Site icon Gdroit

Les servitudes du fait de l’homme établies par prescription

S’il est des cas où la loi impose une charge sur un fonds pour l’usage et l’utilité d’un héritage appartenant à un autre propriétaire, elle autorise également les propriétaires à aménager les rapports de voisinage en établissant des servitudes résultant de leur propre initiative.

L’article 686 du Code civil prévoit en ce sens que « il est permis aux propriétaires d’établir sur leurs propriétés, ou en faveur de leurs propriétés, telles servitudes que bon leur semble ».

C’est ce que l’on appelle les servitudes du fait de l’homme, car procèdent de l’intervention des seuls propriétaires.

Ces derniers ne disposent toutefois pas d’une liberté absolue. Si, en effet, il est permis d’imposer une charge à un fonds en dehors des servitudes légales, l’article 686 précise que cette faculté s’exerce pourvu « que les services établis ne soient imposés ni à la personne, ni en faveur de la personne, mais seulement à un fonds et pour un fonds, et pourvu que ces services n’aient d’ailleurs rien de contraire à l’ordre public. »

Aussi, la constitution de servitudes du fait de l’homme demeure encadrée. Dans un arrêt du 24 mai 2000 la Cour de cassation a, par exemple, jugé qu’une servitude ne pouvait être constituée par « un droit exclusif interdisant au propriétaire du fonds servant toute jouissance de sa propriété » (Cass. 3e civ. 24 mai 2000, n°97-22255)

Dans un arrêt du 27 juin 2001, elle a encore affirmé « qu’une servitude ne peut conférer le droit d’empiéter sur la propriété d’autrui » (Cass. 3e civ. 27 juin 2001, n°98-15216).

Dès lors qu’il n’est pas porté atteinte à l’ordre public et au droit de propriété, la constitution de servitudes du fait de l’homme est libre.

À l’examen ces servitudes peuvent être établies selon trois modes différents :

Nous nous focaliserons ici sur le deuxième mode d’établissement de la servitude du fait de l’homme.

L’article 690 du Code civil prévoit que « les servitudes continues et apparentes s’acquièrent par titre, ou par la possession de trente ans. »

Il ressort de cette disposition que les servitudes sont susceptibles de faire l’objet d’usucapion. Toutefois, pour que la prescription produise son effet acquisitif, encore faut-il que plusieurs conditions soient réunies.

À cet égard, l’effet acquisitif attaché à la prescription ne se limite pas seulement à la constitution de la servitude, il est également susceptible de s’étendre à ses modes d’exercice.

A) Les conditions de l’effet acquisitif de la prescription

Pour que la prescription produise ses effets, trois conditions doivent être réunies :

  1. L’exigence de servitudes continues et apparentes

L’article 690 du Code civil restreint le domaine de la prescription acquisitive aux seules servitudes continues et apparentes.

Pour mémoire :

Seules les servitudes continues et apparentes peuvent donc s’acquérir par prescription. L’article 690 du Code civil exclut de son champ d’application les servitudes discontinues et non apparentes.

L’article 691, al. 2e du Code civil renforce cette exclusion en énonçant que « la possession même immémoriale ne suffit pas » pour établir « les servitudes continues non apparentes, et les servitudes discontinues apparentes ou non apparentes »

Que doit-on entendre, concrètement, par servitudes discontinues et non apparentes ? Définissons-les :

La Cour de cassation a eu l’occasion de préciser que pour pouvoir faire l’objet d’usucapion, la servitude devait nécessairement cumuler les caractères de continuité et d’apparence (Cass. 3e civ., 8 mars 2018, n° 16-11455).

Pourquoi cette double exigence ? La doctrine la justifie classiquement en avançant que la règle posée à l’article 690 vise à lever toute confusion quant à la conduite du propriétaire du fonds grevé par la servitude.

