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La preuve des faits juridiques: régime

==>Notion

Pour mémoire, les faits juridiques sont définis à l’article 1100-2 du Code civil comme « des agissements ou des événements auxquels la loi attache des effets de droit ».

Cette définition se rapproche très étroitement de celle qui avait été proposée par Gérard Cornu dans l’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription.

Cet auteur avait en effet indiqué que « si, en eux-mêmes, les faits juridiques sont dans une grande diversité, comme agissements (individuels ou collectifs) ou comme événements (faits divers particuliers, économiques, politiques, naturels, etc) c’est toujours la loi qui leur attache l’effet de droit qu’elle détermine (lequel ne correspond évidemment pas s’il s’agit de faits volontaires, au propos délibéré de leur auteur) ».

Ainsi, ce qui caractérise les faits juridiques c’est que, d’une part, ils consistent en des agissements ou des événements et que, d’autre part, les conséquences juridiques qu’ils produisent ne sont pas voulues.

L’un des principaux enjeux de la qualification de fait juridique réside dans la preuve.

Car, en effet, à la différence des actes juridiques dont la preuve requiert nécessairement la production d’un écrit, la preuve des faits juridiques se fait, quant à elle, par tout moyen.

I) Principe : la preuve par tout moyen

Bien qu’aucun texte ne l’énonce expressément, la preuve des faits juridique se fait par tout moyen.

Cette règle s’évince des articles 1358 et 1359 du Code civil. Tandis que la première disposition prévoit que « hors les cas où la loi en dispose autrement, la preuve peut être apportée par tout moyen », la seconde énonce que « l’acte juridique portant sur une somme ou une valeur excédant un montant fixé par décret doit être prouvé par écrit sous signature privée ou authentique. »

Il se déduit de la combinaison de ces deux dispositions que tout ce qui ne relève pas de la catégorie des actes juridiques dont le montant excède 1500 euros est soumis au principe de la liberté de la preuve.

Ainsi les faits juridiques peuvent être prouvés par tout moyen, ce qui signifie que sont admissibles en justice tous les modes de preuve.

Autrement dit, les plaideurs sont libres de choisir les moyens de preuve qu’elles entendent présenter au juge, pourvu qu’ils aient été obtenus licitement et loyalement.

La contrepartie à cette liberté probatoire dont jouissent les parties réside dans les pouvoirs conférés au juge qui est libre d’apprécier les moyens de preuves produits au débat judiciaire.

Plus précisément, il est libre d’apprécier ces moyens de preuve selon son intime conviction et de leur octroyer la force probante qui lui paraît opportune.

Il n’est donc pas contraint de s’en tenir à une hiérarchie des modes de preuve qui serait fixée par la loi comme c’est le cas pour la preuve des actes juridiques.

Si ce système est sans aucun doute celui qui offre le plus de souplesse, tant aux parties, qu’au juge, il présente néanmoins l’inconvénient de faire dépendre l’issue du procès de la seule intime conviction du juge.

II) Tempérament

Le principe de liberté de la preuve en matière de faits juridiques connaît une limite : l’exclusion de l’application du principe « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même ».

A) Énoncé du principe « nul ne peut se constituer de preuve à lui-même »

Il est un principe constant en droit de la preuve selon lequel pour être recevable, l’écrit produit en justice ne peut pas émaner de la partie qui s’en prévaut.

Aussi, est-il fait interdiction au demandeur de fonder ses prétentions sur des preuves qu’il se serait préconstituées unilatéralement ; il ne peut prouver ses allégations qu’au moyen d’éléments qui lui sont extérieurs.

Cette règle a, très tôt, été énoncée par Pothier qui écrivait dans son Traité des obligations que « personne ne pouvant se faire de titre à soi-même, suivant le principe que nous avons déjà établi, il suit de là que les livres-journaux des marchands sur lesquels ils inscrivent jour par jour les marchandises qu’ils débitent aux différents particuliers, ne peuvent pas faire une preuve pleine et entière de ces fournitures contre les personnes à qui elles ont été faites »[1].

Elle a, par suite, été reconduite par les rédacteurs du Code civil qui l’ont codifiée aux anciens articles 1329 et 1331 du Code civil.

Ces dispositions interdisaient de prouver des allégations :

On retrouvait également cette règle à l’ancien article 1347, alinéa 2e du Code civil qui définissait le commencement de preuve par écrit comme un acte « qui est émané de celui contre lequel la demande est formée ».

