Le Droit dans tous ses états

LE DROIT DANS TOUS SES ETATS

La charge de la preuve en droit civil: régime

==> Charge de la preuve et charge de l’allégation

Contrairement à une idée répandue, la charge de la preuve « n’existe pas en tant que telle dans le procès »[1].

Comme relevé par Motulsky, cette charge n’est autre que le « prolongement » de ce que l’on appelle la charge de l’allégation laquelle se définit comme « la nécessité pour toute partie faisant valoir un droit subjectif en justice d’alléguer, sous peine d’être déboutée de sa prétention, toutes les circonstances de fait répondant aux éléments générateurs de ce droit »[2].

Ainsi, la charge de l’allégation – trop souvent occultée – participe de la première étape du raisonnement judiciaire, la charge de la preuve n’intervenant qu’en cas de contestation d’une allégation.

Pour cette raison, il y a lieu de bien distinguer la charge de la preuve de la charge de l’allégation la première étant susceptible d’être rendue inutile par la seconde.

  • La charge de l’allégation des faits
    • La première tâche qui incombe à une partie qui se prévaut de l’application d’une règle de droit est d’alléguer les faits qui justifient son application.
    • Cette exigence est énoncée à l’article 6 du Code de procédure civile qui prévoit que « à l’appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d’alléguer les faits propres à les fonder».
    • Il ne s’agit pas, à ce stade, de prouver les faits qui ont concouru à la situation présentée au juge, mais seulement de les lui exposer, pourvu qu’ils soient pertinents.
    • Car rappelle Motulsky, avant de s’intéresser à la preuve du fait, le juge va d’abord chercher à déterminer s’il existe « une coïncidence totale entre les éléments générateurs du droit réclamé et les allégations du demandeur»[3].
    • Dans l’affirmative, le juge devra tenir pour vrai le fait allégué et faire droit à la prétention du demandeur, sauf à ce que s’élève une contestation du défendeur.
  • La charge de la preuve des faits
    • Ce n’est que dans l’hypothèse où le défendeur oppose une résistance au demandeur que ce dernier sera tenu de rapporter la preuve des faits qu’il allègue.
    • À cet égard, comme souligné par Motulsky « la position du défendeur n’intéresse […] le juge qu’à condition que le défendeur nie la réalité de l’une au moins des circonstances faisant écho aux éléments générateurs [du droit invoqué par le demandeur]»[4].
    • Aussi est-ce uniquement dans cette circonstance que la question de la charge de la preuve se posera.
    • Toujours selon Motulsky, la charge de la preuve s’analyse donc au fond comme « la nécessité pour chacune des parties, de fonder, sous peine de perdre le procès par des moyens légalement admis la conviction du juge quant à la vérité de celles parmi les circonstances de fait répondant aux éléments générateurs de droit par elle réclamé, qui ont été valablement contestées par son adversaire»

==> Charge de la preuve et risque de preuve

La charge de la preuve présente un enjeu majeur, sinon prépondérant dans le procès. Elle permet, en effet, de déterminer qui du demandeur ou du défendeur devra, le premier, rapporter la preuve de ce qu’il allègue.

Or il est admis que la partie sur laquelle pèse la charge de la preuve supporte le risque de perdre le procès. C’est ce que l’on appelle le « risque de preuve ». Ce principe est exprimé par l’adage actore non probante reus absolvitur qui signifie « l’incapacité du demandeur à rapporter la preuve de son allégation absout le défendeur ».

L’existence d’un lien entre la charge de la preuve et le risque pour une partie de succomber au procès a été parfaitement mise en exergue par Motulsky qui, dans sa thèse, explique que « lorsque la conviction du juge est établie, dans un sens ou dans l’autre, il est, en somme, indifférent de savoir à laquelle des deux parties incombait la tâche de la provoquer. Mais quand la balance reste en suspens, quand la vérité, même cette vérité restreinte que permet la procédure, ne peut pas être découverte, c’est alors qu’il importe de déterminer sur qui pèse le fardeau de la preuve. Comme le juge n’a pas (ou n’a plus en droit moderne) la ressource de renoncer à prendre parti et qu’il doit, dès lors, toujours se prononcer pour l’une et contre l’autre des parties, la carence de celle qui se trouve sous le coup de cette charge suffit à entraîner une décision favorable à son adversaire »[5].

Ainsi, la charge de la preuve est-elle étroitement liée au risque de perte du procès dans la mesure où si la partie sur laquelle elle pèse ne parvient pas à établir son allégation, le juge, qui a obligation de trancher le litige, n’aura d’autre choix, en cas de doute persistant, de la débouter de ses prétentions.

On rappellera à cet égard la règle idem est non esse non probari, qui, pour mémoire, signifie littéralement : c’est la même chose de ne pas être ou de ne pas pouvoir être prouvé.

==> Répartition de la charge probatoire

Compte tenu de la place – centrale – qu’occupe la charge de la preuve dans le procès la question qui immédiatement se pose est de savoir comment déterminer sur quelle partie pèse cette charge.

À l’analyse, cette question est pour le moins réductrice car elle suggère que la recherche de preuves serait l’affaire des seules parties. Or il n’en est rien. Comme relevé par Mustapha Mekki, « la notion de charge de la preuve ne rend pas suffisamment compte de la complexité du processus »[6].

Selon cet auteur, il s’agit plutôt d’une « charge de la vraisemblance »[7]. Car en effet, dans un procès, prouver ne suffit pas pour obtenir gain de cause ; il faut encore convaincre le juge.

Il faut donc compter sur un troisième acteur qui est certes censé être neutre et auquel il est fait interdiction de « fonder sa décision sur des faits qui ne sont pas dans le débat » (art. 7 CPC). On ne saurait toutefois faire comme s’il n’existait pas, ne serait-ce que parce que la décision finale est prise par lui.

Le rôle à jouer du juge dans le procès est d’autant plus important qu’il dispose, depuis la grande réforme de la procédure civile opérée par le décret n° 75-1123 du 5 décembre 1975, de pouvoirs étendus lui permettant notamment d’intervenir dans le processus d’établissement de la preuve.

Aussi, la recherche de preuve est-elle est désormais collective, puisque procédant d’un jeu qui s’instaure entre :

  • D’une part, les parties elles-mêmes
  • D’autre part, le juge et les parties

Selon que l’on se place dans l’un ou l’autre rapport, l’enjeu diffère :

  • Dans le rapport entre les parties elles-mêmes, ce qui se joue c’est la répartition de la charge de la preuve : sur quelle partie cette charge doit-elle reposer, qui supporte le risque de preuve ?
  • Dans le rapport entre les parties et le juge, ce qui se joue c’est l’administration de la preuve : quel est le rôle du juge dans la recherche des preuves ; quels sont les pouvoirs dont il est investi en la matière ?

À l’analyse, ce sont là des questions qui sont traitées par des règles relevant de dispositifs bien distincts.

En effet, la répartition de la charge de la preuve est régie par les articles 1353 à 1356 du Code civil. En revanche, comme précisé par l’article 1357 du même Code « l’administration judiciaire de la preuve et les contestations qui s’y rapportent sont régies par le code de procédure civile. »

La présente étude se focalisera exclusivement sur la question de la répartition de la charge de la preuve entre les parties. L’appréhension de l’administration de la preuve requiert d’y consacrer des développements distincts.

I) Les règles de répartition de la charge de la preuve

A) Exposé des règles de répartition de la charge de la preuve

La répartition de la charge de la preuve entre les parties est régie par deux textes qui relèvent de deux corpus normatifs distincts : l’article 1353 du Code civil et l’article 9 du Code de procédure civile.

  • S’agissant de l’article 1353 du Code civil
    • L’article 1353 du Code civil prévoit que :
      • D’une part, « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver» ( 1er)
      • D’autre part, « réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation» ( 2d)
    • Cette disposition, anciennement l’article 1315 du Code civil, est présentée par la doctrine comme la clé de voûte du système de répartition de la charge de la preuve en droit civil.
    • Bien qu’elle relève d’un Titre IV bis consacré à la preuve des obligations, la doctrine s’accorde à lui conférer une portée générale.
    • Aussi a-t-elle vocation à s’appliquer à toutes les branches du droit civil et notamment en droit des biens, en droit des personnes ou encore en droit de la famille.
    • Comme observé par des auteurs « par son antériorité, l’article 1315 C. civ. anc. (art. 1353 nouv.) s’est imposé comme le réceptacle d’un principe général du droit de la preuve»[8].
  • S’agissant de l’article 9 du Code de procédure civile
    • L’article 9 du Code de procédure civile prévoit que « il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention.»
    • Cette disposition est issue de la grande réforme de la procédure civile opérée par le décret n° 75-1123 du 5 décembre 1975.
    • À la différence de l’article 1353 du Code civil qui se focalise sur la preuve de l’obligation, l’article 9 du Code de procédure civile porte sur la preuve de l’allégation.
    • Plus précisément, cet article pose l’obligation pour les parties (demandeur et défendeur) de prouver les faits qu’elles introduisent dans le débat.
    • Cette règle n’est autre que l’expression de l’adage onus probandi incumbit actori ou ei qui dicit, non qui nega, ce qui signifie littéralement que « le fardeau de la preuve incombe au demandeur ou à celui qui affirme, non à celui qui nie».

B) Articulation des règles de répartition de la charge de la preuve

Une lecture rapide de l’article 1353 du Code civil et de l’article 9 du Code de procédure civile suggère que ces deux dispositions feraient peser la charge de la preuve sur le demandeur.

Alors que le premier prévoit en son alinéa 1er que la charge de la preuve incombe à « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver », le second énonce qu’« il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention. »

Autrement dit, c’est à la partie qui a introduit l’instance en justice qu’il appartiendrait d’assumer la charge de la preuve et qui donc en supporterait le risque.

Bien que la règle exprimée par l’adage actori incombit probatio (la preuve incombe au demandeur) valide cette approche, elle ne doit pas induire en erreur.

Il y a lieu, en effet, de tenir compte du second alinéa de l’article 1353 du Code civil qui prévoit que « réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. »

Or l’application de cette règle est susceptible de conduire à faire peser la charge de la preuve, non pas sur la partie qui est à l’origine de l’action en justice, mais sur le défendeur.

Exemple :

Le propriétaire d’une maison individuelle assigne son plombier en justice au motif que la fuite d’eau que ce dernier était censé réparer persiste.

Une application du principe selon lequel la charge de la preuve pèse sur la partie qui a exercé l’action en justice (art. 9 CPC et art. 1353, al. 1er C. civ.) devrait conduire à faire supporter cette charge par le client et donc à lui imposer de prouver que la fuite d’eau dénoncée n’a pas été correctement réparée par le plombier.

Pourtant, au cas particulier, c’est l’article 1353, al. 2e du Code civil qu’il y aura lieu d’appliquer.

Aussi, est-ce au plombier qu’il incombera d’établir qu’il s’est libéré de son obligation, soit qu’il a parfaitement exécuté la prestation due, alors même qu’il endosse le statut de défendeur à l’instance.