En effet, lorsque la servitude est discontinue ou non-apparente il peut être délicat de déterminer si, d’une part, le propriétaire du fonds servant avait connaissance de l’existence de la servitude et si, d’autre part, à supposer qu’il en ait eu connaissance, il s’est abstenu, par négligence, de dénoncer la possession de la servitude ou s’il a simplement, par souci d’entretenir des rapports de bon voisinage, accompli un acte de pure tolérance.

Aussi, afin de lever toute ambiguïté quant aux intentions du propriétaire du fonds grevé par une servitude discontinue ou non apparente, le législateur a préféré poser que ces servitudes ne pouvaient pas s’acquérir par prescription.

2. L’exigence d’une possession utile

Pour que la prescription acquisitive produise ses effets, encore faut-il que la servitude ait fait l’objet d’une possession, caractérisée dans tous ses éléments et qu’elle ait été utile.

a) Les éléments constitutifs de la possession

La caractérisation de la possession est subordonnée à la réunion de deux éléments cumulatifs :

Le corpus de la possession s’analyse comme l’exercice d’une emprise physique sur la chose. L’article 2255 du Code civil précise en ce sens que « la possession est la détention ou la jouissance d’une chose ou d’un droit ».

Quant à l’animus se définit comme la volonté du possesseur de se comporter à l’égard de la chose comme s’il en était le véritable propriétaire.

Il s’agit, autrement dit, de son état d’esprit, soit de l’élément psychologique de la possession. Il faut avoir l’intention de se comporter comme le titulaire du droit exercé pour être fondé à se prévaloir des effets attachés à la possession.

L’exigence du corpus et de l’animus, exclut que la servitude puisse être acquise dans le cadre, soit d’une détention précaire, soit d’un acte de pure faculté ou de simple tolérance.

Pour mémoire :

b) Les caractères de la possession

L’article 2261 du Code civil dispose que « pour pouvoir prescrire, il faut une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire. »

Il ressort de cette disposition que pour être efficace, la possession ne doit être affectée d’aucun vice. Plus précisément, pour produire ses pleins effets, elle doit être utile.

Par utile, il faut entendre susceptible de fonder une prescription acquisitive. On dit alors que la prescription est utile ad usucapionem, soit par l’usucapion.

La prescription ne sera utile que si elle présente les quatre caractères énumérés par la loi, étant précisé que la dernière partie du texte « à titre de propriétaire », se rapporte non pas aux caractères de la possession mais à son existence, et plus précisément à son animus.

==> Continue

L’article 2261 du Code civil exige que la possession soit « continue et non interrompue » pour être utile.

À l’examen, la formulation est maladroite. En effet, l’absence d’interruption intéresse, non pas la possession, mais plutôt la prescription.

La notion de non-interruption renvoie, en effet, au mécanisme de computation des délais pour prescrire. Or ce n’est pas ce dont il s’agit ici.

Ce qui importe c’est que la possession soit continue, qualité qui s’apprécie au regard du corpus. Par continue, il faut plus précisément entendre que l’emprise physique exercée sur la chose par le possesseur n’est pas occasionnelle, épisodique : elle doit se prolonger dans le temps, sans discontinuité.

S’agissant des servitudes, seules celles qui, par essence, son continues peuvent être acquises par prescription.

La continuité de ces servitudes procède, non pas d’une intervention humaine ou d’une abstention, mais de leur nature même.

Il n’est pas nécessaire que l’utilité de cette servitude soit permanente ; elle peut seulement être intermittente, tel que l’écoulement des eaux.

==> Paisible

Pour être utile, la possession doit être paisible. Par paisible, il faut entendre non-violente. Autrement dit, l’entrée en possession ne doit pas avoir donné lieu à violence, laquelle peut être soit physique, soit psychologique.

Une chose arrachée des mains de son propriétaire par un brigand ne pourra faire l’objet d’aucune possession.

L’absence de violence est une qualité de la possession reprise à l’article 2263 du Code civil qui dispose que « les actes de violence ne peuvent fonder non plus une possession capable d’opérer la prescription ».

