Rupture des relations commerciales établies: la mise en oeuvre de la responsabilité

La rupture brutale de relations commerciales établies constitue l’un des contentieux les plus fourni en droit des affaires, encadré par des dispositions strictes visant à prévenir les abus dans les pratiques commerciales. Régie par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, ce dispositif repose sur la nécessité de concilier la liberté contractuelle des parties avec la protection de l’ordre public économique et la stabilité des relations commerciales.

L’action en réparation, qui découle de ce délit civil, soulève des questions complexes quant à la compétence des juridictions, la nature de la responsabilité engagée et les conditions d’indemnisation du préjudice subi. Ces éléments sont d’autant plus stratégiques qu’ils influencent directement le déroulement du contentieux et les montants susceptibles d’être alloués à la victime.

I) L’action en réparation

A) Compétence

==>Ordre juridictionnel

L’article L. 442-4, I du Code de commerce confère compétence aux juridictions judiciaires pour statuer sur les litiges relatifs aux pratiques restrictives de concurrence, y compris les ruptures brutales de relations commerciales établies.

Toutefois, cette règle souffre d’une exception importante : lorsque le contrat à l’origine de la relation est un contrat administratif. Dans ce cas, la compétence revient exclusivement aux juridictions administratives.

Ainsi, le Tribunal des conflits a confirmé que les litiges relatifs à la cessation d’un contrat administratif – même invoquant les dispositions du Code de commerce – doivent être portés devant le juge administratif (T. confl., 8 févr. 2021, n° 4201).

Cette solution s’applique également en cas de rupture brutale de relations résultant d’une convention d’occupation du domaine public par un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) (T. confl., 5 juill. 2021, n° 4213).

==>Compétence civile ou commerciale

L’article L. 442-4 du Code de commerce dispose que les litiges relatifs aux pratiques restrictives de concurrence peuvent être portés devant les juridictions civiles ou commerciales compétentes.

Cette disposition a suscité des divergences d’interprétation quant à la nature des actes en cause et, par conséquent, au choix entre tribunal judiciaire et tribunal de commerce.

Dans un premier temps, certaines juridictions, s’alignant sur l’interprétation adoptée par l’administration, ont considéré que l’article L. 442-4 du Code de commerce permettait au demandeur de choisir librement entre le tribunal de commerce et le tribunal judiciaire pour introduire son action (TGI Nanterre, 26 avr. 1989, inédit ; TGI Paris, 6 juin 1989, RCC 1989, obs. Bravard).

Cette approche se fondait sur l’idée que le texte instituait un régime dérogatoire, offrant une alternative quant à la compétence juridictionnelle.

Toutefois, cette approche a été abandonnée lorsque la jurisprudence a qualifié les conventions concernées d’actes de commerce, conférant ainsi une compétence exclusive aux tribunaux de commerce (CA Paris, 30 mars 1994).

Cette position a été confirmée par la Cour de cassation, qui a jugé dans un arrêt du 27 juin 1995 que les litiges fondés sur l’article L. 442-4 relèvaient, par nature, des tribunaux de commerce (Cass. com., 27 juin 1995, n° 94-15.257).

==>Nature délictuelle ou contractuelle de l’action

La nature de la responsabilité de la responsabilité en cas de rupture brutale de relations commerciales établies constitue un autre critère déterminant.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation a traditionnellement considéré que l’action exercée sur le fondement de l’article L. 442-4 du Code de commerce revêtait une nature délictuelle.

En conséquence, le demandeur bénéficierait de l’option de compétence prévue par l’article 46 du Code de procédure civile, lui permettant de saisir, au choix, le tribunal du domicile du défendeur, celui du lieu du fait dommageable ou encore celui dans le ressort duquel le dommage a été subi (Cass. com., 13 janv. 2009, n° 08-13.971). Cette approche rend également inopérantes les clauses attributives de compétence incluses dans les contrats de distribution en ce qui concerne l’application de l’article L. 442-4.

Cependant, cette analyse n’a pas toujours fait consensus. La première chambre civile de la Cour de cassation a, à plusieurs reprises, adopté une position divergente en qualifiant l’action de contractuelle, estimant qu’elle reposait sur des relations tacites établies entre les parties (Cass. civ., 1ère, 22 oct. 2008, n°07-15.823). Cette divergence trouve un écho particulier lorsque la relation entre les parties révèle des indices concordants d’un engagement tacite, tels que la régularité des transactions, leur évolution temporelle, ou encore la correspondance échangée.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est intervenue sur ce point dans l’arrêt Granarolo. Elle a jugé qu’une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale pouvait relever de la matière contractuelle si une relation tacite et continue existait entre les parties. Elle a précisé que cette relation devait être démontrée à l’aide d’un faisceau d’indices tels que l’ancienneté des relations, la bonne foi entre les parties, ou encore les accords implicites sur les prix ou les rabais (CJUE, 14 juill. 2016, C-196/15, Granarolo, EU:C:2016:559)).

La Chambre commerciale de la Cour de cassation s’est par la suite alignée sur cette position, reconnaissant que l’existence d’une relation contractuelle tacite pouvait justifier une qualification contractuelle de l’action en réparation, dès lors que les éléments établissant cette relation sont suffisamment probants (Cass. com., 20 sept. 2017, n° 16-14.812).

Ce revirement, marqué par une convergence avec le droit européen, illustre la complexité et l’enjeu stratégique de la qualification de la responsabilité dans ce type de contentieux, qui influence directement le choix des juridictions compétentes.

==>Compétence des juridictions spécialisées

L’article L. 442-4, III du Code de commerce, combiné à l’article D. 442-3 et ses annexes, institue une spécialisation juridictionnelle en matière de pratiques restrictives de concurrence, y compris les litiges relatifs à la rupture brutale de relations commerciales établies.

Ce dispositif confère compétence à huit juridictions de première instance, réparties entre tribunaux de commerce et tribunaux judiciaires, situées à Marseille, Bordeaux, Tourcoing, Fort-de-France, Lyon, Nancy, Paris et Rennes.

La cour d’appel de Paris est, quant à elle, seule compétente pour connaître des recours formés contre les décisions rendues par ces juridictions spécialisées.

La spécialisation, introduite par le décret du 11 novembre 2009 (D. n° 2009-1384), a été consolidée par le décret du 24 février 2021. Elle s’applique tant aux actions au fond qu’aux procédures en référé, comme le souligne la jurisprudence (CA Rennes, 25 mars 2014, n° 13/10436). Ces règles de compétence ne peuvent être contournées par des clauses attributives de juridiction.

Traditionnellement, la méconnaissance de ces règles de spécialisation était sanctionnée par une fin de non-recevoir, pouvant être soulevée d’office par les juges en tout état de cause (Cass. com., 21 juin 2016, n° 14-27.056). Cependant, dans un arrêt de principe du 18 octobre 2023, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a opéré un revirement en affirmant que la compétence des juridictions spécialisées en matière de pratiques restrictives constituait désormais une règle de compétence d’attribution exclusive, et non une fin de non-recevoir (Cass. com., 18 oct. 2023, n° 21-15.378).

Cette requalification a des conséquences procédurales importantes. Désormais, toute exception d’incompétence doit être soulevée in limine litis, à peine d’irrecevabilité, conformément à l’article 74 du Code de procédure civile. En revanche, une demande introduite devant une juridiction incompétente produit un effet interruptif de prescription (art. 2241 du Code civil). Ce changement vise à renforcer la sécurité juridique des parties et à clarifier les conditions de mise en œuvre des règles de compétence.

==>Les clauses attributives de juridiction

Les règles de compétence énoncées par l’article L. 442-4, III du Code de commerce, combiné aux articles D. 442-3 et D. 442-4, revêtent un caractère d’ordre public, interdisant toute tentative de les écarter par voie contractuelle. Ainsi, une clause attributive de juridiction désignant une autre juridiction que celles prévues par ces textes est réputée inopérante, même si elle résulte d’un accord entre les parties (Cass. 1re civ., 1er mars 2017, n° 15-22.675). Cette exclusion traduit la volonté de préserver l’ordre public économique et de garantir une cohérence dans l’application des règles relatives aux pratiques restrictives de concurrence.

Le caractère impératif des règles de compétence n’exclut pas la stipulation de clauses attributives de juridiction dans les contrats, sous réserve qu’elles respectent le cadre légal.

Une clause bien rédigée, couvrant explicitement les litiges relatifs à la cessation ou à l’exécution des contrats, peut trouver application, y compris en cas de rupture brutale.

À titre d’illustration, une clause désignant une juridiction spécialisée compétente pour statuer sur la conclusion et la cessation d’un contrat a été jugée valable (CA Paris, 21 oct. 2014, n° 14/09739). En revanche, toute clause qui ne renverrait pas vers les juridictions désignées par les articles D. 442-3 et D. 442-4 du Code de commerce demeure inopérante.

B) Les parties à l’instance

Il ressort de l’article L. 442-4, I. du Code de commerce que deux catégories de personnes sont recevables à engager une action en responsabilité sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies

  • Les personnes justifiant d’un intérêt à agir
  • Le ministre de l’Économie
  • Le ministère public et le Président de l’Autorité de la concurrence

1. Les personnes justifiant d’un intérêt à agir

L’article L. 442-4, I du Code de commerce dispose que « l’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt. » Cette disposition confère un droit d’action à toutes les personnes pouvant démontrer un intérêt direct et personnel à voir sanctionner une rupture brutale.

a. La victime directe

La partie directement lésée par la rupture commerciale dispose naturellement d’un intérêt à agir.

Elle peut demander à la juridiction saisie la cessation des pratiques abusives, la réparation du préjudice subi, voire la nullité des clauses illicites ou contrats abusifs qui sous-tendent la relation commerciale, ainsi que la restitution des avantages indument obtenus (Art. L. 442-4, I C. com.).

b. La victime indirecte

La jurisprudence admet que des tiers, bien qu’étrangers aux relations contractuelles initiales, puissent engager la responsabilité délictuelle de l’auteur d’une rupture brutale de relations commerciales établies, dès lors qu’ils subissent un préjudice direct et personnel en raison de cette rupture.

Ainsi, dans un arrêt du 6 septembre 2011, la Cour de cassation a admis que un tiers pouvait invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, la rupture brutale d’une relation commerciale dès lors qu’elle lui causait un préjudice personnel et direct (Cass. com., 6 sept. 2011, n° 10-11.975).

Dans cette affaire, un distributeur tiers avait introduit une action contre un fabricant industriel à la suite de la rupture brutale des relations commerciales entre ce dernier et son logisticien partenaire.

Bien que le distributeur tiers ne fût pas partie à la relation contractuelle, il avait démontré que la cessation brutale de ces relations lui avait causé un dommage distinct et direct. La Cour de cassation a ainsi jugé que « la rupture brutale d’une relation commerciale peut être invoquée par un tiers dès lors qu’elle lui cause un préjudice », rejetant ainsi le pourvoi formé par le fabricant industriel.

Cette décision marque un élargissement significatif du champ de la responsabilité pour rupture brutale, en permettant à des victimes indirectes, telles que des distributeurs, sous-traitants ou autres acteurs affectés, d’obtenir réparation pour le préjudice qu’elles subissent.

Pour qu’un tiers puisse valablement agir en responsabilité délictuelle à la suite d’une rupture brutale de relations commerciales, deux conditions principales doivent être réunies :

  • En premier lieu, le tiers doit prouver que le dommage qu’il subit découle directement de la rupture brutale et qu’il ne s’agit pas simplement d’un préjudice par ricochet. Cela suppose une individualisation stricte du préjudice distinct de celui de la victime principale.
  • En second lieu, il est nécessaire de prouver que la rupture brutale est la cause déterminante et directe du dommage invoqué par le tiers.

2. Le ministre chargé de l’Économie

a. Une action autonome de protection de l’ordre public économique

Le ministre chargé de l’Économie dispose d’une action autonome fondée sur l’article L. 442-4, I du Code de commerce.

Cette action, indépendante de celle de la victime, vise à protéger le fonctionnement du marché et à préserver l’ordre public économique.

Elle peut porter sur la cessation des pratiques abusives, la nullité des clauses illicites, la restitution des avantages indument perçus et le prononcé d’une amende civile (Art. L. 442-4, I C. com.).

La Cour de cassation a précisé que cette action est distincte et ne nécessite ni le consentement ni la présence de la victime directe (Cass. com., 8 juill. 2008, n° 07-16.761).

b. La possibilité de demander des sanctions

Le ministre peut demander des sanctions financières dont le montant peut atteindre le plus élevé des plafonds suivants : cinq millions d’euros, le triple des avantages indument obtenus, ou 5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France lors du dernier exercice clos (Art. L. 442-4, I C. com.).

Cette disposition confère au ministre un levier dissuasif important dans la lutte contre les pratiques restrictives de concurrence.

c. Inopposabilité des clauses compromissoires

En tant que gardien de l’ordre public économique, le ministre agit en dehors du cadre contractuel.

Ainsi, les clauses compromissoires ou attributives de compétence contenues dans les contrats litigieux lui sont inopposables (Cass. 1re civ., 6 juill. 2016, n° 15-21.811).

De même, toute clause prévoyant l’application d’une loi étrangère ou la compétence d’une juridiction étrangère est inopposable à l’action du ministre.

3. Le ministère public et le Président de l’Autorité de la concurrence

a. Le ministère public

Le ministère public peut intervenir pour saisir les juridictions civiles ou commerciales lorsque des pratiques restrictives de concurrence sont révélées, notamment à l’occasion d’une affaire pénale.

Cette intervention vise également à défendre l’ordre public économique, sans nécessiter le consentement des victimes.

b. Le président de l’Autorité de la concurrence

Le président de l’Autorité de la concurrence peut saisir les juridictions compétentes lorsqu’il constate, dans le cadre des affaires relevant de ses compétences, une pratique relevant des articles L. 442-1 à L. 442-8 du Code de commerce (Art. L. 442-4, I C. com.).

Cette action s’inscrit dans le cadre d’une mission plus large de régulation des pratiques concurrentielles.

C) Prescription

L’action en responsabilité fondée sur l’article L. 442-1, II du Code de commerce est soumise à la prescription quinquennale prévue par l’article L. 110-4, I du même code.

Cette prescription, également applicable en matière de responsabilité délictuelle selon l’article 2224 du Code civil, impose à la victime de la rupture d’agir dans un délai de cinq ans à compter du fait générateur.

Plus précisément, le délai court à compter de la notification de la rupture dès lors que la victime a eu connaissance, à cette date, de l’absence ou de l’insuffisance de préavis et du préjudice qui en résulte (Cass. com., 8 juill. 2020, n° 18-24.441).

Cette règle reflète l’objectif de concilier la sécurité juridique des acteurs économiques avec la nécessité pour les victimes de disposer d’un délai raisonnable pour apprécier l’étendue de leur préjudice et engager une action.

II) La condamnation à réparer

La mise en œuvre de la responsabilité fondée sur la rupture des relations commerciales établies est subordonnée, comment n’importe quelle action en responsabilité, à la preuve d’un préjudice.

A) La détermination du préjudice

1. L’existence d’un préjudice

Un préjudice certain, actuel et direct doit être établi par la victime. Ce dernier ne saurait être présumé, même si la rupture est jugée brutale ; le préjudice doit être prouvé.

A cet égard, la charge de la preuve incombe à la victime de la rupture brutale des relations commerciales établies, qui doit démontrer qu’elle a subi un préjudice.

Ainsi, dans un arrêt du 3 mars 2004, la Cour de cassation a jugé que la simple brutalité d’une rupture commerciale ne suffit pas à engager la responsabilité de son auteur, sauf à démontrer l’existence d’un préjudice réel et directement imputable à cette brutalité (Cass. com., 3 mars 2004, n° 02-17.623).

Dans cette affaire, une société prestataire, spécialisée dans la mise en place de vitrines publicitaires pour un acteur majeur du secteur du luxe, invoquait une rupture sans préavis des relations commerciales établies et demandait réparation du préjudice subi. Toutefois, les juges du fond ont rejeté sa demande, une position confirmée par la Cour de cassation, qui a estimé que la société prestataire ne rapportait pas la preuve du préjudice invoqué.

Cette dernière a souligné que l’indemnisation ne peut être accordée qu’à la condition de démontrer un préjudice concret et chiffré. En l’espèce, la société prestataire n’a pas été en mesure de justifier :

  • Soit une perte de chiffre d’affaires : aucune donnée objective ne permettait d’évaluer les revenus qu’elle aurait pu réaliser si un préavis raisonnable avait été respecté. L’activité saisonnière et irrégulière de la société ne permettait pas non plus d’établir une perte économique certaine.
  • Soit une atteinte à son image de marque : les allégations relatives à un préjudice d’image n’étaient accompagnées d’aucune preuve tangible, comme des témoignages ou des études démontrant un impact négatif sur sa réputation commerciale.

La décision prise par la Cour de cassation rappelle l’un des principes cardinaux du droit de la responsabilité : la faute seule, même caractérisée par l’absence de préavis, ne suffit pas à entraîner une condamnation.

La réparation doit être proportionnée à un préjudice certain et directement imputable à la brutalité de la rupture, et non à la rupture elle-même.

Cet arrêt s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation. Dans une décision ultérieure, la Haute Juridiction a réaffirmé que seuls les préjudices liés à la brutalité de la rupture, et non à la rupture elle-même, sont indemnisables (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-20.846).

Ainsi, les dommages découlant de la perte de marché ou des coûts de licenciements, par exemple, ne sont pas réparables sur le fondement de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, mais relèvent éventuellement de la responsabilité contractuelle pour faute, si la rupture est jugée abusive.

2. L’existence d’un préjudice réparable

En matière de rupture brutale des relations commerciales établies, il ne suffit pas de se prévaloir de l’existence d’un préjudice pour espérer obtenir réparation. Encore faut-il que le préjudice invoqué soit réparable.

Le préjudice réparable se décline en plusieurs chefs spécifiques reconnus par la jurisprudence, chacun devant être prouvé distinctement. Parmi eux, figurent notamment :

==>Le gain manqué

Le gain manqué constitue le préjudice principal indemnisé en cas de rupture brutale. Il est évalué en fonction de la durée du préavis jugée nécessaire, en l’absence ou en cas d’insuffisance de celui-ci (Cass. com., 20 mai 2014, n° 13-16.398).

La Cour de cassation a, par suite, souligné l’importance pour les juges du fond de déterminer avec précision la durée du préavis nécessaire avant de chiffrer le montant de l’indemnisation (Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-19.777).

Cependant, l’article L. 442-1, II du Code de commerce limite la responsabilité de l’auteur de la rupture à un préavis de 18 mois, s’il a été respecté.

Cette disposition soulève des questions quant à la possibilité de réparer un gain manqué sur une période supérieure à cette durée. La doctrine souligne l’importance de distinguer les conditions d’appréciation de la faute des conditions d’indemnisation, qui doivent répondre à l’exigence de réparation intégrale.

==>Les frais engagés

La victime peut également obtenir la réparation des frais et investissements spécifiques qu’elle a engagés en considération de la pérennité de la relation commerciale.

Ces frais doivent toutefois être directement imputables à la brutalité de la rupture (CA Paris, 16 nov. 2011, n° 11/12595).

==>Les atteintes immatérielles

La jurisprudence admet également l’indemnisation des préjudices immatériels, tels que :

  • Le préjudice d’image, qui peut être invoqué lorsque la brutalité de la rupture nuit à la réputation commerciale de la victime (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779).
  • Le préjudice de désorganisation, lorsque la brutalité perturbe gravement l’organisation interne de l’entreprise victime (CA Rennes, 4 janv. 2011, n° 09/07515).
  • Le préjudice moral, en tant qu’il peut résulter du caractère brutal de la rupture (Cass. com., 5 avr. 2018, n° 16-25.568).

3. L’existence d’un préjudice directement en lien avec la brutalité de la rupture

Pour que la victime d’une rupture brutale des relations commerciales établies soit fondée à engager une action en responsabilité, elle doit démontrer que son préjudice a été directement causé par la brutalité de la rupture. Ce lien de causalité est essentiel pour distinguer les dommages résultant de l’insuffisance ou de l’absence de préavis de ceux découlant uniquement de la cessation des relations commerciales.

La jurisprudence de la Cour de cassation est constante à cet égard. Dans un arrêt du 11 juin 2013 elle a ainsi affirmé que « seuls sont indemnisables les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non la rupture elle-même » (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-20.846).

Dans cette affaire, un donneur d’ordre du secteur agroalimentaire avait mis fin à des contrats tacitement reconductibles conclus avec un sous-traitant chargé de la maintenance de ses équipements industriels. La cour d’appel, confirmée par la Cour de cassation, a limité la réparation à la perte de marge brute, écartant les chefs de préjudice complémentaires liés à la cessation d’activité, tels que la perte partielle du fonds de commerce ou les coûts de licenciement du personnel. Ces derniers, selon les juges, résultaient de la rupture elle-même et non de son caractère brutal.

Dans un arrêt du 20 octobre 2015, la Cour de cassation a réitéré cette analyse en jugeant que les coûts des licenciements économiques consécutifs à la perte d’un client majeur ne pouvaient être indemnisés, car ils découlaient de la rupture elle-même et non de l’insuffisance du préavis (Cass. com., 20 oct. 2015, n° 14-18.753). De manière similaire, les pertes liées à une diminution d’activité ou à la perte d’un marché ne sont pas réparables sur le fondement de l’article L. 442-1 du Code de commerce, sauf si elles sont directement imputables à l’absence ou à l’insuffisance du préavis.

Pour qu’un préjudice soit réparé, il doit donc exister un lien direct et exclusif entre ce dernier et l’absence ou l’insuffisance de préavis. Dans un arrêt du 23 janvier 2007, la Cour de cassation a précisé que tout dommage éloigné ou hypothétique ne saurait justifier une indemnisation (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779 et n° 04-17.951). Ainsi, si le préjudice invoqué découle uniquement de la rupture des relations commerciales, la victime devra se tourner vers le droit commun de la responsabilité contractuelle pour rupture abusive, à condition de démontrer une faute contractuelle (Cass. com., 19 janv. 2016, n° 14-19.894).

Au total, il s’infère de toutes ces décisions que seuls les dommages directement liés à l’absence ou à l’insuffisance de préavis peuvent donner lieu à indemnisation sur le fondement de l’article L. 442-1 du Code de commerce. Les juges doivent donc examiner si le dommage invoqué est la conséquence directe du comportement brutal reproché, excluant ainsi les préjudices qui relèvent de la rupture elle-même.

Cette position jurisprudentielle, confirmée dans de nombreuses affaires (par ex. Cass. com., 10 févr. 2015 n° 13-26.414), consolide le principe selon lequel l’indemnisation est strictement limitée aux conséquences directes de la brutalité de la rupture.

B) L’évaluation du préjudice

L’évaluation du préjudice consécutif à une rupture brutale des relations commerciales repose, dans la majorité des cas, sur la perte de marge brute.

Lorsque l’activité d’une entreprise consiste en la fourniture de biens, la marge brute correspond à la différence entre le prix de vente des marchandises et leur coût d’acquisition, illustrant ainsi la valeur ajoutée par l’entreprise à travers son activité commerciale.

En revanche, lorsqu’il s’agit de prestations de services, la marge brute se calcule en soustrayant du chiffre d’affaires les coûts directement associés à l’exécution des prestations, tels que les frais de personnel ou de sous-traitance, traduisant ainsi le bénéfice brut généré avant prise en compte des charges fixes.

Exemple

Prenons l’exemple d’une entreprise dont le chiffre d’affaires annuel s’élève à 500 000 euros, réalisé avec un partenaire avec lequel elle entretient des relations commerciales établies.

Pour générer ce chiffre d’affaires, l’entreprise supporte des coûts directement imputables à son activité, tels que les coûts d’achat des marchandises, les frais de personnel et les frais de livraison, qui totalisent 350 000 euros sur l’année.

La marge brute, qui traduit la valeur ajoutée par l’entreprise avant prise en compte des charges fixes, est alors calculée en soustrayant ces coûts du chiffre d’affaires.

Elle s’élève ici à 150 000 euros par an (500 000 euros – 350 000 euros).

En cas de rupture brutale de cette relation commerciale, les juges doivent déterminer la durée de préavis qui aurait été nécessaire pour permettre à l’entreprise de s’adapter ou de se réorganiser.

Supposons qu’un préavis de six mois soit jugé raisonnable. Le préjudice indemnisable au titre de la perte de marge brute sera alors proportionné à cette durée, en appliquant la formule suivante :

Marge brute annuelle ÷ 12 (mois) × durée de préavis nécessaire (en mois).

Dans cet exemple, le calcul serait le suivant :

150 000 euros ÷ 12 × 6 = 75 000 euros.

Ce montant représente la compensation destinée à réparer la perte de marge brute subie par l’entreprise pendant la période de préavis qui aurait dû lui être accordée.

Avant d’évaluer la marge brute, les jugent doivent donc déterminer la durée du préavis nécessaire, appelée également multiplicateur. Ce calcul est essentiel pour établir le préjudice indemnisable. À défaut, la décision prise pourrait encourir la censure, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 7 mars 2018 (Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-19.777).

Dans certains cas, notamment lors de périodes de crise ou d’incertitudes économiques, les juges peuvent opter pour une indemnisation au titre de la perte de chance, comme l’a illustré un arrêt du 22 octobre 2013 (Cass. com., 22 oct. 2013, n° 12-28.704). Cette approche, plus prudente, permet de tenir compte de la probabilité que la victime aurait effectivement réalisé les gains espérés si le préavis avait été respecté.

Bien que couramment utilisée par les juridictions, la méthode reposant sur la marge brute n’est pas exempte de critiques. Certains auteurs soulignent qu’elle pourrait conduire à sur-indemniser la victime, notamment en ne tenant pas compte des coûts variables que cette dernière n’aura pas supportés en raison de la rupture. Par exemple, une entreprise qui cesse de produire ne supportera plus certains frais de fonctionnement directement liés à l’activité interrompue.

Sensibles à ces arguments, les juges du fond privilégient parfois une évaluation fondée sur la marge nette ou sur les coûts variables, comme l’a récemment montré la cour d’appel de Paris dans plusieurs arrêts (CA Paris, 27 sept. 2017, n° 15/02824). Ces approches visent à rapprocher l’indemnisation du préjudice effectivement subi.

La Cour de cassation, tout en restant majoritairement attachée à la méthode de la marge brute, n’exclut pas ces ajustements lorsque les circonstances de l’espèce le justifient. Cette approche plus nuancée a été illustrée dans un arrêt rendu le 7 décembre 2022 (Cass. com., 7 déc. 2022, n° 21-17.850).

Dans cette affaire, une société de logistique reprochait à son partenaire commercial, une grande entreprise du secteur agroalimentaire, d’avoir rompu brutalement leur relation contractuelle sans respecter un préavis suffisant. La cour d’appel avait évalué le préjudice en se fondant sur la marge brute sur coûts variables, méthode généralement admise pour ce type de contentieux. Cependant, elle avait refusé de déduire certaines charges d’exploitation, comme les frais de personnel et de loyers, en considérant qu’il s’agissait de charges « fonctionnelles », c’est-à-dire indispensables à la réorganisation ou à la reconversion des entreprises victimes.

La Cour de cassation a censuré cette décision, rappelant que la méthodologie d’évaluation doit strictement respecter le principe de réparation intégrale. Selon l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, seul le préjudice directement causé par la brutalité de la rupture est indemnisable. Ainsi, pour calculer la marge brute sur la période d’insuffisance de préavis, il est impératif de déduire les charges économisées par la victime du fait de la rupture, telles que les coûts de personnel ou de loyers, sauf à démontrer que ces charges ont été maintenues et qu’elles sont directement liées à la brutalité de la rupture.

Dans cette arrête, si pour évaluer le préjudice, la Cour de cassation adopte une approche visant à calculer la perte de marge brute, elle reconnaît également que certaines circonstances spécifiques peuvent justifier des exceptions. En l’espèce, elle reproche, en effet, à la cour d’appel de ne pas avoir vérifié si, en dépit d’un jugement antérieur transférant les contrats de travail des salariés concernés à une autre société, les entreprises de logistique avaient effectivement continué à supporter des charges de personnel après la rupture. Si ces charges avaient été transférées, elles ne pouvaient être prises en compte dans le calcul du préjudice.

Cette analyse démontre que la Cour ne s’en tient pas strictement au calcul mécanique de la marge brute : elle exige une appréciation concrète des charges réellement supportées ou évitées par la victime. Ce raisonnement illustre la volonté de la Haute juridiction de replacer l’évaluation du préjudice dans le contexte particulier de chaque affaire. Ainsi, la prise en compte de charges spécifiques telles que celles liées à la réorganisation de l’entreprise peut être admise, mais uniquement si elles résultent directement de la brutalité de la rupture et non de la cessation même des relations commerciales.

La solution retenue dans cet arrêt traduit la volonté de la Cour de cassation d’assurer une indemnisation juste et proportionnée, tout en évitant un enrichissement injustifié. La déduction des coûts évités, comme les charges de personnel ou de loyers qui ne sont plus supportées en raison de la rupture, est essentielle pour éviter que l’évaluation du préjudice ne dépasse les pertes réellement subies. Cependant, la Haute juridiction admet que certaines charges maintenues, lorsqu’elles sont directement liées à la nécessité de se réorganiser ou de se reconvertir en réponse à la brutalité de la rupture, puissent être incluses dans le calcul.

En définitive, cet arrêt confirme que, bien qu’elle privilégie une méthodologie rigoureuse fondée sur la marge brute sur coûts variables, la Cour de cassation demeure attentive aux spécificités de chaque situation. L’objectif est de garantir une réparation équitable, ajustée aux réalités économiques de la victime, tout en préservant le respect des principes fondamentaux de la responsabilité civile.

III) Les causes exonératoires de responsabilité

En matière de rupture des relations commerciales établies, certaines circonstances peuvent exonérer l’auteur de la rupture de sa responsabilité, même si les conditions générales d’une rupture brutale sont réunies.

Ces causes exonératoires, expressément prévues par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, reposent sur deux fondements : la faute de la victime et la force majeure.

A) La faute de la victime

==>Une faute présentant une certaine gravité

L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit que « les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ».

Il s’infère de cette disposition que la faute de la victime, lorsqu’elle se manifeste par l’inexécution de ses obligations contractuelles, peut constituer une cause d’exonération totale de responsabilité pour l’auteur de la rupture.

La jurisprudence interprète strictement l’exigence de gravité, afin de prévenir toute utilisation abusive de cette faculté d’exonération.

Selon le Professeur Nicolas Mathey, la gravité du manquement doit être telle qu’elle rompe l’équilibre contractuel, rendant impossible la poursuite de la relation commerciale dans des conditions normales.

La gravité se définit donc comme un déséquilibre substantiel résultant d’une inexécution grave des obligations essentielles du contrat. À cet égard, la Cour de cassation a rappelé à plusieurs reprises que les juges du fond doivent précisément caractériser la nature et les conséquences du manquement invoqué (Cass. com., 27 mars 2019, n° 17-16.548).

À titre d’exemple, le défaut de paiement de factures exigibles constitue souvent un manquement grave, dès lors qu’il menace directement l’équilibre économique du contrat.

Par exemple, la Cour de cassation a jugé que l’absence de règlement des sommes dues par un distributeur justifiait une résiliation sans préavis, le manquement étant considéré comme incompatible avec le maintien de la relation commerciale (Cass. com., 21 févr. 2012, n° 10-15.438).

La Cour de cassation a également admis que le non-respect de règles de compliance, telles que des obligations anti-corruption imposées par le cocontractant, pouvait justifier une résiliation immédiate sans préavis (Cass. com., 20 nov. 2019, n° 18-12.817). Dans ce cas, la gravité du manquement résidait dans la mise en péril de la conformité globale des activités du donneur d’ordre.

De la même manière, une société qui, en violation d’une clause de confidentialité, transmettrait des informations sensibles à un concurrent pourrait être considérée comme ayant commis un manquement grave. Un tel comportement met en péril non seulement la relation contractuelle, mais également les intérêts stratégiques de l’autre partie.

L’utilisation non autorisée des marques du cocontractant dans un cadre autre que celui prévu contractuellement pourrait également être qualifiée de manquement grave, en ce qu’elle porte atteinte à l’image et aux droits de propriété intellectuelle du partenaire.

À l’inverse, la jurisprudence exclut les manquements mineurs ou tolérés par l’auteur de la rupture. Ainsi, un simple objectif de chiffre d’affaires non atteint ou une mise en demeure ponctuelle pour des prestations non conformes ne sont pas considérés comme suffisamment graves pour justifier une rupture sans préavis (Cass. com., 5 avr. 2018, n° 16-19.923 ; Cass. com., 16 févr. 2022, n° 20-18.844).

Les juges doivent également veiller à vérifier si une tolérance passée de la part de l’auteur de la rupture ne prive pas le manquement de son caractère de gravité (CA Paris, 10 avr. 2014, n° 12/01373).

Enfin, il peut être observé que la gravité du manquement peut ne pas conduire inévitablement à une rupture sans préavis. Elle peut également justifier simplement une réduction de la durée du préavis.

En effet, pour la Cour de cassation, si le manquement est d’une gravité telle qu’il permet une rupture immédiate, il peut également justifier une réduction substantielle du préavis (Cass. com., 14 oct. 2020, n° 18-22.119).

À l’inverse, un manquement d’une gravité moindre peut entraîner une réduction limitée de la durée du préavis, mais pas son élimination totale.

==>Cas particulier de la clause résolutoire

La stipulation d’une clause résolutoire prédéfinissant les manquements susceptibles de justifier une rupture immédiate et sans préavis d’une relation commerciale établie relève de la liberté contractuelle.

Cette faculté, bien qu’indiscutable, n’est pas exempte de limites. Comme le souligne Philippe Stoffel-Munck, ces clauses ne peuvent échapper au contrôle des dispositions d’ordre public, en particulier celles de l’article L. 442-1 du Code de commerce, qui visent à prévenir les abus dans les relations commerciales[8].

L’objectif est de garantir qu’une telle clause ne permette pas une rupture abusive ou disproportionnée, sous prétexte de respecter une condition contractuelle préétablie.

Aussi, la Cour de cassation impose un contrôle strict aux juges du fond quant à vérifier que les faits invoqués correspondent à un manquement d’une gravité suffisante, condition sine qua non pour la mise en œuvre d’une clause résolutoire.

Ainsi, elle a jugé dans un arrêt du 25 septembre 2007 que les clauses permettant une rupture sans préavis ne peuvent être opposées que si l’inexécution du contrat présente un degré de gravité suffisant (Cass. com., 25 sept. 2007, n° 06-15.517).

Puis, dans un arrêt du 9 juillet 2013, la Cour de cassation a jugé qu’une clause résolutoire autorisant la rupture immédiate d’une relation commerciale en raison d’une insuffisance de résultats ne pouvait être appliquée sans que soit caractérisé un manquement grave aux obligations contractuelles.

En l’espèce, un contrat de mandat d’intermédiaire en opérations de banque liait la société Banque privée européenne (BPE) à la société Hestia Finances. Ce contrat stipulait que le mandataire devait atteindre au moins 80 % des objectifs annuels, sous peine de révocation immédiate et sans indemnité. La BPE avait mis fin au mandat en invoquant l’insuffisance de résultats, la société Hestia n’ayant réalisé que 40 % ou 65 % des objectifs fixés, tandis que la BPE atteignait un taux de réalisation de 105 %.

La cour d’appel avait validé cette rupture, estimant que la clause contractuelle offrait au mandant un motif sérieux et légitime pour résilier le contrat sans préavis ni indemnité.