La question qui immédiatement se pose est alors de savoir s’il n’y aurait pas là une contradiction entre :

  • D’un côté, les articles 9 du Code de procédure civile et 1353, al. 1er du Code civil qui prévoient respectivement que :
    • D’une part, « il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention» ( 9 CPC).
    • D’autre part, « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver» ( 1353, al. 1er C. civ.)
  • D’un autre côté, l’article 1353, al. 2e du Code civil qui dispose que « réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation»

Tandis que les deux premiers textes font peser la charge de la preuve sur le demandeur, le troisième désigne le défendeur comme porteur de ce fardeau.

L’apparence plaide en faveur d’une contradiction entre les trois règles.

À l’analyse, elles sont toutefois pleinement compatibles et s’articulent autour de deux axes qui tiennent :

  • En premier lieu, à l’alternance de la charge de la preuve
  • En second lieu, à la distinction entre la preuve de l’existence de l’obligation et la preuve de l’exécution de l’obligation

==> L’alternance de la charge de la preuve

La plupart du temps, l’application de l’article 1353, al. 1er du Code civil et de l’article 9 du Code de la procédure civile conduit à faire peser la charge de la preuve sur la partie qui endosse la qualité de demandeur.

La raison en est que c’est elle qui saisit le juge et qui donc en premier réclame l’exécution d’une obligation (art. 1315, al. 1er C. civ.) et/ou allègue un fait (art. 9 CPC)

Reste que cette position ne coïncidera pas toujours avec celle de demandeur à l’instance.

En effet, comme observé par des auteurs « la position de demandeur n’est pas fixée une fois pour toutes par l’initiative de l’introduction à l’instance, mais s’apprécie au regard de chaque allégation d’un fait nouveau »[9].

Cette situation s’explique notamment par le jeu des règles énoncées aux articles 9 du Code de procédure civile et 1353, al. 2e du Code civil.

  • S’agissant de l’article 9 du Code de procédure civile
    • Une lecture attentive de cette disposition révèle qu’elle fait peser la charge de la preuve, non pas sur le demandeur à l’instance, mais sur la partie qui allègue des « faits nécessaires au succès de sa prétention».
    • Or tant le demandeur que le défendeur sont susceptibles de formuler une prétention : tandis que la prétention du demandeur vise à convaincre le juge de faire droit à sa demande, la prétention du défendeur vise, quant à elle, à obtenir le rejet de la demande adverse.
    • Aussi, appartient-il à chaque partie de prouver le bien-fondé de ce qu’elle avance ou de ce qu’elle objecte.
    • La position procédurale d’une partie est donc a priori sans incidence sur la charge de la preuve.
  • S’agissant de l’article 1353, al. 2e du Code civil
    • Cette disposition, qui se combine avec le premier alinéa du même texte instaure un dialogue entre les parties qui se répondent l’une l’autre.
    • Elle prévoit, en effet, que « réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. »
    • Autrement dit, dès lors que la partie qui réclamait l’exécution d’une obligation a prouvé son existence, c’est au tour, dit le texte, de la partie adverse d’établir qu’elle a parfaitement exécuté son obligation.
    • Cette règle est exprimée par l’adage reus in excipiendo fit actor qui signifie littéralement « en opposant une exception, le défendeur devient demandeur.»
    • Si à son tour le défendeur parvient à démontrer son allégation, la charge de la preuve revient à la partie en demande et ainsi de suite jusqu’à épuisement du débat, charge au juge, in fine, de trancher.

Au bilan, il n’y a donc pas d’incompatibilité entre l’article 9 du Code de procédure civile et l’article 1353, al. 2e du Code civil.

Ces dispositions ne désignent nullement des parties qui se trouveraient dans des positions procédurales opposées comme porteuses de la charge de la preuve.

Elles instaurent en revanche une alternance dans l’attribution de cette charge. Les auteurs présentent cette alternance comme une partie de tennis[10] ou encore comme l’effet d’un balancier[11].

Au fond, disent certains, parce que la preuve ne serait autre qu’un jeu d’aller-retour, « les parties se rejetteraient le mistigri, espérant parvenir à y échapper »[12].

Philippe Malinvaud a résumé cette idée en écrivant que « le procès s’apparente à une partie de ping-pong où chacun se renvoie la balle ; et, de même que le joueur qui rate la balle perd le point, de même le plaideur qui manque sa preuve perd le procès »[13].

Reste la question de savoir à qui il revient d’engager la partie, soit de rapporter la preuve en premier.

Pour le déterminer, il convient se reporter à la distinction entre la preuve de l’existence de l’obligation et la preuve de son exécution.

==> Existence de l’obligation et exécution de l’obligation

Afin d’identifier la partie sur laquelle pèse la charge de la preuve au stade de l’introduction de l’instance, il convient de se reporter à l’article 1353 du Code civil et plus précisément à la dialectique instaurée par les deux alinéas de cette disposition.

  • Premier alinéa de l’article 1353 du Code civil
    • Cet alinéa pose que c’est d’abord à celui qui réclame l’exécution d’une obligation de la prouver
    • Autrement dit, il appartient au créancier de prouver l’existence de l’obligation dont il se prévaut et dont il revendique l’exécution
    • Pratiquement, prouver l’existence d’une obligation implique pour le créancier d’établir la réunion de ses conditions de création, lesquelles diffèrent selon que la source de l’obligation.
    • Pour exemple :
      • Lorsqu’il s’agit d’une obligation contractuelle, la preuve devra être rapportée par le créancier d’une rencontre des volontés entre lui et le débiteur
      • Lorsqu’il s’agit d’une obligation délictuelle, la victime, titulaire d’une créance de réparation, devra établir l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre les deux premiers éléments
    • Si donc le créancier ne parvient pas à rapporter la preuve de l’existence de l’obligation dont il réclame l’exécution, il succombera sans que le débiteur n’ait à rapporter la preuve de sa libération.
  • Second alinéa de l’article 1353 du Code civil
    • Pour mémoire, cette disposition prévoit que « réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. »
    • Il ressort de cette disposition que ce n’est que dans l’hypothèse où le créancier parvient à établir l’existence de son droit, qu’il incombera au débiteur de prouver qu’il s’est dûment libéré de son obligation.
    • Autrement dit, il devra rapporter la preuve de l’exécution de la prestation due ou de toute autre cause d’extinction de l’obligation.

Les règles énoncées à l’article 1353 du Code civil doivent être combinées à la théorie du fait constant selon laquelle la preuve ne doit être rapportée que si le fait – au sens de situation juridique – dont se prévaut l’une des parties au procès est contesté.

Cela signifie donc que le créancier ne sera pas toujours désigné comme la partie devant rapporter la preuve, en premier, de ce qu’elle allègue.

Si, en effet, l’existence de l’obligation n’est pas contestée par le débiteur, alors c’est à ce dernier qu’il appartiendra d’établir qu’il a bien exécuté la prestation promise.

Cela explique pourquoi dans l’exemple du litige relatif à la fuite d’eau, la charge de la preuve pèsera, a priori, sur le plombier sauf à ce qu’il conteste la conclusion du contrat dont le demandeur à l’action réclame l’exécution.

II) Aménagement des règles de répartition de la charge de la preuve

En principe, le fait à prouver n’est autre que celui qui est allégué par la partie qui s’en prévaut. Il est toutefois des cas où la preuve sera difficile, sinon impossible à rapporter.

Est-ce à dire que le plaideur qui se trouve confronté à cette situation est nécessairement condamné à subir le risque de preuve et, par voie de conséquence, à perdre le procès ?

Parce que cela serait apparu pour le moins injuste et contraire à l’objectif de recherche de la vérité fixé par l’article 10, al. 1er du Code civil, le législateur et la jurisprudence ont décidé qu’il y avait lieu, en certaines circonstances, d’aménager la charge de la preuve.

Il est par ailleurs admis que les parties puissent prendre les devants en aménageant elles-mêmes cette charge au moyen d’un contrat.

A) Aménagement légal

Il est certaines situations où, parce que le fait allégué est trop difficile à prouver, la loi impose au juge de le tenir pour établi. Il s’agit là du mécanisme des présomptions légales.

1. Notion de présomption

Dans le langage courant une présomption est, selon le Dictionnaire de l’Académie Française, une opinion fondée sur des indices ou des apparences, sur ce qui est probable sans être certain.

Le mot présomption vient du latin praesumptio, « anticipation, hardiesse, assurance », lequel est dérivé du verbe praesumere qui signifie « appréhender d’avance ».

Dans son sens premier, une présomption s’analyse donc à un préjugé, une supposition une conjecture, une prévision et plus généralement à une idée faite avant toute expérience.

La notion de présomption a très vite été empruntée par les juristes afin de décrire la technique consistant à conférer à un fait inconnu une vraisemblance sur la base d’une probabilité raisonnable.

Car si, en droit, est un point commun que les présomptions partagent, aussi diverses et variées soient-elles, il est à rechercher dans leur fondement : la probabilité.

Cette idée est exprimée par l’adage que l’on peut lire sous la plume de Cujas : Praesumptio sumitur de eo quod plerumque fit. Cet adage signifie que la présomption se déduit de ce qui arrive le plus souvent.

Ainsi, une présomption n’est autre que l’interprétation d’une probabilité obéissant à la loi du plus grand nombre.

Plus précisément, elle est le produit d’un raisonnement par induction, soit un raisonnement consistant à remonter, par une suite d’opérations cognitives, de données particulières (faits, expériences, énoncés) à des propositions plus générales, de cas particuliers à la loi qui les régit, des effets à la cause, des conséquences au principe, de l’expérience à la théorie.

C’est ce que Domat a cherché à exprimer en écrivant que « les présomptions sont des conséquences qu’on tire d’un fait connu pour servir à faire connaître la vérité d’un fait incertain »[14].

Pothier définissait, quant à lui, la présomption comme « le jugement que la loi ou l’homme porte sur la vérité d’une chose »[15].

Plus tard, les rédacteurs du Code civil s’inspireront de ces définitions pour définir les présomptions à l’ancien article 1349 comme « des conséquences que la loi ou le magistrat tire d’un fait connu à un fait inconnu. »

Cette définition a été vivement critiquée par la doctrine. En l’absence de précision, le texte laissait à penser que les présomptions formaient un seul et même ensemble alors que, comme souligné par des auteurs « on désigne sous le mot « présomptions » des concepts qui n’ont que très peu de points communs »[16].

En effet, les présomptions ne sauraient être appréhendées de façon unitaire, car elles sont multiples ; ne serait-ce que parce qu’elles ne remplissent pas toutes les mêmes fonctions.

2. Fonctions des présomptions

En simplifiant à l’extrême, on attribue aux présomptions deux fonctions bien distinctes :

  • La fonction de mode de preuve
  • La fonction de dispense de preuve

==> La fonction de mode de preuve ou les présomptions judiciaires (de fait)

Lorsque la preuve est libre, il est admis que le juge puise dans les circonstances de la cause la preuve du fait contesté ; c’est le mécanisme des présomptions judiciaires, qualifiées également de présomptions du fait de l’homme ou présomptions de fait.

