Le Droit dans tous ses états

LE DROIT DANS TOUS SES ETATS

Gestion de l’actif commun sous le régime légal: les actes nécessaires à l’exercice d’une profession séparée

Le XXe siècle est la période de l’Histoire au cours de laquelle on a progressivement vu s’instaurer une égalité dans les rapports conjugaux et plus précisément à une émancipation de la femme mariée de la tutelle de son mari.

Cette émancipation est intervenue dans tous les aspects de la vie du couple. Parmi ces aspects, l’autonomie professionnelle de la femme mariée qui a conquis :

  • La liberté d’exercer une profession
  • Le droit de percevoir et disposer de ses gains et salaires
  • Le droit de gérer seule les biens nécessaires à l’exercice de son activité professionnelle

L’autonomie dont jouit désormais la femme mariée en matière professionnelle est le produit d’une lente évolution qui, schématiquement, se décompose en plusieurs étapes :

  • Première étape : la situation de la femme mariée sous l’empire du Code civil dans sa rédaction de 1804
    • Dans sa rédaction initiale, le Code civil était pour le moins taiseux sur la faculté de la femme mariée à exercer une profession et, le cas échéant, à percevoir librement ses gains et salaires.
    • Dans ces conditions, il était admis qu’elle ne pouvait pas exercer d’activité professionnelle sans l’accord de son mari.
    • Quant à la perception de gains et salaires, elle était frappée d’une incapacité d’exercice générale.
    • Aussi, est-ce à son seul mari qu’il revenait, non seulement de les percevoir, mais encore de les administrer.
  • Deuxième étape : la création de l’institution des biens réservés par la loi du 13 juillet 1907
    • La loi du 13 juillet 1907 a reconnu à la femme mariée
      • D’une part, le droit de percevoir librement ses gains et salaires que lui procurait son activité professionnelle
      • D’autre part, le droit de les administrer seule et de les affecter à l’acquisition de biens dits réservés.
    • Par biens réservés, il faut entendre les biens acquis par la femme mariée avec ses revenus et dont la gestion lui était impérativement « réservée », alors même que, en régime communautaire, les gains et salaires endossaient la qualification de biens communs.
    • Ainsi, dès 1907 la femme mariée est investie du pouvoir de percevoir et d’administrer librement ses gains et salaires
  • Troisième étape : l’abolition de l’incapacité civile de la femme mariée par la loi du 13 février 1938
    • La loi du 13 février 1938 a aboli l’incapacité civile de la femme mariée, celle-ci étant dorénavant investie de la capacité d’exercer tous les pouvoirs que lui conférerait le régime matrimonial auquel elle était assujettie
    • Il en est résulté pour elle le droit d’exercer librement une profession.
    • L’article 216 du Code civil prévoyait néanmoins que « le mari peut, sauf dans les cas prévus par le troisième alinéa de l’article 213, s’opposer à ce que la femme exerce une profession séparée».
    • L’alinéa 2 de ce texte précisait que « si l’opposition du mari n’est pas justifiée par l’intérêt du ménage ou de la famille, le Tribunal peut sur la demande de la femme, autoriser celle-ci à passer outre cette opposition».
    • Si, à compter de l’entrée en vigueur de la loi du 13 février 1938 la femme mariée devient libre d’exercer la profession de son choix sans qu’il lui soit nécessaire d’obtenir l’autorisation de son mari, ce dernier conserve néanmoins le droit de contrarier l’exercice de cette liberté.
  • Quatrième étape : la reconnaissance par la loi du 13 juillet 1965 de la liberté professionnelle pleine et entière de la femme mariée
    • C’est la loi du 13 juillet 1965 qui a aboli la dernière restriction à l’indépendance professionnelle de la femme mariée.
    • Désormais, elle est libre d’exercer la profession de son choix sans que son mari ne puisse s’y opposer.
  • Cinquième étape : la reconnaissance par la loi du 23 décembre 1985 aux époux d’un monopole sur les actes nécessaires à l’exercice de leur profession
    • Afin de renforcer l’indépendance professionnelle des époux, le législateur leur a conféré un pouvoir exclusif sur les actes nécessaires à l’exercice de leur activité professionnelle.
    • Cette règle vise à prévenir toute tentative d’ingérence d’un époux qui pourrait venir perturber l’exercice de la profession du conjoint.
    • Ainsi, l’époux, qui exploite un fonds de commerce, une entreprise artisanale ou agricole, est seul investi du pouvoir d’en assurer la gestion courante.
    • Il devra néanmoins obtenir l’accord de son conjoint pour les actes les plus graves et notamment ceux qui visent à aliéner ou grever de droits réels un fonds de commerce, une exploitation dépendant de la communauté ou encore des droits sociaux non négociables.