Cependant, la Cour de cassation a censuré cette décision, reprochant à la cour d’appel de s’être fondée exclusivement sur le non-respect des objectifs contractuels, sans examiner si ce manquement constituait une inexécution grave des obligations contractuelles de la société Hestia.

Elle a ainsi rappelé que, même en présence d’une clause résolutoire, les juges du fond doivent impérativement apprécier la gravité réelle du manquement invoqué pour justifier une rupture immédiate et sans préavis (Cass. com., 9 juill. 2013, n° 12-21.001).

Cet arrêt souligne l’exigence d’un contrôle rigoureux des clauses résolutoires par les juges. La seule insuffisance de résultats, même définie contractuellement, ne suffit pas à établir un manquement grave, sauf à démontrer que cette insuffisance traduit une inexécution substantielle des obligations essentielles du contrat. Par cette décision, la Cour de cassation rappelle la nécessité d’un équilibre entre la liberté contractuelle des parties et la garantie offerte aux relations commerciales établies contre des ruptures abusives.

En définitive, si les clauses résolutoires sont admises à encadrer les conditions de rupture d’une relation commerciale qui a vocation à durer dans le temps, elles ne sauraient en revanche permettre de contourner le mécanisme du préavis – d’ordre public – institué à l’article L. 442-1 du Code de commerce.

B) La force majeure

L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit que « les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ».

Il s’infère de cette disposition que la force majeure, lorsqu’elle est établie, constitue une cause d’exonération de responsabilité pour l’auteur d’une rupture sans préavis. Toutefois, sa reconnaissance est soumise à des critères stricts et rarement satisfaits dans le cadre des relations commerciales établies.

Sous l’empire du droit antérieur à l’ordonnance du 10 février 2016, la force majeure était définie par la jurisprudence comme un événement répondant à trois critères cumulatifs : l’imprévisibilité, l’irrésistibilité, et l’extériorité. Cette définition a été reprise et adaptée par l’article 1218 du Code civil, qui dispose qu’« il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ».

Cette nouvelle rédaction marque l’abandon explicite du critère d’extériorité, déjà écarté par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation dans un arrêt de 2006 (Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n°02-11.168). Toutefois, les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité demeurent centraux, imposant que l’événement soit à la fois inattendu et insurmontable dans ses conséquences.

Dans le cadre des relations commerciales, l’application des critères de la force majeure se révèle particulièrement exigeante. L’événement doit être imprévisible et irrésistible au point de rendre impossible la poursuite des relations dans les conditions initiales (CA Paris, ch. 5-11, 3 juill. 2015, n° 13/06935).

Toutefois, la force majeure se distingue des simples difficultés économiques ou financières, qui, bien qu’elles puissent compliquer l’exécution d’un contrat, ne constituent pas en elles-mêmes une cause exonératoire. Une crise économique, par exemple, est rarement reconnue comme un cas de force majeure, car les acteurs économiques disposent généralement des moyens de s’y adapter, que ce soit par des ajustements organisationnels ou des solutions de substitution.

Par exemple, une baisse de commandes liée à des difficultés économiques, bien qu’importante, ne satisfait pas les critères de l’irrésistibilité et de l’imprévisibilité (Cass. com., 12 févr. 2013, n° 12-11.709). Une telle situation ne saurait justifier une rupture sans préavis, d’autant plus si le donneur d’ordre propose une aide financière pour soutenir son partenaire commercial, preuve d’une volonté manifeste de poursuivre la relation (Cass. com., 8 nov. 2017, n° 16-15.285).

Les décisions reconnaissant la force majeure en matière de rupture brutale sont rares, mais certaines situations exceptionnelles ont été retenues. Par exemple, dans un arrêt du 12 septembre 2019, la Cour d’appel de Paris a jugé que la réforme législative introduite par la loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 sur la formation professionnelle constituait un cas de force majeure. Cette réforme, modifiant radicalement les règles applicables au choix des organismes de formation par les salariés, avait rendu impossible la poursuite de la relation dans ses termes initiaux (CA Paris, pôle 5, ch. 5, 12 sept. 2019, n° 17/16758).

De manière similaire, des événements tels que des catastrophes naturelles, des embargos ou des grèves généralisées ont été reconnus comme constituant des cas de force majeure, car ils remplissaient les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité. Ces cas se distinguent par leur caractère exceptionnel et extérieur au cercle d’action de l’entreprise.

Bien que la force majeure puisse exonérer l’auteur d’une rupture sans préavis, son invocation dans le cadre des relations commerciales établies est limitée par plusieurs facteurs. D’une part, l’action de l’une des parties dans une relation commerciale n’est jamais totalement imprévisible pour l’autre, surtout dans des secteurs où des crises ponctuelles sont fréquentes. D’autre part, les acteurs économiques disposent souvent de moyens pour faire face à des perturbations temporaires, limitant ainsi le caractère irrésistible de nombreux événements invoqués.

En définitive, seules des situations exceptionnelles, telles qu’une liquidation judiciaire, un incendie majeur, ou des bouleversements législatifs ou géopolitiques, pourront être reconnues comme constituant un cas de force majeure. La qualification stricte de cet événement reste une constante, et en l’absence de critères rigoureusement établis, la responsabilité de l’auteur d’une rupture sans préavis demeure pleinement engagée.

 

  1. F. terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil – Les obligations, éd. Dalloz, 2022. ?
  2. Ph. Malaurie, Les contrats spéciaux, éd. LGDJ, 2020 ?
  3. M. Malaurie-Vignal, Droit des pratiques restrictives de concurrence, 7e éd., Sirey, 2017, n° 315. ?
  4. F. Terré, « Les relations commerciales établies et leur rupture », RDC, 2014, p. 115 ?
  5. J. Ghestin, Traité de droit civil : Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 2013, n° 845 ?
  6. F. Mathey, Contrats, concurrence et consommation, éd. Litec, 2019, comm. 149). ?
  7. Ibid ?
  8. P. Stoffel-Munck, La rupture brutale des relations commerciales, LexisNexis, 2018 ?

Rupture des relations commerciales établies: les conditions de la responsabilité

La rupture brutale des relations commerciales établies constitue un contentieux récurrent en droit commercial, régie par l’article L. 442-1, II du Code de commerce. Ce texte, d’ordre public, vise à préserver la stabilité et la prévisibilité des relations entre partenaires commerciaux, tout en sanctionnant les comportements brutaux susceptibles de fragiliser le tissu économique.

Pour engager la responsabilité de l’auteur d’une rupture brutale, plusieurs conditions cumulatives doivent être réunies. Ces conditions tiennent:

  • D’une part, à la relation commerciale
  • D’autre part, à la rupture de la relation

I) Les conditions relatives à la relation

A) L’existence d’une relation

L’une des conditions préalables à l’application de l’article L. 442-1, II du Code de commerce est l’existence d’une relation commerciale établie.

Ce concept, distinct d’une simple relation contractuelle, a été conçu par le législateur comme une notion pragmatique, permettant d’appréhender des situations variées dans lesquelles les interactions commerciales entre parties ont acquis une certaine régularité ou une intensité suffisante.

==>Notion

Contrairement à une conception strictement juridique, la relation visée par l’article L. 442-1, II n’exige pas l’existence d’un contrat dûment formalisé.

En effet, la jurisprudence a considérablement élargi la portée de la notion de relation commerciale, la distinguant de manière nette de la relation contractuelle formelle.

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 9 mars 2010 illustre parfaitement cette approche. Il consacre l’idée que des relations commerciales peuvent exister et se prolonger, même après la cessation de tout contrat, dès lors qu’une continuité économique est identifiable entre les parties (Cass. com., 9 mars 2010, n°09-10.216).

Dans cette affaire, une société, liée par divers contrats successifs à une autre société, avait vu son dernier contrat prendre fin en octobre 2006, sans renouvellement. La société ayant vu ses contrats expirer a alors engagé une action contre l’autre partie, invoquant une rupture brutale des relations commerciales.

Une question s’est alors posée : une relation commerciale pouvait-elle subsister après la cessation formelle du contrat, et si oui, dans quelle mesure le régime de l’article L. 442-6, I, 5° (devenu L. 442-1, II) s’appliquait-il ?

La Cour de cassation a répondu en affirmant que les relations commerciales entre deux sociétés ne se limitent pas nécessairement à leurs engagements contractuels formalisés.

La relation économique globale, résultant d’échanges récurrents ou d’une collaboration prolongée, peut se poursuivre au-delà de la résiliation ou de l’expiration d’un contrat.

Ainsi, même en l’absence de lien contractuel formel, l’existence d’interactions économiques significatives entre les parties est suffisante pour caractériser une relation commerciale.

Dans sa décision, la Cour de cassation souligne que la notion de relation commerciale établie dépasse le cadre strict des relations contractuelles.

Elle se fonde sur une réalité économique, matérialisée par la régularité et la stabilité des échanges entre les parties. Cette approche reconnaît qu’une collaboration commerciale peut perdurer après l’échéance d’un contrat, et ce, même en l’absence de stipulations écrites ou de garanties spécifiques.

Ce raisonnement a permis à la Chambre commerciale d’écarter l’application d’une clause attributive de juridiction insérée dans le contrat initial, celle-ci étant limitée aux différends relatifs à la formation, l’exécution ou la cessation du contrat. En revanche, la rupture brutale des relations commerciales établies, au sens de l’article L. 442-6, I, 5°, s’inscrit dans un cadre plus large, qui n’est pas régi exclusivement par les termes contractuels.

Aussi, cette décision élargit la portée de l’article L. 442-1, II en reconnaissant que des relations commerciales peuvent exister sans formalisation contractuelle stricte.

Elle confirme :

  • D’une part, qu’une relation commerciale peut subsister malgré l’absence d’un contrat formel, pourvu qu’elle repose sur des échanges économiques réguliers et significatifs.
  • D’autre part, que la rupture de telles relations peut être qualifiée de brutale, même en dehors d’un cadre contractuel, dès lors que la continuité économique entre les parties est démontrée.

==>Les relations précontractuelles et postcontractuelles

L’interprétation élargie de la notion de relation commerciale par la jurisprudence ne se limite pas aux relations contractuelles formelles ou aux collaborations expressément encadrées.

Elle englobe également des situations atypiques, telles que les relations précontractuelles et postcontractuelles.

Ainsi, des négociations prolongées ou des pourparlers avancés peuvent suffire à établir une relation commerciale lorsqu’ils traduisent une collaboration concrète, même en l’absence de contrat définitif (Cass. com., 5 mai 2009, n°08-11.916).

De manière similaire, des interactions commerciales peuvent persister au-delà de la fin d’un contrat principal.

Par exemple, des commandes répétées passées après l’expiration d’un contrat formel peuvent suffire à caractériser une relation commerciale établie. Ainsi, dans un arrêt du 24 novembre 2009, la Cour de cassation a jugé que l’absence de contrat renouvelé n’excluait pas la persistance d’un lien commercial significatif (Cass. com., 24 nov. 2009, n°07-19.248).

En l’espèce, après la fin d’un contrat de franchise à durée déterminée, le franchisé avait continué à passer des commandes auprès du franchiseur.

La Chambre commerciale a reproché à la cour d’appel de ne pas avoir pris en compte l’intégralité de la relation commerciale, incluant la période contractuelle et postcontractuelle, pour évaluer l’application de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce (désormais L. 442-1, II).

Cette décision illustre la nécessité d’une analyse globale des échanges économiques pour caractériser une relation commerciale.

==>Continuité de la relation malgré la diversité des contrats

La jurisprudence reconnaît que la nature hétérogène des contrats conclus entre deux parties n’empêche pas la qualification de relation commerciale établie, dès lors qu’ils s’inscrivent dans une logique économique commune. Cette approche pragmatique reflète une volonté d’appréhender la relation dans sa globalité, au-delà des distinctions formelles entre les différents types de contrats.

Ainsi, dans une affaire emblématique, la Cour de cassation a jugé que la succession de contrats de nature différente, en l’espèce des accords de distribution suivis d’un contrat de commission, devait être appréhendée comme un continuum commercial (Cass. com., 29 janv. 2008, n°07-12.039). L’analyse de la relation ne peut se limiter à un examen isolé du dernier contrat, mais doit inclure l’ensemble des engagements successifs, dès lors qu’ils traduisent une continuité économique et une collaboration pérenne entre les parties.

La Chambre commerciale a également souligné que la diversité des contrats n’affecte pas la qualification de relation commerciale établie si ces contrats répondent à une finalité commune.

Par exemple, une entreprise qui modifie la structure juridique de ses accords pour s’adapter aux évolutions du marché ou aux besoins de son partenaire conserve néanmoins une relation économique stable avec ce dernier. Ce lien commercial ne peut être artificiellement fragmenté en raison des différences de qualification juridique entre les contrats.

Cette approche est guidée par un souci de protection des partenaires économiques et de préservation de la stabilité des relations commerciales. Elle permet d’éviter que des ruptures brutales soient justifiées par un changement dans la nature des contrats. La continuité économique prime ainsi sur la discontinuité formelle.

==>Changement de l’une des parties

La jurisprudence admet qu’une relation commerciale puisse subsister malgré un changement de l’une des parties, notamment dans des situations de cession d’entreprise ou de fusion-absorption.

Toutefois, cette continuité n’est pas automatique et nécessite la démonstration d’une volonté commune des parties de maintenir la relation commerciale initiale.

Pour qu’une telle continuité soit reconnue, il est indispensable d’établir l’intention des parties de poursuivre la collaboration sous une nouvelle configuration.

Cette intention peut être mise en évidence par divers indices :

  • Clauses contractuelles spécifiques : par exemple, des stipulations qui font expressément référence à la relation antérieure ou qui prévoient un transfert des droits et obligations liés à celle-ci.
  • Références explicites à la collaboration passée : ces éléments peuvent figurer dans les préambules ou annexes des nouveaux contrats, soulignant la volonté des parties de s’inscrire dans la continuité de leur partenariat commercial (Cass. com., 25 sept. 2012, n°11-24.301).

La reconnaissance de cette continuité permet d’assurer la protection des parties contre des ruptures abusives, en prenant en compte l’ensemble de la durée de la relation commerciale, y compris celle qui a précédé le changement d’entité.

En l’absence de preuve tangible d’une intention de maintenir la relation, la jurisprudence considère chaque nouvelle relation comme autonome.

Ainsi, les relations établies avec une nouvelle entité seront analysées de manière distincte, sans rattachement à celles antérieures. Cette approche s’applique notamment lorsque :

  • Les contrats conclus ne font aucune référence à la collaboration antérieure.
  • La continuité des échanges n’est pas démontrée ou ne repose que sur des éléments insuffisants, comme un simple transfert d’activité sans stipulation contractuelle claire.

B) L’existence d’une relation commerciale

1. La notion de relation commerciale

==>Eléments de définition

L’article L. 442-1, II du Code de commerce, en visant la « relation commerciale », semble, à première vue, renvoyer à la commercialité telle qu’envisagée par le Code de commerce. Ce lien conceptuel pourrait suggérer une restriction aux seules relations impliquant des actes de commerce ou des relations entre commerçants.

Toutefois, une analyse approfondie de la lettre et de l’esprit de l’article, ainsi que de son interprétation jurisprudentielle et doctrinale, démontre une acception bien plus large et fonctionnelle de la notion de relation commerciale.

La commercialité, dans sa conception classique, désigne les actes de commerce par nature, énumérés aux articles L. 110-1 et L. 110-2 du Code de commerce, tels que l’achat pour revente, les opérations de banque, ou encore les actes de courtage. Elle peut également inclure des actes de commerce par accessoire, effectués par des non-commerçants mais rattachés à une activité commerciale principale. Cette approche, dans sa stricte application, limiterait le champ de l’article L. 442-1, II aux échanges formels entre commerçants ou aux activités strictement commerciales.

Cependant, réduire la « relation commerciale » à cette seule acception ne correspond ni à la lettre de l’article, ni à l’évolution de son interprétation. En effet, la notion de relation commerciale dépasse aujourd’hui les limites de la commercialité classique pour s’adapter aux réalités économiques contemporaines.

La jurisprudence a très tôt rejeté une conception étroite de la relation commerciale, considérant qu’elle ne se limite pas aux relations formelles entre commerçants ou aux actes de commerce.

La Cour de cassation a ainsi affirmé que la notion s’applique à toute relation économique stable, indépendamment du statut juridique des parties ou de la qualification de leurs actes (Cass. com., 23 avr. 2003, n° 01-11.664).

Dans cette affaire, une société spécialisée dans la sécurité entretenait depuis onze ans des relations commerciales avec une entreprise de grande distribution.

À la suite d’une rupture brutale, la société spécialisée a engagé une action en réparation sur le fondement de l’article précité.

La Cour de cassation a écarté l’argument selon lequel les dispositions légales relatives à la rupture brutale ne pourraient s’appliquer qu’aux relations tripartites entre producteurs, distributeurs et clients, soulignant que le texte vise toutes les relations économiques, y compris celles relevant d’échanges bilatéraux entre partenaires économiques.

La Haute juridiction a également rejeté l’idée que les juges du fond auraient outrepassé leurs prérogatives en s’immisçant dans la stratégie commerciale de l’entreprise de grande distribution.

Au contraire, elle a validé l’analyse selon laquelle la relation économique entre les deux parties répondait aux critères d’une « relation commerciale établie » justifiant l’application de l’article.

Ce faisant, elle a affirmé que la durée et la stabilité des échanges constituaient des indices majeurs de cette qualification, sans qu’il soit nécessaire de s’attacher à la nature des prestations (produits ou services).

En définitive, cet arrêt illustre une lecture large et pragmatique de la notion de relation commerciale, s’écartant de toute exigence de formalisme pour privilégier une approche fondée sur la continuité et la régularité des échanges économiques.

Il démontre également que le texte s’applique à toute relation économique stable, indépendamment du type de produits ou de services échangés, renforçant ainsi la protection des partenaires commerciaux contre des ruptures injustifiées ou brutales.

Cette lecture extensive de la notion de relation commerciale a été confirmée dans une décision ultérieure de la Cour de cassation, qui a encore élargi son champ d’application.

Dans un arrêt du 16 décembre 2008, la Haute juridiction a consacré l’idée que la relation commerciale ne se limite pas aux activités strictement commerciales ou aux échanges entre commerçants, mais s’étend à toutes les relations économiques stables, y compris celles impliquant des prestations intellectuelles.

Dans cette affaire, un professionnel exerçant en tant qu’architecte a initié une action contre une entreprise ayant cessé de recourir à ses services après deux années de collaboration. La cour d’appel avait rejeté sa demande, considérant que l’activité d’architecte, par essence civile, échappait au champ d’application de l’article L. 442-6-1, 5° du Code de commerce. Toutefois, la Cour de cassation a cassé cet arrêt en affirmant que « toute relation commerciale établie, qu’elle porte sur la fourniture d’un produit ou d’une prestation de service, entre dans le champ d’application de l’article précité ».

Cet arrêt confirme que la nature juridique de l’activité — civile ou commerciale — n’est pas déterminante. Ce qui importe, c’est l’existence d’une relation économique caractérisée par une stabilité et une continuité dans les échanges. La Cour a ainsi rejeté une distinction stricte entre activités civiles et commerciales, affirmant que les prestations de services intellectuels, tout comme les activités industrielles ou artisanales, peuvent s’inscrire dans une relation commerciale au sens de l’article L. 442-1, II.

La décision met en avant deux éléments clés pour qualifier une relation commerciale :

  • La régularité et la stabilité des échanges : la collaboration de deux années entre les parties était suffisante pour établir une relation commerciale, même en l’absence de contrat formel ou d’une activité qualifiée de commerciale.
  • L’impact économique de la relation : la Cour de cassation privilégie une approche fonctionnelle qui se concentre sur la finalité et l’importance économique de la relation pour les parties, plutôt que sur la qualification juridique des prestations fournies.

En élargissant la définition de la relation commerciale aux prestations intellectuelles, la jurisprudence offre une protection accrue aux acteurs économiques contre les ruptures brutales. Cet arrêt illustre une volonté de garantir l’équilibre des relations d’affaires en tenant compte des réalités économiques contemporaines.

En conclusion, la notion de relation commerciale, telle qu’interprétée par la Cour de cassation, dépasse les cadres rigides de la commercialité classique.

Elle englobe toute relation économique stable, qu’elle porte sur des produits ou des services, et qu’elle implique des commerçants ou non.

==>Les activités comprises dans la notion

L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit, pour mémoire, que « engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie. »

Interprétée de manière extensive, cette disposition permet d’embrasser un vaste spectre d’activités économiques, témoignant ainsi d’une volonté jurisprudentielle de conférer à la notion de relation commerciale une portée particulièrement large.

Elle reflète ainsi une ambition claire du législateur : protéger des relations économiques essentielles qui, bien que parfois non formalisées, participent au dynamisme des échanges et à la stabilité des partenariats commerciaux. L’absence d’exigence de lucrativité ou de qualification purement commerciale confirme cette ouverture.

Au nombre des activités relevant du domaine d’application de l’article L. 442-1, II du Code de commerce on compte :

  • Les activités de production
    • Les activités de production recouvrent un champ étendu, intégrant non seulement les industries manufacturières mais également les secteurs agricoles et artisanaux.
    • La Cour de cassation, au moyen d’une lecture inclusive de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, a reconnu que ces activités participent à des échanges économiques essentiels, sans exiger qu’elles répondent au critère de la commercialité au sens du droit commercial.
    • Ainsi, un producteur agricole ou un artisan, bien que relevant d’un statut civil, peut être considéré comme partie à une relation commerciale protégée, à condition que ses activités relèvent d’une dynamique pérenne (V. en ce sens Cass. com., 23 avr. 2003, n°01-11.664).
  • Activités de distribution
    • Les activités de distribution englobent toutes les opérations relatives à la mise à disposition de produits.
    • Cette catégorie d’activités intègre les grossistes, les détaillants et les intermédiaires, mais également des modèles de distribution spécifiques tels que la franchise ou la distribution sélective.
    • Ces derniers reposent souvent sur des relations économiques complexes, parfois informelles, mais néanmoins protégées par l’article L. 442-1, II du Code de commerce.
    • En effet, la jurisprudence a souligné que même en l’absence de formalisme contractuel, les échanges récurrents entre un fournisseur et un distributeur peuvent suffire à établir une relation commerciale (Cass. com., 24 nov. 2009, n°07-19.248). Cette interprétation large assure une protection aux acteurs des circuits de distribution, quels que soient leurs rôles dans la chaîne économique.
  • Activités de services
    • L’article L. 442-1, II du Code de commerce vise également les prestations de services, y compris celles à caractère intellectuel, technique ou public.
    • Par exemple, des prestations fournies par une société d’assurance mutuelle, une fédération sportive ou une entité publique dans le cadre d’une délégation de service public peuvent relever du champ de l’article.
    • La Cour de cassation a ainsi affirmé qu’une société d’assurance mutuelle, bien que qualifiée de non commerciale par l’article L. 322-26-1 du Code des assurances, exerce une activité de service éligible à la protection prévue par l’article L. 442-1, II (Cass. com., 14 sept. 2010, n° 09-14.322).
    • Cette extension aux prestations à caractère intellectuel inclut également les professions réglementées dès lors qu’elles exercent des activités de nature économique, comme cela a été admis dans certaines hypothèses impliquant des prestataires de services techniques ou spécialisés.

L’un des aspects remarquables de l’article L. 442-1, II du Code de commerce réside dans son applicabilité aux activités dépourvues de finalité lucrative.

Ainsi, des entités publiques ou des organisations à vocation non commerciale peuvent parfaitement relever de son champ d’application, dès lors qu’elles proposent un service à caractère économique.

À titre d’exemple, la gestion d’un service délégué par une entité publique ou l’activité économique d’une fédération sportive ont été reconnues comme répondant aux critères posés par cet article (Cass. com., 14 sept. 2010, préc.).

Cette approche qui dissocie la notion de relation commerciale de toute exigence de lucrativité, élargit substantiellement la portée du texte. Elle permet d’harmoniser la définition de la relation commerciale avec les réalités économiques modernes, où la valeur des échanges ne se mesure pas exclusivement à l’aune de leur objectif lucratif.

==>Les activités exclus par le jeu de dispositions spéciales

Certaines relations, bien que qualifiables de “commerciales” au sens large, sont exclues du champ de l’article L. 442-1, II en raison de textes spéciaux qui fixent des régimes spécifiques, notamment s’agissant de la durée de préavis ou des conditions de rupture.

  • Relations entre agent commercial et mandant
    • Les relations entretenues par une agence commerciale sont régies par l’article L. 134-11 du Code de commerce, qui prévoit une durée de préavis spécifique fondée sur la durée de la relation.
    • Ce régime exclut donc l’application de l’article L. 442-1, II à ces relations (Cass. com., 3 avr. 2012, n° 11-13.527).
  • Rupture de crédits bancaires
    • Les relations entre établissements de crédit et emprunteurs sont régies par l’article L. 313-12 du Code monétaire et financier, qui impose un préavis minimal de 60 jours en cas de rupture de crédit.
    • Ce régime prévaut sur les dispositions générales relatives à la rupture brutale (Cass. com., 25 oct. 2017, n°16-16.839).
  • Relations internes à un groupement
    • Les relations internes entre les membres d’un groupement, tel qu’une coopérative, sont également exclues, sauf si la rupture concerne des relations commerciales externes (Cass. com., 18 oct. 2017, n°16-18.864).

2. Les parties intéressées à la relation commerciale

L’article L. 442-1, II du Code de commerce, en visant toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, repose sur une conception extensive quant à l’identification des parties susceptibles d’être concernées par la rupture d’une relation commerciale établie.

A cet égard, cette disposition soulève deux interrogations fondamentales :

  • D’une part, elle invite à déterminer qui peut être considéré comme l’auteur de la rupture, c’est-à-dire la personne dont la responsabilité pourrait être recherchée en cas de manquement.
  • D’autre part, elle conduit à s’interroger sur l’identité de la victime, autrement dit, sur les personnes habilitées à agir en réparation du préjudice subi. Cette victime peut être directement impliquée dans la relation commerciale ou, dans des cas plus rares, un tiers indirectement affecté.

C’est là tout l’enjeu d’une analyse approfondie des parties intéressées à la relation commerciale.

a. L’auteur de la rupture

La détermination de l’auteur de la rupture, au sens de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, revêt une importance capitale, dans la mesure où c’est sur cette personne que repose la responsabilité de la rupture brutale et qu’elle sera, à ce titre, susceptible de faire l’objet d’une action en réparation.

Cette qualification détermine donc non seulement l’imputabilité du manquement, mais également l’identification des acteurs économiques concernés par le champ d’application de cette disposition.

L’article L. 442-1, II du Code de commerce définit l’auteur de la rupture comme « toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services ». Cette rédaction, volontairement large, recouvre aussi bien les opérateurs classiques du commerce que des entités dont l’activité n’est pas nécessairement qualifiée de commerciale.

Ainsi, comme vu précédemment, la Cour de cassation a-t-elle jugé qu’une société d’assurance mutuelle, bien que son activité soit expressément qualifiée de non commerciale par l’article L. 322-26-1 du Code des assurances, pouvait néanmoins être considérée comme l’auteur d’une rupture brutale, dès lors qu’elle exerce une activité de service (Cass. com., 14 sept. 2010, n°09-14.322).

De même, une fédération sportive constituée sous forme d’association peut, lorsqu’elle propose des prestations économiques, entrer dans le champ d’application de l’article L. 442-1, II (CA Paris, 24 sept. 2021, n° 18/02209).

Cependant, il est essentiel que l’auteur de la rupture exerce une véritable activité économique. Cette exigence a permis, par exemple, d’écarter du champ d’application une chambre nationale des huissiers de justice, dont les activités ne répondaient pas à cette condition (TGI Paris, 4 janv. 2011, n° 09/11289).

À l’inverse, des entités publiques ou des syndicats de copropriétaires, pour autant qu’ils proposent des prestations de service pour les besoins d’une activité économique, peuvent être inclus dans la définition (Cass. com., 28 juin 2023, n°21-16.940).

Enfin, la responsabilité au titre de l’article 442-1, II du Code de commerce peut également être étendue aux auteurs indirects.

Une société mère, par exemple, peut être tenue responsable de la rupture si elle a dicté les décisions de ses filiales en matière de relations commerciales, privant ainsi celles-ci de toute autonomie (Cass. com., 5 juill. 2016, n° 14-27.030).

Cette extension souligne la volonté jurisprudentielle d’imputer la responsabilité à l’entité réelle derrière les décisions stratégiques.

b. La victime de la rupture

i. La partie victime de la rupture

La détermination des personnes susceptibles d’être qualifiées de victimes au sens de l’article L. 442-1, II du Code de commerce revêt une importance essentielle.

En effet, seules celles qui peuvent se prévaloir de cette qualité seront en mesure d’engager la responsabilité de l’auteur de la rupture et de solliciter réparation pour le préjudice subi.

Cette qualification constitue donc un préalable fondamental à toute action en responsabilité fondée sur cette disposition.

==>Une approche extensive de la notion de victime

Contrairement à l’auteur de la rupture, expressément visé par l’article L. 442-1, II du Code de commerce comme étant « toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services », le texte demeure silencieux quant à la qualité de la victime.

Cette absence de précision a conduit à une interprétation jurisprudentielle extensive, visant à élargir le champ des bénéficiaires de la protection contre les ruptures brutales de relations commerciales.

La Cour de cassation a ainsi affirmé que la responsabilité de l’auteur pouvait être engagée « quel que soit le statut juridique de la victime du comportement incriminé » (Cass. com., 6 févr. 2007, n°03-20.463).

Dans cette affaire, une association organisant des événements pour une société exploitant un musée, a vu sa collaboration brutalement interrompue.

La Cour d’appel avait écarté son action en responsabilité au motif que les associations ne pouvaient habituellement accomplir des prestations commerciales.

En censurant cette position, la Cour de cassation a clairement établi que le statut juridique de la victime ne constituait pas un critère pertinent, dès lors qu’une relation commerciale établie pouvait être démontrée.

==>Les personnes exclues de la qualification de victime

Si l’interprétation de l’article L. 442-1, II du Code de commerce s’attache à une définition large de la qualité de victime, elle trouve toutefois ses limites lorsqu’il s’agit de professionnels soumis à des interdictions légales ou réglementaires d’exercer des activités commerciales.

Ces exclusions, issues de règles spécifiques souvent fondées sur des considérations déontologiques, justifient l’inapplicabilité de cette disposition à certaines professions. Ainsi, un notaire, à qui toute activité commerciale est interdite en vertu de l’article 13, 1° du décret du 19 décembre 1945, ne peut se prévaloir de l’article L. 442-1, II pour contester la rupture d’une relation d’affaires avec une banque (Cass. com., 20 janv. 2009, n° 07-17.556). De même, les avocats, en vertu de l’article 111 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, sont exclus du champ d’application de cette disposition. La Cour de cassation a ainsi jugé qu’un avocat ne pouvait invoquer cet article contre un client, y compris lorsque ce client est une banque commerciale (Cass. com., 24 nov. 2015, n° 14-22.578). Les conseils en propriété industrielle, soumis à une règle analogue par l’article L. 422-12 du Code de la propriété intellectuelle, relèvent également de cette exclusion (Cass. com., 3 avr. 2013, n° 12-17.905).

D’autres professions, comme celle de médecin, sont également concernées. La Cour de cassation a estimé qu’un médecin ne pouvait engager la responsabilité d’une clinique en raison de la rupture brutale d’une relation d’affaires, la profession médicale devant être exercée en dehors de tout cadre commercial (Cass. com., 23 oct. 2007, n°06-16.774).

Ces exclusions ne se fondent pas exclusivement sur l’interdiction légale ou réglementaire d’exercer une activité commerciale. Elles reposent également sur la nature des relations entre ces professionnels et leurs clients, lesquelles sont souvent caractérisées par leur intuitu personae. Ces relations, bâties sur la confiance mutuelle, sont intrinsèquement précaires et ne présentent pas la stabilité requise pour être qualifiées de relations commerciales établies au sens de l’article L. 442-1,

ii. Le tiers victime de la rupture

Si le principe général veut qu’une « relation commerciale établie s’entende d’échanges commerciaux conclus directement entre les parties » (Cass. com., 7 oct. 2014, n° 13-20.390), la jurisprudence admet néanmoins que des tiers puissent invoquer un préjudice découlant d’une rupture brutale, à condition de démontrer un préjudice personnel distinct et direct.

Dans la plupart des cas, les actions intentées par des tiers reposent sur le fondement de la responsabilité délictuelle de droit commun.

Ainsi, un distributeur indirect, affecté par la cessation des relations entre son fournisseur principal et un partenaire commercial, peut rechercher la responsabilité de l’auteur de la rupture, sous réserve d’établir un préjudice spécifique qui lui est propre (Cass. com., 6 sept. 2011, n°10-11.975).

Dans cette affaire, un tiers impliqué dans la chaîne de distribution avait subi des conséquences économiques directes liées à l’arrêt brutal des approvisionnements en amont. La Cour de cassation a confirmé que le tiers pouvait agir en réparation sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, dès lors que le préjudice invoqué était autonome et causé directement par la rupture.

De même, les associés d’une société coopérative ont été autorisés à agir pour les préjudices spécifiques qu’ils ont subis en raison d’une rupture affectant leur structure (Cass. com., 26 nov. 2013, n°12-26.015). Ces situations mettent en lumière le caractère potentiellement étendu des effets économiques de la rupture, touchant des personnes autres que les parties directement engagées dans la relation.

La situation des sous-traitants est particulièrement intéressante. Bien qu’ils ne soient pas directement liés au donneur d’ordre, leur situation peut néanmoins justifier une protection particulière.

Dans une affaire marquante, la Cour de cassation a reconnu que, dans certains cas exceptionnels, un sous-traitant pouvait agir sur le fondement de l’article L. 442-1, II du Code de commerce (Cass. com., 18 mai 2010, n°08-21.681).

En l’espèce, un donneur d’ordre avait conclu un contrat principal avec un prestataire, lequel prévoyait explicitement l’intervention d’un sous-traitant pour l’exécution de certaines prestations. Ce sous-traitant, bien que n’étant pas directement lié contractuellement au donneur d’ordre, était mentionné dans les accords comme un acteur essentiel de l’exécution des prestations, avec une rémunération directement assurée par le donneur d’ordre.

Face à une rupture brutale des relations commerciales, le sous-traitant a engagé une action conjointe avec le prestataire principal. Il a démontré qu’il réalisait un chiffre d’affaires propre en lien direct avec le donneur d’ordre, justifiant ainsi d’un intérêt à agir. La Cour d’appel, confirmée sur ce point par la Cour de cassation, a validé cette recevabilité, estimant que le lien entre le donneur d’ordre et le sous-traitant, bien que non contractuel, était suffisamment structurant pour l’activité de ce dernier.

La reconnaissance de cet intérêt à agir repose sur la spécificité des prestations fournies par le sous-traitant et sur leur intégration dans la relation commerciale entre le donneur d’ordre et le prestataire principal. La Haute juridiction a souligné que le sous-traitant avait subi un préjudice propre, résultant directement de la rupture brutale, et que ce préjudice était distinct de celui du prestataire principal.

Cette dernière a toutefois rappelé que la protection offerte par l’article L. 442-1, II ne s’applique pas de manière automatique. Dans cette même affaire, elle a critiqué l’analyse de la Cour d’appel, qui n’avait pas suffisamment examiné si la relation commerciale présentait une stabilité suffisante pour justifier l’application de cet article. La Chambre commerciale a ainsi mis en avant l’importance de la prévisibilité et de la pérennité des relations pour caractériser une relation commerciale établie.

C) L’existence d’une relation commerciale établie

1. Définition de la notion de relation commerciale établie

La notion de « relation commerciale établie », bien que non définie par les textes, repose sur une interprétation essentiellement jurisprudentielle, influencée par des considérations économiques.