Dans cette hypothèse, les présomptions remplissent la fonction de mode de preuve, puisque constituant un véritable moyen d’établir le fait allégué.

On retrouve ici le raisonnement par induction. Il est mis en œuvre par le juge qui donc à partir d’un ou plusieurs indices connus, va tirer des conséquences quant à la réalité du fait contesté.

Ainsi, la décision du juge est-elle assise sur la probabilité du fait induit.

À cet égard, en application de l’article 1382 du Code civil, seules les présomptions « graves, précises et concordantes » sont admises.

Lorsque cette condition est remplie, les présomptions judiciaires « sont laissées à l’appréciation du juge ».

L’ancien article 1353 du Code civil prévoyait dans le même sens qu’elles doivent être « abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat ».

Comme souligné par des auteurs « la preuve construite sur des indices n’est donc acquise que si elle correspond à l’intime conviction du juge »[10].

==> La fonction de déplacement de l’objet de la preuve ou les présomptions légales (de droit)

Il est des cas où le raisonnement inductif consistant à tirer un fait inconnu d’un fait connu est mis en œuvre, non pas par le juge, mais par le législateur lui-même ; c’est le mécanisme des présomptions légales ou présomptions de droit.

L’article 1354, al. 1er du Code civil prévoit en ce sens que la présomption légale est celle « que la loi attache à certains actes ou à certains faits en les tenant pour certains ».

Dans cette hypothèse, le juge est privé de sa faculté de sélectionner les indices susceptibles d’emporter sa conviction ; c’est la loi qui lui impose de tenir pour vrai le fait qui lui est soumis.

Aussi, les présomptions légales ne constituent pas des modes de preuve, la véracité du fait objet de la présomption étant réglée par la loi.

Pour cette raison, elles sont désormais traitées séparément des présomptions judiciaires, ces dernières étant, quant à elles, abordée dans le chapitre du Code civil consacré aux modes de preuves.

Comment dès lors analyser les présomptions légales ?

Si l’on se reporte à l’article 1354 du Code civil, elles sont présentées comme remplissant la fonction de dispense de preuve.

Ce texte dispose que la présomption légale « dispense celui au profit duquel elle existe d’en rapporter la preuve ».

Certains auteurs soulèvent que l’emploi du terme « dispense » n’est pas des plus opportun car il suggère qu’une présomption légale opérerait un renversement systématique de la charge de la charge de la preuve au détriment du défendeur.

Or tel n’est pas le cas ; le plaideur est toujours tenu de prouver le fait qu’il allègue.

Seulement, la preuve ne pourra se faire qu’au moyen de faits voisins et annexes dont l’établissement permettra de faire jouer la présomption légale.

Ainsi, s’agit-il moins d’une dispense de preuve, que d’un déplacement de l’objet de la preuve.

Le rapport au Président de la République accompagnant l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit de la preuve a souligné en ce sens que les présomptions légales « ont toutes pour effet de dispenser de preuve, mais non de « toute preuve », car elles peuvent n’avoir comme effet que de déplacer l’objet de la preuve, et non d’en dispenser totalement le demandeur ».

Prenons l’exemple de la preuve de la propriété d’un bien qui peut, dans de nombreux cas, s’avérer difficile, sinon impossible à rapporter, en particulier lorsqu’il s’agit d’un meuble.

C’est la raison pour laquelle elle est classiquement présentée comme la probatio diabolica.

Cette qualification de preuve du diable vient de ce que pour établir irréfutablement la légitimité du rapport d’appropriation d’un bien, il faudrait être en mesure de remonter la chaîne des transferts successifs de propriété jusqu’au premier propriétaire, preuve que « seul le diable pourrait rapporter ».

Afin de faciliter la preuve de la propriété, il a donc été institué une présomption de propriété qui repose sur le postulat consistant à admettre que statistiquement, il est de grande chance pour que le possesseur de la chose soit également son propriétaire.

Aussi, pour se voir reconnaître la qualité de propriétaire, il y a lieu de rapporter la preuve, non pas de la propriété du bien, mais de sa possession.

On retrouve ce mécanisme de déplacement de l’objet de la preuve avec la célèbre présomption « pater is est » énoncée à l’article 312 du Code civil.

Cette disposition pose que « l’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari ».

Ainsi, pour que le mari de la mère établisse son lien de filiation avec l’enfant, il lui faudra prouver, non pas l’existence d’un lien biologique, mais que la naissance est intervenue pendant le mariage.

Les deux exemples ci-dessus exposés démontrent qu’une présomption légale ne dispense nullement son bénéficiaire de toute preuve, puisque si elle dispense de la preuve de la propriété ou de la paternité, c’est seulement par le déplacement de l’objet de la preuve vers le fait que, soit le possesseur est le propriétaire du bien, soit que l’enfant a été conçu pendant le mariage.

Ainsi, la présomption légale allège seulement le fardeau de la preuve, en ce qu’elle admet que la preuve puisse être rapportée indirectement.

3. Principes directeurs régissant les présomptions

Les présomptions légales obéissent à deux principes directeurs :

==> Premier principe : pas de présomption légale sans texte

  • Exposé du principe
    • Par hypothèse, les présomptions dites « légale » ne peuvent puiser leur source que dans la loi.
    • Autrement dit, seul le législateur est habilité à instituer une présomption légale ; d’où la formule « pas de présomption légale, sans texte».
    • La raison en est que ces présomptions tiennent pour vrai des faits incertains sans considération des circonstances de la cause.
    • Parce que, à ce titre, elles échappent à l’appréciation du juge, leur instauration ne peut résulter que d’une politique législative.
    • Est-ce à dire que ces présomptions échappent au pouvoir prétorien du juge ? Ne pourraient-elles pas être créées, sinon découvertes par la jurisprudence ?
    • En prévoyant que les présomptions légales sont celles que « la loi attache à certains faits ou certains actes», l’article 1354 du Code civil suggère que le juge ne dispose pas d’un tel pouvoir.
    • Pourtant, l’analyse de la jurisprudence révèle le contraire.
  • Tempérament : les présomptions jurisprudentielles
    • Très tôt, la Cour de cassation s’est octroyé le pouvoir de créer des présomptions en dehors des textes légaux.
    • Ces présomptions ne doivent pas être confondues avec les présomptions judiciaires qui, pour mémoire, procèdent du raisonnement inductif du juge, lequel à partir d’un ou plusieurs indices connus, va tirer des conséquences quant à la réalité du fait contesté.
    • Tel n’est pas le cas des présomptions dites jurisprudentielles ou prétoriennes dont la création n’est pas laissée à la main du juge ; elles sont prédéfinies par la Cour de cassation qui les érige en règle de droit et leur confère une portée générale.
    • Pour cette raison, on les classe dans la catégorie des présomptions de droit.
    • Un auteur a qualifié les présomptions émanant de la jurisprudence de « quasi-légales», au motif qu’elles auraient « force de loi »[17].
    • À cet égard, il peut être observé que leur domaine s’est considérablement étendu à compter du début du XXe siècle, à telle enseigne que le pouvoir prétorien du juge n’est plus contesté.
    • La création de présomptions jurisprudentielles participe de la volonté de la Cour de cassation, tantôt d’alléger le fardeau de la preuve d’une partie, tantôt de faciliter le travail du juge dans l’administration de la preuve.
    • Ces présomptions se retrouvent désormais dans toutes les branches du droit.
    • En matière bancaire, la Cour de cassation a par exemple jugé dans un arrêt du 10 février 1998, que « la réception sans protestation ni réserve des avis d’opéré et des relevés de compte fait présumer l’existence et l’exécution des opérations qu’ils indiquent» ( com. 10 févr. 1998, n°96-11.241).
    • En matière d’accidents de la circulation, la Deuxième chambre civile a institué, dans un arrêt du 16 octobre 1991, une présomption d’imputation du dommage à l’accident ( 2e civ. 16 oct. 1991, n°90-11.880).
    • En matière de contrat de vente, la Cour de cassation rappelle régulièrement que « le vendeur professionnel est présumé connaître les vices de la chose vendue» ( com. 14 nov. 2019, n°18-14.502).
    • En matière de contrat de dépôt, la Première chambre civile a décidé que la détérioration de la chose faisait présumer la faute du dépositaire auquel il appartient, pour s’exonérer de sa responsabilité, de prouver qu’il y est étranger, en établissant soit que cette détérioration préexistait à la remise de la chose ou n’existait pas lors de sa restitution, soit, à défaut, qu’il a donné à sa garde les mêmes soins que ceux qu’il aurait apportés à celle des choses lui appartenant ( 1ère civ. 5 févr. 2014, n°12-23.467).
    • Comme attesté par ces décisions, le domaine des présomptions jurisprudentielles est pour le moins étendu.
    • Les auteurs s’accordent, par ailleurs, à dire qu’elles forment aujourd’hui avec les présomptions légales une catégorie homogène : celles des présomptions de droit ; par opposition aux présomptions de fait dont la création requiert pour le juge de puiser dans les circonstances de la cause afin de façonner son raisonnement inductif.

==> Second principe : principe d’interprétation stricte

  • Exposé du principe
    • Il est de principe que les présomptions légales sont d’interprétation stricte, ce qui implique que leur champ d’application ne saurait être étendu au-delà du périmètre défini par la loi.
    • Il est notamment fait interdiction au juge d’emprunter la voie d’un raisonnement par analogie ou encore de faire application de l’adage ubi eadem est decisionis ratio, ibi eadem est legis dispositio qui signifie « là où il y a la même raison de décider, là doit être la même décision»
    • Dans un arrêt du 24 juin 1998, la Cour de cassation a, par exemple, jugé que « la règle suivant laquelle la propriété du sol emporte la propriété du dessous et du dessus ne pouvait être inversée et s’appliquer à la propriété du seul dessus» ( 3e civ. 24 juin 1998, n°96-16.707).
  • Tempérament
    • Bien que les présomptions légales soient, en principe, d’interprétation stricte, la Cour de cassation s’autorise parfois à en étendre le sens et la portée.
    • Tel a été notamment le cas des présomptions – particulières – de responsabilité du fait d’autrui instituées par l’article 1242 du Code civil aux alinéas 4 et suivants dont la portée a été étendue par la jurisprudence.
    • La Cour de cassation a, en effet, dégagé à partir de ces présomptions, une présomption générale de responsabilité des personnes que l’on a sous sa garde ( Ass. plén. 29 mars 1991, n°89-15.231).

4. Classification des présomptions

a. Typologie des présomptions

Les présomptions légales se subdivisent en trois catégories :

  • Les présomptions simples
  • Les présomptions irréfragables
  • Les présomptions mixtes

i. Les présomptions simples

L’article 1354, al. 2e du Code civil prévoit qu’une présomption « est dite simple, lorsque la loi réserve la preuve contraire, et peut alors être renversée par tout moyen de preuve ».