Au bilan, la volonté du législateur d’instaurer une véritable égalité dans les rapports conjugaux, mouvement qui s’est amorcé dès le début du XXe siècle, l’a conduit à octroyer à la femme mariée une sphère d’autonomie, non seulement s’agissant du choix de sa profession, mais encore pour ce qui concerne la perception et la disposition de ses gains et salaires, ainsi que pour l’accomplissement des actes nécessaires à l’exercice de sa profession.

Cette indépendance professionnelle dont jouissent les époux désormais les époux se traduit, sur le plan de la gestion de l’actif, par l’octroi d’un pouvoir exclusif sur :

  • D’une part, les actes nécessaires à l’exercice d’une profession séparée
  • D’autre part, les actes portant sur les gains et salaires

Nous nous focaliserons ici sur la première catégorie d’actes.

L’article 1421, al. 2e du Code civil prévoit que « l’époux qui exerce une profession séparée a seul le pouvoir d’accomplir les actes d’administration et de disposition nécessaires à celle-ci. »

La règle énoncée ici instaure donc un principe de gestion exclusive pour les actes nécessaires à l’activité professionnelle des époux.

À l’analyse, cette règle peut être envisagée sous deux aspects :

  • Positivement
    • Elle signifie que l’époux qui exerce une activité professionnelle est seul habilité à gérer les biens nécessaires à cette activité
  • Négativement
    • Elle signifie qu’il est fait interdiction aux époux de s’immiscer dans les affaires qui relèvent de l’activité professionnelle de leur conjoint.

Parce que les actes accomplis par un époux dans le cadre de l’exercice de son activité professionnelle sont susceptibles de porter sur des biens communs, la modalité de gestion instituée par l’article 1421, al. 2e du Code civil déroge à la règle.

En effet, les actes qui portent sur des éléments de l’actif commun relèvent, en principe, du domaine de la gestion concurrence.

Les époux devraient, dans ces conditions, être investis de pouvoirs égaux et concurrents sur les biens communs affectés à l’exercice d’une activité professionnelle.

L’application du principe de gestion concurrente conduirait toutefois à admettre qu’un époux puise s’ingérer dans les affaires de son conjoint, ingérence qui serait de nature à porter atteinte à l’indépendance professionnelle des époux.

Pour cette raison, le législateur a conféré aux époux un pouvoir de gestion exclusif pour les actes nécessaires à l’exercice de leur activité professionnelle.

Dans la mesure où il s’agit d’une dérogation portée au principe de gestion concurrence, le domaine de la règle a néanmoins été strictement circonscrit.

Quant à sa sanction, elle est assurée par l’article 1427 du Code civil qui prévoit la nullité des actes accomplis en dépassement des pouvoirs d’un époux.

I) Le domaine de la gestion exclusive

Le pouvoir exclusif dont sont investis les époux au titre de l’article 1421, al. 2e du Code civil tient :

  • D’une part, à l’exercice d’une profession séparée
  • D’autre part, l’accomplissement d’actes nécessaires à l’activité professionnelle

A) L’exercice d’une profession séparée

Pour qu’un époux soit investi du pouvoir exclusif prévu par l’article 1421, al. 1er du Code civil, il doit exercer une profession séparée de son conjoint.

La question qui alors se pose est de savoir ce que l’on doit entendre par « profession séparée ».

Cette notion n’est définie par aucun texte, ni par aucune décision jurisprudentielle. C’est donc vers la doctrine qu’il y a lieu de se tourner.

À cet égard, les auteurs observent que l’identification de l’exercice d’une profession séparée ne soulèvera pas de difficulté lorsque :

  • Un seul des époux exerce une activité professionnelle
  • Les époux travaillent dans des entreprises différentes
  • Les époux travaillent dans une même entreprise, mais exercent des fonctions distinctes

À la vérité, la détermination de l’existence d’une séparation des activités professionnelles soulèvera une difficulté lorsque l’un des époux collabore à l’activité professionnelle de son conjoint.

Une assistance ponctuelle et temporaire à l’activité du conjoint suffit-elle à priver l’époux qui collabore du pouvoir de gestion exclusif prévu par l’article 1421, al .2e du Code civil, ou faut-il une collaboration régulière et permanente ?

À partir de quelle intensité dans la collaboration doit-on considérer que les époux n’exercent pas des professions séparées. ?

Pour les auteurs il y a lieu de distinguer selon la nature de la collaboration dont il est question.

Si l’on se réfère à l’article L. 121-4 du Code de commerce, cette disposition prévoit que le conjoint du chef d’une entreprise artisanale, commerciale ou libérale qui y exerce de manière régulière une activité professionnelle opte pour l’un des statuts prévus par la loi que sont :

  • Le statut de conjoint collaborateur
  • Le statut de conjoint salarié
  • Le statut de conjoint associé

L’article 321-5, al. 7e du Code rural énonce sensiblement la même règle pour le conjoint de l’exploitant agricole.

