brutalité de la rupture, et non à la rupture elle-même.
Cet arrêt s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation. Dans une décision ultérieure, la Haute Juridiction a réaffirmé que seuls les préjudices liés à la brutalité de la rupture, et non à la rupture elle-même, sont indemnisables (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-20.846).
Ainsi, les dommages découlant de la perte de marché ou des coûts de licenciements, par exemple, ne sont pas réparables sur le fondement de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, mais relèvent éventuellement de la responsabilité contractuelle pour faute, si la rupture est jugée abusive.
2. L’existence d’un préjudice réparable
En matière de rupture brutale des relations commerciales établies, il ne suffit pas de se prévaloir de l’existence d’un préjudice pour espérer obtenir réparation. Encore faut-il que le préjudice invoqué soit réparable.
Le préjudice réparable se décline en plusieurs chefs spécifiques reconnus par la jurisprudence, chacun devant être prouvé distinctement. Parmi eux, figurent notamment :
==>Le gain manqué
Le gain manqué constitue le préjudice principal indemnisé en cas de rupture brutale. Il est évalué en fonction de la durée du préavis jugée nécessaire, en l’absence ou en cas d’insuffisance de celui-ci (Cass. com., 20 mai 2014, n° 13-16.398).
La Cour de cassation a, par suite, souligné l’importance pour les juges du fond de déterminer avec précision la durée du préavis nécessaire avant de chiffrer le montant de l’indemnisation (Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-19.777).
Cependant, l’article L. 442-1, II du Code de commerce limite la responsabilité de l’auteur de la rupture à un préavis de 18 mois, s’il a été respecté.
Cette disposition soulève des questions quant à la possibilité de réparer un gain manqué sur une période supérieure à cette durée. La doctrine souligne l’importance de distinguer les conditions d’appréciation de la faute des conditions d’indemnisation, qui doivent répondre à l’exigence de réparation intégrale.
==>Les frais engagés
La victime peut également obtenir la réparation des frais et investissements spécifiques qu’elle a engagés en considération de la pérennité de la relation commerciale.
Ces frais doivent toutefois être directement imputables à la brutalité de la rupture (CA Paris, 16 nov. 2011, n° 11/12595).
==>Les atteintes immatérielles
La jurisprudence admet également l’indemnisation des préjudices immatériels, tels que :
- Le préjudice d’image, qui peut être invoqué lorsque la brutalité de la rupture nuit à la réputation commerciale de la victime (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779).
- Le préjudice de désorganisation, lorsque la brutalité perturbe gravement l’organisation interne de l’entreprise victime (CA Rennes, 4 janv. 2011, n° 09/07515).
- Le préjudice moral, en tant qu’il peut résulter du caractère brutal de la rupture (Cass. com., 5 avr. 2018, n° 16-25.568).
3. L’existence d’un préjudice directement en lien avec la brutalité de la rupture
Pour que la victime d’une rupture brutale des relations commerciales établies soit fondée à engager une action en responsabilité, elle doit démontrer que son préjudice a été directement causé par la brutalité de la rupture. Ce lien de causalité est essentiel pour distinguer les dommages résultant de l’insuffisance ou de l’absence de préavis de ceux découlant uniquement de la cessation des relations commerciales.
La jurisprudence de la Cour de cassation est constante à cet égard. Dans un arrêt du 11 juin 2013 elle a ainsi affirmé que « seuls sont indemnisables les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non la rupture elle-même » (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-20.846).
Dans cette affaire, un donneur d’ordre du secteur agroalimentaire avait mis fin à des contrats tacitement reconductibles conclus avec un sous-traitant chargé de la maintenance de ses équipements industriels. La cour d’appel, confirmée par la Cour de cassation, a limité la réparation à la perte de marge brute, écartant les chefs de préjudice complémentaires liés à la cessation d’activité, tels que la perte partielle du fonds de commerce ou les coûts de licenciement du personnel. Ces derniers, selon les juges, résultaient de la rupture elle-même et non de son caractère brutal.