Autrement dit, les présomptions simples sont celles qui peuvent être combattues par la preuve contraire. Pratiquement, cela implique pour le défendeur de démontrer que le fait présumé établi ne correspond pas à la réalité.

Pour ce faire, le texte admet que la preuve puisse être rapportée par tous moyens. Le juge pourra notamment forger sa conviction sur la base d’une présomption du fait de l’homme, soit en fondant son analyse sur des indices ou des apparences tirés des circonstances de la cause.

Une présomption judiciaire (de fait) est ainsi susceptible de faire échec à une présomption légale (de droit).

L’examen des textes et de la jurisprudence révèle que les présomptions simples sont très nombreuses, de sorte qu’il serait vain de chercher à en dresser une liste exhaustive.

Nous nous limiterons à citer quelques-unes :

  • La présomption de propriété résultant de la possession
    • L’article 2276 du Code civil prévoit que « en fait de meubles, la possession vaut titre. »
    • Cette disposition s’interprète comme posant une présomption de propriété de la chose sur laquelle le possesseur exerce son emprise.
    • Autrement dit, toute possession fait présumer le droit dont elle est l’apparence. Le possesseur est donc présumé être le propriétaire de ce qu’il possède.
    • Cette présomption est une présomption simple de sorte qu’elle peut être combattue en rapportant la preuve contraire.
    • Le demandeur pourra alors contester cette présomption en établissant notamment :
      • Soit le bien-fondé de son droit de propriété (production du titre)
      • Soit que les éléments constitutifs de la possession (corpus et animus) ne sont pas caractérisés, à tout le moins insuffisamment
      • Soit que la possession est affectée d’un vice, en ce sens que cette possession est équivoque, clandestine, interrompu ou encore le produit d’un acte de violence
      • Soit que le titre du possesseur est précaire, en ce sens qu’il ne lui confère aucun droit de propriété sur le bien revendiqué (contrat de dépôt, de bail ou encore de mandat)
      • Soit que le transfert de propriété est privé d’effet en raison de l’anéantissement du contrat (nullité, résolution, caducité, etc…)
  • La présomption de paiement résultant de la mention figurant sur le titre de créance
    • L’article 1378-2 du Code civil prévoit que :
      • D’une part, « la mention d’un paiement ou d’une autre cause de libération portée par le créancier sur un titre original qui est toujours resté en sa possession vaut présomption simple de libération du débiteur»
      • D’autre part, « il en est de même de la mention portée sur le double d’un titre ou d’une quittance, pourvu que ce double soit entre les mains du débiteur. »
    • Il ressort de cette disposition que dans l’hypothèse où une mention établissant la libération du débiteur figure, tantôt sur le titre constatant la créance détenue en original par le créancier, tantôt sur le double de ce titre détenu par le débiteur, la charge de la preuve du paiement est inversée.
    • La mention apposée sur le titre fait, en effet, présumer le paiement de sorte que c’est au créancier qu’il revient d’établir qu’il n’a pas été payé.
    • Le texte précise qu’il s’agit d’une présomption simple, de sorte qu’elle souffre de la preuve contraire
  • La présomption de bon état du local en l’absence d’état des lieux
    • L’article 1731 du Code civil prévoit que « s’il n’a pas été fait d’état des lieux, le preneur est présumé les avoir reçus en bon état de réparations locatives, et doit les rendre tels, sauf la preuve contraire. »
    • Ainsi, en l’absence d’état des lieux établi entre le bailleur et le preneur au moment de la conclusion du contrat de bail, le local loué est réputé avoir été donné en bon état.
    • Il s’agit là néanmoins d’une présomption simple, de sorte que le preneur, pourra toujours démontrer que le local était en mauvais état lorsqu’il a pris possession des lieux.
  • La présomption de provision résultant de l’acceptation d’une lettre de change
    • L’article L. 511-7 al. 4e du Code de commerce prévoit que l’acceptation d’une lettre de change fait présumer la constitution de la provision.
    • Dans les rapports entre le tireur et le tiré, il est admis que cette présomption est simple (V. en ce sens com. 22 mai 1991, n°90-10.348)
    • Autrement dit, il appartiendra au tiré de prouver que le tireur n’a pas exécuté l’obligation qui lui échoit au titre de la provision.
    • Cette solution s’explique par le fait que l’engagement cambiaire du tiré n’est pas totalement abstrait
    • L’acceptation par le tiré de la traite a pour cause le rapport fondamental qui le lie au tireur.
    • Il est donc légitime qu’il lui soit permis d’établir que le tireur n’a pas satisfait à son obligation, laquelle obligation constitue la cause de l’engagement cambiaire du tiré
    • En outre, dans le cadre des rapports tireur-tiré accepteur, le tiré, même accepteur, est toujours fondé à opposer au tireur les exceptions issues de leurs rapports personnels.
    • Or le défaut de provision en est une. D’où la permission qui lui est faite de prouver que la provision ne lui a pas été valablement fournie.

ii. Les présomptions irréfragables

L’article 1354, al. 2e du Code civil prévoit qu’une présomption « est dite irréfragable lorsqu’elle ne peut être renversée. »

Les présomptions irréfragables sont ainsi l’exact opposé des présomptions simples en ce qu’elles ne souffrent pas de la preuve contraire.

Elles sont également qualifiées de présomptions juris et de jure ou encore de présomptions absolues.

Parce ces présomptions interdisent au défendeur de contester la réalité des faits réputés irréfragablement établis, les auteurs s’accordent à dire qu’elles s’apparentent, non pas à des règles de preuve, mais à de véritables règles de fond.

Lorsque, en effet, le législateur instaure une présomption irréfragable il entend établir une vérité qui s’imposera à tous quelles que soient les circonstances de la cause.

De toute évidence, une telle présomption partage en commun avec les règles de fond de se voir conférer une portée générale.

D’aucuns avancent encore, que les présomptions irréfragables s’analyseraient en des fictions juridiques, puisque visant à créer une vérité alternative, déconnecté de la matérialité des faits.

Reste que le lien avec la réalité n’est jamais totalement rompu. Les présomptions irréfragables procèdent toujours d’un raisonnement inductif conduit par le législateur ou par le juge assis sur la vraisemblance et la probabilité du fait qu’ils cherchent à tenir pour vrai.

Comme souligné par Charles Perelman, en présence d’une présomption « la coïncidence avec la vérité n’est pas exclue, comme elle l’est, par principe, dans la fiction »[18].

Quoi qu’il en soit, les présomptions irréfragables interdisent de remettre en cause le fait qu’elles réputent établi et privent, par ailleurs, le juge de tout pouvoir d’appréciation.

Tout au plus, le défendeur pourra chercher à démontrer que les conditions de mise en œuvre de la présomption ne sont pas réunies.

Sous l’empire du droit antérieur, il existait une seconde voie susceptible d’être empruntée par ce dernier pour tenir en échec une présomption irréfragable : l’aveu ou le serment.

L’ancien article 1352 du Code civil prévoyait que « nulle preuve n’est admise contre la présomption de la loi, lorsque, sur le fondement de cette présomption, elle annule certains actes ou dénie l’action en justice, à moins qu’elle n’ait réservé la preuve contraire et sauf ce qui sera dit sur le serment et l’aveu judiciaires. »

Il s’inférait de cette disposition que seuls l’aveu judiciaire et le serment judiciaire pouvaient combattre une présomption irréfragable. La doctrine justifiait ce tempérament en avançant que le bénéficiaire d’une telle présomption devait pouvoir renoncer à la protection que le législateur ou le juge avaient entendu lui consentir par l’aveu ou son serment.

Faute d’avoir été reprise par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit de la preuve, il y a lieu de tenir cette règle pour abolie.

Aussi, désormais, il ne peut être fait obstacle au jeu des présomptions irréfragables par aucun moyen de preuve.

Leur nombre tend néanmoins à se réduire. Nous en citerons trois exemples :

  • La présomption d’aval donné pour le tireur d’une lettre de change
    • En matière de lettre de change, dans l’hypothèse où l’identité de l’avalisé n’est pas précisée par l’avaliste, l’article L. 511-21, al. 6 du Code de commerce prévoit qu’« il est réputé donné pour le tireur».
    • Par un arrêt du 23 janvier 1956, la chambre commerciale a estimé qu’il s’agissait là d’une présomption irréfragable.
    • Elle a, en effet, considéré que lorsque l’avaliste a omis de mentionner le nom de celui pour qui l’aval est donné, les parties à l’effet ne sont pas fondées à combattre la présomption qui désigne le tireur comme avalisé ( com., 23 janv. 1956).
  • La présomption d’acceptation pure et simple d’une succession
    • L’article 778 du Code civil prévoit que « l’héritier qui a recelé des biens ou des droits d’une succession ou dissimulé l’existence d’un cohéritier est réputé accepter purement et simplement la succession, nonobstant toute renonciation ou acceptation à concurrence de l’actif net, sans pouvoir prétendre à aucune part dans les biens ou les droits détournés ou recelés».
    • La présomption posée par ce texte ne souffre pas de la preuve contraire.
    • Le seul moyen de la combattre est de démontrer que ces conditions de mise en œuvre ne sont pas réunies, soit d’établir l’absence de recel successoral.
  • La présomption de pouvoir des époux à l’égard du banquier
    • L’article 221, al. 2e du Code civil prévoit que « à l’égard du dépositaire, le déposant est toujours réputé, même après la dissolution du mariage, avoir la libre disposition des fonds et des titres en dépôt. »
    • Est ainsi instituée une présomption de pouvoir au profit de l’époux titulaire d’un compte ouvert en son nom personnel qui l’autorise à accomplir toutes opérations sur ce compte, sans qu’il lui soit besoin de solliciter l’autorisation de son conjoint.
    • Pratiquement, elle interdit donc le banquier d’exiger la fourniture de justifications s’agissant des dépôts et des retraits qu’un époux est susceptible de réaliser sur son compte personnel.
    • Classiquement cette présomption est présentée comme étant irréfragable.
    • D’aucuns soutiennent toutefois qu’il s’agit d’une irréfragabilité atténuée puisque pouvant être combattue en rapportant la preuve d’une fraude.
    • La Cour de cassation a, en effet, admis que la présomption de pouvoir instituée à l’article 221, 2e du Code civil pouvait être tenue en échec en cas de preuve de l’existence d’une collusion caractérisée entre le banquier et l’époux titulaire du compte sur lequel ont été réalisées des opérations frauduleuses au préjudice du conjoint (V. en ce sens com. 21 nov. 2000, n°97-18.187).

iii. Les présomptions mixtes

L’article 1354, al. 2e du Code civil prévoit qu’une présomption « est dite mixte, lorsque la loi limite les moyens par lesquels elle peut être renversée ou l’objet sur lequel elle peut être renversée ».