La Cour de cassation l’a précisée dans son rapport annuel de 2008 : il y a relation commerciale établie dans les cas « où la relation commerciale entre les parties revêtait avant la rupture un caractère suivi, stable et habituel et où la partie victime de l’interruption pouvait raisonnablement anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial ».

Il ressort de cette définition que la relation commerciale établie dépasse la simple existence de contrats ou d’échanges ponctuels entre les parties. Elle repose sur des éléments objectifs et subjectifs qui traduisent une prévisibilité et une régularité dans les échanges, permettant de fonder une attente légitime quant à la pérennité du partenariat.

La notion s’articule autour de trois éléments fondamentaux. Le premier réside dans le caractère suivi, stable et habituel des échanges entre les parties, traduisant une collaboration durable. Le deuxième repose sur l’attente légitime qu’une partie peut nourrir quant à la pérennité de la relation, cette anticipation étant fondée sur des comportements ou engagements explicites ou implicites. Enfin, le troisième élément porte sur la régularité et le caractère significatif des échanges, lesquels permettent d’apprécier l’importance économique et stratégique de la relation. Ces trois axes, éclairés par la jurisprudence, permettent de qualifier une relation de commerciale établie.

==>Caractère suivi, stable et habituel des échanges

Une relation commerciale établie suppose tout d’abord des échanges réguliers et stables, traduisant une collaboration durable. Ce caractère suivi et habituel ne nécessite pas une permanence des échanges, mais implique une continuité suffisante pour instaurer une prévisibilité.

Dans une affaire concernant une société de sous-traitance opérant pour un donneur d’ordre au Turkménistan, la Cour de cassation a jugé que l’absence de contrat-cadre, d’exclusivité ou de garantie de chiffre d’affaires, combinée à la liberté laissée au donneur d’ordre de consulter d’autres prestataires pour chaque projet, excluait le caractère suivi et stable de la relation (Cass. com., 16 déc. 2008, n°07-15.589).

À l’inverse, la régularité des participations d’un négociant en vin à un salon pendant plus de quinze ans, même limitée à quelques jours par an, a permis de qualifier la relation de suivie et stable. La Cour de cassation a notamment relevé la fourniture constante de services connexes, tels que des prestations promotionnelles ou des assurances, qui témoignaient d’une relation durable (Cass. com., 15 sept. 2009, n° 08-19.200).

==>Anticipation raisonnable de continuité

Le deuxième élément de la définition de relation commerciale établie réside dans l’attente légitime qu’une partie peut nourrir quant à la pérennité de la relation. Cette croyance, fondée sur des comportements ou engagements explicites ou implicites, est appréciée in concreto par la jurisprudence.

Dans l’affaire concernant la sous-traitance au Turkménistan, la liberté totale du donneur d’ordre de choisir ses prestataires, combinée à des consultations régulières de concurrents, a conduit la Chambre commerciale à exclure toute possibilité pour le sous-traitant de nourrir une croyance légitime en la continuité des relations (Cass. com., 16 déc. 2008, n°07-15.589).

En revanche, dans l’affaire relative au négociant en vin, la participation constante et sans interruption pendant plus de quinze ans, bien qu’aucun contrat-cadre ou engagement explicite ne l’ait formalisée, a légitimé une attente raisonnable de continuité. La régularité des interactions et leur impact stratégique ont suffi pour fonder une anticipation légitime de la pérennité de la relation (Cass. com., 15 sept. 2009, n° 08-19.200).

==>Régularité et caractère significatif des échanges

Enfin, une relation commerciale ne peut être qualifiée d’établie que si les échanges sont suffisamment réguliers et significatifs. Cette régularité peut s’apprécier indépendamment de leur fréquence, dès lors qu’ils traduisent une relation économique durable et impactante pour les parties.

Dans l’affaire relative au sous-traitant, la Cour a constaté que chaque contrat dépendait des projets spécifiques obtenus par le donneur d’ordre. Cette absence de régularité et de continuité économique a conduit à écarter le caractère établi de la relation (Cass. com., 16 déc. 2008, n°07-15.589).

À l’opposé, une collaboration annuelle et continue, bien que limitée à quelques jours par an, combinée à des prestations connexes régulières tout au long de l’année, a suffi à établir une relation commerciale suivie et significative dans l’affaire Comexpo Paris (Cass. com., 15 sept. 2009, n° 08-19.200. La Cour de cassation a ainsi retenu que la régularité des interactions, renforcée par leur impact stratégique, était un critère déterminant.

2. Critères du caractère établi de la relation commerciale

La notion de relation commerciale établie repose sur plusieurs critères précis que la jurisprudence a progressivement dégagés, permettant d’apprécier si les interactions entre les parties revêtent un caractère suffisamment structuré et pérenne pour bénéficier de la protection offerte par l’article L. 442-1, II du Code de commerce.

a. Durée de la relation

La durée constitue un critère essentiel dans l’appréciation du caractère établi d’une relation commerciale, bien qu’elle ne puisse à elle seule suffire à cette qualification.

Les juridictions doivent analyser cette durée en tenant compte de la constance des échanges et de la pérennité de la relation, tout en contextualisant cette durée dans les spécificités des relations entre les parties.

Une relation commerciale prolongée, marquée par une continuité des interactions et une régularité des échanges, tend à renforcer la confiance dans sa pérennité. La chambre commerciale de la Cour de cassation a ainsi reconnu le caractère établi d’une relation ayant duré plus de 15 ans, malgré des échanges limités à un événement annuel.

Dans cette affaire, la régularité des participations et la fourniture de prestations annexes tout au long de l’année, comme des services promotionnels, ont suffi à caractériser une collaboration durable et stable (Cass. com., 16 déc. 2008, n°07-15.589).

À l’inverse, une durée brève empêche de qualifier une relation de commerciale « établie ». Dans une affaire relative à la commercialisation de logiciels, la Cour de cassation a jugé que des relations ayant duré seulement quelques mois étaient insuffisantes pour établir une collaboration stable et durable. La brièveté de cette relation ne permettait pas au partenaire de nourrir une croyance légitime en sa continuité, même en présence de plusieurs interactions commerciales (Cass. com., 18 déc. 2007, n° 06-10.390).

De même, la cour d’appel de Paris a récemment estimé qu’une relation commerciale d’un an, bien qu’accompagnée de plusieurs échanges contractuels, ne présentait pas une stabilité suffisante pour être qualifiée d’établie. La juridiction a souligné qu’une telle brièveté exclut une prévisibilité permettant d’instaurer un climat de confiance entre les parties (CA Paris, 30 juin 2023, n° 21/17252).

Lorsque la relation commerciale repose sur une succession de contrats, les juridictions doivent prendre en compte l’ensemble de la durée des relations, et non se limiter à l’examen du dernier contrat en date.

La chambre commerciale de la Cour de cassation a rappelé que cette approche globale est nécessaire pour éviter de priver une décision de base légale. Ainsi, dans une affaire où la relation commerciale invoquée s’étendait sur plusieurs années, la juridiction a censuré un arrêt d’appel qui s’était borné à analyser la durée d’un contrat unique sans tenir compte des relations antérieures (Cass. com., 16 févr. 2022, n° 20-18.844)).

b. Continuité et caractère suivi des échanges

La continuité, traduisant un caractère suivi et stable des interactions, est un autre critère clé dans l’évaluation d’une relation commerciale établie.

Elle ne suppose pas nécessairement une permanence des échanges, mais plutôt une régularité suffisante pour instaurer une prévisibilité.

La jurisprudence reconnaît qu’une succession de contrats ponctuels, dès lors qu’elle s’inscrit dans une dynamique régulière et prévisible, peut suffire à établir le caractère suivi de la relation. Par exemple, la fourniture de prestations limitées à quelques jours par an mais renouvelées sur une période de 14 ans a été jugée suffisante pour établir une relation commerciale (Cass. com., 15 sept. 2009, n° 08-19.200).

A l’inverse, la précarité des relations, liée à une succession de contrats indépendants, peut exclure le caractère suivi. Dans une affaire concernant une société de sous-traitance dans le secteur de l’habillement, la fluctuation et l’irrégularité des commandes inhérentes au secteur ont conduit à écarter toute continuité, reflétant une instabilité économique (Cass. com., 27 mars 2019, n° 17-18.047).

Le recours systématique à des appels d’offres ou à des consultations régulières de concurrents fragilise également la continuité. Dans une affaire où chaque mission était soumise à une mise en concurrence, la Cour d’appel de Versailles a jugé que cette pratique excluait toute permanence garantie et plaçait la relation dans une perspective de précarité certaine (CA Versailles, 24 mars 2005, n° 03/08306).

c. Caractère significatif des échanges

Le caractère significatif des échanges se mesure principalement à l’aune de leur importance économique et stratégique pour les parties. Une relation significative reflète une contribution notable aux activités des parties, sans pour autant exiger une situation de dépendance économique.

La jurisprudence considère que le caractère significatif peut être établi lorsqu’une relation représente une part substantielle du chiffre d’affaires d’une des parties. Par exemple, la fourniture régulière de prestations représentant jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires d’un fournisseur a été jugée comme un indice de relation significative (CA Caen, 2 juin 2005).

A l’inverse, des relations économiquement insignifiantes ou caractérisées par de faibles volumes de transactions ne permettent pas de fonder une qualification de relation commerciale établie. La Cour d’appel de Bordeaux a ainsi exclu une relation basée sur des commandes limitées à une trentaine de caisses de vin par an (CA Bordeaux, 30 avr. 2009).

Le développement progressif des relations constitue un critère clé pour caractériser une relation commerciale établie, notamment lorsqu’il traduit une intensification des échanges et une structuration croissante du courant d’affaires.

La jurisprudence reconnaît que l’accumulation de contrats successifs, couplée à une montée en puissance des échanges, peut témoigner d’un courant d’affaires significatif et durable.

Ainsi, dans une affaire examinée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, impliquant une société de production et un diffuseur, il a été jugé que la constance et l’importance des échanges, bien que fondés sur des contrats indépendants, justifiaient la qualification de relation commerciale établie (Cass. com., 25 sept. 2012, n°11-24.425).

Pendant près de sept ans, les collaborations avaient abouti à la réalisation de cinq séries de magazines, quatre documentaires et un programme court comprenant 260 modules. Ces projets s’inscrivaient dans une succession ininterrompue de contrats dont l’exécution avait généré un courant d’affaires atteignant plusieurs millions d’euros par an. La diversité des projets, leur régularité et l’ampleur des montants engagés reflétaient une collaboration à la fois stable, suivie et habituelle.

La Cour de cassation a également souligné que la stabilité perçue par les sociétés collaboratrices était renforcée par des éléments contextuels tels que la signature d’un protocole d’accord et la continuité des propositions d’émissions conformes à la ligne éditoriale du partenaire. Ces éléments, bien que non formalisés par un accord-cadre ou des engagements explicites, avaient légitimement conduit les entreprises à croire en la pérennité de leur relation.

Cette décision illustre que l’évolution progressive et significative d’une relation commerciale, évaluée à l’aune de sa régularité et de son impact économique, peut suffire à établir son caractère durable, indépendamment de la nature unique ou distincte de chaque contrat.

d. Stabilité de la relation

La stabilité de la relation, souvent issue de la réunion des critères précédents, constitue un élément fondamental dans la caractérisation d’une relation commerciale établie. Elle permet d’écarter l’hypothèse d’une précarité économique ou juridique.

Certaines relations commerciales sont, par leur nature ou en raison du secteur d’activité, marquées par une instabilité structurelle qui empêche leur qualification de relation « établie ».

Cette précarité peut être objective, liée aux caractéristiques des prestations ou des contrats liant les parties. Ainsi, dans une affaire relative à l’exploitation de stations-service autoroutières, la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que la relation commerciale entre une société mandataire et son donneur d’ordre ne pouvait être qualifiée d’« établie ».

En effet, les contrats liant les parties, bien que successifs, étaient à durée déterminée et subordonnés à la concession autoroutière détenue par le donneur d’ordre. La Haute juridiction a relevé que cette concession arrivant à son terme, la relation commerciale ne présentait pas une stabilité suffisante pour faire naître une anticipation légitime de continuité. L’absence de renouvellement de la concession, condition essentielle à la poursuite des contrats, excluait toute croyance raisonnable en une pérennité des relations (Cass. com., 27 mai 2021, n° 19-19.595).

Outre cette précarité objective, les parties peuvent volontairement introduire des éléments de précarité dans leurs relations par le biais de clauses contractuelles ou de pratiques spécifiques. L’insertion de clauses excluant formellement toute reconduction tacite d’un contrat est un exemple classique. Cette démarche contractuelle a été jugée suffisante pour empêcher la partie cocontractante de nourrir une croyance légitime en la stabilité ou la pérennité de la relation.

Ainsi, la cour d’appel de Paris a estimé que l’absence de reconduction tacite instaurait une instabilité manifeste, incompatible avec la qualification de relation commerciale établie (CA Paris, 29 mai 2008, n° 05/0010).

Toutefois, il convient de noter que la qualification d’une relation commerciale comme « établie » dépend également des comportements adoptés par les parties au-delà des clauses inscrites dans leurs contrats.

Une clause de non-reconduction peut être écartée si les pratiques des parties démontrent une volonté implicite de poursuivre la relation de manière pérenne et stable. Les juges du fond doivent alors rechercher si la relation concrète entre les parties a pu légitimement faire naître une attente de continuité, même en présence d’éléments contractuels contraires.

II) Les conditions relatives à la rupture

A) Une rupture

1. Définition

L’article L. 442-1, II du Code de commerce prohibe le fait de « rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie ». La formulation, particulièrement large, interpelle et invite à clarifier ce qu’il faut entendre par rupture, au regard tant de sa nature que de son intensité.

En droit, la notion de rupture renvoie traditionnellement à la cessation d’une relation, impliquant un arrêt total des échanges ou du partenariat.

Cependant, l’article L. 442-1, II du Code de commerce dépasse cette acception classique. En visant explicitement la rupture « même partielle », il ouvre la voie à une analyse plus fine, s’intéressant aux situations où la relation, sans être intégralement interrompue, subit des modifications suffisamment significatives pour être qualifiées de ruptures.

La question clé réside donc dans la détermination du seuil au-delà duquel une modification des conditions de la relation peut être qualifiée de rupture partielle. Une simple diminution de l’intensité des relations suffit-elle?? Ou doit-on exiger un bouleversement substantiel de leur économie générale??

La jurisprudence, soucieuse de préserver un équilibre entre les parties, s’attache à discerner la gravité nécessaire pour caractériser une rupture partielle, laquelle se définit comme une modification substantielle, imposée unilatéralement, et de nature à affecter significativement l’équilibre économique de la relation.

Ainsi, une simple fluctuation, inhérente à la vie des affaires ou justifiée par des facteurs externes, n’est pas suffisante pour caractériser une rupture, même partielle, d’une relation commerciale établie.

Un arrêt rendu par la Cour de cassation le 19 janvier 2016 illustre parfaitement ce principe (Cass. com., 19 janv. 2016, n°14-24.687).

Dans cette affaire, un fournisseur avait supprimé des remises exceptionnelles initialement accordées à son distributeur en raison de la diversification des sources d’approvisionnement de ce dernier, qui ne respectait plus les conditions contractuelles imposées pour bénéficier de ces avantages.

La Cour de cassation a validé l’analyse des juges du fond, estimant que cette modification tarifaire, bien qu’elle ait conduit à une augmentation de 15 % des coûts d’acquisition pour le distributeur, ne constituait pas une rupture partielle.

Cette décision s’appuyait sur plusieurs éléments. D’une part, la suppression des remises trouvait sa justification dans le comportement du distributeur, qui avait choisi de ne plus se conformer aux conditions contractuelles. D’autre part, cette modification ne privait pas le distributeur de la possibilité de poursuivre la relation commerciale avec le fournisseur dans des conditions équitables, comparables à celles offertes à ses concurrents.

Cet arrêt souligne que la qualification de rupture, même partielle, requiert l’existence d’une modification unilatérale substantielle qui bouleverse de manière notable l’équilibre économique de la relation. Il ne saurait en être ainsi lorsque la modification résulte d’une application stricte des termes contractuels ou lorsque son impact est limité et objectivement justifié par les circonstances.

Enfin, il peut être observé que pour qu’une rupture soit qualifiée de partielle ou totale, il est impératif qu’elle puisse être imputée à une des parties.

En effet, l’article L. 442-1, II du Code de commerce repose sur l’idée que la responsabilité ne peut être engagée que si l’une des parties est clairement identifiée comme l’auteur de la rupture.

Cette exigence d’imputation assure une cohérence dans l’application du texte et évite que des situations résultant de circonstances indépendantes de la volonté des parties soient indûment qualifiées de rupture.

Dans un arrêt rendu le 3 juillet 2019, la Cour de cassation a jugé en ce sens que la rupture d’une relation commerciale établie ne peut être imputée à l’une des parties lorsque celle-ci résulte de circonstances telles que l’échec de négociations menées de bonne foi.

Dans cette affaire, une société reprochait à son partenaire commercial de longue date de ne pas avoir accepté son offre de prix pour le millésime 2009, ce qui aurait, selon elle, entraîné la rupture de leur relation commerciale établie depuis 46 ans.

Cependant, les juges ont relevé que cette situation découlait de l’impossibilité des parties de parvenir à un accord tarifaire après une année de discussions.

En conséquence, la Cour de cassation a conclu que la rupture ne pouvait être imputée à aucune des deux parties, l’absence de consensus sur les conditions tarifaires constituant un élément neutre, excluant toute responsabilité pour rupture brutale de la relation (Cass. com., 3 juill. 2019, n° 18-10.580).

Il s’infère de cette décision que l’échec de négociations menées de bonne foi ne saurait suffire à établir l’imputation d’une rupture.

De même, dans un arrêt du 1er décembre 2021, la Cour de cassation a précisé que la rupture ne peut être imputée à une partie lorsqu’elle découle de contraintes économiques objectives ou d’une adaptation nécessaire au marché.

En l’espèce, un photographe reprochait à une entreprise de vente par correspondance d’avoir cessé de lui commander des clichés destinés à son catalogue papier, ce qui constituait, selon lui, une rupture brutale de la relation commerciale. Or, la Haute juridiction a constaté que cette décision résultait de la crise du modèle économique traditionnel de vente par correspondance et de l’évolution vers un format numérique.

L’entreprise avait progressivement réduit ses commandes, tout en informant son partenaire des changements à venir, avant de mettre fin à leur collaboration lorsque ce dernier avait refusé de s’adapter à ces nouvelles exigences. La Chambre commerciale a donc jugé que l’arrêt des commandes ne pouvait être qualifié de rupture brutale imputable à l’entreprise, celle-ci ayant agi dans le cadre d’une réorganisation légitime dictée par des contraintes économiques (Cass. com., 1er déc. 2021, n° 20-19.113).

Ces deux arrêts soulignent l’importance d’identifier clairement l’auteur de la rupture, qu’elle soit partielle ou totale, et d’examiner les circonstances dans lesquelles elle s’inscrit.

Une rupture ne peut être imputée à une partie que si celle-ci adopte un comportement unilatéral, dépourvu de justification économique ou contractuelle, et portant atteinte à l’équilibre de la relation. À défaut, la rupture sera considérée comme imputable à des circonstances extérieures ou partagée entre les parties, ce qui exclut toute responsabilité.

2. Les situations constitutives de ruptures partielles

Plusieurs situations imposées à un partenaire sont susceptibles de s’analyser en une rupture partielle de la relation.

a. Modification des tarifs ou des remises

Une hausse unilatérale et significative des tarifs, ou une réduction substantielle des remises accordées, peut également s’analyser en une rupture partielle d’une relation commerciale établie lorsque ces modifications bouleversent l’équilibre économique de la relation et sont imposées sans préavis suffisant.

Dans un arrêt du 12 mars 2002, la Cour de cassation a, par exemple, jugé que la brutalité de la rupture pouvait résulter d’une augmentation soudaine et disproportionnée des tarifs.

Dans cette affaire, une entreprise de sous-traitance avait imposé une hausse de prix multipliant par 2,5 à 4 les tarifs pratiqués auparavant, et ce, dans un délai de préavis extrêmement court.

Les juges ont relevé que cette augmentation significative, mise en œuvre dans des conditions abruptes, constituait une rupture partielle, puis totale, des relations commerciales, causant un déséquilibre manifeste au détriment de la partie cocontractante (Cass. com., 12 mars 2002, n° 99-17.578).

De manière similaire, la suppression d’une remise accordée de façon habituelle et prolongée peut être regardée comme une rupture partielle dès lors qu’elle modifie substantiellement les conditions de la relation.

Les juges attachent une importance particulière à la régularité et à la durée des avantages supprimés. Une telle suppression, lorsqu’elle intervient brutalement, peut entraîner des conséquences économiques graves pour le bénéficiaire, notamment si celui-ci s’est structuré en tenant compte de ces conditions.

b. Baisse substantielle des commandes

La diminution brutale des commandes, lorsqu’elle n’est justifiée ni par des raisons économiques objectives ni par des dispositions contractuelles, constitue une situation souvent assimilée à une rupture partielle d’une relation commerciale établie.

Dans un arrêt du 23 janvier 2007, la Cour de cassation a ainsi estimé qu’une société de prêt-à-porter pouvait invoquer une rupture partielle des relations commerciales établies avec son donneur d’ordre, dès lors que le chiffre d’affaires généré par cette relation avait chuté de plus de 75 % en l’espace d’une seule saison.

Les juges ont relevé que cette diminution drastique des commandes n’était justifiée ni par des difficultés liées à la qualité des produits ni par des retards de livraison. Elle résultait uniquement d’un changement stratégique unilatéral, le donneur d’ordre ayant décidé de privilégier d’autres fournisseurs.

En l’absence de préavis suffisant pour permettre à la société de prêt-à-porter de se réorganiser, cette situation a été qualifiée de rupture partielle, puis totale, des relations commerciales établies (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779).

Cette position a, par suite, été repris dans un arrêt rendu le 16 février 2022 aux termes duquel la Cour de cassation a précisé les critères de la rupture partielle (Cass. com., 16 févr. 2022, n° 20-18.844).

Dans cette affaire, une entreprise forestière reprochait à ses cocontractants une diminution significative et progressive de ses commandes, suivie de la résiliation de son contrat pour faute. L’entreprise invoquait une relation commerciale établie depuis plusieurs années, avec des volumes d’affaires considérables, avant une chute brutale de ses activités.

La Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel en rappelant deux principes :

  • D’une part, la réduction significative du chiffre d’affaires peut caractériser une rupture partielle, même si elle intervient de manière progressive, dès lors qu’elle affecte substantiellement l’équilibre économique de la relation commerciale.
  • D’autre part, une résiliation pour faute grave ne peut être qualifiée de légitime que si la gravité de la faute invoquée est démontrée. En l’espèce, les juges du fond avaient omis de vérifier cette condition.

En l’absence de justification contractuelle ou économique et sans préavis adapté, la Haute juridiction a considéré que la diminution drastique des commandes constituait une rupture partielle.

Ces arrêts mettent en lumière les conditions nécessaires pour qu’une baisse des commandes soit qualifiée de rupture partielle.

En premier lieu, une simple diminution liée à des fluctuations normales de marché ne suffit pas. La réduction doit être substantielle, comme dans l’arrêt de 2007, où elle dépassait 75?% sur une saison, ou progressive mais très marquée, comme dans l’arrêt de 2022.

En deuxième lieu, si la baisse des commandes est liée à un motif économique objectif, comme une restructuration ou un désintérêt du marché, elle ne sera pas qualifiée de rupture. En revanche, lorsqu’elle découle d’une décision unilatérale non justifiée, elle peut engager la responsabilité du cocontractant.

En dernier lieu, même en cas de rupture partielle, le donneur d’ordre doit notifier un préavis permettant au partenaire de s’adapter à la situation, faute de quoi la rupture sera jugée brutale.

c. Modification de conditions non financières

Les modifications portant sur des paramètres non financiers peuvent également être assimilées à des ruptures partielles, à condition qu’elles soient substantielles et qu’elles affectent significativement l’équilibre économique ou la capacité d’exécution de la relation commerciale.

Ces situations deviennent particulièrement critiques lorsqu’elles touchent des droits ou avantages déterminants pour le cocontractant, tels que les exclusivités territoriales ou les conditions commerciales stratégiques.

En effet, lorsqu’un contrat repose sur une exclusivité territoriale, sa suppression sans préavis adéquat peut déstabiliser profondément la relation commerciale, voire compromettre l’économie du partenariat.

Comme observé par des auteurs, « la stabilité des relations commerciales repose sur la reconnaissance d’un cadre contractuel équilibré, où les avantages essentiels ne peuvent être remis en cause sans justification ni concertation »[1].

Dans un arrêt du 10 février 2015, la Cour de cassation a retenu la rupture brutale des relations commerciales établies à l’encontre d’une société qui avait supprimé l’exclusivité territoriale de son distributeur, sans maintenir cette condition jusqu’à l’échéance du préavis (Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-26.414).

La haute juridiction a rappelé que, sauf circonstances exceptionnelles, l’octroi d’un préavis implique le maintien des conditions antérieures, particulièrement lorsque ces dernières confèrent un avantage concurrentiel déterminant.

Dans cette affaire, la suppression immédiate de l’exclusivité dans certains départements avait privé le distributeur de la possibilité de se réorganiser pour pallier la perte de cet avantage stratégique.

Outre les exclusivités territoriales, les modifications unilatérales des conditions commerciales jusque-là avantageuses peuvent également être qualifiées de ruptures partielles, dès lors qu’elles affectent substantiellement les modalités d’exécution de la relation.

Un arrêt rendu le 3 février 2015 par la Cour de cassation en fournit une illustration notable (Cass. com., 3 févr. 2015, n° 13-25.496). Dans cette affaire, une société avait supprimé une quasi-exclusivité dont bénéficiait son distributeur depuis plusieurs années, sans accorder de préavis suffisant.

La Chambre commerciale a jugé que même si la relation commerciale n’était pas totalement rompue, la modification des conditions essentielles, telles que la suppression d’une quasi-exclusivité ou des changements significatifs dans les modalités de vente, pouvait constituer une rupture partielle. L’absence de préavis suffisant et la perte des avantages liés à l’exclusivité avaient justifié une indemnisation significative du distributeur évincé.

Cette décision vient souligner que toute modification, même motivée par des contraintes économiques ou stratégiques, doit respecter l’équilibre initialement convenu.

A cet égard, comme l’a rappelé le professeur Malaurie, « une modification unilatérale, même légitime en apparence, ne peut être opposée à un partenaire sans le respect des règles fondamentales assurant la continuité et la stabilité des relations commerciales »[2].

B) Une rupture brutale

1. La notion de brutalité de la rupture

La brutalité d’une rupture commerciale, telle qu’appréhendée par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, repose sur l’idée qu’une relation ne peut être rompue sans laisser un délai raisonnable à l’autre partie pour se réorganiser.

Cette obligation est le reflet d’un principe fondamental de prévisibilité et de continuité dans les relations d’affaires.

Comme affirmé par Marie Malaurie-Vignal « l’exigence d’un préavis suffisant vise à garantir que le partenaire économique ne soit pas placé dans une situation d’impréparation, ce qui compromettrait son activité »[3].

La brutalité, dans le contexte des relations commerciales, se définit ainsi par l’absence ou l’insuffisance d’un préavis adapté aux circonstances de la rupture.

A cet égard, la Cour de cassation a rappelé avec force dans un arrêt du 20 mars 2012 que « la résiliation à effet immédiat, dès lors qu’elle est injustifiée, est nécessairement brutale » (Cass. com., 20 mars 2012, n° 11-12.520).

Cette position découle de l’objectif visé par le texte, qui est de protéger la partie évincée en lui permettant de préparer les ajustements nécessaires.

Selon le professeur Terré, « la notion de préavis raisonnable n’est pas figée et s’apprécie au cas par cas, en tenant compte de l’ancienneté de la relation, de l’état de dépendance économique et des usages du secteur concerné »[4].

Ainsi, une rupture immédiate ou assortie d’un préavis dérisoire est présumée brutale et engage la responsabilité de son auteur.

Un des apports majeurs de la jurisprudence est de dissocier le caractère prévisible de la rupture de sa brutalité juridique.

La Cour de cassation a ainsi jugé dans un arrêt du 28 septembre 2022 que « le caractère prévisible de la rupture d’une relation commerciale établie ne prive pas celle-ci de son caractère brutal si elle ne résulte pas d’un acte du partenaire manifestant son intention de ne pas poursuivre la relation commerciale et faisant courir un délai de préavis » (Cass. com., 28 sept. 2022, n° 21-16.209).

Pour le professeur Ghestin, cette distinction est essentielle : « la prévisibilité subjective ne saurait se substituer à l’exigence d’une notification formelle et non équivoque, seule garante de la sécurité des relations commerciales »[5]. Autrement dit, même si la victime de la rupture pouvait s’attendre à une cessation des relations, la brutalité persiste si le préavis n’est pas explicite et suffisant.

La brutalité de la rupture se mesure également à ses conséquences économiques. Selon François Mathey, « la dépendance économique du partenaire évincé constitue un critère déterminant dans l’appréciation de la brutalité, car elle conditionne la capacité de ce dernier à se réorganiser dans un délai raisonnable »[6].

La jurisprudence confirme que l’absence de justification valable à une rupture immédiate ou insuffisamment notifiée renforce le caractère fautif de cette dernière, notamment lorsque le partenaire évincé se trouve dans une situation de forte dépendance économique (Cass. com., 15 juin 2010, n° 09-66.761).

Cette approche traduit une volonté d’assurer un équilibre équitable entre les parties, même en cas de résiliation.

Ainsi, la notion de brutalité repose sur une analyse conjointe du préavis accordé et des impacts concrets de la rupture sur l’activité de la partie évincée. Ce cadre impose aux entreprises une rigueur accrue dans la gestion de leurs relations contractuelles.

2. La forme du préavis

a. Un écrit

L’article L. 442-1, II du Code de commerce impose que le préavis soit notifié par écrit. Cette exigence légale constitue un garde-fou indispensable pour clarifier la volonté de l’auteur de la rupture et prévenir toute ambiguïté ou contestation ultérieure.

En l’absence de préavis écrit, la rupture est présumée brutale et engage la responsabilité de son auteur.

Dans un arrêt du 17 mars 2004, la Cour de cassation a confirmé que l’absence de préavis écrit dans la rupture d’une relation commerciale établie constitue une faute engageant la responsabilité de son auteur, caractérisant ainsi une rupture brutale (Cass. com., 17 mars 2004, n° 02-17.575).

Dans cette affaire, une société, fournisseur exclusif d’une autre entreprise pour des produits spécifiques portant la marque de cette dernière, avait vu ses relations commerciales interrompues après dix ans de collaboration continue et croissante. La Cour d’appel avait relevé que l’entreprise cliente avait cessé ses approvisionnements auprès de son fournisseur sans aucun préavis écrit. Sur cette base, elle avait jugé que cette rupture constituait une faute, engageant la responsabilité de l’entreprise cliente.

La Cour de cassation a validé cette analyse en rappelant que l’absence d’un préavis écrit constitue une condition suffisante pour qualifier la rupture de brutale, sans qu’il soit nécessaire de démontrer une situation de dépendance économique du cocontractant.

Cette décision réaffirme avec force que l’écrit constitue une exigence essentielle dans le cadre de la notification d’un préavis.

Comme le souligne la doctrine, cette formalité vise à « sécuriser les relations commerciales et à éviter les ruptures abusives en imposant une transparence et une prévisibilité minimales »[7].

b. Modalités de la notification

==>Les modalités admises

Il peut être observé que le mode de notification privilégié en droit commercial reste la lettre recommandée avec accusé de réception, bien que d’autres moyens écrits soient admis par la jurisprudence. Ainsi, un courriel, à condition d’être non équivoque, peut valoir notification régulière du préavis (Cass. com., 8 déc. 2015, n° 14-18.228).

==>Les modalités exclues

La jurisprudence exclut expressément la possibilité de pallier l’absence d’un écrit par des modes informels tels qu’une annonce verbale ou un ralentissement des commandes.

La Cour de cassation a jugé qu’un tel comportement ne pouvait suffire à notifier un préavis de rupture (Cass. com., 24 sept. 2013, n° 12-24.538). De même, la cessation des approvisionnements sans lettre de rupture ni notification écrite est considérée comme irrégulière (Cass. com., 6 sept. 2016, n° 14-25.891).

Cette rigueur vise à garantir la transparence et la sécurité juridique des relations commerciales.

c. Contenu de l’écrit

Si l’exigence d’un écrit est intangible, la jurisprudence admet une certaine flexibilité quant à la forme et au contenu de cet écrit.

Par exemple, tout acte du partenaire manifestant son intention de mettre fin à la relation commerciale et permettant de calculer un délai de préavis peut valoir notification (Cass. com., 6 sept. 2016, n° 14-25.891).

Dans cette affaire, une société, centrale d’achats de produits alimentaires, approvisionnait son partenaire depuis 2003 lorsque ce dernier cessa soudainement ses commandes en mars 2010.

Bien que le partenaire ait avancé que la rupture était prévisible, la Cour de cassation a rappelé que le caractère prévisible d’une cessation ne la privait pas de son caractère brutal si elle ne résultait pas d’un acte clair du partenaire manifestant son intention de ne pas poursuivre les relations et faisant courir un délai de préavis. L’absence de lettre de rupture ou de préavis écrit a conduit à la condamnation pour rupture brutale.

De même, la notification d’un appel d’offres peut constituer une notification valable, à condition qu’elle respecte l’exigence d’un acte écrit. C’est ce qui a été jugé par la Cour de cassation dans un arrêt du 14 février 2018 (Cass. com., 14 févr. 2018, n° 16-24.667).

Dans cette affaire, une société contestant l’existence d’un appel d’offres a été déboutée en appel, les juges ayant considéré que son implication dans un processus de sélection démontrait sa connaissance d’un éventuel changement de prestataire.

La Cour de cassation a néanmoins censuré cette décision, au motif que la cour d’appel n’avait pas constaté que l’appel d’offres, qui était au cœur de la rupture, avait été formalisé par écrit. Cet arrêt réaffirme que l’écrit est une condition impérative pour la validité de la notification.

Reste que, pour être valable, la notification doit être dénuée de toute équivocité. Elle doit exprimer clairement la volonté de rompre et préciser la date effective de cessation des relations commerciales.

En l’absence de ces éléments, le préavis sera jugé insuffisant ou inexistant, comme dans l’hypothèse où une entreprise continue d’entretenir des relations ambivalentes après avoir annoncé une rupture (Cass. com., 29 janv. 2013, n° 11-23.676).

d. Portée de l’exigence d’écrit

Le caractère prévisible de la rupture est sans effet sur l’obligation d’un préavis écrit. La Cour de cassation a jugé en ce sens dans un arrêt du 28 septembre 2022 que même si la partie évincée pouvait s’attendre à la rupture, l’absence d’un écrit formel rendant le préavis clair et opposable entraîne la caractérisation d’une rupture brutale (Cass. com., 28 sept. 2022, n° 21-16.209).

Cette position, soutenue par le professeur Ghestin, confirme que « l’écrit joue un rôle fondamental dans l’équilibre des relations commerciales en imposant une transparence et une clarté indispensables à la stabilité des affaires ».

En définitive, l’exigence d’un préavis écrit n’est pas une simple formalité, mais un impératif destiné à prévenir les abus et à garantir une gestion maîtrisée des ruptures commerciales.

3. Le point de départ du préavis

Le délai de préavis commence à courir dès que l’intention de rupture est clairement manifestée par une notification explicite.