B) Portée du principe « nul ne peut se constituer de preuve à lui-même »

==>Reconnaissance d’une portée générale au principe

Alors que l’application des dispositions précitées était a priori cantonnée à des domaines spéciaux, la jurisprudence a dégagé des règles énoncées un principe général selon lequel « nul ne peut se constituer une preuve à lui-même ».

La reconnaissance de ce principe est notamment intervenue dans un arrêt du 23 novembre 1972 rendu par la Chambre sociale aux termes duquel elle reproche à une Cour d’appel d’avoir retenu à titre de preuve une affirmation émanant du demandeur à l’allégation (Cass. soc. 23 nov. 1972, 71-12.032).

La Première chambre civile se fondera sur ce même principe dans un arrêt du 2 avril 1996 pour décider que la SNCF ne pouvait, dans le cadre d’un procès, produire aux débats des témoignages émanant de ses propres salariés aux fins de s’exonérer de sa responsabilité envers un voyeur victime d’un accident (Cass. 1ère civ. 2 avr. 1996, n°93-17.181).

Comme souligné par un auteur, cette règle se fonde « sur des considérations d’élémentaire justice et de protection de la partie adverse de celle à qui incombe la charge de la preuve dans un procès »[2].

On ne peut, en effet, raisonnablement admettre qu’un demandeur puisse fonder ses prétentions sur ses propres déclarations ou sur les documents qu’il a lui-même établis.

Ainsi, un garagiste ne saurait prouver l’existence de travaux de réparation et d’entretien d’un véhicule en produisant des factures qu’il aurait lui-même établies (Cass. 2e civ. 23 sept. 2004, n°02-20.497)

De la même façon, un avocat ne saurait prouver l’existence d’une créance d’honoraires en versant aux débats « des comptes détaillés établis dans chacun des dossiers, contenant le rappel des diligences, les provisions reçues et le solde d’honoraires restant dû » dès lors que ces comptes émanaient de lui (Cass. 2e civ. 4 janv. 2006, n°04-20.136).

Le principe d’interdiction des preuves constituées par et pour soi-même relève de l’évidence, sinon du « bon sens »[3] et participe de l’exigence de « loyauté dans le débat judiciaire »[4].

Dans un premier temps, la Cour de cassation a conféré une portée des plus générales à ce principe en admettant qu’il puisse être invoqué dans tous les contentieux.

Autrement dit, elle avait estimé qu’il y avait lieu d’appliquer l’interdiction des preuves autoconstituées tout autant au domaine de la preuve des faits juridiques, qu’au domaine des actes juridiques.

Par suite, on a assisté à un glissement sémantique dans un certain nombre de décisions rendues par la Haute juridiction.

Elle a progressivement fait porter la prohibition sur le « titre à soi-même » au lieu de la « preuve à soi-même ».

Dans un arrêt du 23 juin 1998, elle a ainsi énoncé que « nul ne peut se constituer de titre à lui-même » en remplaçant donc le mot « preuve » par « titre » (Cass. 1ère civ. 23 juin 1998, n°96-11.486).

Ce changement de formulation n’est pas neutre :

==>Exclusion des faits juridiques du domaine d’application du principe

Alors que, en première intention, la Cour de cassation avait voulu appliquer la prohibition de la preuve à soi-même à tous les contentieux, elle a finalement opéré un revirement de jurisprudence aux fins d’en limiter la portée.

Dans un arrêt du 1er février 2005 la Première chambre civile a affirmé en ce sens que « l’adage “nul ne peut se constituer de preuve à lui-même” n’est pas applicable à la preuve des faits juridiques » (Cass. 1ère civ. 1er févr. 2005, n°02-19.757).

Par cette décision, elle entendait ainsi cantonner l’interdiction au domaine des seuls actes juridiques.

A contrario elle admettait donc que la preuve des faits juridiques puisse être rapportée au moyen de preuves constituées unilatéralement par le demandeur à l’allégation.

Pratiquement, cela signifie qu’il est parfaitement possible, pour le demandeur à une action en justice, d’établir un fait juridique en produisant des éléments de preuve (déclarations ou documents) qui émaneraient de lui.

Il appartient alors au juge d’en apprécier la force probante au regard des circonstances de la cause et des autres éléments de preuve qui lui sont soumis.

Lorsque, en revanche, il s’agit de prouver un acte juridique, la preuve produite aux débats ne saurait avoir été constituée unilatéralement par le demandeur à l’allégation.

Elle doit nécessairement lui être extérieure, faute de quoi elle sera frappée d’irrecevabilité.

La Première chambre civile a, par suite, été rejointe par la Deuxième chambre civile qui après avoir reconnu une portée générale au principe (Cass. 2e civ. 11 juill. 1988, n°87-13.187), a écarté de son domaine d’application les faits juridiques (Cass. 2e civ. 4 janv. 2006, n°04-20.136).