La présomption mixte, qualifiée également de « relative » présente la particularité de se situer à mi-chemin entre la présomption simple et la présomption irréfragable :

  • D’un côté, elle se rapproche de la présomption simple en ce qu’elle souffre de la preuve contraire.
  • D’autre autre côté, elle se rapproche de la présomption irréfragable en ce que les possibilités de rapporter la preuve contraire sont restreintes

Comme indiqué par le texte, la restriction peut tenir, soit aux moyens de preuve auxquels il peut être recouru, soit à l’objet de la preuve.

==> Les restrictions tenant aux moyens de preuve

Une présomption sera mixte lorsque les moyens de preuve admis pour la combattre sont restreints.

On citera deux exemples :

  • La présomption de communauté
    • Pour mémoire, l’article 1402 du Code civil prévoit que « tout bien, meuble ou immeuble, est réputé acquêt de communauté si l’on ne prouve qu’il est propre à l’un des époux par application d’une disposition de la loi. »
    • Il ressort de cette disposition que dès lors qu’une incertitude sur la propriété d’un bien existe, ce bien est réputé appartenir à la communauté.
    • Bien que cette présomption puisse être combattue par la preuve contraire, cette faculté est enfermée dans des conditions strictes.
    • L’alinéa 2e de l’article 1402 du Code civil précise, en effet, que « si le bien est de ceux qui ne portent pas en eux-mêmes preuve ou marque de leur origine, la propriété personnelle de l’époux, si elle est contestée, devra être établie par écrit».
    • Pour prouver le caractère propre d’un bien, la preuve ne pourra donc pas se faire par tous moyens ; le texte exige la production d’un écrit.
    • Là ne s’arrête pas l’exigence, car seules deux sortes d’écrits sont admises :
      • Les preuves préconstituées
        • Il s’agit ici des inventaires, des actes d’emploi ou de remploi, les actes constatant une libéralité ou encore l’acquisition d’un bien avant la célébration du mariage.
      • Les écrits de toutes natures
        • L’article 1402, al. 2e prévoit que faute de preuve préconstituée, le juge pourra prendre en considération tous écrits, notamment titres de famille, registres et papiers domestiques, ainsi que documents de banque et factures.
    • La preuve contraire susceptible de combattre la présomption de communauté est ainsi subordonnée à l’observation de conditions très précises.
  • La présomption de propriété du dessus et du dessous
    • L’article 552, al. 1er du Code civil prévoit que « la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous.»
    • S’il est admis que la présomption instituée par ce texte peut être renversée, la Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 26 mai 1992 qu’elle « n’est susceptible d’être combattue que par la preuve contraire résultant d’un titre ou de la prescription» ( 26 mai 1992, n°90-22.145).
    • Ainsi, les moyens de preuve pouvant tenir en échec cette présomption sont restreints.

==> Les restrictions tenant à l’objet de la preuve

Une présomption sera également qualifiée de mixte lorsque l’objet de la preuve susceptible de la combattre est circonscrit à des faits déterminés.

Illustrons ce cas de figure par trois exemples :

  • La présomption de responsabilité pesant sur le gardien d’une chose
    • Pour mémoire, dans l’arrêt Jand’heur du 13 février 1930 la Cour de cassation a considérablement restreint les possibilités pour le gardien de la chose ayant causé un dommage de combattre la présomption de responsabilité qui pèse sur lui.
    • Celui-ci ne pourra s’exonérer de sa responsabilité que s’il parvient à établir la survenance d’une cause étrangère dans la production du dommage ( ch. réunies, 13 févr. 1930).
    • Ici, c’est bien l’objet de la preuve susceptible de tenir en échec la présomption de responsabilité qui a été restreint. La présomption est donc mixte.
  • La présomption de responsabilité pesant sur le locataire
    • L’article 1733 du Code civil prévoit que, la présomption de responsabilité pesant sur le locataire en cas d’incendie ne peut être combattue que si ce dernier prouve que l’incendie est arrivé par cas fortuit ou force majeure, ou par vice de construction ou que le feu a été communiqué par une maison voisine.
    • Ici encore, la présomption ne pourra être combattue qu’en rapportant la preuve de faits déterminés par la loi.
    • Pour cette raison, la présomption est mixte
  • La présomption de filiation de la mère
    • L’article 311-25 du Code civil prévoit que « la filiation est établie, à l’égard de la mère, par la désignation de celle-ci dans l’acte de naissance de l’enfant. »
    • Ainsi, la mère de l’enfant est présumée être celle qui figure sur l’acte de naissance.
    • À défaut de titre ou de possession d’état, en application de l’article 325, al. 2e du Code civil l’enfant ne pourra établir sa filiation maternelle qu’en prouvant « qu’il est celui dont la mère prétendue a accouché. »
    • Le texte impose ainsi à l’enfant le fait qu’il lui faut prouver s’il aspire à combattre la présomption de filiation maternelle instituée à l’article 311-25 du Code civil.
    • C’est là la marque d’une présomption mixte.

b. Identification de la nature d’une présomption légale

Compte tenu de la différence de régime entre les présomptions simples, irréfragables et mixtes, leur identification présente un réel enjeu.

Parfois, c’est la loi qui déterminera la nature d’une présomption. Tel est le cas de la présomption d’interposition de personnes énoncée à l’article 911 du Code civil.

Cette disposition prévoit que « sont présumés personnes interposées, jusqu’à preuve contraire, les père et mère, les enfants et descendants, ainsi que l’époux de la personne incapable ». Il ne fait guère de doute ici que la présomption instituée est simple, puisque pouvant être combattue par la preuve contraire, sans que le texte n’enferme cette preuve dans des conditions strictes.

Il en va également ainsi de la présomption énoncée à l’article 1731 du Code civil selon laquelle « s’il n’a pas été fait d’état des lieux, le preneur est présumé les avoir reçus en bon état de réparations locatives, et doit les rendre tels, sauf la preuve contraire. »

On peut encore citer la présomption de paiement en cas de remise volontaire du titre constatant la créance au débiteur. L’article 1342-9, al. 1er du Code civil prévoit que « la remise volontaire par le créancier au débiteur de l’original sous signature privée ou de la copie exécutoire du titre de sa créance vaut présomption simple de libération. »

Si, dans ces exemples, la nature de la présomption en jeu est précisée par le législateur, il est des cas où les textes sont silencieux.

La question qui alors se pose est de savoir comment déterminer, en l’absence d’indications, si l’on est en présence d’une présomption simple, irréfragable ou mixte.

Il est des cas où le vide juridique sera comblé par le juge lui-même. Dans un arrêt du 20 octobre 1920, la Cour de cassation a par exemple jugé que la présomption de solidarité jouant en matière commerciale était une présomption simple (Cass. req. 20 oct. 1920).

Mais quid, lorsque, soit le juge ne dit rien, soit sa décision est sibylline et ne permet donc pas de trancher ?

Sous l’empire du droit antérieur, l’ancien article 1352, al. 2e du Code civil désignait comme irréfragables, sans qu’il soit besoin qu’un texte ne le précise, les présomptions qui :

  • Soit annulaient certains actes juridiques
  • Soit déniaient une action en justice

De l’avis général de la doctrine ces critères d’exclusion de la preuve contraire étaient trop imprécis pour permettre d’identifier les présomptions irréfragables.

Au surplus, cela n’a pas empêché la jurisprudence d’instituer des présomptions irréfragables en dehors du périmètre de l’article 1352, al. 2e du Code civil.

Tirant les conséquences de cette situation, le législateur a, à l’occasion de la réforme du droit de la preuve opérée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, fait le choix de ne pas reconduire la règle énoncée à l’article 1352, al. 2e du Code civil.

Aussi, désormais, le Code civil ne fournit plus aucun critère d’identification des présomptions irréfragables.

Certains auteurs ont suggéré que, compte tenu de l’incidence de ces dernières sur le risque de preuve, il y avait lieu, en l’absence de précision de la loi, de réputer toute présomption simple.

À cet égard, la règle énoncée par l’article 1356, al. 2e, in fine du Code civil plaide en ce sens puisqu’elle interdit de conclure une convention visant à contredire une présomption irréfragable établie par la loi.

En posant cette interdiction, on est légitimement en droit de se demander si le législateur n’a pas entendu marquer sa volonté de se réserver le monopole d’établir des présomptions irréfragables.

Pour cette raison, il conviendrait de considérer que toute présomption légale est simple, à défaut de disposition légale contraire.

Bien que séduisante, cette théorie ne résiste pas à l’analyse de la jurisprudence qui révèle que, des présomptions irréfragables ont été consacrées par la Cour de cassation à plusieurs reprises en dehors de tout fondement légal (V. par exemple Cass. com. 27 nov. 1991, 89-19.546).

Au fond, cette absence de directive du législateur quant à l’identification de la nature des présomptions ne s’analyserait-elle pas en une invitation à s’en remettre à l’appréciation du juge auquel il appartient de trancher, au cas par cas, lorsque la loi est taiseuse ou obscure ?

C’est là la conclusion vers laquelle convergent la plupart des auteurs.

B) Aménagement judiciaire

Les auteurs s’accordent à dire que les règles énoncées à l’article 9 du Code de procédure civile et à l’article 1353 du Code civil sont trop sommaires pour, d’une part, répartir avec suffisamment de précision la charge de la preuve entre les parties et, d’autre part, pour fournir une solution à tous les cas susceptibles de se présenter.

Des auteurs ont souligné en ce sens que, « au-delà des principes, l’étude de la jurisprudence révèle que la mise en œuvre pratique de la charge de la preuve ne peut reposer sur une alternative binaire. Tout effort de théorisation de la charge de la preuve rencontre des obstacles en raison de la très grande diversité des situations pratiques »[19].

Aussi, est-ce à la jurisprudence qu’est revenue la tâche de combler les vides laissés par les textes précités et d’en préciser le sens. L’analyse des décisions rendues ne permet toutefois pas de dégager des principes directeurs clairs.

Au vrai, les juges opèrent une répartition de la charge de la preuve au cas par cas. Ces derniers sont, en effet, guidés, moins par une volonté de définir des critères fixes et objectifs, que par des considérations d’opportunité.

Un essai de décryptage conduit à identifier trois points d’ancrage sur lesquels la jurisprudence à tendance à s’appuyer afin, tantôt de renverser la charge de la preuve pour des raisons de politique judiciaire, tantôt, de résoudre les cas pour lesquels la combinaison des articles 9 du Code de procédure civile et 1353 du Code civil ne fournit aucune solution.

Le premier point d’ancrage tient à l’anormalité de l’allégation soutenue. Le deuxième tient quant à lui à l’aptitude des parties à rapporter la preuve de ce qu’elles avancent. Le dernier point d’ancrage tient enfin à la difficulté à rapporter la preuve de frais négatifs.

1. L’anormalité de l’allégation

Une partie de la doctrine a soutenu que la règle énoncée à l’article 1353 du Code civil devait se comprendre comme faisant peser la charge de la preuve sur la partie au procès qui avance un fait contraire à l’état normal et habituel des choses[20].