Ainsi, lorsque l’intention de recourir à un appel d’offres est notifiée par une entreprise à son partenaire commercial, cette notification marque le point de départ du préavis (Cass. com., 6 juin 2001, n° 99-20.831).

Dans cette affaire, la Cour de cassation a jugé que la manifestation d’une volonté claire de réorganiser les relations commerciales, en procédant par appel d’offres, équivalait à une notification de rupture et faisait courir le délai de préavis.

De manière similaire, il a été précisé que le simple fait de faire connaître à son partenaire son intention de ne pas poursuivre les relations dans les conditions antérieures peut constituer une notification valable.

Par exemple, un courriel informant de cette décision a été jugé suffisant pour faire courir le délai de préavis, dès lors qu’il exprime sans ambiguïté la volonté de mettre fin à la relation commerciale (Cass. com., 8 déc. 2015, n° 14-18.228). Ce principe s’applique également lorsque l’appel d’offres est notifié par d’autres moyens écrits, à condition que cette notification soit claire et précise quant à son objet.

Toutefois, la notification de la rupture ne produit ses effets que si elle indique explicitement la date à laquelle la relation commerciale cessera, faute de quoi le délai de préavis ne peut être valablement initié. La Cour de cassation a fermement rappelé ce principe dans une affaire opposant une centrale de référencement à son fournisseur (Cass. com., 27 mai 2021, n° 19-18.301).

Dans cette affaire, la notification initiale de l’intention de recourir à un appel d’offres, effectuée par courriel le 27 mai 2013, ne mentionnait aucune date précise de cessation des relations commerciales. La partie notifiante avait ultérieurement communiqué une date effective de rupture, mais bien après l’envoi de la notification.

En statuant sur cette situation, la Cour de cassation a précisé que, selon l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, dans sa rédaction applicable, la responsabilité pour rupture brutale d’une relation commerciale établie est engagée lorsque la notification de rupture ne précise pas clairement la date à laquelle le préavis prendra fin.

La Haute juridiction a souligné que le préavis ne peut commencer à courir qu’à partir du moment où cette date est indiquée. En l’espèce, la notification initiale, bien qu’exprimant l’intention de rupture, était jugée insuffisante pour faire débuter le délai de préavis, faute de précision sur la date de cessation effective des relations commerciales.

Ce raisonnement a conduit la Chambre commerciale à casser l’arrêt de la cour d’appel, laquelle avait considéré que la notification initiale était suffisante pour déclencher le préavis.

En retenant que la date de cessation effective n’avait été communiquée que postérieurement, la Cour de cassation a rappelé que l’exigence de clarté et de précision est indispensable pour garantir la sécurité juridique et permettre au partenaire commercial évincé de se réorganiser de manière adéquate.

Ainsi, la notification de rupture, pour être valide, doit non seulement exprimer une intention claire, mais aussi préciser de manière explicite la date de cessation des relations. À défaut, la notification est inopérante et expose l’auteur de la rupture à des sanctions pour brutalité.

4. La durée du préavis

a. Principe général

L’article L. 442-1, II, du Code de commerce impose qu’une rupture de relation commerciale établie soit précédée d’un préavis écrit suffisant. Ce préavis doit tenir compte de plusieurs éléments, notamment :

  • La durée de la relation commerciale ;
  • Les usages du commerce propres au secteur d’activité concerné ;
  • Les accords interprofessionnels, lorsqu’ils existent.

La Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 24 octobre 2018 que ce préavis doit être « raisonnable ou suffisant », une appréciation laissée à la souveraine appréciation des juges du fond (Cass. com., 24 oct. 2018, n° 17-16.011).

Ces derniers doivent examiner in concreto la situation, en tenant compte de la durée de la relation commerciale, des usages en vigueur, et des autres circonstances pertinentes au moment de la rupture. Ce cadre permet de garantir que la partie évincée dispose du temps nécessaire pour se réorganiser ou trouver un nouveau partenaire commercial.

Il peut être observé que l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 a introduit une innovation majeure en établissant un seuil légal de sécurité dans l’appréciation de la durée du préavis.

Désormais, un préavis de 18 mois exonère automatiquement l’auteur de la rupture de toute responsabilité liée à une durée insuffisante.

Ce mécanisme, prévu expressément à l’article L. 442-1, II, répond à un double objectif :

  • Harmoniser la jurisprudence : avant cette réforme, les juges appréciaient la suffisance du préavis selon un faisceau d’indices, ce qui pouvait engendrer des décisions divergentes.
  • Offrir une sécurité juridique aux opérateurs économiques : les entreprises peuvent désormais sécuriser leurs décisions en respectant ce seuil minimal, sans craindre une réévaluation judiciaire.

Toutefois, cette disposition ne limite pas la possibilité de prévoir des préavis plus longs en fonction des spécificités de la relation commerciale.

Par exemple, des préavis supérieurs à 18 mois ont pu être exigés dans des relations de plus de 20 ans avant la réforme. Désormais, si un préavis de 18 mois est respecté, aucune responsabilité ne pourra être engagée au titre d’une durée insuffisante.

L’article L. 442-1, II, prévoit également des règles spécifiques pour certaines situations :

  • Produits sous marque de distributeur : lorsque la relation porte sur des produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est doublée par rapport aux produits standards. Cette protection vise à compenser la dépendance économique accrue de nombreux fournisseurs dans ce cadre.
  • Mise en concurrence par enchères à distance : en cas de rupture liée à des enchères à distance, la durée minimale de préavis est également doublée, avec un plancher d’au moins six mois dans les cas simples et d’au moins un an pour les situations plus complexes.

En tout état de cause, la jurisprudence récente a confirmé que ce seuil de 18 mois s’applique indépendamment de la durée de la relation ou des spécificités sectorielles.

Certains auteurs ont salué cette réforme comme un moyen de renforcer la sécurité juridique pour les opérateurs économiques, tout en évitant une intervention judiciaire excessive. Car en effet ce seuil de 18 mois favorise une régulation des litiges, notamment dans les relations commerciales déséquilibrées.

Cependant, d’autres considèrent que cette limite pourrait inciter les entreprises à systématiquement opter pour un préavis de 18 mois, même dans des relations où un délai plus court serait suffisant au regard des usages et des circonstances.

Une harmonisation excessive risque ainsi de rigidifier les pratiques, au détriment d’une appréciation adaptée à chaque relation.

b. Moment d’appréciation de la durée de préavis

La durée du préavis doit être appréciée au moment de la notification de la rupture. Ce principe, solidement ancré dans la jurisprudence, garantit une évaluation juste et cohérente des droits et obligations des parties.

La Cour de cassation a souligné que seuls les éléments existants à cette date peuvent être pris en compte pour évaluer le caractère suffisant du préavis (Cass. com., 6 nov. 2012, n° 11-24.570).

Dès lors, les événements survenus après la notification ne doivent pas être pris en compte pour apprécier la suffisance du préavis.

La jurisprudence distingue ici deux cas de figure :

  • Les événements favorables
    • Une reconversion rapide ou réussie de la victime après la fin du préavis ne peut justifier une durée insuffisante.
    • Par exemple, dans un arrêt du 9 juillet 2013, la Cour de cassation a censuré une cour d’appel qui avait rejeté une demande de dommages-intérêts au motif que la victime avait rapidement trouvé une nouvelle activité et n’avait subi aucun préjudice significatif.
    • La Haute juridiction a rappelé que cette reconversion postérieure était sans incidence sur l’appréciation initiale de la brutalité de la rupture (Cass. com., 9 juill. 2013, n° 12-20.468).
  • Les événements défavorables
    • Inversement, des difficultés survenues après la notification, telles qu’une perte de clients ou une baisse du chiffre d’affaires, ne peuvent justifier un allongement rétroactif du préavis.
    • Ces éléments, intervenus après la rupture, ne modifient pas les conditions qui existaient au moment de la notification (Cass. com., 3 juill. 2019, n° 17-13.826).

Pour déterminer si la durée du préavis est suffisante, seuls les éléments contemporains de la notification doivent être pris en considération.

La Cour de cassation a confirmé à plusieurs reprises que cette approche stricte renforce la prévisibilité des décisions et protège les parties contre des analyses biaisées par des événements ultérieurs (Cass. com., 17 mai 2023, n° 21-24.809).

Cependant, certains auteurs critiquent cette solution comme étant contraire à la ratio legis du préavis, qui vise à faciliter la reconversion, et au droit de la responsabilité, lequel évalue généralement le préjudice au jour du jugement.

c. Détermination de la durée du préavis

c.1. Les critères d’appréciation

L’appréciation de la durée du préavis nécessaire en cas de rupture d’une relation commerciale établie repose sur un faisceau d’indices, en l’absence d’usages reconnus ou d’accords interprofessionnels fixant un délai minimal.

Ces critères, consacrés par la jurisprudence et désormais encadrés par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, permettent d’évaluer si le délai accordé est suffisant pour respecter les obligations légales et éviter une rupture qualifiée de brutale.

L’analyse se fait in concreto, en tenant compte des spécificités de la relation commerciale concernée.

==>Les circonstances pouvant être prises en compte

  • L’ancienneté de la relation commerciale
    • La durée de la relation commerciale est un élément central dans l’évaluation de la durée du préavis.
    • Plus la relation est ancienne, plus la rupture est susceptible d’engendrer des difficultés pour la partie évincée, nécessitant un préavis plus long.
    • Par exemple, un préavis de six mois a été jugé insuffisant pour une relation commerciale ayant duré 25 ans (CA Paris, 3 déc. 1999, n° 1997/18384).
    • De même, un préavis de trois mois a été considéré comme dérisoire pour une relation commerciale de 15 ans (CA Paris, 30 janv. 1998, n° 96/18679).
    • Une interruption temporaire de la relation commerciale peut compliquer l’appréciation de son ancienneté.
    • Ainsi, une relation reprise après une interruption, si celle-ci n’est imputable à aucune faute, ne peut être prise en compte pour calculer l’ancienneté (Cass. com., 15 nov. 2011, n° 10-25.472).
    • En revanche, lorsqu’une filiale reprend des relations antérieures entretenues par une autre filiale du même groupe, la durée totale de la relation doit être prise en compte (Cass. com., 25 sept. 2012, n° 11-24.301).
  • L’état de dépendance économique
    • La dépendance économique de la partie évincée joue un rôle essentiel dans l’évaluation de la durée du préavis.
    • Dans un arrêt du 10 novembre 2021 la Cour de cassation a jugé que cette dépendance est caractérisée par l’impossibilité, pour la victime de la rupture, de trouver une solution techniquement et économiquement équivalente dans un délai raisonnable (Cass. com., 10 nov. 2021, n° 20-13.385).
    • Dans cette affaire, un fournisseur de services de télécommunications a mis fin à sa relation commerciale avec un distributeur.
    • Ces relations, initialement fondées sur des accords standards, avaient évolué vers des contrats de distribution spécifiques.
    • En 2012, un différend est né concernant les conditions de renouvellement de leur collaboration.
    • Le fournisseur a notifié au distributeur un préavis de rupture de 13 mois, prenant fin au 31 décembre 2013.
    • Le distributeur, qui réalisait plus de 50 % de son chiffre d’affaires avec le fournisseur, a soutenu qu’il était en situation de dépendance économique et que la durée du préavis était insuffisante.
    • La cour d’appel a rejeté cet argument en considérant que :
      • Le distributeur n’était pas lié par une exclusivité contractuelle.
      • Il avait la possibilité de diversifier ses partenariats commerciaux.
    • La Cour de cassation a censuré cette décision, reprochant aux juges d’appel de ne pas avoir examiné in concreto si le distributeur pouvait réellement trouver une alternative économiquement et techniquement équivalente dans le délai imparti.
    • La Chambre commerciale précise que l’analyse de la dépendance économique doit reposer sur deux critères essentiels :
      • Une analyse concrète des alternatives
        • Il ne suffit pas d’affirmer que l’absence de clause d’exclusivité permet au distributeur de diversifier ses partenariats.
        • Les juges doivent vérifier, dans les faits, si la configuration du marché et les caractéristiques de la relation commerciale permettent à la victime de trouver une solution équivalente.
        • En l’espèce, le distributeur opérait dans un marché très concentré où seulement quatre fournisseurs représentaient près de 90 % des parts de marché.
        • Cette structuration du marché limitait considérablement les options disponibles.
      • Une prise en compte des contraintes du marché
        • Les juges du fond auraient dû évaluer si, dans le délai de préavis accordé, le distributeur disposait de conditions réalistes pour établir des relations équivalentes avec un autre fournisseur.
        • En l’absence de solutions alternatives, un allongement du préavis aurait été nécessaire.
    • Deux enseignements peuvent être tirés de cet arrêt :
      • D’une part, la notion de dépendance économique ne se limite pas à une simple difficulté de diversification. Elle suppose une impossibilité réelle et objective d’assurer la continuité de l’activité dans des conditions comparables.
      • D’autre part, la situation de dépendance économique doit être évaluée au moment de la rupture, en fonction des circonstances spécifiques de la relation commerciale et du marché concerné.
    • Il peut être observé qu’une situation d’exclusivité, qu’elle soit contractuelle ou de fait, alourdit la dépendance économique et justifie un allongement du préavis.
    • Par exemple, une relation commerciale de 19 ans, dans un cadre de distribution exclusive, a justifié un préavis de 12 mois au lieu des huit initialement consentis (CA Paris, 5 févr. 2015, n° 14/23927).
    • A cet égard, si la partie évincée a négligé de diversifier ses sources de revenus, sa dépendance économique peut être atténuée et influer sur la réduction du préavis (CA Douai, 15 mars 2001).
  • Le chiffre d’affaires réalisé
    • L’importance relative du chiffre d’affaires généré par la relation commerciale est un autre critère déterminant.
    • Une relation représentant une part significative du chiffre d’affaires de la victime justifie généralement un préavis plus long.
    • Ainsi, une relation générant 90 % du chiffre d’affaires d’une entreprise a conduit les juges à allonger le préavis initialement fixé (CA Paris, 13 avr. 2016, n° 14/23927).
    • Par ailleurs, la jurisprudence est venue préciser que, lorsqu’une relation commerciale s’achève simultanément avec plusieurs entités relevant d’un même groupe, il incombe aux juges de distinguer soigneusement les relations propres à chacune d’elles.
    • Bien que ces entités puissent appartenir à une structure commune, leur autonomie juridique et commerciale doit être respectée, à moins qu’il ne soit établi qu’elles ont agi de concert.
    • En l’absence d’une telle démonstration, appliquer un préavis identique à ces entités constitue une erreur de droit, comme l’a rappelé la Cour de cassation (Cass. com., 6 oct. 2015, n° 14-19.499).
    • Dans cette affaire, un fournisseur de contrepoids en fonte (le vendeur) entretenait des relations commerciales avec deux sociétés autonomes d’un même groupe industriel (les clients).
    • Ces deux clients, bien qu’appartenant au même groupe, avaient des relations distinctes avec le vendeur.
    • L’une des sociétés avait commencé ses relations avec le vendeur en juin 2004, l’autre en septembre 2004. Ces relations portaient sur des produits identiques et des volumes similaires.
    • En 2009, les deux clients ont simultanément mis fin à leurs relations commerciales avec le vendeur, sans préavis, ce qui a engendré des difficultés pour ce dernier.
    • Le vendeur a alors assigné les deux sociétés pour rupture brutale de relations commerciales établies, demandant une réparation au titre de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
    • La cour d’appel, pour justifier sa décision, avait considéré que les deux clients devaient être assimilés en raison de la concomitance de leurs actions et des effets cumulatifs de leur départ.
    • Sur cette base, elle avait condamné les deux sociétés à accorder un préavis identique d’un an, estimant que la simultanéité des ruptures amplifiait le préjudice subi par le vendeur.
    • Cependant, la Cour de cassation a cassé et annulé cette décision, en rappelant que l’évaluation de la durée du préavis en cas de rupture commerciale doit impérativement tenir compte de l’autonomie des relations entretenues par les parties.
    • Elle a souligné que, bien que les deux sociétés appartinssent au même groupe et avaient rompu leurs relations de manière concomitante, il n’avait pas été démontré qu’elles avaient agi de concert.
    • Pour la Cour de cassation, l’absence de preuve d’une concertation entre les deux entités imposait d’examiner chaque relation commerciale de manière distincte.
    • La Haute juridiction a rappelé que ces sociétés, bien qu’appartenant à une structure commune, disposaient d’une autonomie juridique et commerciale.
    • Leur appartenance à un même groupe ne suffisait donc pas à justifier un traitement unifié des préavis.
    • La cour d’appel aurait dû analyser séparément la durée des relations commerciales spécifiques à chaque société, le volume d’affaires réalisé avec chacune d’elles, ainsi que les conditions contractuelles propres à chaque relation.
    • En amalgamant les effets économiques des deux ruptures et en les considérant comme un tout, les juges du fond avaient commis une erreur de droit.
    • La Cour de cassation a fermement distingué les conséquences économiques cumulées, qui relèvent d’une analyse d’impact, et l’autonomie des relations contractuelles, qui nécessite une appréciation individualisée de chaque rupture.
    • Cet arrêt nous apporte plusieurs enseignements.
    • Tout d’abord, il consacre le principe selon lequel, lorsqu’une rupture concerne plusieurs sociétés d’un même groupe, seule la preuve d’une action concertée peut justifier un traitement unifié. À défaut, chaque relation commerciale doit être évaluée individuellement.
    • Ensuite, il réaffirme la nécessité pour les juges d’adopter une approche factuelle et détaillée, en tenant compte des éléments propres à chaque relation commerciale, tels que l’ancienneté, le volume d’affaires, et les conditions contractuelles applicables.
    • Enfin, la Cour de cassation insiste sur l’importance de distinguer entre les effets cumulatifs de plusieurs ruptures et l’autonomie des relations contractuelles. Les départs simultanés, même s’ils aggravent le préjudice subi par le cocontractant, ne peuvent justifier, à eux seuls, une harmonisation des préavis.
  • Le cycle de fabrication ou de distribution des produits
    • Le délai nécessaire pour adapter la production ou la distribution en fonction du cycle économique du secteur est également pris en compte.
    • Dans le domaine de la mode, où les cycles sont étroitement liés aux saisons, un préavis de six mois a été jugé raisonnable pour permettre une réorganisation (CA Paris, 25 juin 2003, n° 2002/05774).
    • En matière viticole, la spécificité du cycle de production peut également influer sur la durée du préavis (CA Versailles, 2012, n° 10/08577).
  • Les perspectives de reconversion et de réorganisation
    • Un préavis doit permettre à la victime de la rupture de se réorganiser et de trouver de nouveaux partenaires commerciaux.
    • Aussi, les juges du fond se fondent souvent sur le délai raisonnable nécessaire pour que la victime puisse réorienter son activité.
    • Une Cour d’appel a ainsi retenu qu’un préavis de 24 mois était justifié pour une relation de trois ans dans un marché captif, rendant toute reconversion immédiate impossible (CA Toulouse, 16 sept. 2009, n° 08/04848).
    • En cas de ruptures multiples intervenant à la même période, la durée du préavis peut être augmentée pour tenir compte des difficultés accrues de réorganisation (CA Douai, 6 juill. 2009, n° 09/00579).
  • Usages ou accords interprofessionnels
    • Même en présence d’accords interprofessionnels fixant une durée minimale de préavis, les juges doivent vérifier si le préavis respecte également les circonstances spécifiques de la relation commerciale en question.
    • Ainsi, la Cour de cassation a rappelé dans un arrêt du 3 mai 2012 que le respect d’un délai minimal fixé par un accord ne confère pas automatiquement un caractère suffisant au préavis, notamment si d’autres circonstances spécifiques de la relation imposent un délai plus long (Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-10.544).
    • Dans cette affaire, un éditeur (le donneur d’ordre) avait mis fin à une collaboration de longue durée avec un prestataire spécialisé dans les travaux graphiques (le fournisseur).
    • L’éditeur avait accordé un préavis de quatorze semaines, conformément aux usages professionnels définis par les conditions générales de vente de la profession, puis l’avait prorogé à quatre mois.
    • Malgré cela, le fournisseur a engagé une action en justice, estimant que le préavis accordé ne tenait pas suffisamment compte de la durée des relations commerciales, qui s’étendaient sur douze années, ni de l’état de dépendance économique dans lequel il se trouvait.
    • La cour d’appel, puis la Cour de cassation, ont toutes deux retenu que le préavis de quatre mois, bien qu’en conformité avec les usages de la profession, était manifestement insuffisant au regard des circonstances spécifiques de l’espèce.
    • La haute juridiction a souligné que l’existence d’usages professionnels ne dispense pas le juge d’examiner si le préavis tient compte de la durée de la relation commerciale, de l’état de dépendance économique de l’entreprise évincée, ainsi que des autres circonstances pertinentes.
    • Cet arrêt met en lumière l’exigence d’une appréciation concrète et circonstanciée de la durée du préavis.
    • Le respect des usages ou des accords interprofessionnels constitue un point de référence, mais il ne suffit pas à garantir que le préavis est conforme aux exigences de l’article L. 442-1, II du Code de commerce.
    • Les juges doivent systématiquement prendre en compte les éléments factuels propres à chaque relation, comme la durée de la collaboration, le volume d’affaires réalisé, et les éventuelles situations de dépendance économique.

==>Les circonstances ne pouvant pas être prises en compte

Certaines circonstances ne peuvent pas être prises en compte dans l’appréciation de la durée du préavis, et ce principe est fermement établi par la jurisprudence.

Comme vu précédemment, les événements postérieurs à la notification de la rupture, qu’ils soient favorables ou défavorables à la partie évincée, sont systématiquement exclus de l’analyse.

Par exemple, dans un arrêt du 9 juillet 2013, la Cour de cassation a censuré une cour d’appel qui avait jugé qu’un préavis était suffisant en raison de la reconversion rapide et réussie de la victime (Cass. com., 9 juill. 2013, n° 12-20.468).

La haute juridiction a rappelé que l’évaluation de la durée du préavis devait exclusivement se faire au moment de la notification, sur la base des éléments factuels existants à cette date. Les faits ultérieurs, même s’ils démontrent une réorganisation réussie ou la conclusion d’un nouveau partenariat, ne peuvent donc influer sur cette analyse.

De même, les bénéfices ou pertes liés à la réorganisation post-rupture ne peuvent pas davantage justifier une révision de la durée du préavis. La jurisprudence insiste sur le fait que, bien que le préavis doive permettre une réorganisation raisonnable, le succès ou l’échec de cette dernière est indépendant de l’appréciation initiale.

Ainsi, dans l’arrêt précité du 3 juillet 2019, la Cour de cassation a exclu tout lien entre les résultats de la réorganisation et la suffisance du préavis, en soulignant que seule la situation existante à la date de la rupture devait être prise en compte (Cass. com., 3 juill. 2019, n° 17-13.826).

Dans cette affaire, un fournisseur de matériaux reprochait à son client principal une rupture brutale des relations commerciales, sans préavis suffisant.

La cour d’appel avait fixé à six mois la durée de préavis nécessaire en se fondant sur l’ancienneté de la relation commerciale, qui avait duré 14 ans, et en prenant en compte l’importance modérée des affaires réalisées entre les deux parties, correspondant à 15 à 20 % du chiffre d’affaires du fournisseur. Le client contestait cette évaluation, arguant que le fournisseur n’avait subi aucune perte de chiffre d’affaires et avait rapidement trouvé d’autres débouchés pour ses produits.

Cependant, la Cour de cassation a rejeté cet argument, en réaffirmant que la durée du préavis devait être évaluée uniquement au moment de la notification de la rupture. Les conséquences économiques postérieures, telles que l’écoulement de la production auprès d’autres partenaires ou l’absence de perte immédiate de chiffre d’affaires, ne sauraient être prises en compte pour déterminer le caractère suffisant du préavis.

La haute juridiction insiste sur le fait que ces éléments ultérieurs, bien qu’ils puissent atténuer le préjudice effectivement subi, ne modifient en rien l’analyse de la suffisance du préavis au regard des circonstances existantes à la date de la notification.

Cette décision illustre la rigueur de l’approche adoptée par la Cour de cassation pour garantir une évaluation équitable et prévisible des ruptures commerciales.

Elle repose sur une double exigence :

  • D’une part, la prise en compte exclusive des circonstances contemporaines de la notification, notamment la durée de la relation commerciale et l’état de dépendance économique de la victime
  • D’autre part, l’exclusion des faits postérieurs, qui relèvent d’une logique de réparation du préjudice, distincte de l’évaluation du préavis.

c.2. Formule de calcul du délai

Comme il est souvent d’usage lorsqu’il s’agit de fixer un montant ou un délai, le législateur se borne à énoncer des critères d’appréciation, laissant aux juges le soin d’en évaluer la portée.

Cette approche, guidée par la nécessité de préserver une marge d’appréciation aux juridictions, évite de figer des situations qui, par nature, appellent une analyse contextuelle et nuancée.

La question de la durée du préavis en cas de rupture de relations commerciales établies ne déroge pas à cette règle.

Bien qu’encadrée par l’article L. 442-1, II du Code de commerce et éclairée par une jurisprudence abondante, elle demeure intrinsèquement liée aux particularités de chaque relation contractuelle.

Pour autant, face à l’absence de barème ou de méthodologie précise, il est possible de dégager, à partir des enseignements jurisprudentiels et des principes généraux applicables, une tentative de modélisation.

Cette démarche vise à fournir une grille de lecture structurée, permettant d’appréhender de manière plus méthodique les critères influençant la détermination de la durée du préavis. Bien qu’il s’agisse d’une approche indicative, sans valeur contraignante, elle s’inscrit dans une logique pédagogique et pratique, utile aux acteurs économiques et à leurs conseils.

==>Proposition de formule de calcul d’une durée de prévis

D = D_base + f (N, L, E, X, V, U)

Cette proposition repose sur l’idée qu’il existe une durée de base minimale, à laquelle on ajoute des mois supplémentaires en fonction de divers paramètres.

  • D_base : il s’agit d’une durée de base, par exemple 1 à 2 mois, qui sert de socle. Cette durée minimale garantit qu’aucune relation ne peut être rompue sans un minimum de préavis, même si la relation est récente ou les enjeux limités.
  • N (ancienneté de la relation) : La jurisprudence considère qu’une relation stable et ancienne justifie un préavis plus long. Par exemple, pour chaque année de relation, on pourrait ajouter entre 0,5 et 1 mois supplémentaire. Une relation de 10 ans pourrait ainsi conduire à ajouter entre 5 et 10 mois à la durée de base.
  • L (dépendance économique) : plus la partie victime de la rupture dépend économiquement de l’autre, plus il faudra prolonger la durée du préavis afin de lui laisser le temps de se réorganiser. Si, par exemple, plus de 50 % du chiffre d’affaires de la victime dépendent du partenaire, on pourrait ajouter 2 ou 3 mois.
  • E (spécificités sectorielles / captivité du marché) : dans un secteur hautement concurrentiel, la victime pourra facilement trouver d’autres sources d’approvisionnement ou d’écoulement, limitant la nécessité d’allonger le préavis. À l’inverse, sur un marché captif, ou lorsque la reconversion est difficile, on pourrait ajouter 2 mois, voire davantage.
  • X (exclusivité) : si la relation est exclusive ou quasi-exclusive, la victime est souvent plus vulnérable. L’ajout de 2 mois supplémentaires en cas d’exclusivité est un exemple d’ajustement possible.
  • V (volume d’affaires ou notoriété) : un partenaire prestigieux, un volume d’affaires très important ou une marque reconnue sur le marché peuvent justifier un préavis plus long. On pourrait ajouter 1 ou 2 mois dans de tels cas.
  • U (usages et accords interprofessionnels) : certains secteurs ont édicté des accords fixant un seuil minimal. Si un accord professionnel impose un préavis de 6 mois, on s’y conforme d’abord, puis on ajoute, si nécessaire, des mois supplémentaires en fonction des autres facteurs.

NB : dans la formule présentée, le symbole « f » est utilisé pour indiquer une fonction. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une simple addition arithmétique, mais d’un ensemble de paramètres (N, L, E, X, V, U) que l’on va traiter de manière plus nuancée.

Cette fonction « f » permet de représenter la variété des critères à prendre en considération et de leur donner, chacun, une influence plus ou moins importante sur la durée finale du préavis.

Ainsi, « f(N, L, E, X, V, U) » signifie que la durée du préavis sera ajustée en fonction de la combinaison de plusieurs facteurs, sans qu’il y ait nécessairement de « formule linéaire » unique ou définitive.

Le « f » symbolise donc une démarche d’évaluation qualitative, une sorte de « règle de trois multidimensionnelle »où l’on pondère chaque élément.

Concrètement, le calcul proposé ne prétend pas aboutir à un chiffre fixe à la décimale près, mais à servir de guide méthodologique. L’idée est de partir d’une base et d’ajuster progressivement, en tenant compte des critères qui ont été dégagés par la jurisprudence. La démarche pourrait s’opérer en plusieurs étapes :

  • D_base (Durée de base) :
    • Par défaut : 2 mois pour toute relation, même courte.
  • N (Ancienneté de la relation) :
    • Pour chaque année pleine de relation, ajoutez 0,5 mois.
      • Ex. : 10 ans = 10 x 0,5 = 5 mois en plus.
    • Si la relation excède 15 ans, il est possible de majorer d’un mois supplémentaire pour chaque palier de 5 ans.
      • Ex. : 20 ans = 10 ans (5 mois) + 10 ans supplémentaires (5 mois) + bonus d’1 mois = total +11 mois.
  • L (Dépendance économique) :
    • Calculer le pourcentage du CA réalisé avec le partenaire.
      • Moins de 20 % : pas d’ajout.
      • Entre 20 % et 50 % : +1 mois.
      • Entre 50 % et 70 % : +2 mois.
      • Au-delà de 70 % : +3 mois.
    • Cette échelle propose un barème objectif, même s’il reste arbitraire.
  • E (Environnement / Marché) :
    • Si le secteur est très concurrentiel, offrant plusieurs alternatives : +0 mois.
    • Secteur modérément concurrentiel : +1 mois.
    • Secteur très captif, alternatives rares : +2 mois.
    • Ici, l’évaluation reste qualitative, mais peut se justifier par plusieurs critères : nombre de fournisseurs concurrentiels, barrières à l’entrée, spécificités techniques.
  • X (Exclusivité) :
    • En cas de relation exclusive ou quasi-exclusive (par exemple, si le partenaire empêche formellement la diversification) : +2 mois.
    • Si aucune clause d’exclusivité, +0 mois.
  • V (Volume d’affaires / Notoriété) :
    • Si le partenaire est un acteur majeur sur le marché (ex. leader du secteur) : +1 mois.
    • S’il s’agit d’un acteur parmi d’autres sans notoriété particulière : +0 mois.
  • U (Usages et accords interprofessionnels) :
    • Vérifier s’il existe un accord sectoriel qui prévoit un préavis minimal (ex. 6 mois).
    • Si votre total est inférieur à ce minimum, remontez-le au seuil prévu par l’accord.
    • Si vous êtes déjà au-dessus, vous n’avez pas besoin de rajuster.

Exemple d’application :

Relation de 10 ans, exclusivité, dépendance de 70 %, marché captif, partenaire très connu, aucun usage imposant un minimum.

  • D_base = 2 mois
  • N = 10 ans => 10 x 0,5 mois = +5 mois
  • L = 70 % => +2 mois
  • E = marché captif => +2 mois
  • X = exclusivité => +2 mois
  • V = partenaire majeur => +1 mois
  • Pas d’accord interprofessionnel imposant de minimum

Total = 2 (base) +5 (ancienneté) +2 (dépendance) +2 (marché) +2 (exclusivité) +1 (notoriété) + 0 (usages et accords interprofessionnels) = 14 mois.

Une fois ce calcul achevé, si le résultat final dépasse 18 mois, il convient de rappeler que l’article L. 442-1, II du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 24 avril 2019, prévoit qu’un préavis d’au moins 18 mois exonère l’auteur de la rupture de toute responsabilité liée à la durée insuffisante du préavis.

Autrement dit, même si l’estimation arithmétique suggère un délai supérieur, le plafond légal de 18 mois s’applique, offrant ainsi une limite maximale et sécurisante pour les acteurs économiques.

c.3. Clause contractuelle

Afin de prévenir tout contentieux et de renforcer la prévisibilité contractuelle, il peut s’avérer judicieux d’intégrer au contrat une clause de résiliation prévoyant la méthode d’estimation de la durée du préavis.

Bien qu’aucune formule ne contraigne les juges et qu’ils demeurent libres d’apprécier in concreto la suffisance du délai, une telle clause présente plusieurs avantages.

  • D’une part, elle permet aux parties de se positionner sur des critères objectivement définis (ancienneté de la relation, part du chiffre d’affaires réalisée avec le cocontractant, spécificités du secteur, exclusivité, etc.), favorisant ainsi la transparence et la compréhension mutuelle.
  • D’autre part, cette approche incite chacune d’elles à anticiper les conséquences d’une rupture, à évaluer plus sereinement la portée économique et stratégique de leurs engagements et, le moment venu, à négocier un préavis adapté sans se reposer exclusivement sur une appréciation judiciaire a posteriori.

==>Modèle de clause

Les Parties conviennent que le présent contrat, conclu pour une durée indéterminée, peut être résilié à tout moment par l’une ou l’autre, sans qu’un motif particulier ne soit exigé (résiliation pour convenance).

Cependant, la Partie à l’origine de la résiliation devra respecter un délai de préavis raisonnable, conforme à la législation et à la jurisprudence relative à la rupture brutale de relations commerciales établies, en particulier les dispositions de l’article L. 442-1, II du Code de commerce.

La Partie souhaitant mettre fin au présent contrat informera l’autre Partie de sa décision par lettre recommandée avec demande d’avis de réception. Cette notification précisera la date effective de la cessation des relations, ainsi que les éléments permettant de justifier que la résiliation n’est pas abusive (durée de la relation, dépendance économique éventuelle, spécificités du secteur, etc.).

En l’absence de barème légal ou officiel, et afin d’assurer une certaine transparence, les Parties reconnaissent qu’il est possible d’estimer la durée du préavis, à titre purement indicatif, en tenant compte des critères pertinents dégagés par la jurisprudence.

À ce titre, la durée du préavis (D) sera évaluée selon la formule suivante :

D = D_base + f (N, L, E, X, V, U)

Où :

  • D_base : Durée de base minimale (par exemple, 2 mois)
  • N : Ancienneté de la relation (ajout de 0,5 mois par année, avec majoration si la relation dépasse 15 ans)
  • L : dépendance économique (en fonction du pourcentage du CA réalisé avec ce partenaire, par exemple +0 mois si <20 %, +1 mois entre 20 et 50 %, +2 mois entre 50 et 70 %, +3 mois au-delà de 70 %)
  • E : conditions du marché (0 mois si marché ouvert, +1 si modérément concurrentiel, +2 si marché captif)
  • X : exclusivité (ajout de 2 mois si la relation est exclusive)
  • V: Notoriété/Volume d’affaires du partenaire (par exemple +1 mois en cas d’acteur majeur)
  • U : usages/accords interprofessionnels (respecter au minimum le délai prévu, s’il existe un accord professionnel imposant un seuil minimal, et le cas échéant, ajuster en conséquence)

Par exemple, pour une relation de 10 ans, avec 70 % de CA dépendant de ce partenaire, sur un marché captif, exclusive, et un partenaire majeur, sans accord professionnel imposant de minimum :

D = 2 (base) + 5 (ancienneté) + 2 (marché) + 2 (exclusivité) + 1 (notoriété) = 14 mois

Les Parties reconnaissent que l’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit qu’un préavis de 18 mois exonère l’auteur de la rupture de toute responsabilité liée à une durée insuffisante du préavis.