Le premier enseignement qui peut être retiré de ces dispositions, c’est que le choix de l’un de ces trois statuts n’est obligatoire que si la collaboration du conjoint est régulière.

On peut en déduire que lorsque la collaboration est seulement ponctuelle, le conjoint du chef d’entreprise pourra n’endosser aucun statut.

Dans cette hypothèse, il ne sera donc pas privé de la faculté de prouver qu’il exerce une profession séparée au sens de l’article 1421, al. 2e du Code civil.

Au vrai, l’établissement de cette preuve ne soulèvera des difficultés que lorsque le conjoint du chef d’entreprise collabore régulièrement à son activité.

Le second enseignement qui peut être retiré de l’article L. 121-4 du Code de commerce, c’est que, lorsqu’elle est régulière, la collaboration du conjoint se traduira nécessairement par l’adoption, au choix, du statut de coexploitant, de collaborateur ou de salarié.

Ce sont là autant de statuts susceptibles de priver le conjoint du chef d’entreprise de la possibilité de se prévaloir d’un pouvoir exclusif sur les biens communs affectés à l’exercice de son activité professionnelle.

Aussi, convient-il d’envisager chacun de ces statuts pris individuellement.

==> Le statut de conjoint associé

Le conjoint optera pour le statut d’associé lorsqu’il coexploitera l’entreprise commerciale, artisanale ou agricole et plus précisément lorsqu’il détiendra des parts ou actions dans la société, ce qui exige la fourniture d’un apport.

Lorsque cette condition est remplie, les époux sont exploitants. Parce qu’ils sont placés sur un pied d’égalité, l’un et l’autre ne saurait soutenir qu’il exerce une profession séparée.

Tous deux œuvrent dans le même sens : la réalisation de l’objet social de leur entreprise.

==> Le statut de conjoint collaborateur

Il sera opté pour le statut de collaborateur lorsque le conjoint exercera une activité professionnelle régulière dans l’entreprise sans percevoir de rémunération.

Parce que, par hypothèse, il n’est pas associé dans l’entreprise familiale, le conjoint collaborateur n’endosse pas la qualité de coexploitant : il a vocation à exécuter les missions qui lui sont confiées.

Est-ce à dire que ce statut le prive de tous pouvoirs sur les biens communs affectés à l’exploitation de l’entreprise ? Il n’en est rien.

La particularité du conjoint collaborateur est qu’il est investi d’un pouvoir de représentation de son époux quant à la gestion de l’entreprise.

L’article L. 121-6, al. 1er du Code de commerce prévoit en ce sens que « le conjoint collaborateur, lorsqu’il est mentionné au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers ou au registre des entreprises tenu par les chambres de métiers d’Alsace et de Moselle est réputé avoir reçu du chef d’entreprise le mandat d’accomplir au nom de ce dernier les actes d’administration concernant les besoins de l’entreprise. »

Est ainsi instituée une présomption légale de pouvoir qui, à l’égard des tiers, autorise le conjoint collaborateur à accomplir les actes de gestion courante de l’entreprise.

Une présomption de pouvoirs est instituée sensiblement dans les mêmes termes par l’article L. 321-1, al. 2e du Code rural à la faveur du conjoint collaborateur de l’exploitant agricole.

Ces présomptions de pouvoirs ont pour effet de réputer les actes d’administration accomplis par le conjoint collaborateur comme ayant été conclus par le chef d’entreprise lui-même.

Aussi, se concilient-elles mal avec le pouvoir de gestion exclusive dont est investi l’époux qui exerce une profession séparée.

Celui-ci ne peut pas agir exclusivement en son propre nom et tout à la fois agir exclusivement au nom du chef d’entreprise. Il y a là des pouvoirs qui sont incompatibles.

C’est la raison pour laquelle le statut de collaborateur est exclusif de l’exercice d’une profession séparée.

Le conjoint collaborateur est, dans ces conditions, insusceptible de se prévaloir d’un pouvoir de gestion exclusif sur les biens communs affectés à l’entreprise au sein de laquelle il collabore à titre régulier.

À l’opposé l’époux qui endosse la qualité de chef d’entreprise pourra se prévaloir d’un tel pouvoir, cette qualité le plaçant dans une situation où il exerce bien une profession séparée de celle de son conjoint.

==> Le statut de conjoint salarié

L’article L. 121-4, I du Code de commerce prévoit que le conjoint du chef d’une entreprise artisanale ou commerciale peut opter pour le statut de salarié, lequel offre incontestablement la protection sociale la plus étendue.