Dans un arrêt du 20 octobre 2015, la Cour de cassation a réitéré cette analyse en jugeant que les coûts des licenciements économiques consécutifs à la perte d’un client majeur ne pouvaient être indemnisés, car ils découlaient de la rupture elle-même et non de l’insuffisance du préavis (Cass. com., 20 oct. 2015, n° 14-18.753). De manière similaire, les pertes liées à une diminution d’activité ou à la perte d’un marché ne sont pas réparables sur le fondement de l’article L. 442-1 du Code de commerce, sauf si elles sont directement imputables à l’absence ou à l’insuffisance du préavis.
Pour qu’un préjudice soit réparé, il doit donc exister un lien direct et exclusif entre ce dernier et l’absence ou l’insuffisance de préavis. Dans un arrêt du 23 janvier 2007, la Cour de cassation a précisé que tout dommage éloigné ou hypothétique ne saurait justifier une indemnisation (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779 et n° 04-17.951). Ainsi, si le préjudice invoqué découle uniquement de la rupture des relations commerciales, la victime devra se tourner vers le droit commun de la responsabilité contractuelle pour rupture abusive, à condition de démontrer une faute contractuelle (Cass. com., 19 janv. 2016, n° 14-19.894).
Au total, il s’infère de toutes ces décisions que seuls les dommages directement liés à l’absence ou à l’insuffisance de préavis peuvent donner lieu à indemnisation sur le fondement de l’article L. 442-1 du Code de commerce. Les juges doivent donc examiner si le dommage invoqué est la conséquence directe du comportement brutal reproché, excluant ainsi les préjudices qui relèvent de la rupture elle-même.
Cette position jurisprudentielle, confirmée dans de nombreuses affaires (par ex. Cass. com., 10 févr. 2015 n° 13-26.414), consolide le principe selon lequel l’indemnisation est strictement limitée aux conséquences directes de la brutalité de la rupture.
B) L’évaluation du préjudice
L’évaluation du préjudice consécutif à une rupture brutale des relations commerciales repose, dans la majorité des cas, sur la perte de marge brute.
Lorsque l’activité d’une entreprise consiste en la fourniture de biens, la marge brute correspond à la différence entre le prix de vente des marchandises et leur coût d’acquisition, illustrant ainsi la valeur ajoutée par l’entreprise à travers son activité commerciale.
En revanche, lorsqu’il s’agit de prestations de services, la marge brute se calcule en soustrayant du chiffre d’affaires les coûts directement associés à l’exécution des prestations, tels que les frais de personnel ou de sous-traitance, traduisant ainsi le bénéfice brut généré avant prise en compte des charges fixes.
Exemple Prenons l’exemple d’une entreprise dont le chiffre d’affaires annuel s’élève à 500 000 euros, réalisé avec un partenaire avec lequel elle entretient des relations commerciales établies. Pour générer ce chiffre d’affaires, l’entreprise supporte des coûts directement imputables à son activité, tels que les coûts d’achat des marchandises, les frais de personnel et les frais de livraison, qui totalisent 350 000 euros sur l’année. La marge brute, qui traduit la valeur ajoutée par l’entreprise avant prise en compte des charges fixes, est alors calculée en soustrayant ces coûts du chiffre d’affaires. Elle s’élève ici à 150 000 euros par an (500 000 euros – 350 000 euros). En cas de rupture brutale de cette relation commerciale, les juges doivent déterminer la durée de préavis qui aurait été nécessaire pour permettre à l’entreprise de s’adapter ou de se réorganiser. Supposons qu’un préavis de six mois soit jugé raisonnable. Le préjudice indemnisable au titre de la perte de marge brute sera alors proportionné à cette durée, en appliquant la formule suivante : Marge brute annuelle ÷ 12 (mois) × durée de préavis nécessaire (en mois). Dans cet exemple, le calcul serait le suivant : 150 000 euros ÷ 12 × 6 = 75 000 euros. Ce montant représente la compensation destinée à réparer la perte de marge brute subie par l’entreprise pendant la période de préavis qui aurait dû lui être accordée. |
Avant d’évaluer la marge brute, les jugent doivent donc déterminer la durée du préavis nécessaire, appelée également multiplicateur. Ce calcul est essentiel pour établir le préjudice indemnisable. À défaut, la décision prise pourrait encourir la censure, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 7 mars 2018 (Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-19.777).