Dès lors, si l’application de la méthode indicative aboutit à une durée supérieure à 18 mois, celle-ci sera plafonnée à 18 mois.

En cas de non-respect du délai de préavis ainsi déterminé (ou d’un préavis moindre si les circonstances le justifient) ou si la résiliation est jugée brutale, la Partie lésée pourra prétendre à une indemnisation correspondant à l’intégralité du préjudice subi, calculée conformément à la jurisprudence et aux articles 1231 et suivants du Code civil, ainsi qu’aux principes relatifs à la rupture brutale de relations commerciales établies.

5. Sort du contrat pendant le préavis

En cas de rupture d’une relation commerciale établie, la notification d’un préavis ne suspend pas l’exécution du contrat. Bien au contraire, l’article L. 442-1, II du Code de commerce et la jurisprudence imposent que, durant cette période transitoire, la relation commerciale se poursuive dans des conditions garantissant l’effectivité du préavis.

En effet, durant le préavis, les parties sont tenues de maintenir leur relation aux conditions contractuelles antérieures, sous peine de voir la rupture qualifiée de brutale.

Ce principe est fermement ancré dans une jurisprudence constante. La Cour de cassation considère ainsi qu’un partenaire commercial qui modifie substantiellement les conditions initiales pendant le préavis – par exemple en supprimant une exclusivité territoriale ou en diminuant significativement le volume des affaires – manque à son obligation, ce qui peut caractériser une rupture brutale (Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-26.414).

Par ailleurs, toute réduction significative des commandes ou du flux d’affaires pendant le préavis peut être interprétée comme une exécution déloyale, voire un trouble manifestement illicite. Dans un arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation a ainsi confirmé qu’une diminution substantielle des commandes pouvait justifier que le juge des référés ordonne la poursuite des relations aux conditions antérieures (Cass. com., 10 nov. 2009, n° 08-18.337).

Cependant, le maintien des conditions antérieures n’implique pas nécessairement que le fournisseur continue à honorer toutes les commandes.

Par exemple, la Cour de cassation a jugé que le refus de livrer des commandes jugées excessives pendant le préavis n’était pas constitutif d’une rupture brutale, à condition que ce refus repose sur des motifs sérieux et proportionnés (Cass. com., 14 févr. 1995, n° 93-16.320).

En outre, la responsabilité du fournisseur peut être écartée si le distributeur dispose de stocks suffisants pour poursuivre son activité jusqu’à la fin du préavis (Cass. com., 9 nov. 2010, n° 09-15.889).

La Cour de cassation admet que des modifications mineures des conditions contractuelles puissent être apportées pendant le préavis, dès lors qu’elles ne portent pas atteinte à son effectivité.

Ainsi, dans un arrêt du 7 décembre 2022, la Cour a jugé qu’un changement de mode d’approvisionnement – comme le passage par un grossiste – ne constituait pas une atteinte substantielle à la relation commerciale, à condition que les conditions d’achat restent stables (Cass. com., 7 déc. 2022, n°19-22.538).

Il peut être observé que la loi “Egalim 3” du 30 mars 2023 a introduit une nouveauté en matière de fixation des prix pendant le préavis.

Désormais, l’article L. 442-1, II du Code de commerce impose de tenir compte des conditions économiques du marché. Cela signifie que, pendant le préavis, le prix applicable peut évoluer pour refléter les réalités économiques, qu’il s’agisse d’une hausse des coûts pour le fournisseur ou d’une diminution de la demande. Cette disposition vise à protéger les deux parties mais soulève des interrogations quant à son application pratique, notamment en cas de variations tarifaires importantes.

Enfin, il est admis que les parties puissent, d’un commun accord, organiser les modalités d’exécution de leur relation pendant le préavis. Par exemple, elles peuvent prévoir une diminution progressive des engagements d’approvisionnement ou une répartition équitable des obligations.

La Cour de cassation reconnaît la validité de tels accords, à condition qu’ils n’entravent pas les droits d’ordre public institués par l’article L. 442-1, II (Cass. com., 16 déc. 2014, n° 13-21.363). Cependant, ces aménagements doivent respecter l’esprit du préavis, qui est de permettre à la victime de la rupture de se réorganiser.

 

  1. F. terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil – Les obligations, éd. Dalloz, 2022. ?
  2. Ph. Malaurie, Les contrats spéciaux, éd. LGDJ, 2020 ?
  3. M. Malaurie-Vignal, Droit des pratiques restrictives de concurrence, 7e éd., Sirey, 2017, n° 315. ?
  4. F. Terré, « Les relations commerciales établies et leur rupture », RDC, 2014, p. 115 ?
  5. J. Ghestin, Traité de droit civil : Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 2013, n° 845 ?
  6. F. Mathey, Contrats, concurrence et consommation, éd. Litec, 2019, comm. 149). ?
  7. Ibid ?
  8. P. Stoffel-Munck, La rupture brutale des relations commerciales, LexisNexis, 2018 ?

Rupture brutale des relations commerciales établies: vue générale

La rupture d’un contrat, moment clé de la vie d’une relation contractuelle, obéit à des règles spécifiques qui varient selon que le contrat est conclu à durée déterminée ou indéterminée.

Cette distinction initiale est essentielle pour comprendre le cadre juridique applicable à la fin des engagements contractuels et les limites imposées à la liberté de rompre.

I) Les différents modes de rupture des contrats : une liberté encadrée

Pour les contrats à durée déterminée, la règle est claire : la relation contractuelle s’éteint à l’arrivée du terme convenu, sauf renouvellement ou résiliation anticipée pour des motifs légitimes (inexécution, force majeure, etc.). La durée prédéfinie confère une stabilité aux parties, mais limite leur capacité à se désengager unilatéralement avant l’échéance.

En revanche, pour les contrats à durée indéterminée, la situation diffère profondément. Ces contrats, par définition, n’étant assortis d’aucun terme extinctif, ils peuvent être rompus à tout moment par l’une des parties, moyennant le respect d’un préavis. Cette liberté de rupture, prolongement direct de la liberté contractuelle, constitue une pierre angulaire des relations contractuelles modernes. Elle permet aux parties de s’adapter aux évolutions économiques ou personnelles, tout en garantissant que l’autre partie dispose d’un délai raisonnable pour s’organiser et préserver ses intérêts.

L’article 1211 du Code civil, issu de l’ordonnance du 10 février 2016, consacre explicitement cette faculté de résiliation unilatérale des contrats à durée indéterminée. Il impose toutefois un préavis contractuellement prévu ou, à défaut, raisonnable. Ce mécanisme, loin d’ébranler la stabilité contractuelle, répond à un impératif d’équilibre entre deux principes fondamentaux du droit des contrats : la force obligatoire et la prohibition des engagements perpétuels.

Le principe de force obligatoire, ancré à l’article 1103 du Code civil, érige les contrats en lois particulières auxquelles les parties sont tenues. Ce principe garantit la sécurité juridique et la pérennité des engagements contractuels. Cependant, lorsqu’il s’agit de contrats à durée indéterminée, une application rigoureuse de ce principe pourrait conduire à des situations d’inertie ou de déséquilibre, où une partie serait indéfiniment liée sans possibilité de désengagement.

C’est précisément pour éviter cet écueil que le droit français consacre le principe de prohibition des engagements perpétuels, élevé au rang de règle à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel (Cons. const., 9 nov. 1999, n° 99-419 DC). Ce principe affirme que nul ne peut être contraint à demeurer éternellement engagé dans une relation contractuelle. La faculté de résiliation unilatérale des contrats à durée indéterminée incarne ainsi une forme de liberté contractuelle, essentielle à l’évolution des engagements dans un contexte économique ou personnel changeant.

En ce sens, l’article 1211 du Code civil illustre un compromis subtil : il consacre la faculté pour chaque partie de rompre unilatéralement le contrat, mais encadre strictement cette liberté par l’obligation de respecter un préavis. Ce cadre préserve l’équilibre des relations contractuelles en évitant à la fois la contrainte excessive et la rupture abusive, reflétant une conception moderne et harmonieuse du droit des contrats.

II) La convergence et divergence entre droit civil et droit commercial

Le préavis raisonnable requis par l’article 1211 du Code civil vise à garantir que le cocontractant dispose du temps nécessaire pour s’organiser face à la rupture d’une relation contractuelle. Ce mécanisme s’inscrit dans une logique protectrice commune à plusieurs branches du droit, et notamment au droit commercial, qui partage cet objectif de sécurisation des relations. En effet, l’article L. 442-1, II du Code de commerce encadre également les ruptures contractuelles, bien que dans un contexte spécifique aux relations commerciales établies.

Ces deux dispositions traduisent une convergence importante : toutes deux s’efforcent de préserver un équilibre entre la liberté contractuelle et la protection des intérêts légitimes des parties. Tandis que l’article 1211 insiste sur le respect d’un préavis raisonnable pour assurer une transition équitable, l’article L. 442-1, II impose des exigences plus précises, telles qu’un préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages ou aux accords interprofessionnels. Ce parallèle témoigne d’une volonté commune de garantir une rupture non préjudiciable pour la partie la plus exposée.

Cependant, cette convergence s’arrête au seuil des modalités d’application et des sanctions en cas de non-respect. Là où l’article 1211 reste volontairement silencieux sur la sanction, laissant place aux règles de la responsabilité civile de droit commun, l’article L. 442-1, II prévoit explicitement la responsabilité délictuelle de l’auteur de la rupture brutale, renforçant ainsi la protection des acteurs économiques. Cette divergence souligne la spécificité du droit commercial, davantage tourné vers la régulation des pratiques restrictives de concurrence et la protection des parties les plus vulnérables dans un environnement économique souvent déséquilibré.

Ainsi, si le droit civil et le droit commercial convergent sur les principes fondamentaux de protection des parties et de gestion équilibrée des ruptures contractuelles, ils se distinguent par leur finalité et la rigueur de leur mise en œuvre. Cette distinction trouve toute son explication dans la genèse et l’évolution de l’article L. 442-1, II du Code de commerce. En effet, ce dispositif, bien plus strict, a été conçu pour répondre à des préoccupations spécifiques du monde des affaires. Une analyse de son origine permettra de mieux comprendre les objectifs poursuivis et les raisons pour lesquelles il s’est imposé comme un outil essentiel de régulation des pratiques commerciales.

III) La genèse

L’article L. 442-1, II du Code de commerce, tel qu’il existe aujourd’hui, est le fruit d’une évolution législative en plusieurs étapes, traduisant la volonté du législateur de réguler la rupture des relations commerciales établies.

Initialement conçu pour répondre aux abus dans le secteur de la grande distribution, ce texte s’est progressivement étendu pour devenir un instrument général de protection des acteurs économiques et de régulation des pratiques restrictives de concurrence.

==>Origines et loi Galland (1996)

C’est avec la loi n° 96-588 du 1er juillet 1996, dite « loi Galland », que l’encadrement de la rupture des relations commerciales a été introduit pour la première fois dans le droit français.

Modifiant l’article 36 de l’ordonnance n° 86-1243 relative à la liberté des prix et de la concurrence, cette loi a institué un « délit civil » consistant à rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie sans respecter un préavis écrit adapté aux relations antérieures ou aux usages interprofessionnels.

L’objectif initial de ce texte était clair : contrer les pratiques de déréférencement abusif des fournisseurs dans la grande distribution, secteur où le déséquilibre des forces entre distributeurs et fournisseurs était particulièrement criant.

L’exigence d’un préavis visait à offrir une protection aux fournisseurs dépendants économiquement de leurs relations commerciales avec des grandes enseignes.

==>Première révision : la loi NRE (2001)

La première modification notable est intervenue avec la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001, dite « loi NRE » (Nouvelles Régulations Économiques).

Cette réforme a renforcé la protection des acteurs économiques en doublant la durée minimale de préavis pour les relations portant sur la fourniture de produits sous marque de distributeur.

En outre, elle a permis au ministre de l’Économie de fixer, par arrêté, un délai minimum de préavis pour certaines catégories de produits en l’absence d’accord interprofessionnel.

Ces mesures avaient pour objectif de clarifier et de préciser l’application de la règle en encadrant davantage les pratiques des acteurs du marché.

==>Deuxième révision : la loi Dutreil (2005)

La loi n° 2005-882 du 2 août 2005, dite « loi Dutreil », a introduit une nouvelle évolution.

Elle a complété le texte pour prévoir un délai minimal spécifique dans les cas où la rupture de la relation commerciale résultait d’une mise en concurrence par enchères à distance.

Cette disposition visait à encadrer une pratique émergente qui, en raison de son opacité et de la brutalité de ses conséquences, suscitait de nombreuses critiques.

Ainsi, l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce s’est vu enrichi par des critères spécifiques et des précisions destinées à offrir une protection accrue dans des situations bien définies.

Ces ajouts ont également contribué à élargir le champ d’application du texte, qui, bien que conçu à l’origine pour la grande distribution, s’appliquait désormais à divers secteurs économiques.

==>L’ordonnance de 2019 : une refondation

L’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, adoptée en application de la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018, a marqué une étape importante dans la régulation des pratiques restrictives de concurrence.

La réforme entreprise par cette ordonnance visait à clarifier et simplifier les dispositions complexes et parfois redondantes du précédent article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.

La nouvelle rédaction se concentre sur l’essentiel, supprimant certaines spécificités qui alourdissaient inutilement le dispositif.

Le nouvel article L. 442-1, II dispose notamment que :

« Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. »

Il ressort de la nouvelle rédaction de ce texte trois évolutions majeures :

  • Un champ d’application élargi : toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services peut être tenue responsable, consolidant ainsi une jurisprudence antérieure.
  • Une suppression des spécificités inutiles : les règles particulières, comme le doublement du préavis pour les produits sous marque de distributeur ou les cas d’enchères à distance, ont été abandonnées.
  • Une harmonisation des critères : le préavis doit « notamment » tenir compte de la durée de la relation commerciale, laissant aux juges la liberté d’apprécier d’autres facteurs selon les circonstances.

L’une des principales nouveautés réside dans l’introduction d’un seuil protecteur : si l’auteur de la rupture respecte un préavis d’au moins 18 mois, sa responsabilité ne pourra être engagée pour insuffisance de préavis. Ce mécanisme vise à offrir une sécurité juridique aux opérateurs économiques dans les relations de longue durée.

Toutefois, cette innovation présente des limites :

  • Une portée restreinte : les cas nécessitant un préavis aussi long restent rares, et l’exigence de 18 mois pourrait dissuader les juges d’appliquer des délais aussi étendus dans des circonstances ordinaires.
  • Une illusion de simplification : si le seuil de 18 mois garantit une certaine prévisibilité, il n’élimine pas la nécessité pour les juges de vérifier que la durée du préavis respecte les exigences légales dans les situations spécifiques où ce seuil ne s’applique pas.

Malgré les simplifications apportées, la réforme n’a pas bouleversé les principes sous-jacents au contrôle des ruptures brutales :

  • Référence aux usages et accords interprofessionnels : le texte conserve l’idée que le préavis doit être adapté à la durée de la relation commerciale et aux pratiques du secteur concerné.
  • Exceptions légitimes : la possibilité de résilier sans préavis en cas d’inexécution grave ou de force majeure reste préservée, en cohérence avec les fondements généraux du droit des contrats.

Si la réforme a clarifié certains aspects, elle a laissé en suspens plusieurs problématiques essentielles :

  • L’évaluation du préjudice : le texte ne précise pas les critères permettant de calculer le préjudice résultant d’une rupture brutale, laissant cette tâche aux juges.
  • Les pratiques de négociation : bien que l’article L. 442-1, I traite du déséquilibre significatif, la réforme n’a pas précisé les limites de ce contrôle, notamment en ce qui concerne les clauses portant sur le prix.

L’ordonnance de 2019 s’inscrit dans une logique de simplification, mais certains choix, comme la suppression de certaines spécificités ou l’introduction du seuil de 18 mois, pourraient engendrer des difficultés d’interprétation.

Néanmoins, cette réforme a le mérite de recentrer le dispositif sur les principes essentiels de loyauté et de prévisibilité, tout en renforçant la protection des acteurs économiques les plus vulnérables.

IV) Un encadrement dans l’Intérêt général

L’encadrement juridique de la rupture brutale des relations commerciales établies va bien au-delà de la simple protection des intérêts privés des parties contractantes.

En imposant des contraintes à la liberté de rompre, l’article L. 442-1, II du Code de commerce s’inscrit dans une démarche de préservation de l’équilibre économique global et de renforcement de la confiance au sein des relations commerciales.

Cet équilibre, essentiel à la pérennité et à la fluidité des échanges économiques, constitue le fondement même de l’intervention législative.

==>La confiance comme pilier des relations commerciales

La confiance mutuelle entre partenaires commerciaux est un élément clé de la stabilité des relations économiques.

Les ruptures brutales, sans préavis approprié, ébranlent non seulement les parties directement concernées, mais affectent également l’ensemble de l’écosystème économique.

En exigeant un préavis écrit tenant compte des usages ou des accords interprofessionnels, la loi établit un cadre destiné à maintenir cette confiance et à prévenir les déséquilibres dans les rapports de force contractuels.

==>L’équilibre entre liberté et régulation

Si la liberté contractuelle est un principe fondateur du droit des affaires, elle ne peut s’exercer de manière absolue.

L’article L. 442-1, II vient encadrer cette liberté pour garantir la loyauté et la prévisibilité nécessaires à la continuité des échanges.

En imposant des limites à l’exercice du droit de rompre, le législateur entend concilier les besoins de flexibilité des opérateurs économiques avec la protection des partenaires les plus exposés, renforçant ainsi la sécurité juridique et économique.

==>La préservation de l’intérêt général

Au-delà des parties contractantes, la régulation des pratiques de rupture sert une finalité plus large : celle de préserver un climat de confiance et de loyauté dans les relations commerciales.

En structurant les comportements des acteurs économiques autour de principes de responsabilité et de prévisibilité, l’article L. 442-1, II participe de la création d’un environnement propice à la concurrence saine et équitable.

Il protège ainsi les acteurs vulnérables et évite les effets systémiques nuisibles que des pratiques déséquilibrées pourraient engendrer.

==>Vers un ordre public économique

L’ensemble de ces objectifs s’articule autour d’une régulation d’ordre public économique, où l’intérêt individuel s’efface au profit de considérations collectives.

Cette dimension est particulièrement visible dans l’impératif de loyauté, qui ne se limite pas à une exigence morale, mais se traduit par des obligations juridiques concrètes, telles que le respect du préavis.

Cette logique d’encadrement trouve toute sa cohérence dans le caractère impératif de la règle établie par l’article L. 442-1, II.

Le caractère d’ordre public de cette disposition, que nous allons à présent examiner, reflète la volonté du législateur de garantir une application uniforme et de prévenir tout contournement par des clauses contractuelles contraires, renforçant ainsi la portée de cette régulation essentielle au bon fonctionnement des relations commerciales.

V) Le caractère d’ordre public du dispositif

L’article L. 442-1, II du Code de commerce se distingue par son caractère d’ordre public, conférant à ses dispositions une force contraignante à laquelle les parties ne peuvent déroger par des stipulations contractuelles contraires.

En effet, cette disposition, de nature impérative, interdit toute clause visant à écarter l’obligation de respecter un préavis raisonnable en cas de rupture des relations commerciales établies.

Cette règle a été explicitement énoncée par la Cour de cassation notamment dans un arrêt rendu le 25 septembre 2007 (Cass. com., 25 sept. 2007, n° 06-15.517).

Dans cette affaire, un concessionnaire automobile avait résilié un contrat à durée indéterminée liant les parties, en s’appuyant sur une clause résolutoire stipulant la possibilité de mettre fin au contrat de plein droit et sans préavis en cas de manquements du cocontractant.

Le cocontractant, un « agent de service Peugeot », avait reconnu ne pas avoir respecté certaines normes contractuelles imposées par le constructeur. Néanmoins, il contestait la gravité de ces manquements et reprochait au concessionnaire de ne pas avoir respecté les exigences légales relatives au préavis en vertu de l’article L. 442-1, II du Code de commerce.

La cour d’appel avait jugé que, bien que des manquements aux obligations contractuelles soient établis, ces derniers n’atteignaient pas un degré de gravité suffisant pour justifier une rupture immédiate et sans préavis.

Elle relevait notamment que :

  • Certains manquements, bien qu’existants, n’avaient pas empêché la conclusion d’un nouveau contrat entre les parties ;
  • Les efforts d’adaptation entrepris par l’agent de service démontraient une volonté de remédier aux insuffisances constatées ;
  • Les éléments invoqués par le concessionnaire, tels que l’absence d’un opacimètre ou d’un correspondant technique, n’étaient pas suffisamment justifiés comme étant essentiels au maintien de la relation contractuelle.

Sur cette base, la Cour d’appel avait conclu que la clause résolutoire invoquée par le concessionnaire ne pouvait permettre de déroger à l’exigence d’un préavis raisonnable imposée par l’article L. 442-1, II.

Saisie par le concessionnaire, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi en confirmant l’analyse des juges du fond. Elle a rappelé avec fermeté qu’aucune clause contractuelle ne peut faire obstacle à l’application des dispositions d’ordre public de l’article L. 442-1, II, sauf en cas d’inexécution d’une gravité suffisante pour justifier une rupture immédiate.

En l’espèce, elle a validé l’appréciation souveraine des juges du fond selon laquelle les manquements invoqués ne présentaient pas un tel degré de gravité, d’autant que certains griefs n’étaient pas établis.

Cet arrêt illustre plusieurs principes s’inférant de l’article L. 442-1, II du Code de commerce :

  • L’interdiction des clauses dérogatoires : toute clause visant à exclure ou à limiter l’obligation de préavis raisonnable en cas de rupture est réputée non écrite si elle entre en conflit avec les exigences de l’article L. 442-1, II.
  • L’appréciation de la gravité des manquements : pour justifier une rupture immédiate sans préavis, les manquements doivent être suffisamment graves, ce qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond.
  • La protection de l’équilibre économique : en rendant inopérantes les stipulations contractuelles abusives, le texte favorise la stabilité des relations commerciales et limite les comportements opportunistes des parties dominantes.

En définitive, par cet arrêt, la Cour de cassation réaffirme la vocation de l’article L. 442-1, II à protéger les relations commerciales établies et à préserver un climat de loyauté et de prévisibilité dans les affaires.

Cette décision illustre également la volonté du législateur et des juridictions de subordonner la liberté contractuelle aux exigences de l’ordre public économique, en veillant à ce que les rapports commerciaux ne soient pas détournés au détriment des acteurs les plus vulnérables.

A cet égard, la portée de la règle ne se limite pas aux parties directement concernées par la relation commerciale.

Elle vise également à préserver un climat général de confiance et de stabilité dans les affaires, essentiel à la fluidité des échanges économiques.

En imposant des standards minimaux de comportement, tels que le respect d’un préavis proportionné à la durée et à la nature de la relation commerciale, la loi contribue à une régulation plus large, évitant les pratiques qui pourraient affecter la concurrence et désorganiser certains marchés.

Le caractère d’ordre public du texte garantit également une application uniforme de la règle, indépendamment des spécificités contractuelles ou des usages locaux.

Cette uniformité permet de réduire l’incertitude juridique pour les parties et assure une égalité de traitement entre les acteurs économiques. La prévisibilité ainsi instaurée renforce la sécurité juridique et dissuade les comportements opportunistes.

Enfin, en érigeant l’article L. 442-1, II en disposition d’ordre public, le législateur ne vise pas à annihiler la liberté contractuelle, mais à l’encadrer dans des limites raisonnables et justifiées.

Cette approche traduit une vision équilibrée où l’autonomie des parties est préservée tant qu’elle ne porte pas atteinte aux principes fondamentaux de loyauté et de stabilité qui sous-tendent les relations commerciales.

Le caractère d’ordre public de cette règle incarne donc un choix législatif fort : celui de protéger les équilibres économiques en imposant des obligations minimales, non négociables, dans l’intérêt des parties et du système économique global.

La rupture brutale des relations commerciales établies: régime

La rupture d’un contrat, moment clé de la vie d’une relation contractuelle, obéit à des règles spécifiques qui varient selon que le contrat est conclu à durée déterminée ou indéterminée.

Cette distinction initiale est essentielle pour comprendre le cadre juridique applicable à la fin des engagements contractuels et les limites imposées à la liberté de rompre.

I) Les différents modes de rupture des contrats : une liberté encadrée

Pour les contrats à durée déterminée, la règle est claire : la relation contractuelle s’éteint à l’arrivée du terme convenu, sauf renouvellement ou résiliation anticipée pour des motifs légitimes (inexécution, force majeure, etc.). La durée prédéfinie confère une stabilité aux parties, mais limite leur capacité à se désengager unilatéralement avant l’échéance.

En revanche, pour les contrats à durée indéterminée, la situation diffère profondément. Ces contrats, par définition, n’étant assortis d’aucun terme extinctif, ils peuvent être rompus à tout moment par l’une des parties, moyennant le respect d’un préavis. Cette liberté de rupture, prolongement direct de la liberté contractuelle, constitue une pierre angulaire des relations contractuelles modernes. Elle permet aux parties de s’adapter aux évolutions économiques ou personnelles, tout en garantissant que l’autre partie dispose d’un délai raisonnable pour s’organiser et préserver ses intérêts.

L’article 1211 du Code civil, issu de l’ordonnance du 10 février 2016, consacre explicitement cette faculté de résiliation unilatérale des contrats à durée indéterminée. Il impose toutefois un préavis contractuellement prévu ou, à défaut, raisonnable. Ce mécanisme, loin d’ébranler la stabilité contractuelle, répond à un impératif d’équilibre entre deux principes fondamentaux du droit des contrats : la force obligatoire et la prohibition des engagements perpétuels.

Le principe de force obligatoire, ancré à l’article 1103 du Code civil, érige les contrats en lois particulières auxquelles les parties sont tenues. Ce principe garantit la sécurité juridique et la pérennité des engagements contractuels. Cependant, lorsqu’il s’agit de contrats à durée indéterminée, une application rigoureuse de ce principe pourrait conduire à des situations d’inertie ou de déséquilibre, où une partie serait indéfiniment liée sans possibilité de désengagement.

C’est précisément pour éviter cet écueil que le droit français consacre le principe de prohibition des engagements perpétuels, élevé au rang de règle à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel (Cons. const., 9 nov. 1999, n° 99-419 DC). Ce principe affirme que nul ne peut être contraint à demeurer éternellement engagé dans une relation contractuelle. La faculté de résiliation unilatérale des contrats à durée indéterminée incarne ainsi une forme de liberté contractuelle, essentielle à l’évolution des engagements dans un contexte économique ou personnel changeant.

En ce sens, l’article 1211 du Code civil illustre un compromis subtil : il consacre la faculté pour chaque partie de rompre unilatéralement le contrat, mais encadre strictement cette liberté par l’obligation de respecter un préavis. Ce cadre préserve l’équilibre des relations contractuelles en évitant à la fois la contrainte excessive et la rupture abusive, reflétant une conception moderne et harmonieuse du droit des contrats.

II) La convergence et divergence entre droit civil et droit commercial

Le préavis raisonnable requis par l’article 1211 du Code civil vise à garantir que le cocontractant dispose du temps nécessaire pour s’organiser face à la rupture d’une relation contractuelle. Ce mécanisme s’inscrit dans une logique protectrice commune à plusieurs branches du droit, et notamment au droit commercial, qui partage cet objectif de sécurisation des relations. En effet, l’article L. 442-1, II du Code de commerce encadre également les ruptures contractuelles, bien que dans un contexte spécifique aux relations commerciales établies.

Ces deux dispositions traduisent une convergence importante : toutes deux s’efforcent de préserver un équilibre entre la liberté contractuelle et la protection des intérêts légitimes des parties. Tandis que l’article 1211 insiste sur le respect d’un préavis raisonnable pour assurer une transition équitable, l’article L. 442-1, II impose des exigences plus précises, telles qu’un préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages ou aux accords interprofessionnels. Ce parallèle témoigne d’une volonté commune de garantir une rupture non préjudiciable pour la partie la plus exposée.

Cependant, cette convergence s’arrête au seuil des modalités d’application et des sanctions en cas de non-respect. Là où l’article 1211 reste volontairement silencieux sur la sanction, laissant place aux règles de la responsabilité civile de droit commun, l’article L. 442-1, II prévoit explicitement la responsabilité délictuelle de l’auteur de la rupture brutale, renforçant ainsi la protection des acteurs économiques. Cette divergence souligne la spécificité du droit commercial, davantage tourné vers la régulation des pratiques restrictives de concurrence et la protection des parties les plus vulnérables dans un environnement économique souvent déséquilibré.

Ainsi, si le droit civil et le droit commercial convergent sur les principes fondamentaux de protection des parties et de gestion équilibrée des ruptures contractuelles, ils se distinguent par leur finalité et la rigueur de leur mise en œuvre. Cette distinction trouve toute son explication dans la genèse et l’évolution de l’article L. 442-1, II du Code de commerce. En effet, ce dispositif, bien plus strict, a été conçu pour répondre à des préoccupations spécifiques du monde des affaires. Une analyse de son origine permettra de mieux comprendre les objectifs poursuivis et les raisons pour lesquelles il s’est imposé comme un outil essentiel de régulation des pratiques commerciales.

III) La genèse

L’article L. 442-1, II du Code de commerce, tel qu’il existe aujourd’hui, est le fruit d’une évolution législative en plusieurs étapes, traduisant la volonté du législateur de réguler la rupture des relations commerciales établies.

Initialement conçu pour répondre aux abus dans le secteur de la grande distribution, ce texte s’est progressivement étendu pour devenir un instrument général de protection des acteurs économiques et de régulation des pratiques restrictives de concurrence.

==>Origines et loi Galland (1996)

C’est avec la loi n° 96-588 du 1er juillet 1996, dite « loi Galland », que l’encadrement de la rupture des relations commerciales a été introduit pour la première fois dans le droit français.

Modifiant l’article 36 de l’ordonnance n° 86-1243 relative à la liberté des prix et de la concurrence, cette loi a institué un « délit civil » consistant à rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie sans respecter un préavis écrit adapté aux relations antérieures ou aux usages interprofessionnels.

L’objectif initial de ce texte était clair : contrer les pratiques de déréférencement abusif des fournisseurs dans la grande distribution, secteur où le déséquilibre des forces entre distributeurs et fournisseurs était particulièrement criant.

L’exigence d’un préavis visait à offrir une protection aux fournisseurs dépendants économiquement de leurs relations commerciales avec des grandes enseignes.

==>Première révision : la loi NRE (2001)

La première modification notable est intervenue avec la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001, dite « loi NRE » (Nouvelles Régulations Économiques).

Cette réforme a renforcé la protection des acteurs économiques en doublant la durée minimale de préavis pour les relations portant sur la fourniture de produits sous marque de distributeur.

En outre, elle a permis au ministre de l’Économie de fixer, par arrêté, un délai minimum de préavis pour certaines catégories de produits en l’absence d’accord interprofessionnel.

Ces mesures avaient pour objectif de clarifier et de préciser l’application de la règle en encadrant davantage les pratiques des acteurs du marché.

==>Deuxième révision : la loi Dutreil (2005)

La loi n° 2005-882 du 2 août 2005, dite « loi Dutreil », a introduit une nouvelle évolution.

Elle a complété le texte pour prévoir un délai minimal spécifique dans les cas où la rupture de la relation commerciale résultait d’une mise en concurrence par enchères à distance.

Cette disposition visait à encadrer une pratique émergente qui, en raison de son opacité et de la brutalité de ses conséquences, suscitait de nombreuses critiques.

Ainsi, l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce s’est vu enrichi par des critères spécifiques et des précisions destinées à offrir une protection accrue dans des situations bien définies.

Ces ajouts ont également contribué à élargir le champ d’application du texte, qui, bien que conçu à l’origine pour la grande distribution, s’appliquait désormais à divers secteurs économiques.

==>L’ordonnance de 2019 : une refondation

L’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, adoptée en application de la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018, a marqué une étape importante dans la régulation des pratiques restrictives de concurrence.

La réforme entreprise par cette ordonnance visait à clarifier et simplifier les dispositions complexes et parfois redondantes du précédent article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.

La nouvelle rédaction se concentre sur l’essentiel, supprimant certaines spécificités qui alourdissaient inutilement le dispositif.

Le nouvel article L. 442-1, II dispose notamment que :

« Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l’absence d’un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. »

Il ressort de la nouvelle rédaction de ce texte trois évolutions majeures :

  • Un champ d’application élargi : toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services peut être tenue responsable, consolidant ainsi une jurisprudence antérieure.
  • Une suppression des spécificités inutiles : les règles particulières, comme le doublement du préavis pour les produits sous marque de distributeur ou les cas d’enchères à distance, ont été abandonnées.
  • Une harmonisation des critères : le préavis doit « notamment » tenir compte de la durée de la relation commerciale, laissant aux juges la liberté d’apprécier d’autres facteurs selon les circonstances.

L’une des principales nouveautés réside dans l’introduction d’un seuil protecteur : si l’auteur de la rupture respecte un préavis d’au moins 18 mois, sa responsabilité ne pourra être engagée pour insuffisance de préavis. Ce mécanisme vise à offrir une sécurité juridique aux opérateurs économiques dans les relations de longue durée.

Toutefois, cette innovation présente des limites :

  • Une portée restreinte : les cas nécessitant un préavis aussi long restent rares, et l’exigence de 18 mois pourrait dissuader les juges d’appliquer des délais aussi étendus dans des circonstances ordinaires.
  • Une illusion de simplification : si le seuil de 18 mois garantit une certaine prévisibilité, il n’élimine pas la nécessité pour les juges de vérifier que la durée du préavis respecte les exigences légales dans les situations spécifiques où ce seuil ne s’applique pas.

Malgré les simplifications apportées, la réforme n’a pas bouleversé les principes sous-jacents au contrôle des ruptures brutales :

  • Référence aux usages et accords interprofessionnels : le texte conserve l’idée que le préavis doit être adapté à la durée de la relation commerciale et aux pratiques du secteur concerné.
  • Exceptions légitimes : la possibilité de résilier sans préavis en cas d’inexécution grave ou de force majeure reste préservée, en cohérence avec les fondements généraux du droit des contrats.

Si la réforme a clarifié certains aspects, elle a laissé en suspens plusieurs problématiques essentielles :

  • L’évaluation du préjudice : le texte ne précise pas les critères permettant de calculer le préjudice résultant d’une rupture brutale, laissant cette tâche aux juges.
  • Les pratiques de négociation : bien que l’article L. 442-1, I traite du déséquilibre significatif, la réforme n’a pas précisé les limites de ce contrôle, notamment en ce qui concerne les clauses portant sur le prix.

L’ordonnance de 2019 s’inscrit dans une logique de simplification, mais certains choix, comme la suppression de certaines spécificités ou l’introduction du seuil de 18 mois, pourraient engendrer des difficultés d’interprétation.

Néanmoins, cette réforme a le mérite de recentrer le dispositif sur les principes essentiels de loyauté et de prévisibilité, tout en renforçant la protection des acteurs économiques les plus vulnérables.

IV) Un encadrement dans l’Intérêt général

L’encadrement juridique de la rupture brutale des relations commerciales établies va bien au-delà de la simple protection des intérêts privés des parties contractantes.

En imposant des contraintes à la liberté de rompre, l’article L. 442-1, II du Code de commerce s’inscrit dans une démarche de préservation de l’équilibre économique global et de renforcement de la confiance au sein des relations commerciales.

Cet équilibre, essentiel à la pérennité et à la fluidité des échanges économiques, constitue le fondement même de l’intervention législative.

==>La confiance comme pilier des relations commerciales

La confiance mutuelle entre partenaires commerciaux est un élément clé de la stabilité des relations économiques.