Cette approche rejoint sensiblement l’exigence de ne rapporter la preuve que des seuls faits pertinents et contestés, l’objectif recherché étant toujours le même : dispenser les parties de prouver tous les faits qui ont concouru à la situation présentée au juge.

Leur imposer cette contrainte impliquerait d’exiger d’elles qu’elles remontent la causalité de l’univers. Or cela reviendrait à rendre la preuve impossible.

Afin de ne pas tomber dans cet excès, il a été proposé de ne faire peser la charge de la preuve que sur la partie contre laquelle l’apparence existe. Autrement dit, seules les allégations anormales devraient être prouvées.

Le critère de l’anormalité n’a pas laissé insensible la jurisprudence qui l’utilise parfois pour justifier l’application des règles énoncées à l’article 1353 du Code civil, parfois pour s’en affranchir, parfois encore pour résoudre une situation non réglée par les textes.

==> Le recours au critère de l’anormalité aux fins d’application des règles énoncées à l’article 1353 du Code civil

Si l’on se livre à une analyse les raisons profondes qui ont conduit le législateur à faire peser la charge de la preuve sur celui qui réclame l’exécution d’une obligation et non sur celui qui en conteste l’existence, on s’aperçoit qu’il s’est fondé sur l’observation de la normalité.

Pour saisir cette normalité, il s’est notamment appuyé sur le principe de l’autonomie de la volonté qui, pour mémoire, repose sur l’idée que l’Homme est libre, en ce sens qu’il ne saurait s’obliger qu’en vertu de sa propre volonté.

Seule la volonté serait, en d’autres termes, source d’obligations. On ne saurait obliger quelqu’un contre sa volonté, sauf à porter atteinte à sa liberté individuelle.

Si l’on admet qu’un contrat ait force obligatoire, c’est seulement parce que celui qui s’est obligé l’a voulu.

Au bilan, il est donc normal que les hommes soient libres de tout engagement les uns à l’égard des autres.

Aussi, en prévoyant qu’il appartient que c’est à celui qui réclame l’exécution d’une obligation de la prouver, l’article 1353, al. 1er fait peser fait finalement peser la charge de la preuve sur celui qui conteste la normalité, soit sur celui qui se prévaut d’un « lien juridique qui assujettit celui qu’il désigne comme son débiteur »[21].

La Cour de cassation fait régulièrement application de cette règle, lorsqu’elle affirme, notamment que « la charge de la preuve de l’existence d’un contrat incombe à celui qui s’en prévaut » (Cass. 3e civ. 18 févr. 1981, n°79-15.643).

Dans le même sens, la Chambre sociale a jugé dans un arrêt du 19 décembre 2007 que « c’est à celui qui se prévaut de l’existence d’un contrat de travail d’en rapporter la preuve » (Cass. soc. 19 déc. 2007, n°06-44.517).

À cet égard, la Haute juridiction adopte la même solution s’agissant de la preuve du contenu du contrat.

Dans un arrêt du 18 novembre 1997, la Première chambre civile a ainsi précisé « qu’il incombe au prestataire, en sa qualité de demandeur, d’établir le montant de sa créance, et, à cet effet, de fournir les éléments permettant de fixer ce montant, et qu’il appartient au juge d’apprécier celui-ci en fonction notamment de la qualité du travail fourni » (Cass. 1ère civ. 18 nov. 1997, n°95-21.161).

Elle a encore décidé dans un arrêt du 2 novembre 2005, qu’il revient à l’entrepreneur de prouver que son client avait commandé ou accepté les travaux réalisés, ce qui, au cas particulier, était contesté par ce dernier (Cass. 1ère civ. 2 nov. 2005, n°02-18.723).

==> Le recours au critère de l’anormalité aux fins de s’affranchir des règles énoncées à l’article 1353 du Code civil

La normalité n’étant pas toujours conforme aux règles de répartition de la charge de la preuve, la Cour de cassation décide parfois de s’en affranchir.

Tel a été le cas dans un arrêt remarqué rendu le 21 mars 2001 aux termes duquel elle a jugé « qu’en présence d’un contrat de travail apparent, c’est à celui qui en conteste l’existence ou qui prétend qu’il y a été mis fin ou qu’il est fictif d’en administrer la preuve » (Cass. soc. 21 mars 2001, n°99-42.006).

L’application de l’article 1353, al. 1er du Code civil aurait dû conduire à l’adoption de la solution inverse. En effet, en principe, c’est d’abord à celui qui réclame l’exécution d’une obligation de la prouver.

En faisant peser la charge de la preuve sur celui qui en contestait l’existence, la Chambre sociale s’est, de toute évidence, quelque peu écartée de l’interprétation classique de l’article 1353, al. 1er du Code civil.

Pour justifier cet écart, elle convoque l’apparence du contrat de travail qui, au particulier, était a priori suffisamment manifeste pour ne pas pouvoir être contestée, raison pour laquelle elle a estimé que la charge de la preuve pesait sur la partie qui en contestait l’existence.

==> Le recours au critère de l’anormalité aux fins de résoudre une situation non réglée par les textes

Il est unanimement admis en doctrine que les règles énoncées par les textes ne permettent pas de résoudre toutes les situations qui se présentent au juge.

Lorsque, par exemple, un créancier réclame l’exécution du contrat et que le débiteur lui oppose la nullité, les règles énoncées à l’article 1353 du Code civil ne permettent pas de déterminer sur quelle partie pèse la charge de la preuve.

De deux choses l’une :

  • Soit l’on considère que le débiteur conteste la validité du contrat auquel cas il appartient au créancier d’établir que l’acte est bien valide
  • Soit l’on considère que le débiteur conteste l’allégation de la nullité auquel cas c’est à lui qu’il revient de prouver que le contrat n’est pas valide

Afin d’apporter une solution à cette situation, la jurisprudence a décidé que, en cas de contestation de la validité d’un contrat, la preuve pèse sur la partie qui se prévaut de la nullité de l’acte et non sur celle qui se prévaut de l’exécution d’obligation souscrite.

Dans un arrêt du 26 janvier 1972, la Cour de cassation a par exemple jugé, s’agissant d’une action en nullité d’un contrat sur le fondement de l’erreur, vice du consentement, « qu’il appartient à l’acheteur arguant de son erreur d’établir le caractère, pour lui substantiel, des qualités qu’il n’a pas trouvées dans l’objet acheté » (Cass. 1ère civ. 26 janv. 1972, n°69-14.771).

La jurisprudence postule ainsi que lorsqu’un contrat est conclu, il est plus vraisemblable qu’il soit valable, qu’il soit entaché d’un vice.

La solution adoptée est identique s’agissant de l’action en garantie des vices cachés.

Dans un arrêt du 12 juillet 2007, la Première chambre civile a affirmé en ce sens que « c’est à l’acquéreur exerçant l’action en garantie des vices cachés qu’il appartient de rapporter la preuve de l’existence et de la cause des vices qu’il allègue, en sollicitant au besoin une mesure d’expertise » (Cass. 1ère civ. 12 juill. 2007, n°05-10.435).

Il est, en effet, plus probable que la chose acquise soit en bon état de fonctionnement qu’elle soit affectée d’un vice qui la rende impropre à son usage.

Guidée par la même logique, la Cour de cassation décide régulièrement qu’il appartient à la partie qui réclame l’exécution d’un contrat à titre gratuit de prouver l’intention libérale de l’auteur de la libéralité (V. en ce sens Cass. 3e civ. 31 mai 1989, n°88-11.524).

Cette décision participe de l’idée que la fourniture d’un bien ou d’une somme d’argent à autrui sans contrepartie n’est pas une opération normale.

Parce qu’une telle opération ne peut être consentie qu’à titre exceptionnel, la charge de la preuve ne peut donc peser que sur celui qui en conteste la nature.

Sur la base d’un raisonnement similaire, la Cour de cassation a jugé, dans un arrêt du 19 décembre 1989 que « gratuit de sa nature, le mandat est présumé salarié lorsqu’il est conféré à une personne dont la profession habituelle consiste à s’occuper des affaires d’autrui » (Cass. 1ère civ. 19 déc. 1989, n°87-11.428).

2. L’aptitude à rapporter la preuve

Il n’est pas rare que les juridictions s’affranchissent des règles énoncées à l’article 1353 du Code civil aux fins de protéger la partie la plus faible contre le risque de preuve.

En pareille circonstance, la décision du juge est alors guidée par le critère de « l’aptitude à la preuve », soit de la plus ou moins grande difficulté susceptible d’être rencontrée par une partie à rapporter la preuve de ses allégations.

Plusieurs domaines donnent lieu à l’application par la jurisprudence du critère de l’aptitude à la preuve, au nombre desquels figurent notamment :

  • L’obligation d’information
  • Les devoirs de conseil et de mise en garde
  • La responsabilité médicale
  • La fraude bancaire

==> L’obligation d’information

En matière de responsabilité contractuelle, il est constant en jurisprudence, qui se fonde sur l’article 9 du Code de procédure civile, que c’est à la victime de prouver que les conditions de mise en œuvre de la responsabilité sont réunies.

Il lui faudra notamment établir l’existence d’une faute et donc d’un manquement de son cocontractant à ses obligations contractuelles.

Par un arrêt du 25 février 1997, la Cour de cassation a, pour la première fois, assorti cette règle d’une exception en jugeant que « celui qui est légalement ou contractuellement tenu d’une obligation particulière d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation » (Cass. 1ère civ. 25 févr. 1997, n°94-19.685).

Ainsi, la charge de la preuve de l’exécution de l’obligation d’information pèse, non pas sur le créancier de cette obligation, mais sur son débiteur, les juges estimant que celui-ci était susceptible d’éprouver des difficultés à rapporter la preuve du manquement de son cocontractant.

Cette solution a été généralisée pour tous les professionnels auxquels il appartient donc désormais d’établir qu’ils ont parfaitement exécuté leur obligation d’information à l’égard de leur client.

La Première chambre civile a, par exemple, jugé, pour le banquier dispensateur de crédit, « qu’il incombe au prêteur d’apporter la preuve qu’il a satisfait à l’obligation d’information » (Cass. 1ère civ. 19 sept. 2007, n°06-16.755).

La Chambre commerciale a statué dans le même sens pour les avocats en décidant, dans un arrêt du 13 octobre 2009, que « l’avocat, conseiller juridique et fiscal, est tenu d’une obligation particulière d’information vis-à-vis de son client, laquelle comporte le devoir de s’informer de l’ensemble des conditions de l’opération pour laquelle son concours est demandé, et qu’il lui incombe de prouver qu’il a exécuté cette obligation » (Cass. com. 13 oct. 2009, n°08-10.430).

Répondant à une demande des praticiens qui ont exprimé le souhait de voir cette règle gravée dans le marbre de la loi, le législateur a consacré la solution dégagée par la jurisprudence à l’occasion de la réforme du droit des contrats opérée par l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016.

