Le Droit dans tous ses états

LE DROIT DANS TOUS SES ETATS

Les présomptions irréfragables

L’article 1354, al. 2e du Code civil prévoit qu’une présomption « est dite irréfragable lorsqu’elle ne peut être renversée. »

Les présomptions irréfragables sont ainsi l’exact opposé des présomptions simples en ce qu’elles ne souffrent pas de la preuve contraire.

Elles sont également qualifiées de présomptions juris et de jure ou encore de présomptions absolues.

Parce ces présomptions interdisent au défendeur de contester la réalité des faits réputés irréfragablement établis, les auteurs s’accordent à dire qu’elles s’apparentent, non pas à des règles de preuve, mais à de véritables règles de fond.

Lorsque, en effet, le législateur instaure une présomption irréfragable il entend établir une vérité qui s’imposera à tous quelles que soient les circonstances de la cause.

De toute évidence, une telle présomption partage en commun avec les règles de fond de se voir conférer une portée générale.

D’aucuns avancent encore, que les présomptions irréfragables s’analyseraient en des fictions juridiques, puisque visant à créer une vérité alternative, déconnecté de la matérialité des faits.

Reste que le lien avec la réalité n’est jamais totalement rompu. Les présomptions irréfragables procèdent toujours d’un raisonnement inductif conduit par le législateur ou par le juge assis sur la vraisemblance et la probabilité du fait qu’ils cherchent à tenir pour vrai.

Comme souligné par Charles Perelman, en présence d’une présomption « la coïncidence avec la vérité n’est pas exclue, comme elle l’est, par principe, dans la fiction »[18].

Quoi qu’il en soit, les présomptions irréfragables interdisent de remettre en cause le fait qu’elles réputent établi et privent, par ailleurs, le juge de tout pouvoir d’appréciation.

Tout au plus, le défendeur pourra chercher à démontrer que les conditions de mise en œuvre de la présomption ne sont pas réunies.

Sous l’empire du droit antérieur, il existait une seconde voie susceptible d’être empruntée par ce dernier pour tenir en échec une présomption irréfragable : l’aveu ou le serment.

L’ancien article 1352 du Code civil prévoyait que « nulle preuve n’est admise contre la présomption de la loi, lorsque, sur le fondement de cette présomption, elle annule certains actes ou dénie l’action en justice, à moins qu’elle n’ait réservé la preuve contraire et sauf ce qui sera dit sur le serment et l’aveu judiciaires. »

Il s’inférait de cette disposition que seuls l’aveu judiciaire et le serment judiciaire pouvaient combattre une présomption irréfragable. La doctrine justifiait ce tempérament en avançant que le bénéficiaire d’une telle présomption devait pouvoir renoncer à la protection que le législateur ou le juge avaient entendu lui consentir par l’aveu ou son serment.

Faute d’avoir été reprise par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit de la preuve, il y a lieu de tenir cette règle pour abolie.

Aussi, désormais, il ne peut être fait obstacle au jeu des présomptions irréfragables par aucun moyen de preuve.

Leur nombre tend néanmoins à se réduire. Nous en citerons trois exemples :