Les ruptures brutales, sans préavis approprié, ébranlent non seulement les parties directement concernées, mais affectent également l’ensemble de l’écosystème économique.

En exigeant un préavis écrit tenant compte des usages ou des accords interprofessionnels, la loi établit un cadre destiné à maintenir cette confiance et à prévenir les déséquilibres dans les rapports de force contractuels.

==>L’équilibre entre liberté et régulation

Si la liberté contractuelle est un principe fondateur du droit des affaires, elle ne peut s’exercer de manière absolue.

L’article L. 442-1, II vient encadrer cette liberté pour garantir la loyauté et la prévisibilité nécessaires à la continuité des échanges.

En imposant des limites à l’exercice du droit de rompre, le législateur entend concilier les besoins de flexibilité des opérateurs économiques avec la protection des partenaires les plus exposés, renforçant ainsi la sécurité juridique et économique.

==>La préservation de l’intérêt général

Au-delà des parties contractantes, la régulation des pratiques de rupture sert une finalité plus large : celle de préserver un climat de confiance et de loyauté dans les relations commerciales.

En structurant les comportements des acteurs économiques autour de principes de responsabilité et de prévisibilité, l’article L. 442-1, II participe de la création d’un environnement propice à la concurrence saine et équitable.

Il protège ainsi les acteurs vulnérables et évite les effets systémiques nuisibles que des pratiques déséquilibrées pourraient engendrer.

==>Vers un ordre public économique

L’ensemble de ces objectifs s’articule autour d’une régulation d’ordre public économique, où l’intérêt individuel s’efface au profit de considérations collectives.

Cette dimension est particulièrement visible dans l’impératif de loyauté, qui ne se limite pas à une exigence morale, mais se traduit par des obligations juridiques concrètes, telles que le respect du préavis.

Cette logique d’encadrement trouve toute sa cohérence dans le caractère impératif de la règle établie par l’article L. 442-1, II.

Le caractère d’ordre public de cette disposition, que nous allons à présent examiner, reflète la volonté du législateur de garantir une application uniforme et de prévenir tout contournement par des clauses contractuelles contraires, renforçant ainsi la portée de cette régulation essentielle au bon fonctionnement des relations commerciales.

V) Le caractère d’ordre public du dispositif

L’article L. 442-1, II du Code de commerce se distingue par son caractère d’ordre public, conférant à ses dispositions une force contraignante à laquelle les parties ne peuvent déroger par des stipulations contractuelles contraires.

En effet, cette disposition, de nature impérative, interdit toute clause visant à écarter l’obligation de respecter un préavis raisonnable en cas de rupture des relations commerciales établies.

Cette règle a été explicitement énoncée par la Cour de cassation notamment dans un arrêt rendu le 25 septembre 2007 (Cass. com., 25 sept. 2007, n° 06-15.517).

Dans cette affaire, un concessionnaire automobile avait résilié un contrat à durée indéterminée liant les parties, en s’appuyant sur une clause résolutoire stipulant la possibilité de mettre fin au contrat de plein droit et sans préavis en cas de manquements du cocontractant.

Le cocontractant, un « agent de service Peugeot », avait reconnu ne pas avoir respecté certaines normes contractuelles imposées par le constructeur. Néanmoins, il contestait la gravité de ces manquements et reprochait au concessionnaire de ne pas avoir respecté les exigences légales relatives au préavis en vertu de l’article L. 442-1, II du Code de commerce.

La cour d’appel avait jugé que, bien que des manquements aux obligations contractuelles soient établis, ces derniers n’atteignaient pas un degré de gravité suffisant pour justifier une rupture immédiate et sans préavis.

Elle relevait notamment que :

  • Certains manquements, bien qu’existants, n’avaient pas empêché la conclusion d’un nouveau contrat entre les parties ;
  • Les efforts d’adaptation entrepris par l’agent de service démontraient une volonté de remédier aux insuffisances constatées ;
  • Les éléments invoqués par le concessionnaire, tels que l’absence d’un opacimètre ou d’un correspondant technique, n’étaient pas suffisamment justifiés comme étant essentiels au maintien de la relation contractuelle.

Sur cette base, la Cour d’appel avait conclu que la clause résolutoire invoquée par le concessionnaire ne pouvait permettre de déroger à l’exigence d’un préavis raisonnable imposée par l’article L. 442-1, II.

Saisie par le concessionnaire, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi en confirmant l’analyse des juges du fond. Elle a rappelé avec fermeté qu’aucune clause contractuelle ne peut faire obstacle à l’application des dispositions d’ordre public de l’article L. 442-1, II, sauf en cas d’inexécution d’une gravité suffisante pour justifier une rupture immédiate.

En l’espèce, elle a validé l’appréciation souveraine des juges du fond selon laquelle les manquements invoqués ne présentaient pas un tel degré de gravité, d’autant que certains griefs n’étaient pas établis.

Cet arrêt illustre plusieurs principes s’inférant de l’article L. 442-1, II du Code de commerce :

  • L’interdiction des clauses dérogatoires : toute clause visant à exclure ou à limiter l’obligation de préavis raisonnable en cas de rupture est réputée non écrite si elle entre en conflit avec les exigences de l’article L. 442-1, II.
  • L’appréciation de la gravité des manquements : pour justifier une rupture immédiate sans préavis, les manquements doivent être suffisamment graves, ce qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond.
  • La protection de l’équilibre économique : en rendant inopérantes les stipulations contractuelles abusives, le texte favorise la stabilité des relations commerciales et limite les comportements opportunistes des parties dominantes.

En définitive, par cet arrêt, la Cour de cassation réaffirme la vocation de l’article L. 442-1, II à protéger les relations commerciales établies et à préserver un climat de loyauté et de prévisibilité dans les affaires.

Cette décision illustre également la volonté du législateur et des juridictions de subordonner la liberté contractuelle aux exigences de l’ordre public économique, en veillant à ce que les rapports commerciaux ne soient pas détournés au détriment des acteurs les plus vulnérables.

A cet égard, la portée de la règle ne se limite pas aux parties directement concernées par la relation commerciale.

Elle vise également à préserver un climat général de confiance et de stabilité dans les affaires, essentiel à la fluidité des échanges économiques.

En imposant des standards minimaux de comportement, tels que le respect d’un préavis proportionné à la durée et à la nature de la relation commerciale, la loi contribue à une régulation plus large, évitant les pratiques qui pourraient affecter la concurrence et désorganiser certains marchés.

Le caractère d’ordre public du texte garantit également une application uniforme de la règle, indépendamment des spécificités contractuelles ou des usages locaux.

Cette uniformité permet de réduire l’incertitude juridique pour les parties et assure une égalité de traitement entre les acteurs économiques. La prévisibilité ainsi instaurée renforce la sécurité juridique et dissuade les comportements opportunistes.

Enfin, en érigeant l’article L. 442-1, II en disposition d’ordre public, le législateur ne vise pas à annihiler la liberté contractuelle, mais à l’encadrer dans des limites raisonnables et justifiées.

Cette approche traduit une vision équilibrée où l’autonomie des parties est préservée tant qu’elle ne porte pas atteinte aux principes fondamentaux de loyauté et de stabilité qui sous-tendent les relations commerciales.

Le caractère d’ordre public de cette règle incarne donc un choix législatif fort : celui de protéger les équilibres économiques en imposant des obligations minimales, non négociables, dans l’intérêt des parties et du système économique global.

§1 : Conditions de la responsabilité

I) Les conditions relatives à la relation

A) L’existence d’une relation

L’une des conditions préalables à l’application de l’article L. 442-1, II du Code de commerce est l’existence d’une relation commerciale établie.

Ce concept, distinct d’une simple relation contractuelle, a été conçu par le législateur comme une notion pragmatique, permettant d’appréhender des situations variées dans lesquelles les interactions commerciales entre parties ont acquis une certaine régularité ou une intensité suffisante.

==>Notion

Contrairement à une conception strictement juridique, la relation visée par l’article L. 442-1, II n’exige pas l’existence d’un contrat dûment formalisé.

En effet, la jurisprudence a considérablement élargi la portée de la notion de relation commerciale, la distinguant de manière nette de la relation contractuelle formelle.

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 9 mars 2010 illustre parfaitement cette approche. Il consacre l’idée que des relations commerciales peuvent exister et se prolonger, même après la cessation de tout contrat, dès lors qu’une continuité économique est identifiable entre les parties (Cass. com., 9 mars 2010, n°09-10.216).

Dans cette affaire, une société, liée par divers contrats successifs à une autre société, avait vu son dernier contrat prendre fin en octobre 2006, sans renouvellement. La société ayant vu ses contrats expirer a alors engagé une action contre l’autre partie, invoquant une rupture brutale des relations commerciales.

Une question s’est alors posée : une relation commerciale pouvait-elle subsister après la cessation formelle du contrat, et si oui, dans quelle mesure le régime de l’article L. 442-6, I, 5° (devenu L. 442-1, II) s’appliquait-il ?

La Cour de cassation a répondu en affirmant que les relations commerciales entre deux sociétés ne se limitent pas nécessairement à leurs engagements contractuels formalisés.

La relation économique globale, résultant d’échanges récurrents ou d’une collaboration prolongée, peut se poursuivre au-delà de la résiliation ou de l’expiration d’un contrat.

Ainsi, même en l’absence de lien contractuel formel, l’existence d’interactions économiques significatives entre les parties est suffisante pour caractériser une relation commerciale.

Dans sa décision, la Cour de cassation souligne que la notion de relation commerciale établie dépasse le cadre strict des relations contractuelles.

Elle se fonde sur une réalité économique, matérialisée par la régularité et la stabilité des échanges entre les parties. Cette approche reconnaît qu’une collaboration commerciale peut perdurer après l’échéance d’un contrat, et ce, même en l’absence de stipulations écrites ou de garanties spécifiques.

Ce raisonnement a permis à la Chambre commerciale d’écarter l’application d’une clause attributive de juridiction insérée dans le contrat initial, celle-ci étant limitée aux différends relatifs à la formation, l’exécution ou la cessation du contrat. En revanche, la rupture brutale des relations commerciales établies, au sens de l’article L. 442-6, I, 5°, s’inscrit dans un cadre plus large, qui n’est pas régi exclusivement par les termes contractuels.

Aussi, cette décision élargit la portée de l’article L. 442-1, II en reconnaissant que des relations commerciales peuvent exister sans formalisation contractuelle stricte.

Elle confirme :

  • D’une part, qu’une relation commerciale peut subsister malgré l’absence d’un contrat formel, pourvu qu’elle repose sur des échanges économiques réguliers et significatifs.
  • D’autre part, que la rupture de telles relations peut être qualifiée de brutale, même en dehors d’un cadre contractuel, dès lors que la continuité économique entre les parties est démontrée.

==>Les relations précontractuelles et postcontractuelles

L’interprétation élargie de la notion de relation commerciale par la jurisprudence ne se limite pas aux relations contractuelles formelles ou aux collaborations expressément encadrées.

Elle englobe également des situations atypiques, telles que les relations précontractuelles et postcontractuelles.

Ainsi, des négociations prolongées ou des pourparlers avancés peuvent suffire à établir une relation commerciale lorsqu’ils traduisent une collaboration concrète, même en l’absence de contrat définitif (Cass. com., 5 mai 2009, n°08-11.916).

De manière similaire, des interactions commerciales peuvent persister au-delà de la fin d’un contrat principal.

Par exemple, des commandes répétées passées après l’expiration d’un contrat formel peuvent suffire à caractériser une relation commerciale établie. Ainsi, dans un arrêt du 24 novembre 2009, la Cour de cassation a jugé que l’absence de contrat renouvelé n’excluait pas la persistance d’un lien commercial significatif (Cass. com., 24 nov. 2009, n°07-19.248).

En l’espèce, après la fin d’un contrat de franchise à durée déterminée, le franchisé avait continué à passer des commandes auprès du franchiseur.

La Chambre commerciale a reproché à la cour d’appel de ne pas avoir pris en compte l’intégralité de la relation commerciale, incluant la période contractuelle et postcontractuelle, pour évaluer l’application de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce (désormais L. 442-1, II).

Cette décision illustre la nécessité d’une analyse globale des échanges économiques pour caractériser une relation commerciale.

==>Continuité de la relation malgré la diversité des contrats

La jurisprudence reconnaît que la nature hétérogène des contrats conclus entre deux parties n’empêche pas la qualification de relation commerciale établie, dès lors qu’ils s’inscrivent dans une logique économique commune. Cette approche pragmatique reflète une volonté d’appréhender la relation dans sa globalité, au-delà des distinctions formelles entre les différents types de contrats.

Ainsi, dans une affaire emblématique, la Cour de cassation a jugé que la succession de contrats de nature différente, en l’espèce des accords de distribution suivis d’un contrat de commission, devait être appréhendée comme un continuum commercial (Cass. com., 29 janv. 2008, n°07-12.039). L’analyse de la relation ne peut se limiter à un examen isolé du dernier contrat, mais doit inclure l’ensemble des engagements successifs, dès lors qu’ils traduisent une continuité économique et une collaboration pérenne entre les parties.

La Chambre commerciale a également souligné que la diversité des contrats n’affecte pas la qualification de relation commerciale établie si ces contrats répondent à une finalité commune.

Par exemple, une entreprise qui modifie la structure juridique de ses accords pour s’adapter aux évolutions du marché ou aux besoins de son partenaire conserve néanmoins une relation économique stable avec ce dernier. Ce lien commercial ne peut être artificiellement fragmenté en raison des différences de qualification juridique entre les contrats.

Cette approche est guidée par un souci de protection des partenaires économiques et de préservation de la stabilité des relations commerciales. Elle permet d’éviter que des ruptures brutales soient justifiées par un changement dans la nature des contrats. La continuité économique prime ainsi sur la discontinuité formelle.

==>Changement de l’une des parties

La jurisprudence admet qu’une relation commerciale puisse subsister malgré un changement de l’une des parties, notamment dans des situations de cession d’entreprise ou de fusion-absorption.

Toutefois, cette continuité n’est pas automatique et nécessite la démonstration d’une volonté commune des parties de maintenir la relation commerciale initiale.

Pour qu’une telle continuité soit reconnue, il est indispensable d’établir l’intention des parties de poursuivre la collaboration sous une nouvelle configuration.

Cette intention peut être mise en évidence par divers indices :

  • Clauses contractuelles spécifiques : par exemple, des stipulations qui font expressément référence à la relation antérieure ou qui prévoient un transfert des droits et obligations liés à celle-ci.
  • Références explicites à la collaboration passée : ces éléments peuvent figurer dans les préambules ou annexes des nouveaux contrats, soulignant la volonté des parties de s’inscrire dans la continuité de leur partenariat commercial (Cass. com., 25 sept. 2012, n°11-24.301).

La reconnaissance de cette continuité permet d’assurer la protection des parties contre des ruptures abusives, en prenant en compte l’ensemble de la durée de la relation commerciale, y compris celle qui a précédé le changement d’entité.

En l’absence de preuve tangible d’une intention de maintenir la relation, la jurisprudence considère chaque nouvelle relation comme autonome.

Ainsi, les relations établies avec une nouvelle entité seront analysées de manière distincte, sans rattachement à celles antérieures. Cette approche s’applique notamment lorsque :

  • Les contrats conclus ne font aucune référence à la collaboration antérieure.
  • La continuité des échanges n’est pas démontrée ou ne repose que sur des éléments insuffisants, comme un simple transfert d’activité sans stipulation contractuelle claire.

B) L’existence d’une relation commerciale

1. La notion de relation commerciale

==>Eléments de définition

L’article L. 442-1, II du Code de commerce, en visant la « relation commerciale », semble, à première vue, renvoyer à la commercialité telle qu’envisagée par le Code de commerce. Ce lien conceptuel pourrait suggérer une restriction aux seules relations impliquant des actes de commerce ou des relations entre commerçants.

Toutefois, une analyse approfondie de la lettre et de l’esprit de l’article, ainsi que de son interprétation jurisprudentielle et doctrinale, démontre une acception bien plus large et fonctionnelle de la notion de relation commerciale.

La commercialité, dans sa conception classique, désigne les actes de commerce par nature, énumérés aux articles L. 110-1 et L. 110-2 du Code de commerce, tels que l’achat pour revente, les opérations de banque, ou encore les actes de courtage. Elle peut également inclure des actes de commerce par accessoire, effectués par des non-commerçants mais rattachés à une activité commerciale principale. Cette approche, dans sa stricte application, limiterait le champ de l’article L. 442-1, II aux échanges formels entre commerçants ou aux activités strictement commerciales.

Cependant, réduire la « relation commerciale » à cette seule acception ne correspond ni à la lettre de l’article, ni à l’évolution de son interprétation. En effet, la notion de relation commerciale dépasse aujourd’hui les limites de la commercialité classique pour s’adapter aux réalités économiques contemporaines.

La jurisprudence a très tôt rejeté une conception étroite de la relation commerciale, considérant qu’elle ne se limite pas aux relations formelles entre commerçants ou aux actes de commerce.

La Cour de cassation a ainsi affirmé que la notion s’applique à toute relation économique stable, indépendamment du statut juridique des parties ou de la qualification de leurs actes (Cass. com., 23 avr. 2003, n° 01-11.664).

Dans cette affaire, une société spécialisée dans la sécurité entretenait depuis onze ans des relations commerciales avec une entreprise de grande distribution.

À la suite d’une rupture brutale, la société spécialisée a engagé une action en réparation sur le fondement de l’article précité.

La Cour de cassation a écarté l’argument selon lequel les dispositions légales relatives à la rupture brutale ne pourraient s’appliquer qu’aux relations tripartites entre producteurs, distributeurs et clients, soulignant que le texte vise toutes les relations économiques, y compris celles relevant d’échanges bilatéraux entre partenaires économiques.

La Haute juridiction a également rejeté l’idée que les juges du fond auraient outrepassé leurs prérogatives en s’immisçant dans la stratégie commerciale de l’entreprise de grande distribution.

Au contraire, elle a validé l’analyse selon laquelle la relation économique entre les deux parties répondait aux critères d’une « relation commerciale établie » justifiant l’application de l’article.

Ce faisant, elle a affirmé que la durée et la stabilité des échanges constituaient des indices majeurs de cette qualification, sans qu’il soit nécessaire de s’attacher à la nature des prestations (produits ou services).

En définitive, cet arrêt illustre une lecture large et pragmatique de la notion de relation commerciale, s’écartant de toute exigence de formalisme pour privilégier une approche fondée sur la continuité et la régularité des échanges économiques.

Il démontre également que le texte s’applique à toute relation économique stable, indépendamment du type de produits ou de services échangés, renforçant ainsi la protection des partenaires commerciaux contre des ruptures injustifiées ou brutales.

Cette lecture extensive de la notion de relation commerciale a été confirmée dans une décision ultérieure de la Cour de cassation, qui a encore élargi son champ d’application.

Dans un arrêt du 16 décembre 2008, la Haute juridiction a consacré l’idée que la relation commerciale ne se limite pas aux activités strictement commerciales ou aux échanges entre commerçants, mais s’étend à toutes les relations économiques stables, y compris celles impliquant des prestations intellectuelles.

Dans cette affaire, un professionnel exerçant en tant qu’architecte a initié une action contre une entreprise ayant cessé de recourir à ses services après deux années de collaboration. La cour d’appel avait rejeté sa demande, considérant que l’activité d’architecte, par essence civile, échappait au champ d’application de l’article L. 442-6-1, 5° du Code de commerce. Toutefois, la Cour de cassation a cassé cet arrêt en affirmant que « toute relation commerciale établie, qu’elle porte sur la fourniture d’un produit ou d’une prestation de service, entre dans le champ d’application de l’article précité ».

Cet arrêt confirme que la nature juridique de l’activité — civile ou commerciale — n’est pas déterminante. Ce qui importe, c’est l’existence d’une relation économique caractérisée par une stabilité et une continuité dans les échanges. La Cour a ainsi rejeté une distinction stricte entre activités civiles et commerciales, affirmant que les prestations de services intellectuels, tout comme les activités industrielles ou artisanales, peuvent s’inscrire dans une relation commerciale au sens de l’article L. 442-1, II.

La décision met en avant deux éléments clés pour qualifier une relation commerciale :

  • La régularité et la stabilité des échanges : la collaboration de deux années entre les parties était suffisante pour établir une relation commerciale, même en l’absence de contrat formel ou d’une activité qualifiée de commerciale.
  • L’impact économique de la relation : la Cour de cassation privilégie une approche fonctionnelle qui se concentre sur la finalité et l’importance économique de la relation pour les parties, plutôt que sur la qualification juridique des prestations fournies.

En élargissant la définition de la relation commerciale aux prestations intellectuelles, la jurisprudence offre une protection accrue aux acteurs économiques contre les ruptures brutales. Cet arrêt illustre une volonté de garantir l’équilibre des relations d’affaires en tenant compte des réalités économiques contemporaines.

En conclusion, la notion de relation commerciale, telle qu’interprétée par la Cour de cassation, dépasse les cadres rigides de la commercialité classique.

Elle englobe toute relation économique stable, qu’elle porte sur des produits ou des services, et qu’elle implique des commerçants ou non.

==>Les activités comprises dans la notion

L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit, pour mémoire, que « engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie. »

Interprétée de manière extensive, cette disposition permet d’embrasser un vaste spectre d’activités économiques, témoignant ainsi d’une volonté jurisprudentielle de conférer à la notion de relation commerciale une portée particulièrement large.

Elle reflète ainsi une ambition claire du législateur : protéger des relations économiques essentielles qui, bien que parfois non formalisées, participent au dynamisme des échanges et à la stabilité des partenariats commerciaux. L’absence d’exigence de lucrativité ou de qualification purement commerciale confirme cette ouverture.

Au nombre des activités relevant du domaine d’application de l’article L. 442-1, II du Code de commerce on compte :

  • Les activités de production
    • Les activités de production recouvrent un champ étendu, intégrant non seulement les industries manufacturières mais également les secteurs agricoles et artisanaux.
    • La Cour de cassation, au moyen d’une lecture inclusive de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, a reconnu que ces activités participent à des échanges économiques essentiels, sans exiger qu’elles répondent au critère de la commercialité au sens du droit commercial.
    • Ainsi, un producteur agricole ou un artisan, bien que relevant d’un statut civil, peut être considéré comme partie à une relation commerciale protégée, à condition que ses activités relèvent d’une dynamique pérenne (V. en ce sens Cass. com., 23 avr. 2003, n°01-11.664).
  • Activités de distribution
    • Les activités de distribution englobent toutes les opérations relatives à la mise à disposition de produits.
    • Cette catégorie d’activités intègre les grossistes, les détaillants et les intermédiaires, mais également des modèles de distribution spécifiques tels que la franchise ou la distribution sélective.
    • Ces derniers reposent souvent sur des relations économiques complexes, parfois informelles, mais néanmoins protégées par l’article L. 442-1, II du Code de commerce.
    • En effet, la jurisprudence a souligné que même en l’absence de formalisme contractuel, les échanges récurrents entre un fournisseur et un distributeur peuvent suffire à établir une relation commerciale (Cass. com., 24 nov. 2009, n°07-19.248). Cette interprétation large assure une protection aux acteurs des circuits de distribution, quels que soient leurs rôles dans la chaîne économique.
  • Activités de services
    • L’article L. 442-1, II du Code de commerce vise également les prestations de services, y compris celles à caractère intellectuel, technique ou public.
    • Par exemple, des prestations fournies par une société d’assurance mutuelle, une fédération sportive ou une entité publique dans le cadre d’une délégation de service public peuvent relever du champ de l’article.
    • La Cour de cassation a ainsi affirmé qu’une société d’assurance mutuelle, bien que qualifiée de non commerciale par l’article L. 322-26-1 du Code des assurances, exerce une activité de service éligible à la protection prévue par l’article L. 442-1, II (Cass. com., 14 sept. 2010, n° 09-14.322).
    • Cette extension aux prestations à caractère intellectuel inclut également les professions réglementées dès lors qu’elles exercent des activités de nature économique, comme cela a été admis dans certaines hypothèses impliquant des prestataires de services techniques ou spécialisés.

L’un des aspects remarquables de l’article L. 442-1, II du Code de commerce réside dans son applicabilité aux activités dépourvues de finalité lucrative.

Ainsi, des entités publiques ou des organisations à vocation non commerciale peuvent parfaitement relever de son champ d’application, dès lors qu’elles proposent un service à caractère économique.

À titre d’exemple, la gestion d’un service délégué par une entité publique ou l’activité économique d’une fédération sportive ont été reconnues comme répondant aux critères posés par cet article (Cass. com., 14 sept. 2010, préc.).

Cette approche qui dissocie la notion de relation commerciale de toute exigence de lucrativité, élargit substantiellement la portée du texte. Elle permet d’harmoniser la définition de la relation commerciale avec les réalités économiques modernes, où la valeur des échanges ne se mesure pas exclusivement à l’aune de leur objectif lucratif.

==>Les activités exclus par le jeu de dispositions spéciales

Certaines relations, bien que qualifiables de “commerciales” au sens large, sont exclues du champ de l’article L. 442-1, II en raison de textes spéciaux qui fixent des régimes spécifiques, notamment s’agissant de la durée de préavis ou des conditions de rupture.

  • Relations entre agent commercial et mandant
    • Les relations entretenues par une agence commerciale sont régies par l’article L. 134-11 du Code de commerce, qui prévoit une durée de préavis spécifique fondée sur la durée de la relation.
    • Ce régime exclut donc l’application de l’article L. 442-1, II à ces relations (Cass. com., 3 avr. 2012, n° 11-13.527).
  • Rupture de crédits bancaires
    • Les relations entre établissements de crédit et emprunteurs sont régies par l’article L. 313-12 du Code monétaire et financier, qui impose un préavis minimal de 60 jours en cas de rupture de crédit.
    • Ce régime prévaut sur les dispositions générales relatives à la rupture brutale (Cass. com., 25 oct. 2017, n°16-16.839).
  • Relations internes à un groupement
    • Les relations internes entre les membres d’un groupement, tel qu’une coopérative, sont également exclues, sauf si la rupture concerne des relations commerciales externes (Cass. com., 18 oct. 2017, n°16-18.864).

2. Les parties intéressées à la relation commerciale

L’article L. 442-1, II du Code de commerce, en visant toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, repose sur une conception extensive quant à l’identification des parties susceptibles d’être concernées par la rupture d’une relation commerciale établie.

A cet égard, cette disposition soulève deux interrogations fondamentales :

  • D’une part, elle invite à déterminer qui peut être considéré comme l’auteur de la rupture, c’est-à-dire la personne dont la responsabilité pourrait être recherchée en cas de manquement.
  • D’autre part, elle conduit à s’interroger sur l’identité de la victime, autrement dit, sur les personnes habilitées à agir en réparation du préjudice subi. Cette victime peut être directement impliquée dans la relation commerciale ou, dans des cas plus rares, un tiers indirectement affecté.

C’est là tout l’enjeu d’une analyse approfondie des parties intéressées à la relation commerciale.

a. L’auteur de la rupture

La détermination de l’auteur de la rupture, au sens de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, revêt une importance capitale, dans la mesure où c’est sur cette personne que repose la responsabilité de la rupture brutale et qu’elle sera, à ce titre, susceptible de faire l’objet d’une action en réparation.

Cette qualification détermine donc non seulement l’imputabilité du manquement, mais également l’identification des acteurs économiques concernés par le champ d’application de cette disposition.

L’article L. 442-1, II du Code de commerce définit l’auteur de la rupture comme « toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services ». Cette rédaction, volontairement large, recouvre aussi bien les opérateurs classiques du commerce que des entités dont l’activité n’est pas nécessairement qualifiée de commerciale.

Ainsi, comme vu précédemment, la Cour de cassation a-t-elle jugé qu’une société d’assurance mutuelle, bien que son activité soit expressément qualifiée de non commerciale par l’article L. 322-26-1 du Code des assurances, pouvait néanmoins être considérée comme l’auteur d’une rupture brutale, dès lors qu’elle exerce une activité de service (Cass. com., 14 sept. 2010, n°09-14.322).

De même, une fédération sportive constituée sous forme d’association peut, lorsqu’elle propose des prestations économiques, entrer dans le champ d’application de l’article L. 442-1, II (CA Paris, 24 sept. 2021, n° 18/02209).

Cependant, il est essentiel que l’auteur de la rupture exerce une véritable activité économique. Cette exigence a permis, par exemple, d’écarter du champ d’application une chambre nationale des huissiers de justice, dont les activités ne répondaient pas à cette condition (TGI Paris, 4 janv. 2011, n° 09/11289).

À l’inverse, des entités publiques ou des syndicats de copropriétaires, pour autant qu’ils proposent des prestations de service pour les besoins d’une activité économique, peuvent être inclus dans la définition (Cass. com., 28 juin 2023, n°21-16.940).

Enfin, la responsabilité au titre de l’article 442-1, II du Code de commerce peut également être étendue aux auteurs indirects.

Une société mère, par exemple, peut être tenue responsable de la rupture si elle a dicté les décisions de ses filiales en matière de relations commerciales, privant ainsi celles-ci de toute autonomie (Cass. com., 5 juill. 2016, n° 14-27.030).

Cette extension souligne la volonté jurisprudentielle d’imputer la responsabilité à l’entité réelle derrière les décisions stratégiques.

b. La victime de la rupture

i. La partie victime de la rupture

La détermination des personnes susceptibles d’être qualifiées de victimes au sens de l’article L. 442-1, II du Code de commerce revêt une importance essentielle.

En effet, seules celles qui peuvent se prévaloir de cette qualité seront en mesure d’engager la responsabilité de l’auteur de la rupture et de solliciter réparation pour le préjudice subi.

Cette qualification constitue donc un préalable fondamental à toute action en responsabilité fondée sur cette disposition.

==>Une approche extensive de la notion de victime

Contrairement à l’auteur de la rupture, expressément visé par l’article L. 442-1, II du Code de commerce comme étant « toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services », le texte demeure silencieux quant à la qualité de la victime.

Cette absence de précision a conduit à une interprétation jurisprudentielle extensive, visant à élargir le champ des bénéficiaires de la protection contre les ruptures brutales de relations commerciales.

La Cour de cassation a ainsi affirmé que la responsabilité de l’auteur pouvait être engagée « quel que soit le statut juridique de la victime du comportement incriminé » (Cass. com., 6 févr. 2007, n°03-20.463).

Dans cette affaire, une association organisant des événements pour une société exploitant un musée, a vu sa collaboration brutalement interrompue.

La Cour d’appel avait écarté son action en responsabilité au motif que les associations ne pouvaient habituellement accomplir des prestations commerciales.

En censurant cette position, la Cour de cassation a clairement établi que le statut juridique de la victime ne constituait pas un critère pertinent, dès lors qu’une relation commerciale établie pouvait être démontrée.

==>Les personnes exclues de la qualification de victime

Si l’interprétation de l’article L. 442-1, II du Code de commerce s’attache à une définition large de la qualité de victime, elle trouve toutefois ses limites lorsqu’il s’agit de professionnels soumis à des interdictions légales ou réglementaires d’exercer des activités commerciales.

Ces exclusions, issues de règles spécifiques souvent fondées sur des considérations déontologiques, justifient l’inapplicabilité de cette disposition à certaines professions. Ainsi, un notaire, à qui toute activité commerciale est interdite en vertu de l’article 13, 1° du décret du 19 décembre 1945, ne peut se prévaloir de l’article L. 442-1, II pour contester la rupture d’une relation d’affaires avec une banque (Cass. com., 20 janv. 2009, n° 07-17.556). De même, les avocats, en vertu de l’article 111 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, sont exclus du champ d’application de cette disposition. La Cour de cassation a ainsi jugé qu’un avocat ne pouvait invoquer cet article contre un client, y compris lorsque ce client est une banque commerciale (Cass. com., 24 nov. 2015, n° 14-22.578). Les conseils en propriété industrielle, soumis à une règle analogue par l’article L. 422-12 du Code de la propriété intellectuelle, relèvent également de cette exclusion (Cass. com., 3 avr. 2013, n° 12-17.905).

D’autres professions, comme celle de médecin, sont également concernées. La Cour de cassation a estimé qu’un médecin ne pouvait engager la responsabilité d’une clinique en raison de la rupture brutale d’une relation d’affaires, la profession médicale devant être exercée en dehors de tout cadre commercial (Cass. com., 23 oct. 2007, n°06-16.774).

Ces exclusions ne se fondent pas exclusivement sur l’interdiction légale ou réglementaire d’exercer une activité commerciale. Elles reposent également sur la nature des relations entre ces professionnels et leurs clients, lesquelles sont souvent caractérisées par leur intuitu personae. Ces relations, bâties sur la confiance mutuelle, sont intrinsèquement précaires et ne présentent pas la stabilité requise pour être qualifiées de relations commerciales établies au sens de l’article L. 442-1,

ii. Le tiers victime de la rupture

Si le principe général veut qu’une « relation commerciale établie s’entende d’échanges commerciaux conclus directement entre les parties » (Cass. com., 7 oct. 2014, n° 13-20.390), la jurisprudence admet néanmoins que des tiers puissent invoquer un préjudice découlant d’une rupture brutale, à condition de démontrer un préjudice personnel distinct et direct.

Dans la plupart des cas, les actions intentées par des tiers reposent sur le fondement de la responsabilité délictuelle de droit commun.

Ainsi, un distributeur indirect, affecté par la cessation des relations entre son fournisseur principal et un partenaire commercial, peut rechercher la responsabilité de l’auteur de la rupture, sous réserve d’établir un préjudice spécifique qui lui est propre (Cass. com., 6 sept. 2011, n°10-11.975).

Dans cette affaire, un tiers impliqué dans la chaîne de distribution avait subi des conséquences économiques directes liées à l’arrêt brutal des approvisionnements en amont. La Cour de cassation a confirmé que le tiers pouvait agir en réparation sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, dès lors que le préjudice invoqué était autonome et causé directement par la rupture.

De même, les associés d’une société coopérative ont été autorisés à agir pour les préjudices spécifiques qu’ils ont subis en raison d’une rupture affectant leur structure (Cass. com., 26 nov. 2013, n°12-26.015). Ces situations mettent en lumière le caractère potentiellement étendu des effets économiques de la rupture, touchant des personnes autres que les parties directement engagées dans la relation.

La situation des sous-traitants est particulièrement intéressante. Bien qu’ils ne soient pas directement liés au donneur d’ordre, leur situation peut néanmoins justifier une protection particulière.

Dans une affaire marquante, la Cour de cassation a reconnu que, dans certains cas exceptionnels, un sous-traitant pouvait agir sur le fondement de l’article L. 442-1, II du Code de commerce (Cass. com., 18 mai 2010, n°08-21.681).

En l’espèce, un donneur d’ordre avait conclu un contrat principal avec un prestataire, lequel prévoyait explicitement l’intervention d’un sous-traitant pour l’exécution de certaines prestations. Ce sous-traitant, bien que n’étant pas directement lié contractuellement au donneur d’ordre, était mentionné dans les accords comme un acteur essentiel de l’exécution des prestations, avec une rémunération directement assurée par le donneur d’ordre.

Face à une rupture brutale des relations commerciales, le sous-traitant a engagé une action conjointe avec le prestataire principal. Il a démontré qu’il réalisait un chiffre d’affaires propre en lien direct avec le donneur d’ordre, justifiant ainsi d’un intérêt à agir. La Cour d’appel, confirmée sur ce point par la Cour de cassation, a validé cette recevabilité, estimant que le lien entre le donneur d’ordre et le sous-traitant, bien que non contractuel, était suffisamment structurant pour l’activité de ce dernier.