Dans certains cas, notamment lors de périodes de crise ou d’incertitudes économiques, les juges peuvent opter pour une indemnisation au titre de la perte de chance, comme l’a illustré un arrêt du 22 octobre 2013 (Cass. com., 22 oct. 2013, n° 12-28.704). Cette approche, plus prudente, permet de tenir compte de la probabilité que la victime aurait effectivement réalisé les gains espérés si le préavis avait été respecté.
Bien que couramment utilisée par les juridictions, la méthode reposant sur la marge brute n’est pas exempte de critiques. Certains auteurs soulignent qu’elle pourrait conduire à sur-indemniser la victime, notamment en ne tenant pas compte des coûts variables que cette dernière n’aura pas supportés en raison de la rupture. Par exemple, une entreprise qui cesse de produire ne supportera plus certains frais de fonctionnement directement liés à l’activité interrompue.
Sensibles à ces arguments, les juges du fond privilégient parfois une évaluation fondée sur la marge nette ou sur les coûts variables, comme l’a récemment montré la cour d’appel de Paris dans plusieurs arrêts (CA Paris, 27 sept. 2017, n° 15/02824). Ces approches visent à rapprocher l’indemnisation du préjudice effectivement subi.
La Cour de cassation, tout en restant majoritairement attachée à la méthode de la marge brute, n’exclut pas ces ajustements lorsque les circonstances de l’espèce le justifient. Cette approche plus nuancée a été illustrée dans un arrêt rendu le 7 décembre 2022 (Cass. com., 7 déc. 2022, n° 21-17.850).
Dans cette affaire, une société de logistique reprochait à son partenaire commercial, une grande entreprise du secteur agroalimentaire, d’avoir rompu brutalement leur relation contractuelle sans respecter un préavis suffisant. La cour d’appel avait évalué le préjudice en se fondant sur la marge brute sur coûts variables, méthode généralement admise pour ce type de contentieux. Cependant, elle avait refusé de déduire certaines charges d’exploitation, comme les frais de personnel et de loyers, en considérant qu’il s’agissait de charges « fonctionnelles », c’est-à-dire indispensables à la réorganisation ou à la reconversion des entreprises victimes.
La Cour de cassation a censuré cette décision, rappelant que la méthodologie d’évaluation doit strictement respecter le principe de réparation intégrale. Selon l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, seul le préjudice directement causé par la brutalité de la rupture est indemnisable. Ainsi, pour calculer la marge brute sur la période d’insuffisance de préavis, il est impératif de déduire les charges économisées par la victime du fait de la rupture, telles que les coûts de personnel ou de loyers, sauf à démontrer que ces charges ont été maintenues et qu’elles sont directement liées à la brutalité de la rupture.
Dans cette arrête, si pour évaluer le préjudice, la Cour de cassation adopte une approche visant à calculer la perte de marge brute, elle reconnaît également que certaines circonstances spécifiques peuvent justifier des exceptions. En l’espèce, elle reproche, en effet, à la cour d’appel de ne pas avoir vérifié si, en dépit d’un jugement antérieur transférant les contrats de travail des salariés concernés à une autre société, les entreprises de logistique avaient effectivement continué à supporter des charges de personnel après la rupture. Si ces charges avaient été transférées, elles ne pouvaient être prises en compte dans le calcul du préjudice.
Cette analyse démontre que la Cour ne s’en tient pas strictement au calcul mécanique de la marge brute : elle exige une appréciation concrète des charges réellement supportées ou évitées par la victime. Ce raisonnement illustre la volonté de la Haute juridiction de replacer l’évaluation du préjudice dans le contexte particulier de chaque affaire. Ainsi, la prise en compte de charges spécifiques telles que celles liées à la réorganisation de l’entreprise peut être admise, mais uniquement si elles résultent directement de la brutalité de la rupture et non de la cessation même des relations commerciales.
La solution retenue dans cet arrêt traduit la volonté de la Cour de cassation d’assurer une indemnisation juste et proportionnée, tout en évitant un enrichissement injustifié. La déduction des coûts évités, comme les charges de personnel ou de loyers qui ne sont plus supportées en raison de la rupture, est essentielle pour éviter que l’évaluation du préjudice ne dépasse les pertes réellement subies. Cependant, la Haute juridiction admet que certaines charges maintenues, lorsqu’elles sont directement liées à la nécessité de se réorganiser ou de se reconvertir en réponse à la brutalité de la rupture, puissent être incluses dans le calcul.