Depuis lors, les deux premières chambres de la Cour de cassation n’ont pas dévié de leur position (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 16 juin 2011, n°10-30.689 ; Cass. 2e civ. 6 mars 2014, n°13-14.295).

La troisième chambre civile a fait sienne cette jurisprudence dans un arrêt remarqué rendu le 3 mars 2010 (Cass. 3e civ. 3 mars 2010, n°08-21.056). La Chambre sociale n’a pas tardé à suivre le mouvement (Cass. soc. 19 mars 2014, n°12-28.411).

S’agissant, enfin de la chambre commerciale, elle s’est ralliée à la position adoptée par les autres chambres de la Cour de cassation dans un arrêt du 27 mai 2014 en jugeant, à son tour, que « le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même n’est pas applicable à la preuve d’un fait juridique » (Cass. com. 27 mai 2014, n°13-14.106).

Pour certains auteurs, l’exclusion des faits juridiques du domaine d’application du principe « nul ne peut se constituer de preuve à lui-même » se justifie en raison du principe de liberté de la preuve[5].

Selon ce principe, tous les modes de preuve sont admissibles. Les parties sont libres de choisir les moyens de preuve qu’elles entendent présenter au juge, pourvu qu’ils aient été obtenus loyalement.

En contrepartie le juge est investi d’une liberté d’appréciation des moyens de preuve produits par les parties au procès.

Il est, autrement dit, libre d’apprécier ces moyens de preuve selon son intime conviction et de leur octroyer la force probante qui lui paraît opportune.

Aussi, peut-il tout autant décider d’écarter une preuve au motif qu’elle a été « autoconstituée » par la partie dont elle émane, et inversement lui reconnaître une force probante nonobstant son origine.

Cette analyse ne fait pas l’unanimité en doctrine. Le Professeur Roger Perrot voit dans les preuves auto-constituées « un péché originel marqué d’une suspicion de partialité ».

Pour lui, à travers le refus de la Cour de cassation d’appliquer le principe « nul ne peut se constituer de preuve à lui-même » aux faits juridiques « c’est une autre conception de la preuve qui se dessine à l’horizon : son légalisme traditionnel s’effrite pour s’apparenter au système anglais, en vigueur depuis près de deux siècles, qui permet à une partie d’être témoin dans sa propre cause, avec il est vrai, pour assurer un contrôle de véracité plus efficace, la redoutable cross-examination »[6].

Bien que l’argument soit séduisant, il n’a pas empêché le législateur d’inscrire le principe dans le marbre de la loi.

C) Consécration légale du principe « nul ne peut se constituer de preuve à lui-même »

==>Ordonnance du 10 février 2016

C’est à l’occasion de la réforme du droit de la preuve opérée par l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 que le législateur a consacré le principe « nul ne peut se constituer de preuve à lui-même ».

Cette règle, présentée par le Rapport au Président de la République qui accompagnait l’ordonnance, comme « un principe essentiel du droit de la preuve » est dorénavant énoncée à l’article 1363 du Code civil.

Cette disposition prévoit que « nul ne peut se constituer de titre à soi-même ».

L’un des premiers enseignements qui peut être retiré de la formulation de cet article est la reprise par le législateur de la solution dégagée par la jurisprudence sous l’empire du droit antérieur.

En retenant la formule « titre à soi-même » au lieu de « preuve à soi-même », les rédacteurs du texte ont entendu signifier que l’interdiction de s’auto-constituer une preuve avait vocation à s’appliquer au domaine des seuls actes juridiques.

Certains auteurs se sont interrogés sur l’intérêt de consacrer une telle interdiction, puisque s’inférant des règles gouvernant la preuve des actes juridiques[7].

Clémence Mouly-Guillemaud soutient en ce sens que l’adage « nul ne peut se constituer de titre à soi-même » présente un caractère tautologique. Pour cet auteur, cela résulte de ce que cet adage « ne formalise pas une restriction nouvelle, mais se borne à rappeler une impossibilité légalement édictée : nul ne peut se constituer seul une preuve littérale parfaite »[8].

En effet, la preuve d’un acte juridique ne peut se faire qu’au moyen d’un acte sous signature privée ou d’un acte authentique.

Or la validité de ces deux formes d’écrits est soumise à des conditions dont le respect exclut que l’écrit produit en justice puisse être établi unilatéralement par une partie.