Il peut être observé que ce statut n’a été envisagé par loi qu’à compter de l’entrée en vigueur de la loi du 10 juillet 1982.

Sous l’empire du droit antérieur, la licéité de la conclusion d’un contrat de travail entre époux n’avait été admise que par la jurisprudence (V. en ce sens Cass. civ. 8 nov. 1937). L’intervention du législateur en 1982 a, sans aucun doute, permis de clarifier les choses.

Quoi qu’il en soit, le conjoint du chef d’entreprise peut désormais librement opter pour le statut de salarié.

Dans cette hypothèse, il est admis que le conjoint est fondé à se prévaloir de l’exercice d’une profession séparée.

Lui endosse la qualité de salarié, tandis que son époux exerce la fonction de chef d’entreprise.

Aussi, l’article 1421, al. 2e du Code civil peut parfaitement trouver à s’appliquer

II) Des actes nécessaires à l’exercice d’une activité professionnelle

Un époux ne peut se prévaloir d’un pouvoir de gestion exclusif sur les biens communs affectés à son activité professionnelle que s’il démontre que les actes accomplis sont nécessaires à l’exercice de cette activité.

Toute la question est alors de savoir ce que l’on doit entendre par « nécessaire ». L’article 1421, al. 2e ne définit pas la notion, ni ne fournit des critères d’appréciation.

Pour les auteurs, de façon générale « on vise par là tous les actes de gestion patrimoniale qu’implique un exercice normal de la profession : ventes ou achats de marchandises, contrats de location (d’un local par exemple), d’entreprise, d’assurance, location-gérance d’un fonds de commerce, cession de tel élément du fonds etc. »[1].

Reste que cette description ne fait que dégrossir la notion de nécessité. Elle ne permet pas d’en cerner les contours avec précision.

Faute d’indications dans les textes, il y a lieu de se reporter à la doctrine qui propose deux approches :

  • Première approche
    • Elle consiste à appréhender le critère de nécessité en recourant à la notion de bien affecté.
    • Autrement dit, il s’agirait de vérifier si un bien est affecté à l’exercice de la profession séparée de l’époux
    • Dans l’affirmative, le critère de nécessité serait rempli et, par voie de conséquence, l’époux fondé à exercer un pouvoir exclusif sur le bien affecté à son activité.
    • Le domaine de la gestion exclusive serait ainsi directement lié à la notion d’affectation.
    • Bien que séduisante, cette approche n’en a pas moins fait l’objet de critiques.
    • Les auteurs ont notamment fait remarquer qu’elle conduirait à créer une nouvelle catégorie de biens : les biens professionnels.
    • Or cela reviendrait à briser l’unité de la masse commune, alors même que sur le plan du passif, il n’existe aucune catégorie de dettes qui seraient exécutoires sur les seuls biens professionnels.
    • Dès lors qu’une dette est souscrite du chef d’un époux, elle peut être poursuivie sur l’ensemble des biens communs, quand bien même elle a été contractée à des fins professionnelles.
    • Aussi, cette approche du critère de nécessité doit, selon nous, être écartée.
  • Seconde approche
    • Elle consiste à se focaliser, non pas sur les biens affectés à l’activité professionnelle d’un époux, mais sur les actes accomplis dans le cadre de cette activité.
    • Plus précisément, il s’agit de déterminer quels sont les actes qui répondent au critère de nécessité.
    • Par la formule « actes nécessaires », d’aucuns plaident pour une interprétation extensive de la notion.
    • Aussi, conviendrait-il d’inclure dans son périmètre les actes utiles à l’exercice de la profession afin de ne pas limiter le domaine de la gestion exclusive aux seuls actes indispensables.
    • L’esprit du texte n’est pas, en effet, d’ériger en exception l’exercice par un époux d’un pouvoir de gestion exclusif sur les biens affectés à son activité professionnelle.
    • Ce pouvoir lui est conféré afin qu’il soit en capacité d’assurer, seul, la gestion normale de son activité, ce qui implique que les actes de gestion courante doivent être compris dans l’exclusivité envisagée par le législateur comme une garantie à l’indépendance professionnelle des époux.
    • Reste que pour les actes les plus graves et notamment les actes visant à aliéner ou grever de droits réels les immeubles, fonds de commerce et exploitations dépendant de la communauté, conformément à l’article 1424, al.1er du Code civil, le principe de gestion exclusive cède sous l’application du principe de la cogestion.

Au bilan, il y a lieu, selon nous, de retenir la seconde approche afin de délimiter le domaine de la gestion exclusive.

Les époux sont investis d’un pouvoir exclusif pour tous les actes d’administration et de disposition dont l’accomplissement est nécessaire à la gestion normale de leur activité professionnelle.

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