Aussi, l’article 1112-1, al. 4e du Code civil prévoit désormais que « il incombe à celui qui prétend qu’une information lui était due de prouver que l’autre partie la lui devait, à charge pour cette autre partie de prouver qu’elle l’a fournie. »

Il peut être observé que, en faisant peser la charge de la preuve de l’exécution de l’obligation d’information sur son débiteur, la Cour de cassation a adopté une solution conforme au second alinéa de l’article 1353 du Code civil.

Pour mémoire, cette disposition prévoit que « celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation. »

==> Les devoirs de conseil et de mise en garde

Il est fréquent que le débiteur d’une obligation d’information, soit également assujetti à un devoir de conseil, voire de mise garde.

À cet égard, il s’agit là de trois obligations qui ne se confondent pas :

  • S’agissant de l’obligation d’information
    • Elle consiste pour son débiteur à devoir communiquer toutes les informations portant sur les caractéristiques essentielles de la prestation objet du contrat.
    • Il s’agit, en d’autres termes, de délivrer des explications claires et précises sur l’opération projetée
    • L’obligation d’information vise ainsi à ce que le consentement du cocontractant soit libre et éclairé, de sorte qu’il soit en capacité de se déterminer en toute connaissance de cause.
  • S’agissant du devoir de conseil
    • À la différence de l’obligation d’information, l’obligation de conseil ne se limite pas à contraindre son débiteur à décrire de façon objective les principales caractéristiques de la prestation fournie ; elle l’oblige à orienter le choix de son client en personnalisant l’information délivrée
    • Autrement dit, cette obligation implique pour le débiteur de ce devoir :
      • Dans un premier temps, de s’enquérir de la situation de son client et plus précisément de ses objectifs, de ses besoins et de son budget
      • Dans un second temps, d’émettre un avis sur l’opportunité de contracter, à tout le moins d’indiquer quel serait le choix le plus adapté, parmi plusieurs options présentées, au regard de la situation déclarée par le client
    • En somme, l’obligation de conseil n’est autre que l’opération de subjectivisation d’une information initialement brute, soit la prise en compte dans l’information délivrée de la situation particulière du bénéficiaire de cette information.
  • S’agissant du devoir de mise en garde
    • Il consiste pour son débiteur à alerter le bénéficiaire sur les risques que comporte l’opération projetée.
    • À la différence de l’obligation de conseil, le devoir de mise en garde ne vise donc pas à orienter la décision du cocontractant ; il vise seulement à le prévenir des conséquences négatives auxquelles il s’expose s’il s’engage.
    • Le devoir de mise en garde est donc tout à la fois plus contraignant que l’obligation d’information qui est étrangère à toute appréciation subjective de l’opération et moins contraignant que l’obligation de conseil qui implique, pour son débiteur, d’orienter le choix du cocontractant.

Ceci étant posé, la jurisprudence a appliqué aux devoirs de conseil et de mise en garde la même solution que celle dégagée pour l’obligation d’information s’agissant de la charge de la preuve, considérant que le créancier de l’un ou l’autre de ces devoirs n’était pas en mesure de rapporter la preuve de leur inexécution.

  • Application au devoir de conseil
    • Dans un arrêt du 28 octobre 2010, la Première chambre civile a, par exemple, jugé « qu’il incombe au vendeur professionnel de prouver qu’il s’est acquitté de l’obligation de conseil lui imposant de se renseigner sur les besoins de l’acheteur afin d’être en mesure de l’informer quant à l’adéquation de la chose proposée à l’utilisation qui en est prévue» ( 1ère civ. 28 oct. 2010, n°09-16.913).
    • La Chambre commerciale a retenu la même solution pour les sociétés de gestion de portefeuille en décidant que « c’est à celui qui est contractuellement tenu d’une obligation particulière de conseil de rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation» ( com. 22 mars 2011, n°10-13.727).
  • Application au devoir de mise en garde
    • Par deux arrêts rendus le 29 juin 2007, la Cour de cassation, réunie en chambre mixte, casse et annule les décisions prises par deux Cour d’appel (Dijon et Aix-en-Provence) qui avaient refusé de retenir la responsabilité d’établissements bancaires au motif :
      • Soit que « la banque qui n’avait pas à s’immiscer dans les affaires de ses clients et ne possédait pas d’informations que ceux-ci auraient ignorées, n’avait ni devoir de conseil, ni devoir d’information envers eux»
      • Soit qu’il n’était pas démontré que « les crédits litigieux auraient été disproportionnés par rapport à la capacité financière de l’emprunteur et que l’établissement bancaire qui consent un prêt n’est débiteur d’aucune obligation à l’égard du professionnel emprunteur»
    • La chambre mixte de la Cour de cassation censure les deux décisions qui lui sont soumises.
    • Elle reproche, sensiblement dans les mêmes termes, aux juges du fond de n’avoir pas précisé si le client « était un emprunteur non averti et, dans l’affirmative, si, conformément au devoir de mise en garde auquel elle était tenue à son égard lors de la conclusion du contrat, la caisse justifiait avoir satisfait à cette obligation à raison des capacités financières de l’emprunteur et des risques de l’endettement né de l’octroi des prêts». ( ch. Mixte, 29 juin 2007, n°05-21.104 et n°06-11673).
    • L’un des enseignements qui peut être retiré de ces deux décisions est que la charge de la preuve de la bonne exécution du devoir de mise en garde pèse sur le banquier dispensateur de crédit, soit sur le débiteur de cette obligation.
    • La solution retenue est ainsi la même que pour le devoir de conseil et l’obligation d’information.

==> Droit du travail

Le droit du travail est un domaine qui regorge d’exemples de décisions qui ont été guidées par le critère de l’aptitude à la preuve.

Comme relevé par des auteurs « cette matière se caractérise surtout par l’existence de mécanismes dérogatoires et parfois très atypiques d’attribution de la charge de la preuve »[22].

En matière de discrimination par exemple, alors que l’article L. 1134-1 du Code du travail prévoit qu’il appartient au salarié de présenter « des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte » pour que son action prospère, la Cour de cassation décide qu’il y a lieu de le dispenser de rapporter une telle preuve (V. en ce sens Cass. soc. 19 déc. 2012, n°10-20.526 et n°10-20.528)

Dans un arrêt du 9 mars 2011, la Chambre sociale a par ailleurs jugé, par souci de protection du salarié, « qu’il appartenait à l’employeur, peu important l’absence d’entretien d’évaluation, de justifier des éléments permettant de déterminer si les objectifs fixés au salarié […] avaient été atteints » (Cass. soc. 9 mars 2011, n°09-70.313).

Poursuivant le même objectif, elle a encore décidé que « les dispositions de l’article L. 3171-4 du code du travail relatives à la répartition de la charge de la preuve des heures de travail effectuées entre l’employeur et le salarié ne sont pas applicables à la preuve du respect des seuils et plafonds prévus par le droit de l’Union européenne, qui incombe à l’employeur » (Cass. soc. 17 oct. 2012, n°10-17.370).

==> Fraude bancaire

Régulièrement, la Cour de cassation rappelle que, en cas d’utilisation frauduleuse d’un instrument de paiement, il appartient à l’établissement bancaire de rapporter la preuve de la faute de son titulaire.

Dans un arrêt du 28 mars 2018, elle a par exemple affirmé que « si, aux termes des articles L. 133-16 et L. 133-17 du code monétaire et financier, il appartient à l’utilisateur de services de paiement de prendre toute mesure raisonnable pour préserver la sécurité de ses dispositifs de sécurité personnalisés et d’informer sans tarder son prestataire de tels services de toute utilisation non autorisée de l’instrument de paiement ou des données qui lui sont liées, c’est à ce prestataire qu’il incombe, par application des articles L. 133-19, IV, et L. 133-23 du même code, de rapporter la preuve que l’utilisateur, qui nie avoir autorisé une opération de paiement, a agi frauduleusement ou n’a pas satisfait intentionnellement ou par négligence grave à ses obligations ».

La Chambre commerciale ajoute que « cette preuve ne peut se déduire du seul fait que l’instrument de paiement ou les données personnelles qui lui sont liées ont été effectivement utilisés » (Cass. com. 28 mars 2018, n° 16-20018).

Cette position est partagée par la première chambre civile qui avait statué dans le même sens dans un arrêt du 28 mars 2018 en considérant que « en cas de perte ou de vol, le titulaire d’une carte de paiement qui a effectué la mise en opposition dans les meilleurs délais compte tenu de ses habitudes d’utilisation de cette carte, ne supporte intégralement la perte subie que s’il a agi avec négligence constituant une faute lourde ; qu’il appartient à l’émetteur de rapporter cette preuve ».

La Cour de cassation avait, à l’instar de la Chambre commerciale, précisé que « la circonstance que la carte ait été utilisée par un tiers avec composition du code confidentiel n’est, à elle seule, pas susceptible de constituer la preuve d’une telle faute » (Cass. 1ère civ. 28 mars 2008, n° 16-20018).

3. Les faits négatifs

Afin de prouver leurs allégations, comme exigé par l’article 9 du code de procédure civile, les plaideurs peuvent être conduits à établir deux sortes de faits : des faits positifs et des faits négatifs.

Que recouvrent ces deux catégories de faits ?

  • Un fait est dit positif lorsqu’il consiste en une action, en la survenance d’un événement ; il s’agit, autrement dit, de tout ce qui se produit.
  • Un fait est dit négatif, lorsqu’il consiste en une abstention, en quelque chose qui ne s’est pas manifesté ou n’a pas été exécuté

Prouver un fait positif n’est, en soi, jamais insurmontable car ce qui existe ou ce qui se produit laisse toujours une empreinte, une marque, un indice.

À l’inverse, la preuve d’un fait négatif apparaît bien plus délicate, sinon impossible à rapporter dans la mesure il s’agit d’établir un fait qui, par hypothèse, n’a laissé aucune trace, faute d’avoir existé ou de s’être produit.

Pour cette raison, la preuve d’un fait négatif a été qualifiée par la doctrine classique de probatio diabolica, soit de « preuve du diable ».

Comment prouver qu’une obligation de ne pas faire a été respectée ? Comment prouver qu’un événement ne s’est pas produit ou n’existe pas ? Comment prouver l’inexécution d’une obligation de faire ?

Si l’on s’en tient à la lettre de la loi, il est indifférent que le fait à prouver soit positif ou négatif : dans tous les cas il appartient au plaideur d’établir « les faits nécessaires au succès de sa prétention » (art. 9 CPC).

Est-ce à dire que le procès est perdu d’avance pour la partie sur laquelle pèse la charge de rapporter la preuve d’un fait négatif ? Il n’en est rien.

À l’analyse, il est parfaitement possible de prouver un fait négatif. Pour surmonter l’obstacle, il suffit d’établir un fait positif contraire.