Ainsi, la règle énoncée par l’article 1363 du Code civil ne fait, au fond, que redire un principe déjà existant, un principe qui irrigue les dispositions régissant la preuve par écrit.

Comme souligné par Clémence Mouly-Guillemaud, au fond, la raison d’être du principe d’interdiction de se constituer une preuve à soi-même « n’est pas d’édicter une prohibition nouvelle mais de résumer une impossibilité conceptuelle »[9].

Pour cette dernière, il est toutefois possible de remédier à l’inutilité de ce principe en étendant la portée qui lui est habituellement conférée.

==>Portée de la consécration légale

En prohibant la constitution de titre à soi-même, sans autre précision, la lecture de l’article 1363 du Code civil n’est pas sans soulever une difficulté d’interprétation.

Que faut-il entendre par « titre » ? S’agit-il du titre au sens de la preuve parfaite d’un acte juridique ou convient-il de donner à cette notion un sens plus large ?

Les deux interprétations sont défendues par les auteurs :

Bien que les deux interprétations soient séduisantes, seule la seconde emporte l’adhésion.

Il suffit pour s’en convaincre de relire le rapport au Président de la République accompagnant l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit de la preuve dont il ressort que le législateur a entendu consacrer la solution dégagée par « la jurisprudence la plus récente ».

Or depuis 2005, la Cour de cassation n’a eu de cesse de répéter que la portée du principe « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même » est limitée à la preuve des actes juridiques.

En contrepoint de l’argument consistant à dire que, au fond, « ce principe n’est qu’une coquille vide »[13], raison pour laquelle il conviendrait de lui conférer une portée plus large, il peut être soutenu que l’intérêt de sa consécration réside précisément dans sa délimitation.

En effet, le choix de l’expression « titre à soi-même » plutôt que « preuve à soi-même » permet de figer définitivement la jurisprudence qui, pour mémoire, avant 2005, oscillait entre l’exclusion et l’intégration des faits juridiques dans le domaine de l’interdiction de se constituer une preuve à soi-même.

Désormais, les juridictions doivent se borner à faire application du principe aux seuls actes juridiques. La Cour de cassation est, quant à elle, privée de la possibilité de revenir sur sa position.

Tout au plus, il lui appartiendra de préciser si la prohibition du titre à soi-même s’applique à la seule preuve des actes juridiques dans les contentieux soumis à l’exigence de la preuve littérale ou si elle doit être entendue à la preuve des actes juridiques intervenant dans des domaines où la preuve est libre.

Sous l’empire du droit antérieur, la Cour de cassation avait jugé que, parce « qu’en matière prud’homale, la preuve est libre […] rien ne s’oppose à ce que le juge prud’homal examine une attestation établie par un salarié ayant représenté l’employeur lors de l’entretien préalable et qu’il appartient seulement à ce juge d’en apprécier souverainement la valeur et la portée » (Cass. soc. 23 oct. 2013, n°12-22.342).

Ainsi, pour la Chambre sociale il y a lieu d’admettre la preuve auto-constituée dans les contentieux où la preuve est libre.

Il se déduit donc de cette décision que, le principe « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même » n’aurait pas vocation à s’appliquer à la preuve des actes juridiques intervenant dans un contentieux où la preuve est libre (droit commercial, droit du travail, droit pénal etc.).

  1. R.-J. Pothier, Traité des obligations, Dalloz, rééd. 2011, n°754, p.371 ?
  2. L. Leveneur, note ss. Civ. 3e, 18 nov. 1997, CCC 1998. comm. 21, p. 9 ?
  3. D. Veaux, J.-Cl. Civil., art. 1315 et 1316, fasc. 10, p. 18, n° 59. ?
  4. F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Droit civil – Les obligations, éd. Dalloz, 2019, n°1836, p. 1911 ?
  5. V. en ce sens O. Deshayes, Th. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, LexisNexis, 2e éd., 2018, p. 977 ; V. également J. Mestre, sous Cass. 1ère civ. 23 juin 1998, n°96-11.486, RTD civ. 1999. 401, obs. ?
  6. R. Perrot, « Preuve des faits juridiques », RTD Civ. 2014 p.438 ?
  7. G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, éd. Dalloz, 2018, n°1174, p. 1048. ?
  8. C. Mouly-Guillemaud, « La sentence “nul ne peut se constituer de preuve à soi-même” ou le droit de la preuve à l’épreuve de l’unilatéralisme », RTD Civ. 2007 p.253 ?
  9. Ibid. ?
  10. Ibid. ?
  11. Ibid. ?
  12. E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°351, p. 364. ?
  13. G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, éd. Dalloz, 2018, n°1174, p. 1049. ?

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