  • La présomption d’aval donné pour le tireur d’une lettre de change
    • En matière de lettre de change, dans l’hypothèse où l’identité de l’avalisé n’est pas précisée par l’avaliste, l’article L. 511-21, al. 6 du Code de commerce prévoit qu’« il est réputé donné pour le tireur».
    • Par un arrêt du 23 janvier 1956, la chambre commerciale a estimé qu’il s’agissait là d’une présomption irréfragable.
    • Elle a, en effet, considéré que lorsque l’avaliste a omis de mentionner le nom de celui pour qui l’aval est donné, les parties à l’effet ne sont pas fondées à combattre la présomption qui désigne le tireur comme avalisé ( com., 23 janv. 1956).
  • La présomption d’acceptation pure et simple d’une succession
    • L’article 778 du Code civil prévoit que « l’héritier qui a recelé des biens ou des droits d’une succession ou dissimulé l’existence d’un cohéritier est réputé accepter purement et simplement la succession, nonobstant toute renonciation ou acceptation à concurrence de l’actif net, sans pouvoir prétendre à aucune part dans les biens ou les droits détournés ou recelés».
    • La présomption posée par ce texte ne souffre pas de la preuve contraire.
    • Le seul moyen de la combattre est de démontrer que ces conditions de mise en œuvre ne sont pas réunies, soit d’établir l’absence de recel successoral.
  • La présomption de pouvoir des époux à l’égard du banquier
    • L’article 221, al. 2e du Code civil prévoit que « à l’égard du dépositaire, le déposant est toujours réputé, même après la dissolution du mariage, avoir la libre disposition des fonds et des titres en dépôt. »
    • Est ainsi instituée une présomption de pouvoir au profit de l’époux titulaire d’un compte ouvert en son nom personnel qui l’autorise à accomplir toutes opérations sur ce compte, sans qu’il lui soit besoin de solliciter l’autorisation de son conjoint.
    • Pratiquement, elle interdit donc le banquier d’exiger la fourniture de justifications s’agissant des dépôts et des retraits qu’un époux est susceptible de réaliser sur son compte personnel.
    • Classiquement cette présomption est présentée comme étant irréfragable.
    • D’aucuns soutiennent toutefois qu’il s’agit d’une irréfragabilité atténuée puisque pouvant être combattue en rapportant la preuve d’une fraude.
    • La Cour de cassation a, en effet, admis que la présomption de pouvoir instituée à l’article 221, 2e du Code civil pouvait être tenue en échec en cas de preuve de l’existence d’une collusion caractérisée entre le banquier et l’époux titulaire du compte sur lequel ont été réalisées des opérations frauduleuses au préjudice du conjoint (V. en ce sens com. 21 nov. 2000, n°97-18.187).

 

 

[1] M. Mekki, « Regard substantiel sur le « risque de preuve » – Essai sur la notion de charge probatoire », in La preuve : regards croisés, Thèmes et commentaires, Dalloz 2015, p. 7

[2] H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, thèse, Lyon, 1947, éd. Dalloz, 2002, n°86, pp. 87-88.

[3] H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, thèse, Lyon, 1947, éd. Dalloz, 2002, n°107, p. 114.

[4] H. Motulsky, op. cit., n°109, p. 119.

[5] H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, thèse, Lyon, 1947, éd. Dalloz, 2002, n°117, p. 130.

[6] M. Mekki, « Regard substantiel sur le « risque de preuve » – Essai sur la notion de charge probatoire », in La preuve : regards croisés, Thèmes et commentaires, Dalloz 2015, p. 7

[7] Ibid.

[8] E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°206, p. 223.

[9] J. Ghestin et G. Goubeaux, Droit civil – Introduction générale, éd. LGDJ, 1977, n°563, p.441.

[10] H. Roland et L. Boyer, Introduction au droit, éd. Litec, 2002, n°1676, p. 578

[11] L. Siguort, Preuve des obligations – Charge de la preuve et règles générales, Lexisnexis, fasc. JurisClasseur, art. 1353, n°13.

[12] G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, éd. Dalloz, 2018, n°1090, p. 979.

[13] Ph. Malinvaud, Introduction à l’étude du droit, éd. Lexisnexis, 2018, n°544

[14] J. Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, 1703, p. 271

[15] R.J. Pothier, Traité des obligations, 1764, Dalloz 2011, 2011, p. 408

[16] E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°232, p. 242

[17] P. Mimim, « Les présomptions quasi-légales », JCP G, 1946, I, 578.

[18] Ch. Perelman, Logique juridique, nouvelle rhétorique, Dalloz, 1976, n°35, p.61.

[19] E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°211, p. 226

[20] V. notamment en ce sens F. Geny, Science et technique en droit privé positif

[21] J. Ghestin et G. Goubeaux, Droit civil – Introduction générale, éd. LGDJ, 1977, n°583, p.458

[22] E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°222, p. 235

[23] J. Ghestin et G. Goubeaux, Droit civil – Introduction générale, éd. LGDJ, 1977, n°584, p.460

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