En définitive, cet arrêt confirme que, bien qu’elle privilégie une méthodologie rigoureuse fondée sur la marge brute sur coûts variables, la Cour de cassation demeure attentive aux spécificités de chaque situation. L’objectif est de garantir une réparation équitable, ajustée aux réalités économiques de la victime, tout en préservant le respect des principes fondamentaux de la responsabilité civile.
III) Les causes exonératoires de responsabilité
En matière de rupture des relations commerciales établies, certaines circonstances peuvent exonérer l’auteur de la rupture de sa responsabilité, même si les conditions générales d’une rupture brutale sont réunies.
Ces causes exonératoires, expressément prévues par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, reposent sur deux fondements : la faute de la victime et la force majeure.
A) La faute de la victime
==>Une faute présentant une certaine gravité
L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit que « les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ».
Il s’infère de cette disposition que la faute de la victime, lorsqu’elle se manifeste par l’inexécution de ses obligations contractuelles, peut constituer une cause d’exonération totale de responsabilité pour l’auteur de la rupture.
La jurisprudence interprète strictement l’exigence de gravité, afin de prévenir toute utilisation abusive de cette faculté d’exonération.
Selon le Professeur Nicolas Mathey, la gravité du manquement doit être telle qu’elle rompe l’équilibre contractuel, rendant impossible la poursuite de la relation commerciale dans des conditions normales.
La gravité se définit donc comme un déséquilibre substantiel résultant d’une inexécution grave des obligations essentielles du contrat. À cet égard, la Cour de cassation a rappelé à plusieurs reprises que les juges du fond doivent précisément caractériser la nature et les conséquences du manquement invoqué (Cass. com., 27 mars 2019, n° 17-16.548).
À titre d’exemple, le défaut de paiement de factures exigibles constitue souvent un manquement grave, dès lors qu’il menace directement l’équilibre économique du contrat.
Par exemple, la Cour de cassation a jugé que l’absence de règlement des sommes dues par un distributeur justifiait une résiliation sans préavis, le manquement étant considéré comme incompatible avec le maintien de la relation commerciale (Cass. com., 21 févr. 2012, n° 10-15.438).
La Cour de cassation a également admis que le non-respect de règles de compliance, telles que des obligations anti-corruption imposées par le cocontractant, pouvait justifier une résiliation immédiate sans préavis (Cass. com., 20 nov. 2019, n° 18-12.817). Dans ce cas, la gravité du manquement résidait dans la mise en péril de la conformité globale des activités du donneur d’ordre.
De la même manière, une société qui, en violation d’une clause de confidentialité, transmettrait des informations sensibles à un concurrent pourrait être considérée comme ayant commis un manquement grave. Un tel comportement met en péril non seulement la relation contractuelle, mais également les intérêts stratégiques de l’autre partie.
L’utilisation non autorisée des marques du cocontractant dans un cadre autre que celui prévu contractuellement pourrait également être qualifiée de manquement grave, en ce qu’elle porte atteinte à l’image et aux droits de propriété intellectuelle du partenaire.
À l’inverse, la jurisprudence exclut les manquements mineurs ou tolérés par l’auteur de la rupture. Ainsi, un simple objectif de chiffre d’affaires non atteint ou une mise en demeure ponctuelle pour des prestations non conformes ne sont pas considérés comme suffisamment graves pour justifier une rupture sans préavis (Cass. com., 5 avr. 2018, n° 16-19.923 ; Cass. com., 16 févr. 2022, n° 20-18.844).
Les juges doivent également veiller à vérifier si une tolérance passée de la part de l’auteur de la rupture ne prive pas le manquement de son caractère de gravité (CA Paris, 10 avr. 2014, n° 12/01373).
Enfin, il peut être observé que la gravité du manquement peut ne pas conduire inévitablement à une rupture sans préavis. Elle peut également justifier simplement une réduction de la durée du préavis.
En effet, pour la Cour de cassation, si le manquement est d’une gravité telle qu’il permet une rupture immédiate, il peut également justifier une réduction substantielle du préavis (Cass. com., 14 oct. 2020, n° 18-22.119).