La reconnaissance de cet intérêt à agir repose sur la spécificité des prestations fournies par le sous-traitant et sur leur intégration dans la relation commerciale entre le donneur d’ordre et le prestataire principal. La Haute juridiction a souligné que le sous-traitant avait subi un préjudice propre, résultant directement de la rupture brutale, et que ce préjudice était distinct de celui du prestataire principal.

Cette dernière a toutefois rappelé que la protection offerte par l’article L. 442-1, II ne s’applique pas de manière automatique. Dans cette même affaire, elle a critiqué l’analyse de la Cour d’appel, qui n’avait pas suffisamment examiné si la relation commerciale présentait une stabilité suffisante pour justifier l’application de cet article. La Chambre commerciale a ainsi mis en avant l’importance de la prévisibilité et de la pérennité des relations pour caractériser une relation commerciale établie.

C) L’existence d’une relation commerciale établie

1. Définition de la notion de relation commerciale établie

La notion de « relation commerciale établie », bien que non définie par les textes, repose sur une interprétation essentiellement jurisprudentielle, influencée par des considérations économiques.

La Cour de cassation l’a précisée dans son rapport annuel de 2008 : il y a relation commerciale établie dans les cas « où la relation commerciale entre les parties revêtait avant la rupture un caractère suivi, stable et habituel et où la partie victime de l’interruption pouvait raisonnablement anticiper pour l’avenir une certaine continuité du flux d’affaires avec son partenaire commercial ».

Il ressort de cette définition que la relation commerciale établie dépasse la simple existence de contrats ou d’échanges ponctuels entre les parties. Elle repose sur des éléments objectifs et subjectifs qui traduisent une prévisibilité et une régularité dans les échanges, permettant de fonder une attente légitime quant à la pérennité du partenariat.

La notion s’articule autour de trois éléments fondamentaux. Le premier réside dans le caractère suivi, stable et habituel des échanges entre les parties, traduisant une collaboration durable. Le deuxième repose sur l’attente légitime qu’une partie peut nourrir quant à la pérennité de la relation, cette anticipation étant fondée sur des comportements ou engagements explicites ou implicites. Enfin, le troisième élément porte sur la régularité et le caractère significatif des échanges, lesquels permettent d’apprécier l’importance économique et stratégique de la relation. Ces trois axes, éclairés par la jurisprudence, permettent de qualifier une relation de commerciale établie.

==>Caractère suivi, stable et habituel des échanges

Une relation commerciale établie suppose tout d’abord des échanges réguliers et stables, traduisant une collaboration durable. Ce caractère suivi et habituel ne nécessite pas une permanence des échanges, mais implique une continuité suffisante pour instaurer une prévisibilité.

Dans une affaire concernant une société de sous-traitance opérant pour un donneur d’ordre au Turkménistan, la Cour de cassation a jugé que l’absence de contrat-cadre, d’exclusivité ou de garantie de chiffre d’affaires, combinée à la liberté laissée au donneur d’ordre de consulter d’autres prestataires pour chaque projet, excluait le caractère suivi et stable de la relation (Cass. com., 16 déc. 2008, n°07-15.589).

À l’inverse, la régularité des participations d’un négociant en vin à un salon pendant plus de quinze ans, même limitée à quelques jours par an, a permis de qualifier la relation de suivie et stable. La Cour de cassation a notamment relevé la fourniture constante de services connexes, tels que des prestations promotionnelles ou des assurances, qui témoignaient d’une relation durable (Cass. com., 15 sept. 2009, n° 08-19.200).

==>Anticipation raisonnable de continuité

Le deuxième élément de la définition de relation commerciale établie réside dans l’attente légitime qu’une partie peut nourrir quant à la pérennité de la relation. Cette croyance, fondée sur des comportements ou engagements explicites ou implicites, est appréciée in concreto par la jurisprudence.

Dans l’affaire concernant la sous-traitance au Turkménistan, la liberté totale du donneur d’ordre de choisir ses prestataires, combinée à des consultations régulières de concurrents, a conduit la Chambre commerciale à exclure toute possibilité pour le sous-traitant de nourrir une croyance légitime en la continuité des relations (Cass. com., 16 déc. 2008, n°07-15.589).

En revanche, dans l’affaire relative au négociant en vin, la participation constante et sans interruption pendant plus de quinze ans, bien qu’aucun contrat-cadre ou engagement explicite ne l’ait formalisée, a légitimé une attente raisonnable de continuité. La régularité des interactions et leur impact stratégique ont suffi pour fonder une anticipation légitime de la pérennité de la relation (Cass. com., 15 sept. 2009, n° 08-19.200).

==>Régularité et caractère significatif des échanges

Enfin, une relation commerciale ne peut être qualifiée d’établie que si les échanges sont suffisamment réguliers et significatifs. Cette régularité peut s’apprécier indépendamment de leur fréquence, dès lors qu’ils traduisent une relation économique durable et impactante pour les parties.

Dans l’affaire relative au sous-traitant, la Cour a constaté que chaque contrat dépendait des projets spécifiques obtenus par le donneur d’ordre. Cette absence de régularité et de continuité économique a conduit à écarter le caractère établi de la relation (Cass. com., 16 déc. 2008, n°07-15.589).

À l’opposé, une collaboration annuelle et continue, bien que limitée à quelques jours par an, combinée à des prestations connexes régulières tout au long de l’année, a suffi à établir une relation commerciale suivie et significative dans l’affaire Comexpo Paris (Cass. com., 15 sept. 2009, n° 08-19.200. La Cour de cassation a ainsi retenu que la régularité des interactions, renforcée par leur impact stratégique, était un critère déterminant.

2. Critères du caractère établi de la relation commerciale

La notion de relation commerciale établie repose sur plusieurs critères précis que la jurisprudence a progressivement dégagés, permettant d’apprécier si les interactions entre les parties revêtent un caractère suffisamment structuré et pérenne pour bénéficier de la protection offerte par l’article L. 442-1, II du Code de commerce.

a. Durée de la relation

La durée constitue un critère essentiel dans l’appréciation du caractère établi d’une relation commerciale, bien qu’elle ne puisse à elle seule suffire à cette qualification.

Les juridictions doivent analyser cette durée en tenant compte de la constance des échanges et de la pérennité de la relation, tout en contextualisant cette durée dans les spécificités des relations entre les parties.

Une relation commerciale prolongée, marquée par une continuité des interactions et une régularité des échanges, tend à renforcer la confiance dans sa pérennité. La chambre commerciale de la Cour de cassation a ainsi reconnu le caractère établi d’une relation ayant duré plus de 15 ans, malgré des échanges limités à un événement annuel.

Dans cette affaire, la régularité des participations et la fourniture de prestations annexes tout au long de l’année, comme des services promotionnels, ont suffi à caractériser une collaboration durable et stable (Cass. com., 16 déc. 2008, n°07-15.589).

À l’inverse, une durée brève empêche de qualifier une relation de commerciale « établie ». Dans une affaire relative à la commercialisation de logiciels, la Cour de cassation a jugé que des relations ayant duré seulement quelques mois étaient insuffisantes pour établir une collaboration stable et durable. La brièveté de cette relation ne permettait pas au partenaire de nourrir une croyance légitime en sa continuité, même en présence de plusieurs interactions commerciales (Cass. com., 18 déc. 2007, n° 06-10.390).

De même, la cour d’appel de Paris a récemment estimé qu’une relation commerciale d’un an, bien qu’accompagnée de plusieurs échanges contractuels, ne présentait pas une stabilité suffisante pour être qualifiée d’établie. La juridiction a souligné qu’une telle brièveté exclut une prévisibilité permettant d’instaurer un climat de confiance entre les parties (CA Paris, 30 juin 2023, n° 21/17252).

Lorsque la relation commerciale repose sur une succession de contrats, les juridictions doivent prendre en compte l’ensemble de la durée des relations, et non se limiter à l’examen du dernier contrat en date.

La chambre commerciale de la Cour de cassation a rappelé que cette approche globale est nécessaire pour éviter de priver une décision de base légale. Ainsi, dans une affaire où la relation commerciale invoquée s’étendait sur plusieurs années, la juridiction a censuré un arrêt d’appel qui s’était borné à analyser la durée d’un contrat unique sans tenir compte des relations antérieures (Cass. com., 16 févr. 2022, n° 20-18.844)).

b. Continuité et caractère suivi des échanges

La continuité, traduisant un caractère suivi et stable des interactions, est un autre critère clé dans l’évaluation d’une relation commerciale établie.

Elle ne suppose pas nécessairement une permanence des échanges, mais plutôt une régularité suffisante pour instaurer une prévisibilité.

La jurisprudence reconnaît qu’une succession de contrats ponctuels, dès lors qu’elle s’inscrit dans une dynamique régulière et prévisible, peut suffire à établir le caractère suivi de la relation. Par exemple, la fourniture de prestations limitées à quelques jours par an mais renouvelées sur une période de 14 ans a été jugée suffisante pour établir une relation commerciale (Cass. com., 15 sept. 2009, n° 08-19.200).

A l’inverse, la précarité des relations, liée à une succession de contrats indépendants, peut exclure le caractère suivi. Dans une affaire concernant une société de sous-traitance dans le secteur de l’habillement, la fluctuation et l’irrégularité des commandes inhérentes au secteur ont conduit à écarter toute continuité, reflétant une instabilité économique (Cass. com., 27 mars 2019, n° 17-18.047).

Le recours systématique à des appels d’offres ou à des consultations régulières de concurrents fragilise également la continuité. Dans une affaire où chaque mission était soumise à une mise en concurrence, la Cour d’appel de Versailles a jugé que cette pratique excluait toute permanence garantie et plaçait la relation dans une perspective de précarité certaine (CA Versailles, 24 mars 2005, n° 03/08306).

c. Caractère significatif des échanges

Le caractère significatif des échanges se mesure principalement à l’aune de leur importance économique et stratégique pour les parties. Une relation significative reflète une contribution notable aux activités des parties, sans pour autant exiger une situation de dépendance économique.

La jurisprudence considère que le caractère significatif peut être établi lorsqu’une relation représente une part substantielle du chiffre d’affaires d’une des parties. Par exemple, la fourniture régulière de prestations représentant jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires d’un fournisseur a été jugée comme un indice de relation significative (CA Caen, 2 juin 2005).

A l’inverse, des relations économiquement insignifiantes ou caractérisées par de faibles volumes de transactions ne permettent pas de fonder une qualification de relation commerciale établie. La Cour d’appel de Bordeaux a ainsi exclu une relation basée sur des commandes limitées à une trentaine de caisses de vin par an (CA Bordeaux, 30 avr. 2009).

Le développement progressif des relations constitue un critère clé pour caractériser une relation commerciale établie, notamment lorsqu’il traduit une intensification des échanges et une structuration croissante du courant d’affaires.

La jurisprudence reconnaît que l’accumulation de contrats successifs, couplée à une montée en puissance des échanges, peut témoigner d’un courant d’affaires significatif et durable.

Ainsi, dans une affaire examinée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, impliquant une société de production et un diffuseur, il a été jugé que la constance et l’importance des échanges, bien que fondés sur des contrats indépendants, justifiaient la qualification de relation commerciale établie (Cass. com., 25 sept. 2012, n°11-24.425).

Pendant près de sept ans, les collaborations avaient abouti à la réalisation de cinq séries de magazines, quatre documentaires et un programme court comprenant 260 modules. Ces projets s’inscrivaient dans une succession ininterrompue de contrats dont l’exécution avait généré un courant d’affaires atteignant plusieurs millions d’euros par an. La diversité des projets, leur régularité et l’ampleur des montants engagés reflétaient une collaboration à la fois stable, suivie et habituelle.

La Cour de cassation a également souligné que la stabilité perçue par les sociétés collaboratrices était renforcée par des éléments contextuels tels que la signature d’un protocole d’accord et la continuité des propositions d’émissions conformes à la ligne éditoriale du partenaire. Ces éléments, bien que non formalisés par un accord-cadre ou des engagements explicites, avaient légitimement conduit les entreprises à croire en la pérennité de leur relation.

Cette décision illustre que l’évolution progressive et significative d’une relation commerciale, évaluée à l’aune de sa régularité et de son impact économique, peut suffire à établir son caractère durable, indépendamment de la nature unique ou distincte de chaque contrat.

d. Stabilité de la relation

La stabilité de la relation, souvent issue de la réunion des critères précédents, constitue un élément fondamental dans la caractérisation d’une relation commerciale établie. Elle permet d’écarter l’hypothèse d’une précarité économique ou juridique.

Certaines relations commerciales sont, par leur nature ou en raison du secteur d’activité, marquées par une instabilité structurelle qui empêche leur qualification de relation « établie ».

Cette précarité peut être objective, liée aux caractéristiques des prestations ou des contrats liant les parties. Ainsi, dans une affaire relative à l’exploitation de stations-service autoroutières, la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que la relation commerciale entre une société mandataire et son donneur d’ordre ne pouvait être qualifiée d’« établie ».

En effet, les contrats liant les parties, bien que successifs, étaient à durée déterminée et subordonnés à la concession autoroutière détenue par le donneur d’ordre. La Haute juridiction a relevé que cette concession arrivant à son terme, la relation commerciale ne présentait pas une stabilité suffisante pour faire naître une anticipation légitime de continuité. L’absence de renouvellement de la concession, condition essentielle à la poursuite des contrats, excluait toute croyance raisonnable en une pérennité des relations (Cass. com., 27 mai 2021, n° 19-19.595).

Outre cette précarité objective, les parties peuvent volontairement introduire des éléments de précarité dans leurs relations par le biais de clauses contractuelles ou de pratiques spécifiques. L’insertion de clauses excluant formellement toute reconduction tacite d’un contrat est un exemple classique. Cette démarche contractuelle a été jugée suffisante pour empêcher la partie cocontractante de nourrir une croyance légitime en la stabilité ou la pérennité de la relation.

Ainsi, la cour d’appel de Paris a estimé que l’absence de reconduction tacite instaurait une instabilité manifeste, incompatible avec la qualification de relation commerciale établie (CA Paris, 29 mai 2008, n° 05/0010).

Toutefois, il convient de noter que la qualification d’une relation commerciale comme « établie » dépend également des comportements adoptés par les parties au-delà des clauses inscrites dans leurs contrats.

Une clause de non-reconduction peut être écartée si les pratiques des parties démontrent une volonté implicite de poursuivre la relation de manière pérenne et stable. Les juges du fond doivent alors rechercher si la relation concrète entre les parties a pu légitimement faire naître une attente de continuité, même en présence d’éléments contractuels contraires.

II) Les conditions relatives à la rupture

A) Une rupture

1. Définition

L’article L. 442-1, II du Code de commerce prohibe le fait de « rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie ». La formulation, particulièrement large, interpelle et invite à clarifier ce qu’il faut entendre par rupture, au regard tant de sa nature que de son intensité.

En droit, la notion de rupture renvoie traditionnellement à la cessation d’une relation, impliquant un arrêt total des échanges ou du partenariat.

Cependant, l’article L. 442-1, II du Code de commerce dépasse cette acception classique. En visant explicitement la rupture « même partielle », il ouvre la voie à une analyse plus fine, s’intéressant aux situations où la relation, sans être intégralement interrompue, subit des modifications suffisamment significatives pour être qualifiées de ruptures.

La question clé réside donc dans la détermination du seuil au-delà duquel une modification des conditions de la relation peut être qualifiée de rupture partielle. Une simple diminution de l’intensité des relations suffit-elle?? Ou doit-on exiger un bouleversement substantiel de leur économie générale??

La jurisprudence, soucieuse de préserver un équilibre entre les parties, s’attache à discerner la gravité nécessaire pour caractériser une rupture partielle, laquelle se définit comme une modification substantielle, imposée unilatéralement, et de nature à affecter significativement l’équilibre économique de la relation.

Ainsi, une simple fluctuation, inhérente à la vie des affaires ou justifiée par des facteurs externes, n’est pas suffisante pour caractériser une rupture, même partielle, d’une relation commerciale établie.

Un arrêt rendu par la Cour de cassation le 19 janvier 2016 illustre parfaitement ce principe (Cass. com., 19 janv. 2016, n°14-24.687).

Dans cette affaire, un fournisseur avait supprimé des remises exceptionnelles initialement accordées à son distributeur en raison de la diversification des sources d’approvisionnement de ce dernier, qui ne respectait plus les conditions contractuelles imposées pour bénéficier de ces avantages.

La Cour de cassation a validé l’analyse des juges du fond, estimant que cette modification tarifaire, bien qu’elle ait conduit à une augmentation de 15 % des coûts d’acquisition pour le distributeur, ne constituait pas une rupture partielle.

Cette décision s’appuyait sur plusieurs éléments. D’une part, la suppression des remises trouvait sa justification dans le comportement du distributeur, qui avait choisi de ne plus se conformer aux conditions contractuelles. D’autre part, cette modification ne privait pas le distributeur de la possibilité de poursuivre la relation commerciale avec le fournisseur dans des conditions équitables, comparables à celles offertes à ses concurrents.

Cet arrêt souligne que la qualification de rupture, même partielle, requiert l’existence d’une modification unilatérale substantielle qui bouleverse de manière notable l’équilibre économique de la relation. Il ne saurait en être ainsi lorsque la modification résulte d’une application stricte des termes contractuels ou lorsque son impact est limité et objectivement justifié par les circonstances.

Enfin, il peut être observé que pour qu’une rupture soit qualifiée de partielle ou totale, il est impératif qu’elle puisse être imputée à une des parties.

En effet, l’article L. 442-1, II du Code de commerce repose sur l’idée que la responsabilité ne peut être engagée que si l’une des parties est clairement identifiée comme l’auteur de la rupture.

Cette exigence d’imputation assure une cohérence dans l’application du texte et évite que des situations résultant de circonstances indépendantes de la volonté des parties soient indûment qualifiées de rupture.

Dans un arrêt rendu le 3 juillet 2019, la Cour de cassation a jugé en ce sens que la rupture d’une relation commerciale établie ne peut être imputée à l’une des parties lorsque celle-ci résulte de circonstances telles que l’échec de négociations menées de bonne foi.

Dans cette affaire, une société reprochait à son partenaire commercial de longue date de ne pas avoir accepté son offre de prix pour le millésime 2009, ce qui aurait, selon elle, entraîné la rupture de leur relation commerciale établie depuis 46 ans.

Cependant, les juges ont relevé que cette situation découlait de l’impossibilité des parties de parvenir à un accord tarifaire après une année de discussions.

En conséquence, la Cour de cassation a conclu que la rupture ne pouvait être imputée à aucune des deux parties, l’absence de consensus sur les conditions tarifaires constituant un élément neutre, excluant toute responsabilité pour rupture brutale de la relation (Cass. com., 3 juill. 2019, n° 18-10.580).

Il s’infère de cette décision que l’échec de négociations menées de bonne foi ne saurait suffire à établir l’imputation d’une rupture.

De même, dans un arrêt du 1er décembre 2021, la Cour de cassation a précisé que la rupture ne peut être imputée à une partie lorsqu’elle découle de contraintes économiques objectives ou d’une adaptation nécessaire au marché.

En l’espèce, un photographe reprochait à une entreprise de vente par correspondance d’avoir cessé de lui commander des clichés destinés à son catalogue papier, ce qui constituait, selon lui, une rupture brutale de la relation commerciale. Or, la Haute juridiction a constaté que cette décision résultait de la crise du modèle économique traditionnel de vente par correspondance et de l’évolution vers un format numérique.

L’entreprise avait progressivement réduit ses commandes, tout en informant son partenaire des changements à venir, avant de mettre fin à leur collaboration lorsque ce dernier avait refusé de s’adapter à ces nouvelles exigences. La Chambre commerciale a donc jugé que l’arrêt des commandes ne pouvait être qualifié de rupture brutale imputable à l’entreprise, celle-ci ayant agi dans le cadre d’une réorganisation légitime dictée par des contraintes économiques (Cass. com., 1er déc. 2021, n° 20-19.113).

Ces deux arrêts soulignent l’importance d’identifier clairement l’auteur de la rupture, qu’elle soit partielle ou totale, et d’examiner les circonstances dans lesquelles elle s’inscrit.

Une rupture ne peut être imputée à une partie que si celle-ci adopte un comportement unilatéral, dépourvu de justification économique ou contractuelle, et portant atteinte à l’équilibre de la relation. À défaut, la rupture sera considérée comme imputable à des circonstances extérieures ou partagée entre les parties, ce qui exclut toute responsabilité.

2. Les situations constitutives de ruptures partielles

Plusieurs situations imposées à un partenaire sont susceptibles de s’analyser en une rupture partielle de la relation.

a. Modification des tarifs ou des remises

Une hausse unilatérale et significative des tarifs, ou une réduction substantielle des remises accordées, peut également s’analyser en une rupture partielle d’une relation commerciale établie lorsque ces modifications bouleversent l’équilibre économique de la relation et sont imposées sans préavis suffisant.

Dans un arrêt du 12 mars 2002, la Cour de cassation a, par exemple, jugé que la brutalité de la rupture pouvait résulter d’une augmentation soudaine et disproportionnée des tarifs.

Dans cette affaire, une entreprise de sous-traitance avait imposé une hausse de prix multipliant par 2,5 à 4 les tarifs pratiqués auparavant, et ce, dans un délai de préavis extrêmement court.

Les juges ont relevé que cette augmentation significative, mise en œuvre dans des conditions abruptes, constituait une rupture partielle, puis totale, des relations commerciales, causant un déséquilibre manifeste au détriment de la partie cocontractante (Cass. com., 12 mars 2002, n° 99-17.578).

De manière similaire, la suppression d’une remise accordée de façon habituelle et prolongée peut être regardée comme une rupture partielle dès lors qu’elle modifie substantiellement les conditions de la relation.

Les juges attachent une importance particulière à la régularité et à la durée des avantages supprimés. Une telle suppression, lorsqu’elle intervient brutalement, peut entraîner des conséquences économiques graves pour le bénéficiaire, notamment si celui-ci s’est structuré en tenant compte de ces conditions.

b. Baisse substantielle des commandes

La diminution brutale des commandes, lorsqu’elle n’est justifiée ni par des raisons économiques objectives ni par des dispositions contractuelles, constitue une situation souvent assimilée à une rupture partielle d’une relation commerciale établie.

Dans un arrêt du 23 janvier 2007, la Cour de cassation a ainsi estimé qu’une société de prêt-à-porter pouvait invoquer une rupture partielle des relations commerciales établies avec son donneur d’ordre, dès lors que le chiffre d’affaires généré par cette relation avait chuté de plus de 75 % en l’espace d’une seule saison.

Les juges ont relevé que cette diminution drastique des commandes n’était justifiée ni par des difficultés liées à la qualité des produits ni par des retards de livraison. Elle résultait uniquement d’un changement stratégique unilatéral, le donneur d’ordre ayant décidé de privilégier d’autres fournisseurs.

En l’absence de préavis suffisant pour permettre à la société de prêt-à-porter de se réorganiser, cette situation a été qualifiée de rupture partielle, puis totale, des relations commerciales établies (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779).

Cette position a, par suite, été repris dans un arrêt rendu le 16 février 2022 aux termes duquel la Cour de cassation a précisé les critères de la rupture partielle (Cass. com., 16 févr. 2022, n° 20-18.844).

Dans cette affaire, une entreprise forestière reprochait à ses cocontractants une diminution significative et progressive de ses commandes, suivie de la résiliation de son contrat pour faute. L’entreprise invoquait une relation commerciale établie depuis plusieurs années, avec des volumes d’affaires considérables, avant une chute brutale de ses activités.

La Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel en rappelant deux principes :

  • D’une part, la réduction significative du chiffre d’affaires peut caractériser une rupture partielle, même si elle intervient de manière progressive, dès lors qu’elle affecte substantiellement l’équilibre économique de la relation commerciale.
  • D’autre part, une résiliation pour faute grave ne peut être qualifiée de légitime que si la gravité de la faute invoquée est démontrée. En l’espèce, les juges du fond avaient omis de vérifier cette condition.

En l’absence de justification contractuelle ou économique et sans préavis adapté, la Haute juridiction a considéré que la diminution drastique des commandes constituait une rupture partielle.

Ces arrêts mettent en lumière les conditions nécessaires pour qu’une baisse des commandes soit qualifiée de rupture partielle.

En premier lieu, une simple diminution liée à des fluctuations normales de marché ne suffit pas. La réduction doit être substantielle, comme dans l’arrêt de 2007, où elle dépassait 75?% sur une saison, ou progressive mais très marquée, comme dans l’arrêt de 2022.

En deuxième lieu, si la baisse des commandes est liée à un motif économique objectif, comme une restructuration ou un désintérêt du marché, elle ne sera pas qualifiée de rupture. En revanche, lorsqu’elle découle d’une décision unilatérale non justifiée, elle peut engager la responsabilité du cocontractant.

En dernier lieu, même en cas de rupture partielle, le donneur d’ordre doit notifier un préavis permettant au partenaire de s’adapter à la situation, faute de quoi la rupture sera jugée brutale.

c. Modification de conditions non financières

Les modifications portant sur des paramètres non financiers peuvent également être assimilées à des ruptures partielles, à condition qu’elles soient substantielles et qu’elles affectent significativement l’équilibre économique ou la capacité d’exécution de la relation commerciale.

Ces situations deviennent particulièrement critiques lorsqu’elles touchent des droits ou avantages déterminants pour le cocontractant, tels que les exclusivités territoriales ou les conditions commerciales stratégiques.

En effet, lorsqu’un contrat repose sur une exclusivité territoriale, sa suppression sans préavis adéquat peut déstabiliser profondément la relation commerciale, voire compromettre l’économie du partenariat.

Comme observé par des auteurs, « la stabilité des relations commerciales repose sur la reconnaissance d’un cadre contractuel équilibré, où les avantages essentiels ne peuvent être remis en cause sans justification ni concertation »[1].

Dans un arrêt du 10 février 2015, la Cour de cassation a retenu la rupture brutale des relations commerciales établies à l’encontre d’une société qui avait supprimé l’exclusivité territoriale de son distributeur, sans maintenir cette condition jusqu’à l’échéance du préavis (Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-26.414).

La haute juridiction a rappelé que, sauf circonstances exceptionnelles, l’octroi d’un préavis implique le maintien des conditions antérieures, particulièrement lorsque ces dernières confèrent un avantage concurrentiel déterminant.

Dans cette affaire, la suppression immédiate de l’exclusivité dans certains départements avait privé le distributeur de la possibilité de se réorganiser pour pallier la perte de cet avantage stratégique.

Outre les exclusivités territoriales, les modifications unilatérales des conditions commerciales jusque-là avantageuses peuvent également être qualifiées de ruptures partielles, dès lors qu’elles affectent substantiellement les modalités d’exécution de la relation.

Un arrêt rendu le 3 février 2015 par la Cour de cassation en fournit une illustration notable (Cass. com., 3 févr. 2015, n° 13-25.496). Dans cette affaire, une société avait supprimé une quasi-exclusivité dont bénéficiait son distributeur depuis plusieurs années, sans accorder de préavis suffisant.

La Chambre commerciale a jugé que même si la relation commerciale n’était pas totalement rompue, la modification des conditions essentielles, telles que la suppression d’une quasi-exclusivité ou des changements significatifs dans les modalités de vente, pouvait constituer une rupture partielle. L’absence de préavis suffisant et la perte des avantages liés à l’exclusivité avaient justifié une indemnisation significative du distributeur évincé.

Cette décision vient souligner que toute modification, même motivée par des contraintes économiques ou stratégiques, doit respecter l’équilibre initialement convenu.

A cet égard, comme l’a rappelé le professeur Malaurie, « une modification unilatérale, même légitime en apparence, ne peut être opposée à un partenaire sans le respect des règles fondamentales assurant la continuité et la stabilité des relations commerciales »[2].

B) Une rupture brutale

1. La notion de brutalité de la rupture

La brutalité d’une rupture commerciale, telle qu’appréhendée par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, repose sur l’idée qu’une relation ne peut être rompue sans laisser un délai raisonnable à l’autre partie pour se réorganiser.

Cette obligation est le reflet d’un principe fondamental de prévisibilité et de continuité dans les relations d’affaires.

Comme affirmé par Marie Malaurie-Vignal « l’exigence d’un préavis suffisant vise à garantir que le partenaire économique ne soit pas placé dans une situation d’impréparation, ce qui compromettrait son activité »[3].

La brutalité, dans le contexte des relations commerciales, se définit ainsi par l’absence ou l’insuffisance d’un préavis adapté aux circonstances de la rupture.

A cet égard, la Cour de cassation a rappelé avec force dans un arrêt du 20 mars 2012 que « la résiliation à effet immédiat, dès lors qu’elle est injustifiée, est nécessairement brutale » (Cass. com., 20 mars 2012, n° 11-12.520).

Cette position découle de l’objectif visé par le texte, qui est de protéger la partie évincée en lui permettant de préparer les ajustements nécessaires.

Selon le professeur Terré, « la notion de préavis raisonnable n’est pas figée et s’apprécie au cas par cas, en tenant compte de l’ancienneté de la relation, de l’état de dépendance économique et des usages du secteur concerné »[4].

Ainsi, une rupture immédiate ou assortie d’un préavis dérisoire est présumée brutale et engage la responsabilité de son auteur.

Un des apports majeurs de la jurisprudence est de dissocier le caractère prévisible de la rupture de sa brutalité juridique.

La Cour de cassation a ainsi jugé dans un arrêt du 28 septembre 2022 que « le caractère prévisible de la rupture d’une relation commerciale établie ne prive pas celle-ci de son caractère brutal si elle ne résulte pas d’un acte du partenaire manifestant son intention de ne pas poursuivre la relation commerciale et faisant courir un délai de préavis » (Cass. com., 28 sept. 2022, n° 21-16.209).

Pour le professeur Ghestin, cette distinction est essentielle : « la prévisibilité subjective ne saurait se substituer à l’exigence d’une notification formelle et non équivoque, seule garante de la sécurité des relations commerciales »[5]. Autrement dit, même si la victime de la rupture pouvait s’attendre à une cessation des relations, la brutalité persiste si le préavis n’est pas explicite et suffisant.

La brutalité de la rupture se mesure également à ses conséquences économiques. Selon François Mathey, « la dépendance économique du partenaire évincé constitue un critère déterminant dans l’appréciation de la brutalité, car elle conditionne la capacité de ce dernier à se réorganiser dans un délai raisonnable »[6].

La jurisprudence confirme que l’absence de justification valable à une rupture immédiate ou insuffisamment notifiée renforce le caractère fautif de cette dernière, notamment lorsque le partenaire évincé se trouve dans une situation de forte dépendance économique (Cass. com., 15 juin 2010, n° 09-66.761).

Cette approche traduit une volonté d’assurer un équilibre équitable entre les parties, même en cas de résiliation.

Ainsi, la notion de brutalité repose sur une analyse conjointe du préavis accordé et des impacts concrets de la rupture sur l’activité de la partie évincée. Ce cadre impose aux entreprises une rigueur accrue dans la gestion de leurs relations contractuelles.

2. La forme du préavis

a. Un écrit

L’article L. 442-1, II du Code de commerce impose que le préavis soit notifié par écrit. Cette exigence légale constitue un garde-fou indispensable pour clarifier la volonté de l’auteur de la rupture et prévenir toute ambiguïté ou contestation ultérieure.

En l’absence de préavis écrit, la rupture est présumée brutale et engage la responsabilité de son auteur.

Dans un arrêt du 17 mars 2004, la Cour de cassation a confirmé que l’absence de préavis écrit dans la rupture d’une relation commerciale établie constitue une faute engageant la responsabilité de son auteur, caractérisant ainsi une rupture brutale (Cass. com., 17 mars 2004, n° 02-17.575).

Dans cette affaire, une société, fournisseur exclusif d’une autre entreprise pour des produits spécifiques portant la marque de cette dernière, avait vu ses relations commerciales interrompues après dix ans de collaboration continue et croissante. La Cour d’appel avait relevé que l’entreprise cliente avait cessé ses approvisionnements auprès de son fournisseur sans aucun préavis écrit. Sur cette base, elle avait jugé que cette rupture constituait une faute, engageant la responsabilité de l’entreprise cliente.

La Cour de cassation a validé cette analyse en rappelant que l’absence d’un préavis écrit constitue une condition suffisante pour qualifier la rupture de brutale, sans qu’il soit nécessaire de démontrer une situation de dépendance économique du cocontractant.

Cette décision réaffirme avec force que l’écrit constitue une exigence essentielle dans le cadre de la notification d’un préavis.

Comme le souligne la doctrine, cette formalité vise à « sécuriser les relations commerciales et à éviter les ruptures abusives en imposant une transparence et une prévisibilité minimales »[7].

b. Modalités de la notification

==>Les modalités admises

Il peut être observé que le mode de notification privilégié en droit commercial reste la lettre recommandée avec accusé de réception, bien que d’autres moyens écrits soient admis par la jurisprudence. Ainsi, un courriel, à condition d’être non équivoque, peut valoir notification régulière du préavis (Cass. com., 8 déc. 2015, n° 14-18.228).

==>Les modalités exclues

La jurisprudence exclut expressément la possibilité de pallier l’absence d’un écrit par des modes informels tels qu’une annonce verbale ou un ralentissement des commandes.

La Cour de cassation a jugé qu’un tel comportement ne pouvait suffire à notifier un préavis de rupture (Cass. com., 24 sept. 2013, n° 12-24.538). De même, la cessation des approvisionnements sans lettre de rupture ni notification écrite est considérée comme irrégulière (Cass. com., 6 sept. 2016, n° 14-25.891).

Cette rigueur vise à garantir la transparence et la sécurité juridique des relations commerciales.

c. Contenu de l’écrit

Si l’exigence d’un écrit est intangible, la jurisprudence admet une certaine flexibilité quant à la forme et au contenu de cet écrit.

Par exemple, tout acte du partenaire manifestant son intention de mettre fin à la relation commerciale et permettant de calculer un délai de préavis peut valoir notification (Cass. com., 6 sept. 2016, n° 14-25.891).

Dans cette affaire, une société, centrale d’achats de produits alimentaires, approvisionnait son partenaire depuis 2003 lorsque ce dernier cessa soudainement ses commandes en mars 2010.

Bien que le partenaire ait avancé que la rupture était prévisible, la Cour de cassation a rappelé que le caractère prévisible d’une cessation ne la privait pas de son caractère brutal si elle ne résultait pas d’un acte clair du partenaire manifestant son intention de ne pas poursuivre les relations et faisant courir un délai de préavis. L’absence de lettre de rupture ou de préavis écrit a conduit à la condamnation pour rupture brutale.

De même, la notification d’un appel d’offres peut constituer une notification valable, à condition qu’elle respecte l’exigence d’un acte écrit. C’est ce qui a été jugé par la Cour de cassation dans un arrêt du 14 février 2018 (Cass. com., 14 févr. 2018, n° 16-24.667).

Dans cette affaire, une société contestant l’existence d’un appel d’offres a été déboutée en appel, les juges ayant considéré que son implication dans un processus de sélection démontrait sa connaissance d’un éventuel changement de prestataire.

La Cour de cassation a néanmoins censuré cette décision, au motif que la cour d’appel n’avait pas constaté que l’appel d’offres, qui était au cœur de la rupture, avait été formalisé par écrit. Cet arrêt réaffirme que l’écrit est une condition impérative pour la validité de la notification.

Reste que, pour être valable, la notification doit être dénuée de toute équivocité. Elle doit exprimer clairement la volonté de rompre et préciser la date effective de cessation des relations commerciales.