Pour exemple :

  • afin de prouver que l’on ne se trouvait pas en un lieu déterminé à une date donnée, il suffit d’établir que l’on se trouvait à un autre endroit à la même date.
  • afin de prouver que la rupture d’un contrat de travail ne résulte pas d’une démission du salarié, il suffit d’établir le véritable motif qui en est la cause

Cette solution consistant prouver un fait négatif en établissant le fait opposé a très tôt été adoptée par la jurisprudence.

Lorsque, en effet, elle relève que la preuve d’un fait négatif est trop difficile à rapporter, elle renverse la charge de la preuve, obligeant ainsi la partie adverse à établir un fait positif.

L’illustration topique de cette approche nous est notamment fournie par le contentieux relatif à l’exécution de l’obligation d’information par les professionnels sur lesquels elle pèse (médecins, avocats, notaires, vendeurs etc.).

Régulièrement la Cour de cassation affirme que, en cas de manquement à cette obligation, il n’appartient pas au créancier de prouver qu’il n’a pas ou mal été informé, mais au professionnel d’établir qu’il a exécuté l’obligation qui lui échoit.

La Cour de cassation a affirmé, en ce sens, dans un arrêt du 25 février 1997, que « celui qui est légalement ou contractuellement tenu d’une obligation particulière d’information doit rapporter la preuve de l’exécution de cette obligation » (Cass. 1ère civ. 25 févr. 1997, n°94-19.685).

De façon générale, la Haute juridiction a tendance à considérer qu’il y a lieu de renverser la charge de la preuve toutes les fois que l’allégation formulée par un plaideur le contraint à devoir prouver un fait négatif (V. en ce sens Cass. soc. 15 févr. 1989, n°86-18.354 ; Cass. com. 24 janv. 2018, n° 16-21.492).

On ne saurait toutefois dégager de cette tendance un principe de dispense systématique de preuve pour le plaideur confronté à l’établissement d’un fait négatif.

Il n’est pas rare que la Cour de cassation maintienne la charge de la preuve sur ce dernier (V. en ce sens Cass. civ. 1ère 24 sept. 2009, n°08-16.305). Elle le fera notamment lorsqu’elle estimera que le fait négatif à prouver peut être établi au moyen de faits voisins ou connexes.

Au bilan, comme s’accordent à le dire les auteurs, la preuve des faits négatifs ne répond à aucun principe général. La jurisprudence est guidée moins par des règles d’attribution de la charge de la preuve que par des objectifs de politique juridique.

Le juge recherchera notamment à protéger la partie la plus faible tout en veillant à épargner les plaideurs d’avoir à rapporter la preuve d’un fait impossible.

C) Aménagement contractuel

==> Problématique

Pendant longtemps la question s’est posée de savoir si, au titre de la liberté contractuelle qui préside à la conclusion des conventions, les parties étaient autorisées à aménager les règles d’attribution de la charge de la preuve.

Cette incertitude est née de l’absence dans le Code civil de dispositions sur les contrats relatifs à la preuve.

Tout au plus, l’ancien article 1316-2 prévoyait que « lorsque la loi n’a pas fixé d’autres principes, et à défaut de convention valable entre les parties, le juge règle les conflits de preuve littérale en déterminant par tous moyens le titre le plus vraisemblable, quel qu’en soit le support. »

Compte tenu du manque de clarté de cette disposition, toutes les thèses pouvaient potentiellement être envisagées. Nous nous limiterons à exposer les deux principales :

  • La thèse du caractère impératif des règles de preuve
    • Une partie de la doctrine a soutenu que les règles relatives à la preuve présentaient un caractère impératif, compte tenu de ce qu’elles se rapportent au déroulement du procès.
    • Or on toucherait là aux fonctions régaliennes de l’État, lesquelles fonctions ne peuvent s’exercer qu’au moyen de règles d’ordre public.
    • Pour cette raison, il ne pourrait être dérogé aux règles gouvernant la preuve par convention contraire.
  • La thèse du caractère supplétif des règles de preuve
    • Prenant le contrepied de la première thèse, des auteurs – majoritaires – ont défendu que les règles relatives à la preuve fussent supplétives.
    • Pour les tenants de cette thèse, « ces règles visent essentiellement à la protection des intérêts du plaideur qui échappe au risque de la preuve et il est possible de renoncer à un système protecteur d’intérêts privés, du moins tant que sont en jeu des droits dont les titulaires peuvent disposer»[23].

==> Consécration

Entre les deux thèses, la jurisprudence a opté pour la seconde. Très tôt, elle a en effet admis que les parties puissent déroger aux règles gouvernant la charge de la preuve (V. en ce sens Cass. req. 1er avr. 1862 ; Cass. req. 27 févr. 1928).

Dans deux arrêts particulièrement remarqués rendus le 8 novembre 1989, la Cour de cassation a jugé très explicitement que « pour les droits dont les parties ont la libre disposition, [les] conventions relatives à la preuve sont licites » (Cass. 1ère civ. 8 nov. 1989, n°86-16.196 et 86-16.197).

Prenant acte de cette position bien établie en jurisprudence, le législateur l’a consacrée à l’occasion de la réforme du droit des contrats opérée par l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016.

Le nouvel article 1356, al. 1er du Code civil prévoit désormais que « les contrats sur la preuve sont valables lorsqu’ils portent sur des droits dont les parties ont la libre disposition ».

Il ressort de cette disposition que les parties sont libres d’aménager, par voie contractuelle, les règles d’attribution de la charge de la preuve.

Pratiquement, elles sont donc autorisées à inverser la charge de la preuve.

Dans un arrêt du 30 octobre 2007, la Première chambre civile a ainsi décidé à propos d’un contrat de dépôt que « les parties à un tel contrat sont libres de convenir de mettre à la charge du déposant, qui entend se prévaloir d’un manquement du dépositaire à l’obligation de moyens qui lui incombe, la preuve de ce manquement » (Cass. 1ère civ. 30 oct. 2007, n°06-19.390).

==> Limites

La liberté conférée aux parties d’aménager les règles d’attribution de la charge de la preuve n’est pas sans limites ; l’article 1356 du Code civil subordonne la validité des conventions sur la preuve à la libre disponibilité des droits des parties.

La question qui alors se pose est de savoir quels sont les droits susceptibles de faire l’objet d’une convention sur la preuve.

Part hypothèse, la ligne de démarcation serait celle qui distingue les droits patrimoniaux des droits extra-patrimoniaux.

Pour mémoire, tandis que les premiers sont des droits appréciables en argent et, à ce titre, peuvent faire l’objet d’opérations translatives, les seconds n’ont pas de valeur pécuniaire, raison pour laquelle on dit qu’ils sont hors du commerce ou encore indisponibles.

Ainsi, selon cette distinction, les seuls contrats visés par l’article 1356 du Code civil seraient ceux portant sur des droits patrimoniaux.

Quant aux droits extrapatrimoniaux, que l’on retrouve notamment en droit des personnes ou en droit de la famille, ils ne pourraient donc faire l’objet d’aucune convention sur la preuve.

Bien que constituant un point d’ancrage permettant d’identifier les contrats relevant du domaine de l’article 1356 du Code civil, la distinction entre les droits patrimoniaux et les droits extrapatrimoniaux est parfois écartée, tantôt par le législateur, tantôt par la jurisprudence, à la faveur de solutions guidées par le souci de protection de la partie la plus faible.

Pour exemple, l’article R. 212-1, 12° du Code de la consommation prévoit que « dans les contrats conclus entre des professionnels et des consommateurs, sont de manière irréfragable présumées abusives, au sens des dispositions des premier et quatrième alinéas de l’article L. 212-1 et dès lors interdites, les clauses ayant pour objet ou pour effet de […] imposer au consommateur la charge de la preuve, qui, en application du droit applicable, devrait incomber normalement à l’autre partie au contrat. »

De son côté, la Cour de cassation a confirmé la nullité d’une clause de non-concurrence figurant dans un contrat de travail qui inversait la charge de la preuve en ce qu’elle subordonnait le paiement de la contrepartie financière due au salarié au titre de cette clause à la preuve par ce dernier de la non-violation de son obligation.

Au soutien de sa décision, elle affirme « qu’il appartient à l’employeur de rapporter la preuve d’une éventuelle violation de la clause de non-concurrence et que la cour d’appel a décidé à bon droit que la clause contractuelle disposant du contraire était inopérante » (Cass. soc. 25 mars 2009, n°07-41.894).

Au bilan, il apparaît que toutes les conventions sur la preuve portant sur des droits patrimoniaux ne sont pas nécessairement licites. Il est des cas où, par souci de protection de la partie faible, il est fait interdiction aux parties de renverser la charge de la preuve.

 

 

[1] M. Mekki, « Regard substantiel sur le « risque de preuve » – Essai sur la notion de charge probatoire », in La preuve : regards croisés, Thèmes et commentaires, Dalloz 2015, p. 7

[2] H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, thèse, Lyon, 1947, éd. Dalloz, 2002, n°86, pp. 87-88.

[3] H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, thèse, Lyon, 1947, éd. Dalloz, 2002, n°107, p. 114.

[4] H. Motulsky, op. cit., n°109, p. 119.

[5] H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, thèse, Lyon, 1947, éd. Dalloz, 2002, n°117, p. 130.

[6] M. Mekki, « Regard substantiel sur le « risque de preuve » – Essai sur la notion de charge probatoire », in La preuve : regards croisés, Thèmes et commentaires, Dalloz 2015, p. 7

[7] Ibid.

[8] E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°206, p. 223.

[9] J. Ghestin et G. Goubeaux, Droit civil – Introduction générale, éd. LGDJ, 1977, n°563, p.441.

[10] H. Roland et L. Boyer, Introduction au droit, éd. Litec, 2002, n°1676, p. 578

[11] L. Siguort, Preuve des obligations – Charge de la preuve et règles générales, Lexisnexis, fasc. JurisClasseur, art. 1353, n°13.

[12] G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, éd. Dalloz, 2018, n°1090, p. 979.

[13] Ph. Malinvaud, Introduction à l’étude du droit, éd. Lexisnexis, 2018, n°544

[14] J. Domat, Les lois civiles dans leur ordre naturel, 1703, p. 271

[15] R.J. Pothier, Traité des obligations, 1764, Dalloz 2011, 2011, p. 408

[16] E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°232, p. 242

[17] P. Mimim, « Les présomptions quasi-légales », JCP G, 1946, I, 578.

[18] Ch. Perelman, Logique juridique, nouvelle rhétorique, Dalloz, 1976, n°35, p.61.

[19] E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°211, p. 226

[20] V. notamment en ce sens F. Geny, Science et technique en droit privé positif

[21] J. Ghestin et G. Goubeaux, Droit civil – Introduction générale, éd. LGDJ, 1977, n°583, p.458

[22] E. Vergès, G. Vial et O. Leclerc, Droit de la preuve, éd. Puf, 2022, n°222, p. 235

[23] J. Ghestin et G. Goubeaux, Droit civil – Introduction générale, éd. LGDJ, 1977, n°584, p.460

No comment yet, add your voice below!


Add a Comment