À l’inverse, un manquement d’une gravité moindre peut entraîner une réduction limitée de la durée du préavis, mais pas son élimination totale.
==>Cas particulier de la clause résolutoire
La stipulation d’une clause résolutoire prédéfinissant les manquements susceptibles de justifier une rupture immédiate et sans préavis d’une relation commerciale établie relève de la liberté contractuelle.
Cette faculté, bien qu’indiscutable, n’est pas exempte de limites. Comme le souligne Philippe Stoffel-Munck, ces clauses ne peuvent échapper au contrôle des dispositions d’ordre public, en particulier celles de l’article L. 442-1 du Code de commerce, qui visent à prévenir les abus dans les relations commerciales[8].
L’objectif est de garantir qu’une telle clause ne permette pas une rupture abusive ou disproportionnée, sous prétexte de respecter une condition contractuelle préétablie.
Aussi, la Cour de cassation impose un contrôle strict aux juges du fond quant à vérifier que les faits invoqués correspondent à un manquement d’une gravité suffisante, condition sine qua non pour la mise en œuvre d’une clause résolutoire.
Ainsi, elle a jugé dans un arrêt du 25 septembre 2007 que les clauses permettant une rupture sans préavis ne peuvent être opposées que si l’inexécution du contrat présente un degré de gravité suffisant (Cass. com., 25 sept. 2007, n° 06-15.517).
Puis, dans un arrêt du 9 juillet 2013, la Cour de cassation a jugé qu’une clause résolutoire autorisant la rupture immédiate d’une relation commerciale en raison d’une insuffisance de résultats ne pouvait être appliquée sans que soit caractérisé un manquement grave aux obligations contractuelles.
En l’espèce, un contrat de mandat d’intermédiaire en opérations de banque liait la société Banque privée européenne (BPE) à la société Hestia Finances. Ce contrat stipulait que le mandataire devait atteindre au moins 80 % des objectifs annuels, sous peine de révocation immédiate et sans indemnité. La BPE avait mis fin au mandat en invoquant l’insuffisance de résultats, la société Hestia n’ayant réalisé que 40 % ou 65 % des objectifs fixés, tandis que la BPE atteignait un taux de réalisation de 105 %.
La cour d’appel avait validé cette rupture, estimant que la clause contractuelle offrait au mandant un motif sérieux et légitime pour résilier le contrat sans préavis ni indemnité.
Cependant, la Cour de cassation a censuré cette décision, reprochant à la cour d’appel de s’être fondée exclusivement sur le non-respect des objectifs contractuels, sans examiner si ce manquement constituait une inexécution grave des obligations contractuelles de la société Hestia.
Elle a ainsi rappelé que, même en présence d’une clause résolutoire, les juges du fond doivent impérativement apprécier la gravité réelle du manquement invoqué pour justifier une rupture immédiate et sans préavis (Cass. com., 9 juill. 2013, n° 12-21.001).
Cet arrêt souligne l’exigence d’un contrôle rigoureux des clauses résolutoires par les juges. La seule insuffisance de résultats, même définie contractuellement, ne suffit pas à établir un manquement grave, sauf à démontrer que cette insuffisance traduit une inexécution substantielle des obligations essentielles du contrat. Par cette décision, la Cour de cassation rappelle la nécessité d’un équilibre entre la liberté contractuelle des parties et la garantie offerte aux relations commerciales établies contre des ruptures abusives.
En définitive, si les clauses résolutoires sont admises à encadrer les conditions de rupture d’une relation commerciale qui a vocation à durer dans le temps, elles ne sauraient en revanche permettre de contourner le mécanisme du préavis – d’ordre public – institué à l’article L. 442-1 du Code de commerce.
B) La force majeure
L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit que « les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ».
Il s’infère de cette disposition que la force majeure, lorsqu’elle est établie, constitue une cause d’exonération de responsabilité pour l’auteur d’une rupture sans préavis. Toutefois, sa reconnaissance est soumise à des critères stricts et rarement satisfaits dans le cadre des relations commerciales établies.