Aussi, une servitude dont l’exercice serait imposé par la violence au propriétaire du fonds servant, tel un droit de passage, ne peut pas s’acquérir par prescription.

==> Publique

Pour être utile, la possession doit être publique dit l’article 2261 du Code civil. Autrement dit, elle doit donner lieu à l’accomplissement d’actes matériels ostensibles et apparents.

La clandestinité de la possession fait obstacle au jeu de la prescription acquisitive. Cette situation se rencontrera notamment en cas de dissimulation de la chose par le possesseur. Ce vice intéressera surtout les meubles dont la possession est plus aisément dissimulable que l’occupation d’un immeuble.

En matière de servitude, l’usucapion ne jouant que pour les servitudes apparentes, ce caractère ne soulèvera pas de difficulté.

Par essences les servitudes apparentes sont publiques puisqu’elles s’annoncent par des ouvrages extérieurs, tels qu’une porte, une fenêtre, un aqueduc. Autrement dit, pour être qualifiée d’apparente une servitude doit exprimer des signes extérieurs leur permettant d’être vues.

==> Non équivoque

Lorsque la possession est équivoque, elle est privée de ses effets. Par équivoque il faut entendre, selon le dictionnaire, ce qui est susceptible de revêtir plusieurs significations.

Aussi, la possession sera équivoque lorsque l’exercice de la servitude par le possesseur sera ambigu quant à son intention de se comporter comme le véritable titulaire du droit réel grevant le fonds.

À la différence de la discontinuité, de la violence ou encore de la clandestinité qui affectent le corpus de la possession, l’équivoque est un vice qui affecte l’animus.

Le caractère équivoque de la possession va alors faire obstacle au jeu de la prescription posée par l’article 2256 du Code civil qui prévoit que « on est toujours présumé posséder pour soi, et à titre de propriétaire, s’il n’est prouvé qu’on a commencé à posséder pour un autre. »

La raison en est que, la pluralité des significations susceptibles d’être conférés à l’emprise physique exercée sur la chose est de nature à créer, dans l’esprit des tiers, un doute quant à la qualité de propriétaire du possesseur. La présomption d’animus doit donc être écartée.

C’est précisément parce que la détention précaire et les actes de simple tolérance sont équivoques qu’ils ne peuvent donner lieu à prescription (Cass. 1ère civ., 8 mars 1954).

3. L’exigence d’une possession trentenaire

L’article 690 prévoit que le délai pour prescrire, en matière de servitude, est de trente ans. La question s’est néanmoins posée en jurisprudence de savoir si le possesseur pouvait se prévaloir de la prescription abrégée envisagée à l’article 2272, al. 2e du Code civil qui prévoit que « celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans. ».

Lorsqu’ainsi, le possesseur d’un immeuble est de bonne foi et qu’il est en mesure de justifier un juste titre, soit d’un acte qu’il croyait conclure avec le véritable propriétaire, le délai de la prescription acquisitive est ramené à 10 ans.

Cette prescription abrégée peut-elle bénéficier au possesseur d’une servitude qui remplirait les conditions requises par l’article 2272 du Code civil ?

Tandis qu’une partie de la doctrine abonde en ce sens, la Cour de cassation s’en tient à une interprétation stricte de l’article 690 du Code civil et refuse d’appliquer la prescription abrégée aux servitudes.

Dans un arrêt du 21 mai 1979, la Cour de cassation a affirmé en ce sens que « la seule prescription applicable aux servitudes continues et apparentes telle une servitude de vue, est la prescription trentenaire, ainsi qu’il résulte de l’article 690 du code civil » (Cass. 3e civ. 21 mai 1979, n°77-14873).

B) L’extension de l’effet acquisitif de la prescription

La fonction première de la prescription acquisitive est d’établir, par l’effet du temps, une servitude au profit de son possesseur.