Sous l’empire du droit antérieur à l’ordonnance du 10 février 2016, la force majeure était définie par la jurisprudence comme un événement répondant à trois critères cumulatifs : l’imprévisibilité, l’irrésistibilité, et l’extériorité. Cette définition a été reprise et adaptée par l’article 1218 du Code civil, qui dispose qu’« il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ».
Cette nouvelle rédaction marque l’abandon explicite du critère d’extériorité, déjà écarté par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation dans un arrêt de 2006 (Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n°02-11.168). Toutefois, les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité demeurent centraux, imposant que l’événement soit à la fois inattendu et insurmontable dans ses conséquences.
Dans le cadre des relations commerciales, l’application des critères de la force majeure se révèle particulièrement exigeante. L’événement doit être imprévisible et irrésistible au point de rendre impossible la poursuite des relations dans les conditions initiales (CA Paris, ch. 5-11, 3 juill. 2015, n° 13/06935).
Toutefois, la force majeure se distingue des simples difficultés économiques ou financières, qui, bien qu’elles puissent compliquer l’exécution d’un contrat, ne constituent pas en elles-mêmes une cause exonératoire. Une crise économique, par exemple, est rarement reconnue comme un cas de force majeure, car les acteurs économiques disposent généralement des moyens de s’y adapter, que ce soit par des ajustements organisationnels ou des solutions de substitution.
Par exemple, une baisse de commandes liée à des difficultés économiques, bien qu’importante, ne satisfait pas les critères de l’irrésistibilité et de l’imprévisibilité (Cass. com., 12 févr. 2013, n° 12-11.709). Une telle situation ne saurait justifier une rupture sans préavis, d’autant plus si le donneur d’ordre propose une aide financière pour soutenir son partenaire commercial, preuve d’une volonté manifeste de poursuivre la relation (Cass. com., 8 nov. 2017, n° 16-15.285).
Les décisions reconnaissant la force majeure en matière de rupture brutale sont rares, mais certaines situations exceptionnelles ont été retenues. Par exemple, dans un arrêt du 12 septembre 2019, la Cour d’appel de Paris a jugé que la réforme législative introduite par la loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 sur la formation professionnelle constituait un cas de force majeure. Cette réforme, modifiant radicalement les règles applicables au choix des organismes de formation par les salariés, avait rendu impossible la poursuite de la relation dans ses termes initiaux (CA Paris, pôle 5, ch. 5, 12 sept. 2019, n° 17/16758).
De manière similaire, des événements tels que des catastrophes naturelles, des embargos ou des grèves généralisées ont été reconnus comme constituant des cas de force majeure, car ils remplissaient les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité. Ces cas se distinguent par leur caractère exceptionnel et extérieur au cercle d’action de l’entreprise.
Bien que la force majeure puisse exonérer l’auteur d’une rupture sans préavis, son invocation dans le cadre des relations commerciales établies est limitée par plusieurs facteurs. D’une part, l’action de l’une des parties dans une relation commerciale n’est jamais totalement imprévisible pour l’autre, surtout dans des secteurs où des crises ponctuelles sont fréquentes. D’autre part, les acteurs économiques disposent souvent de moyens pour faire face à des perturbations temporaires, limitant ainsi le caractère irrésistible de nombreux événements invoqués.
En définitive, seules des situations exceptionnelles, telles qu’une liquidation judiciaire, un incendie majeur, ou des bouleversements législatifs ou géopolitiques, pourront être reconnues comme constituant un cas de force majeure. La qualification stricte de cet événement reste une constante, et en l’absence de critères rigoureusement établis, la responsabilité de l’auteur d’une rupture sans préavis demeure pleinement engagée.
- F. terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil – Les obligations, éd. Dalloz, 2022. ?
- Ph. Malaurie, Les contrats spéciaux, éd. LGDJ, 2020 ?
- M. Malaurie-Vignal, Droit des pratiques restrictives de concurrence, 7e éd., Sirey, 2017, n° 315. ?
- F. Terré, « Les relations commerciales établies et leur rupture », RDC, 2014, p. 115 ?
- J. Ghestin, Traité de droit civil : Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 2013, n° 845 ?
- F. Mathey, Contrats, concurrence et consommation, éd. Litec, 2019, comm. 149). ?
- Ibid ?
- P. Stoffel-Munck, La rupture brutale des relations commerciales, LexisNexis, 2018 ?
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