Là n’est pas la seule fonction de la prescription acquisitive si l’on se reporte à l’article 708 du Code civil.

Cette disposition prévoit, en effet, que « le mode de la servitude peut se prescrire comme la servitude même, et de la même manière »

Il ressort de ce texte que le jeu de la prescription acquisitive ne se limite pas à la constitution d’une servitude, il opère également pour ses modes d’exercice.

Autrement dit, ce texte autorise à ce que les modes d’exercice qui déborderaient la servitude originaire puissent également faire l’objet de l’usucapion.

Aussi le titulaire d’un droit de passage qui aurait profité d’une assiette plus étendue que celle initialement fixée pendant plus de trente ans pourra se prévaloir de la prescription acquisitive.

Toutefois, ainsi que le prévoit l’article 708, seuls les modes d’exercices rattachés à une servitude prescriptible sont susceptibles de faire l’objet d’usucapion. Les modes d’exercice d’une servitude discontinues ou non-apparentent ne peuvent pas se prescrire.

En outre, dans un arrêt du 23 février 2005, la Cour de cassation est venue considérablement limiter la portée de la règle posée à l’article 708 en affirmant que « le propriétaire d’un fonds bénéficiant d’une servitude conventionnelle de passage ne peut prétendre avoir prescrit par une possession trentenaire une assiette différente de celle originairement convenue » (Cass. 3e civ. 23 févr. 2005, n°03-20015).

Lorsque, de la sorte, l’assiette de la servitude a été fixée conventionnellement, la prescription acquisitive ne pourra pas opérer. Elle ne pourra jouer que dans l’hypothèse où l’acte constitutif n’aborde pas les modalités d’exercice de la servitude, à tout le moins est imprécis.

Cass. 3e civ. 23 févr. 2005
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Rennes, 23 septembre 2003), que M. X... ayant assigné MM. Y..., Z... et A... pour faire constater qu'ils n'ont aucun droit de passage sur un chemin lui appartenant, cadastré n° 43, ceux-ci ont demandé à être garantis des condamnations qui pourraient être prononcées à leur encontre par les époux B..., leurs vendeurs, aux droits desquels viennent les consorts B... ;

Sur le moyen unique du pourvoi principal :

Vu l'article 691 du Code civil ;

Attendu que les servitudes continues non apparentes, et les servitudes discontinues apparentes ou non apparentes ne peuvent s'établir que par titres ;

Attendu que pour débouter M. X... de ses demandes, l'arrêt, après avoir constaté l'existence d'une servitude conventionnelle de passage s'exerçant sur un "ancien chemin" situé sur la parcelle actuellement cadastrée n° 38, retient que cet ancien chemin a disparu au fil du temps, qu'au lieu de ce chemin a été utilisé, de façon plus que trentenaire, le nouveau chemin dit de Haut Éclair, soit la parcelle n° 43, appartenant comme la parcelle n° 38 au fonds aujourd'hui X... et que M. X... ne peut demander la suppression de la servitude conventionnelle de passage, dont l'assiette a ainsi été déplacée à tout le moins de façon trentenaire ;

Qu'en statuant ainsi, alors que le propriétaire d'un fonds bénéficiant d'une servitude conventionnelle de passage ne peut prétendre avoir prescrit par une possession trentenaire une assiette différente de celle originairement convenue, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

Sur le moyen unique du pourvoi provoqué :

Attendu que la cassation ainsi encourue entraîne par voie de conséquence l'annulation du chef de dispositif ayant débouté MM. Y..., Z... et A... de leur action en garantie contre les consorts B... ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il a débouté M. X... de ses demandes de suppression des servitudes de passage au profit des fonds de MM. Y..., Z... et A..., et débouté MM. Y..., Z... et A... de leur action en garantie contre les consorts B..., l'arrêt rendu le 23 septembre 2003, entre les parties, par la cour d'appel de Rennes ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel d'Angers ;
Quitter la version mobile