En l’absence de ces éléments, le préavis sera jugé insuffisant ou inexistant, comme dans l’hypothèse où une entreprise continue d’entretenir des relations ambivalentes après avoir annoncé une rupture (Cass. com., 29 janv. 2013, n° 11-23.676).

d. Portée de l’exigence d’écrit

Le caractère prévisible de la rupture est sans effet sur l’obligation d’un préavis écrit. La Cour de cassation a jugé en ce sens dans un arrêt du 28 septembre 2022 que même si la partie évincée pouvait s’attendre à la rupture, l’absence d’un écrit formel rendant le préavis clair et opposable entraîne la caractérisation d’une rupture brutale (Cass. com., 28 sept. 2022, n° 21-16.209).

Cette position, soutenue par le professeur Ghestin, confirme que « l’écrit joue un rôle fondamental dans l’équilibre des relations commerciales en imposant une transparence et une clarté indispensables à la stabilité des affaires ».

En définitive, l’exigence d’un préavis écrit n’est pas une simple formalité, mais un impératif destiné à prévenir les abus et à garantir une gestion maîtrisée des ruptures commerciales.

3. Le point de départ du préavis

Le délai de préavis commence à courir dès que l’intention de rupture est clairement manifestée par une notification explicite.

Ainsi, lorsque l’intention de recourir à un appel d’offres est notifiée par une entreprise à son partenaire commercial, cette notification marque le point de départ du préavis (Cass. com., 6 juin 2001, n° 99-20.831).

Dans cette affaire, la Cour de cassation a jugé que la manifestation d’une volonté claire de réorganiser les relations commerciales, en procédant par appel d’offres, équivalait à une notification de rupture et faisait courir le délai de préavis.

De manière similaire, il a été précisé que le simple fait de faire connaître à son partenaire son intention de ne pas poursuivre les relations dans les conditions antérieures peut constituer une notification valable.

Par exemple, un courriel informant de cette décision a été jugé suffisant pour faire courir le délai de préavis, dès lors qu’il exprime sans ambiguïté la volonté de mettre fin à la relation commerciale (Cass. com., 8 déc. 2015, n° 14-18.228). Ce principe s’applique également lorsque l’appel d’offres est notifié par d’autres moyens écrits, à condition que cette notification soit claire et précise quant à son objet.

Toutefois, la notification de la rupture ne produit ses effets que si elle indique explicitement la date à laquelle la relation commerciale cessera, faute de quoi le délai de préavis ne peut être valablement initié. La Cour de cassation a fermement rappelé ce principe dans une affaire opposant une centrale de référencement à son fournisseur (Cass. com., 27 mai 2021, n° 19-18.301).

Dans cette affaire, la notification initiale de l’intention de recourir à un appel d’offres, effectuée par courriel le 27 mai 2013, ne mentionnait aucune date précise de cessation des relations commerciales. La partie notifiante avait ultérieurement communiqué une date effective de rupture, mais bien après l’envoi de la notification.

En statuant sur cette situation, la Cour de cassation a précisé que, selon l’article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, dans sa rédaction applicable, la responsabilité pour rupture brutale d’une relation commerciale établie est engagée lorsque la notification de rupture ne précise pas clairement la date à laquelle le préavis prendra fin.

La Haute juridiction a souligné que le préavis ne peut commencer à courir qu’à partir du moment où cette date est indiquée. En l’espèce, la notification initiale, bien qu’exprimant l’intention de rupture, était jugée insuffisante pour faire débuter le délai de préavis, faute de précision sur la date de cessation effective des relations commerciales.

Ce raisonnement a conduit la Chambre commerciale à casser l’arrêt de la cour d’appel, laquelle avait considéré que la notification initiale était suffisante pour déclencher le préavis.

En retenant que la date de cessation effective n’avait été communiquée que postérieurement, la Cour de cassation a rappelé que l’exigence de clarté et de précision est indispensable pour garantir la sécurité juridique et permettre au partenaire commercial évincé de se réorganiser de manière adéquate.

Ainsi, la notification de rupture, pour être valide, doit non seulement exprimer une intention claire, mais aussi préciser de manière explicite la date de cessation des relations. À défaut, la notification est inopérante et expose l’auteur de la rupture à des sanctions pour brutalité.

4. La durée du préavis

a. Principe général

L’article L. 442-1, II, du Code de commerce impose qu’une rupture de relation commerciale établie soit précédée d’un préavis écrit suffisant. Ce préavis doit tenir compte de plusieurs éléments, notamment :

  • La durée de la relation commerciale ;
  • Les usages du commerce propres au secteur d’activité concerné ;
  • Les accords interprofessionnels, lorsqu’ils existent.

La Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 24 octobre 2018 que ce préavis doit être « raisonnable ou suffisant », une appréciation laissée à la souveraine appréciation des juges du fond (Cass. com., 24 oct. 2018, n° 17-16.011).

Ces derniers doivent examiner in concreto la situation, en tenant compte de la durée de la relation commerciale, des usages en vigueur, et des autres circonstances pertinentes au moment de la rupture. Ce cadre permet de garantir que la partie évincée dispose du temps nécessaire pour se réorganiser ou trouver un nouveau partenaire commercial.

Il peut être observé que l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019 a introduit une innovation majeure en établissant un seuil légal de sécurité dans l’appréciation de la durée du préavis.

Désormais, un préavis de 18 mois exonère automatiquement l’auteur de la rupture de toute responsabilité liée à une durée insuffisante.

Ce mécanisme, prévu expressément à l’article L. 442-1, II, répond à un double objectif :

  • Harmoniser la jurisprudence : avant cette réforme, les juges appréciaient la suffisance du préavis selon un faisceau d’indices, ce qui pouvait engendrer des décisions divergentes.
  • Offrir une sécurité juridique aux opérateurs économiques : les entreprises peuvent désormais sécuriser leurs décisions en respectant ce seuil minimal, sans craindre une réévaluation judiciaire.

Toutefois, cette disposition ne limite pas la possibilité de prévoir des préavis plus longs en fonction des spécificités de la relation commerciale.

Par exemple, des préavis supérieurs à 18 mois ont pu être exigés dans des relations de plus de 20 ans avant la réforme. Désormais, si un préavis de 18 mois est respecté, aucune responsabilité ne pourra être engagée au titre d’une durée insuffisante.

L’article L. 442-1, II, prévoit également des règles spécifiques pour certaines situations :

  • Produits sous marque de distributeur : lorsque la relation porte sur des produits sous marque de distributeur, la durée minimale de préavis est doublée par rapport aux produits standards. Cette protection vise à compenser la dépendance économique accrue de nombreux fournisseurs dans ce cadre.
  • Mise en concurrence par enchères à distance : en cas de rupture liée à des enchères à distance, la durée minimale de préavis est également doublée, avec un plancher d’au moins six mois dans les cas simples et d’au moins un an pour les situations plus complexes.

En tout état de cause, la jurisprudence récente a confirmé que ce seuil de 18 mois s’applique indépendamment de la durée de la relation ou des spécificités sectorielles.

Certains auteurs ont salué cette réforme comme un moyen de renforcer la sécurité juridique pour les opérateurs économiques, tout en évitant une intervention judiciaire excessive. Car en effet ce seuil de 18 mois favorise une régulation des litiges, notamment dans les relations commerciales déséquilibrées.

Cependant, d’autres considèrent que cette limite pourrait inciter les entreprises à systématiquement opter pour un préavis de 18 mois, même dans des relations où un délai plus court serait suffisant au regard des usages et des circonstances.

Une harmonisation excessive risque ainsi de rigidifier les pratiques, au détriment d’une appréciation adaptée à chaque relation.

b. Moment d’appréciation de la durée de préavis

La durée du préavis doit être appréciée au moment de la notification de la rupture. Ce principe, solidement ancré dans la jurisprudence, garantit une évaluation juste et cohérente des droits et obligations des parties.

La Cour de cassation a souligné que seuls les éléments existants à cette date peuvent être pris en compte pour évaluer le caractère suffisant du préavis (Cass. com., 6 nov. 2012, n° 11-24.570).

Dès lors, les événements survenus après la notification ne doivent pas être pris en compte pour apprécier la suffisance du préavis.

La jurisprudence distingue ici deux cas de figure :

  • Les événements favorables
    • Une reconversion rapide ou réussie de la victime après la fin du préavis ne peut justifier une durée insuffisante.
    • Par exemple, dans un arrêt du 9 juillet 2013, la Cour de cassation a censuré une cour d’appel qui avait rejeté une demande de dommages-intérêts au motif que la victime avait rapidement trouvé une nouvelle activité et n’avait subi aucun préjudice significatif.
    • La Haute juridiction a rappelé que cette reconversion postérieure était sans incidence sur l’appréciation initiale de la brutalité de la rupture (Cass. com., 9 juill. 2013, n° 12-20.468).
  • Les événements défavorables
    • Inversement, des difficultés survenues après la notification, telles qu’une perte de clients ou une baisse du chiffre d’affaires, ne peuvent justifier un allongement rétroactif du préavis.
    • Ces éléments, intervenus après la rupture, ne modifient pas les conditions qui existaient au moment de la notification (Cass. com., 3 juill. 2019, n° 17-13.826).

Pour déterminer si la durée du préavis est suffisante, seuls les éléments contemporains de la notification doivent être pris en considération.

La Cour de cassation a confirmé à plusieurs reprises que cette approche stricte renforce la prévisibilité des décisions et protège les parties contre des analyses biaisées par des événements ultérieurs (Cass. com., 17 mai 2023, n° 21-24.809).

Cependant, certains auteurs critiquent cette solution comme étant contraire à la ratio legis du préavis, qui vise à faciliter la reconversion, et au droit de la responsabilité, lequel évalue généralement le préjudice au jour du jugement.

c. Détermination de la durée du préavis

c.1. Les critères d’appréciation

L’appréciation de la durée du préavis nécessaire en cas de rupture d’une relation commerciale établie repose sur un faisceau d’indices, en l’absence d’usages reconnus ou d’accords interprofessionnels fixant un délai minimal.

Ces critères, consacrés par la jurisprudence et désormais encadrés par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, permettent d’évaluer si le délai accordé est suffisant pour respecter les obligations légales et éviter une rupture qualifiée de brutale.

L’analyse se fait in concreto, en tenant compte des spécificités de la relation commerciale concernée.

==>Les circonstances pouvant être prises en compte

  • L’ancienneté de la relation commerciale
    • La durée de la relation commerciale est un élément central dans l’évaluation de la durée du préavis.
    • Plus la relation est ancienne, plus la rupture est susceptible d’engendrer des difficultés pour la partie évincée, nécessitant un préavis plus long.
    • Par exemple, un préavis de six mois a été jugé insuffisant pour une relation commerciale ayant duré 25 ans (CA Paris, 3 déc. 1999, n° 1997/18384).
    • De même, un préavis de trois mois a été considéré comme dérisoire pour une relation commerciale de 15 ans (CA Paris, 30 janv. 1998, n° 96/18679).
    • Une interruption temporaire de la relation commerciale peut compliquer l’appréciation de son ancienneté.
    • Ainsi, une relation reprise après une interruption, si celle-ci n’est imputable à aucune faute, ne peut être prise en compte pour calculer l’ancienneté (Cass. com., 15 nov. 2011, n° 10-25.472).
    • En revanche, lorsqu’une filiale reprend des relations antérieures entretenues par une autre filiale du même groupe, la durée totale de la relation doit être prise en compte (Cass. com., 25 sept. 2012, n° 11-24.301).
  • L’état de dépendance économique
    • La dépendance économique de la partie évincée joue un rôle essentiel dans l’évaluation de la durée du préavis.
    • Dans un arrêt du 10 novembre 2021 la Cour de cassation a jugé que cette dépendance est caractérisée par l’impossibilité, pour la victime de la rupture, de trouver une solution techniquement et économiquement équivalente dans un délai raisonnable (Cass. com., 10 nov. 2021, n° 20-13.385).
    • Dans cette affaire, un fournisseur de services de télécommunications a mis fin à sa relation commerciale avec un distributeur.
    • Ces relations, initialement fondées sur des accords standards, avaient évolué vers des contrats de distribution spécifiques.
    • En 2012, un différend est né concernant les conditions de renouvellement de leur collaboration.
    • Le fournisseur a notifié au distributeur un préavis de rupture de 13 mois, prenant fin au 31 décembre 2013.
    • Le distributeur, qui réalisait plus de 50 % de son chiffre d’affaires avec le fournisseur, a soutenu qu’il était en situation de dépendance économique et que la durée du préavis était insuffisante.
    • La cour d’appel a rejeté cet argument en considérant que :
      • Le distributeur n’était pas lié par une exclusivité contractuelle.
      • Il avait la possibilité de diversifier ses partenariats commerciaux.
    • La Cour de cassation a censuré cette décision, reprochant aux juges d’appel de ne pas avoir examiné in concreto si le distributeur pouvait réellement trouver une alternative économiquement et techniquement équivalente dans le délai imparti.
    • La Chambre commerciale précise que l’analyse de la dépendance économique doit reposer sur deux critères essentiels :
      • Une analyse concrète des alternatives
        • Il ne suffit pas d’affirmer que l’absence de clause d’exclusivité permet au distributeur de diversifier ses partenariats.
        • Les juges doivent vérifier, dans les faits, si la configuration du marché et les caractéristiques de la relation commerciale permettent à la victime de trouver une solution équivalente.
        • En l’espèce, le distributeur opérait dans un marché très concentré où seulement quatre fournisseurs représentaient près de 90 % des parts de marché.
        • Cette structuration du marché limitait considérablement les options disponibles.
      • Une prise en compte des contraintes du marché
        • Les juges du fond auraient dû évaluer si, dans le délai de préavis accordé, le distributeur disposait de conditions réalistes pour établir des relations équivalentes avec un autre fournisseur.
        • En l’absence de solutions alternatives, un allongement du préavis aurait été nécessaire.
    • Deux enseignements peuvent être tirés de cet arrêt :
      • D’une part, la notion de dépendance économique ne se limite pas à une simple difficulté de diversification. Elle suppose une impossibilité réelle et objective d’assurer la continuité de l’activité dans des conditions comparables.
      • D’autre part, la situation de dépendance économique doit être évaluée au moment de la rupture, en fonction des circonstances spécifiques de la relation commerciale et du marché concerné.
    • Il peut être observé qu’une situation d’exclusivité, qu’elle soit contractuelle ou de fait, alourdit la dépendance économique et justifie un allongement du préavis.
    • Par exemple, une relation commerciale de 19 ans, dans un cadre de distribution exclusive, a justifié un préavis de 12 mois au lieu des huit initialement consentis (CA Paris, 5 févr. 2015, n° 14/23927).
    • A cet égard, si la partie évincée a négligé de diversifier ses sources de revenus, sa dépendance économique peut être atténuée et influer sur la réduction du préavis (CA Douai, 15 mars 2001).
  • Le chiffre d’affaires réalisé
    • L’importance relative du chiffre d’affaires généré par la relation commerciale est un autre critère déterminant.
    • Une relation représentant une part significative du chiffre d’affaires de la victime justifie généralement un préavis plus long.
    • Ainsi, une relation générant 90 % du chiffre d’affaires d’une entreprise a conduit les juges à allonger le préavis initialement fixé (CA Paris, 13 avr. 2016, n° 14/23927).
    • Par ailleurs, la jurisprudence est venue préciser que, lorsqu’une relation commerciale s’achève simultanément avec plusieurs entités relevant d’un même groupe, il incombe aux juges de distinguer soigneusement les relations propres à chacune d’elles.
    • Bien que ces entités puissent appartenir à une structure commune, leur autonomie juridique et commerciale doit être respectée, à moins qu’il ne soit établi qu’elles ont agi de concert.
    • En l’absence d’une telle démonstration, appliquer un préavis identique à ces entités constitue une erreur de droit, comme l’a rappelé la Cour de cassation (Cass. com., 6 oct. 2015, n° 14-19.499).
    • Dans cette affaire, un fournisseur de contrepoids en fonte (le vendeur) entretenait des relations commerciales avec deux sociétés autonomes d’un même groupe industriel (les clients).
    • Ces deux clients, bien qu’appartenant au même groupe, avaient des relations distinctes avec le vendeur.
    • L’une des sociétés avait commencé ses relations avec le vendeur en juin 2004, l’autre en septembre 2004. Ces relations portaient sur des produits identiques et des volumes similaires.
    • En 2009, les deux clients ont simultanément mis fin à leurs relations commerciales avec le vendeur, sans préavis, ce qui a engendré des difficultés pour ce dernier.
    • Le vendeur a alors assigné les deux sociétés pour rupture brutale de relations commerciales établies, demandant une réparation au titre de l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce.
    • La cour d’appel, pour justifier sa décision, avait considéré que les deux clients devaient être assimilés en raison de la concomitance de leurs actions et des effets cumulatifs de leur départ.
    • Sur cette base, elle avait condamné les deux sociétés à accorder un préavis identique d’un an, estimant que la simultanéité des ruptures amplifiait le préjudice subi par le vendeur.
    • Cependant, la Cour de cassation a cassé et annulé cette décision, en rappelant que l’évaluation de la durée du préavis en cas de rupture commerciale doit impérativement tenir compte de l’autonomie des relations entretenues par les parties.
    • Elle a souligné que, bien que les deux sociétés appartinssent au même groupe et avaient rompu leurs relations de manière concomitante, il n’avait pas été démontré qu’elles avaient agi de concert.
    • Pour la Cour de cassation, l’absence de preuve d’une concertation entre les deux entités imposait d’examiner chaque relation commerciale de manière distincte.
    • La Haute juridiction a rappelé que ces sociétés, bien qu’appartenant à une structure commune, disposaient d’une autonomie juridique et commerciale.
    • Leur appartenance à un même groupe ne suffisait donc pas à justifier un traitement unifié des préavis.
    • La cour d’appel aurait dû analyser séparément la durée des relations commerciales spécifiques à chaque société, le volume d’affaires réalisé avec chacune d’elles, ainsi que les conditions contractuelles propres à chaque relation.
    • En amalgamant les effets économiques des deux ruptures et en les considérant comme un tout, les juges du fond avaient commis une erreur de droit.
    • La Cour de cassation a fermement distingué les conséquences économiques cumulées, qui relèvent d’une analyse d’impact, et l’autonomie des relations contractuelles, qui nécessite une appréciation individualisée de chaque rupture.
    • Cet arrêt nous apporte plusieurs enseignements.
    • Tout d’abord, il consacre le principe selon lequel, lorsqu’une rupture concerne plusieurs sociétés d’un même groupe, seule la preuve d’une action concertée peut justifier un traitement unifié. À défaut, chaque relation commerciale doit être évaluée individuellement.
    • Ensuite, il réaffirme la nécessité pour les juges d’adopter une approche factuelle et détaillée, en tenant compte des éléments propres à chaque relation commerciale, tels que l’ancienneté, le volume d’affaires, et les conditions contractuelles applicables.
    • Enfin, la Cour de cassation insiste sur l’importance de distinguer entre les effets cumulatifs de plusieurs ruptures et l’autonomie des relations contractuelles. Les départs simultanés, même s’ils aggravent le préjudice subi par le cocontractant, ne peuvent justifier, à eux seuls, une harmonisation des préavis.
  • Le cycle de fabrication ou de distribution des produits
    • Le délai nécessaire pour adapter la production ou la distribution en fonction du cycle économique du secteur est également pris en compte.
    • Dans le domaine de la mode, où les cycles sont étroitement liés aux saisons, un préavis de six mois a été jugé raisonnable pour permettre une réorganisation (CA Paris, 25 juin 2003, n° 2002/05774).
    • En matière viticole, la spécificité du cycle de production peut également influer sur la durée du préavis (CA Versailles, 2012, n° 10/08577).
  • Les perspectives de reconversion et de réorganisation
    • Un préavis doit permettre à la victime de la rupture de se réorganiser et de trouver de nouveaux partenaires commerciaux.
    • Aussi, les juges du fond se fondent souvent sur le délai raisonnable nécessaire pour que la victime puisse réorienter son activité.
    • Une Cour d’appel a ainsi retenu qu’un préavis de 24 mois était justifié pour une relation de trois ans dans un marché captif, rendant toute reconversion immédiate impossible (CA Toulouse, 16 sept. 2009, n° 08/04848).
    • En cas de ruptures multiples intervenant à la même période, la durée du préavis peut être augmentée pour tenir compte des difficultés accrues de réorganisation (CA Douai, 6 juill. 2009, n° 09/00579).
  • Usages ou accords interprofessionnels
    • Même en présence d’accords interprofessionnels fixant une durée minimale de préavis, les juges doivent vérifier si le préavis respecte également les circonstances spécifiques de la relation commerciale en question.
    • Ainsi, la Cour de cassation a rappelé dans un arrêt du 3 mai 2012 que le respect d’un délai minimal fixé par un accord ne confère pas automatiquement un caractère suffisant au préavis, notamment si d’autres circonstances spécifiques de la relation imposent un délai plus long (Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-10.544).
    • Dans cette affaire, un éditeur (le donneur d’ordre) avait mis fin à une collaboration de longue durée avec un prestataire spécialisé dans les travaux graphiques (le fournisseur).
    • L’éditeur avait accordé un préavis de quatorze semaines, conformément aux usages professionnels définis par les conditions générales de vente de la profession, puis l’avait prorogé à quatre mois.
    • Malgré cela, le fournisseur a engagé une action en justice, estimant que le préavis accordé ne tenait pas suffisamment compte de la durée des relations commerciales, qui s’étendaient sur douze années, ni de l’état de dépendance économique dans lequel il se trouvait.
    • La cour d’appel, puis la Cour de cassation, ont toutes deux retenu que le préavis de quatre mois, bien qu’en conformité avec les usages de la profession, était manifestement insuffisant au regard des circonstances spécifiques de l’espèce.
    • La haute juridiction a souligné que l’existence d’usages professionnels ne dispense pas le juge d’examiner si le préavis tient compte de la durée de la relation commerciale, de l’état de dépendance économique de l’entreprise évincée, ainsi que des autres circonstances pertinentes.
    • Cet arrêt met en lumière l’exigence d’une appréciation concrète et circonstanciée de la durée du préavis.
    • Le respect des usages ou des accords interprofessionnels constitue un point de référence, mais il ne suffit pas à garantir que le préavis est conforme aux exigences de l’article L. 442-1, II du Code de commerce.
    • Les juges doivent systématiquement prendre en compte les éléments factuels propres à chaque relation, comme la durée de la collaboration, le volume d’affaires réalisé, et les éventuelles situations de dépendance économique.

==>Les circonstances ne pouvant pas être prises en compte

Certaines circonstances ne peuvent pas être prises en compte dans l’appréciation de la durée du préavis, et ce principe est fermement établi par la jurisprudence.

Comme vu précédemment, les événements postérieurs à la notification de la rupture, qu’ils soient favorables ou défavorables à la partie évincée, sont systématiquement exclus de l’analyse.

Par exemple, dans un arrêt du 9 juillet 2013, la Cour de cassation a censuré une cour d’appel qui avait jugé qu’un préavis était suffisant en raison de la reconversion rapide et réussie de la victime (Cass. com., 9 juill. 2013, n° 12-20.468).

La haute juridiction a rappelé que l’évaluation de la durée du préavis devait exclusivement se faire au moment de la notification, sur la base des éléments factuels existants à cette date. Les faits ultérieurs, même s’ils démontrent une réorganisation réussie ou la conclusion d’un nouveau partenariat, ne peuvent donc influer sur cette analyse.

De même, les bénéfices ou pertes liés à la réorganisation post-rupture ne peuvent pas davantage justifier une révision de la durée du préavis. La jurisprudence insiste sur le fait que, bien que le préavis doive permettre une réorganisation raisonnable, le succès ou l’échec de cette dernière est indépendant de l’appréciation initiale.

Ainsi, dans l’arrêt précité du 3 juillet 2019, la Cour de cassation a exclu tout lien entre les résultats de la réorganisation et la suffisance du préavis, en soulignant que seule la situation existante à la date de la rupture devait être prise en compte (Cass. com., 3 juill. 2019, n° 17-13.826).

Dans cette affaire, un fournisseur de matériaux reprochait à son client principal une rupture brutale des relations commerciales, sans préavis suffisant.

La cour d’appel avait fixé à six mois la durée de préavis nécessaire en se fondant sur l’ancienneté de la relation commerciale, qui avait duré 14 ans, et en prenant en compte l’importance modérée des affaires réalisées entre les deux parties, correspondant à 15 à 20 % du chiffre d’affaires du fournisseur. Le client contestait cette évaluation, arguant que le fournisseur n’avait subi aucune perte de chiffre d’affaires et avait rapidement trouvé d’autres débouchés pour ses produits.

Cependant, la Cour de cassation a rejeté cet argument, en réaffirmant que la durée du préavis devait être évaluée uniquement au moment de la notification de la rupture. Les conséquences économiques postérieures, telles que l’écoulement de la production auprès d’autres partenaires ou l’absence de perte immédiate de chiffre d’affaires, ne sauraient être prises en compte pour déterminer le caractère suffisant du préavis.

La haute juridiction insiste sur le fait que ces éléments ultérieurs, bien qu’ils puissent atténuer le préjudice effectivement subi, ne modifient en rien l’analyse de la suffisance du préavis au regard des circonstances existantes à la date de la notification.

Cette décision illustre la rigueur de l’approche adoptée par la Cour de cassation pour garantir une évaluation équitable et prévisible des ruptures commerciales.

Elle repose sur une double exigence :

  • D’une part, la prise en compte exclusive des circonstances contemporaines de la notification, notamment la durée de la relation commerciale et l’état de dépendance économique de la victime
  • D’autre part, l’exclusion des faits postérieurs, qui relèvent d’une logique de réparation du préjudice, distincte de l’évaluation du préavis.

c.2. Formule de calcul du délai

Comme il est souvent d’usage lorsqu’il s’agit de fixer un montant ou un délai, le législateur se borne à énoncer des critères d’appréciation, laissant aux juges le soin d’en évaluer la portée.

Cette approche, guidée par la nécessité de préserver une marge d’appréciation aux juridictions, évite de figer des situations qui, par nature, appellent une analyse contextuelle et nuancée.

La question de la durée du préavis en cas de rupture de relations commerciales établies ne déroge pas à cette règle.

Bien qu’encadrée par l’article L. 442-1, II du Code de commerce et éclairée par une jurisprudence abondante, elle demeure intrinsèquement liée aux particularités de chaque relation contractuelle.

Pour autant, face à l’absence de barème ou de méthodologie précise, il est possible de dégager, à partir des enseignements jurisprudentiels et des principes généraux applicables, une tentative de modélisation.

Cette démarche vise à fournir une grille de lecture structurée, permettant d’appréhender de manière plus méthodique les critères influençant la détermination de la durée du préavis. Bien qu’il s’agisse d’une approche indicative, sans valeur contraignante, elle s’inscrit dans une logique pédagogique et pratique, utile aux acteurs économiques et à leurs conseils.

==>Proposition de formule de calcul d’une durée de prévis

D = D_base + f (N, L, E, X, V, U)

Cette proposition repose sur l’idée qu’il existe une durée de base minimale, à laquelle on ajoute des mois supplémentaires en fonction de divers paramètres.

  • D_base : il s’agit d’une durée de base, par exemple 1 à 2 mois, qui sert de socle. Cette durée minimale garantit qu’aucune relation ne peut être rompue sans un minimum de préavis, même si la relation est récente ou les enjeux limités.
  • N (ancienneté de la relation) : La jurisprudence considère qu’une relation stable et ancienne justifie un préavis plus long. Par exemple, pour chaque année de relation, on pourrait ajouter entre 0,5 et 1 mois supplémentaire. Une relation de 10 ans pourrait ainsi conduire à ajouter entre 5 et 10 mois à la durée de base.
  • L (dépendance économique) : plus la partie victime de la rupture dépend économiquement de l’autre, plus il faudra prolonger la durée du préavis afin de lui laisser le temps de se réorganiser. Si, par exemple, plus de 50 % du chiffre d’affaires de la victime dépendent du partenaire, on pourrait ajouter 2 ou 3 mois.
  • E (spécificités sectorielles / captivité du marché) : dans un secteur hautement concurrentiel, la victime pourra facilement trouver d’autres sources d’approvisionnement ou d’écoulement, limitant la nécessité d’allonger le préavis. À l’inverse, sur un marché captif, ou lorsque la reconversion est difficile, on pourrait ajouter 2 mois, voire davantage.
  • X (exclusivité) : si la relation est exclusive ou quasi-exclusive, la victime est souvent plus vulnérable. L’ajout de 2 mois supplémentaires en cas d’exclusivité est un exemple d’ajustement possible.
  • V (volume d’affaires ou notoriété) : un partenaire prestigieux, un volume d’affaires très important ou une marque reconnue sur le marché peuvent justifier un préavis plus long. On pourrait ajouter 1 ou 2 mois dans de tels cas.
  • U (usages et accords interprofessionnels) : certains secteurs ont édicté des accords fixant un seuil minimal. Si un accord professionnel impose un préavis de 6 mois, on s’y conforme d’abord, puis on ajoute, si nécessaire, des mois supplémentaires en fonction des autres facteurs.

NB : dans la formule présentée, le symbole « f » est utilisé pour indiquer une fonction. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’une simple addition arithmétique, mais d’un ensemble de paramètres (N, L, E, X, V, U) que l’on va traiter de manière plus nuancée.

Cette fonction « f » permet de représenter la variété des critères à prendre en considération et de leur donner, chacun, une influence plus ou moins importante sur la durée finale du préavis.

Ainsi, « f(N, L, E, X, V, U) » signifie que la durée du préavis sera ajustée en fonction de la combinaison de plusieurs facteurs, sans qu’il y ait nécessairement de « formule linéaire » unique ou définitive.

Le « f » symbolise donc une démarche d’évaluation qualitative, une sorte de « règle de trois multidimensionnelle »où l’on pondère chaque élément.

Concrètement, le calcul proposé ne prétend pas aboutir à un chiffre fixe à la décimale près, mais à servir de guide méthodologique. L’idée est de partir d’une base et d’ajuster progressivement, en tenant compte des critères qui ont été dégagés par la jurisprudence. La démarche pourrait s’opérer en plusieurs étapes :

  • D_base (Durée de base) :
    • Par défaut : 2 mois pour toute relation, même courte.
  • N (Ancienneté de la relation) :
    • Pour chaque année pleine de relation, ajoutez 0,5 mois.
      • Ex. : 10 ans = 10 x 0,5 = 5 mois en plus.
    • Si la relation excède 15 ans, il est possible de majorer d’un mois supplémentaire pour chaque palier de 5 ans.
      • Ex. : 20 ans = 10 ans (5 mois) + 10 ans supplémentaires (5 mois) + bonus d’1 mois = total +11 mois.
  • L (Dépendance économique) :
    • Calculer le pourcentage du CA réalisé avec le partenaire.
      • Moins de 20 % : pas d’ajout.
      • Entre 20 % et 50 % : +1 mois.
      • Entre 50 % et 70 % : +2 mois.
      • Au-delà de 70 % : +3 mois.
    • Cette échelle propose un barème objectif, même s’il reste arbitraire.
  • E (Environnement / Marché) :
    • Si le secteur est très concurrentiel, offrant plusieurs alternatives : +0 mois.
    • Secteur modérément concurrentiel : +1 mois.
    • Secteur très captif, alternatives rares : +2 mois.
    • Ici, l’évaluation reste qualitative, mais peut se justifier par plusieurs critères : nombre de fournisseurs concurrentiels, barrières à l’entrée, spécificités techniques.
  • X (Exclusivité) :
    • En cas de relation exclusive ou quasi-exclusive (par exemple, si le partenaire empêche formellement la diversification) : +2 mois.
    • Si aucune clause d’exclusivité, +0 mois.
  • V (Volume d’affaires / Notoriété) :
    • Si le partenaire est un acteur majeur sur le marché (ex. leader du secteur) : +1 mois.
    • S’il s’agit d’un acteur parmi d’autres sans notoriété particulière : +0 mois.
  • U (Usages et accords interprofessionnels) :
    • Vérifier s’il existe un accord sectoriel qui prévoit un préavis minimal (ex. 6 mois).
    • Si votre total est inférieur à ce minimum, remontez-le au seuil prévu par l’accord.
    • Si vous êtes déjà au-dessus, vous n’avez pas besoin de rajuster.

Exemple d’application :

Relation de 10 ans, exclusivité, dépendance de 70 %, marché captif, partenaire très connu, aucun usage imposant un minimum.

  • D_base = 2 mois
  • N = 10 ans => 10 x 0,5 mois = +5 mois
  • L = 70 % => +2 mois
  • E = marché captif => +2 mois
  • X = exclusivité => +2 mois
  • V = partenaire majeur => +1 mois
  • Pas d’accord interprofessionnel imposant de minimum

Total = 2 (base) +5 (ancienneté) +2 (dépendance) +2 (marché) +2 (exclusivité) +1 (notoriété) + 0 (usages et accords interprofessionnels) = 14 mois.

Une fois ce calcul achevé, si le résultat final dépasse 18 mois, il convient de rappeler que l’article L. 442-1, II du Code de commerce, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 24 avril 2019, prévoit qu’un préavis d’au moins 18 mois exonère l’auteur de la rupture de toute responsabilité liée à la durée insuffisante du préavis.

Autrement dit, même si l’estimation arithmétique suggère un délai supérieur, le plafond légal de 18 mois s’applique, offrant ainsi une limite maximale et sécurisante pour les acteurs économiques.

c.3. Clause contractuelle

Afin de prévenir tout contentieux et de renforcer la prévisibilité contractuelle, il peut s’avérer judicieux d’intégrer au contrat une clause de résiliation prévoyant la méthode d’estimation de la durée du préavis.

Bien qu’aucune formule ne contraigne les juges et qu’ils demeurent libres d’apprécier in concreto la suffisance du délai, une telle clause présente plusieurs avantages.

  • D’une part, elle permet aux parties de se positionner sur des critères objectivement définis (ancienneté de la relation, part du chiffre d’affaires réalisée avec le cocontractant, spécificités du secteur, exclusivité, etc.), favorisant ainsi la transparence et la compréhension mutuelle.
  • D’autre part, cette approche incite chacune d’elles à anticiper les conséquences d’une rupture, à évaluer plus sereinement la portée économique et stratégique de leurs engagements et, le moment venu, à négocier un préavis adapté sans se reposer exclusivement sur une appréciation judiciaire a posteriori.

==>Modèle de clause

Les Parties conviennent que le présent contrat, conclu pour une durée indéterminée, peut être résilié à tout moment par l’une ou l’autre, sans qu’un motif particulier ne soit exigé (résiliation pour convenance).

Cependant, la Partie à l’origine de la résiliation devra respecter un délai de préavis raisonnable, conforme à la législation et à la jurisprudence relative à la rupture brutale de relations commerciales établies, en particulier les dispositions de l’article L. 442-1, II du Code de commerce.

La Partie souhaitant mettre fin au présent contrat informera l’autre Partie de sa décision par lettre recommandée avec demande d’avis de réception. Cette notification précisera la date effective de la cessation des relations, ainsi que les éléments permettant de justifier que la résiliation n’est pas abusive (durée de la relation, dépendance économique éventuelle, spécificités du secteur, etc.).

En l’absence de barème légal ou officiel, et afin d’assurer une certaine transparence, les Parties reconnaissent qu’il est possible d’estimer la durée du préavis, à titre purement indicatif, en tenant compte des critères pertinents dégagés par la jurisprudence.

À ce titre, la durée du préavis (D) sera évaluée selon la formule suivante :

D = D_base + f (N, L, E, X, V, U)

Où :

  • D_base : Durée de base minimale (par exemple, 2 mois)
  • N : Ancienneté de la relation (ajout de 0,5 mois par année, avec majoration si la relation dépasse 15 ans)
  • L : dépendance économique (en fonction du pourcentage du CA réalisé avec ce partenaire, par exemple +0 mois si <20 %, +1 mois entre 20 et 50 %, +2 mois entre 50 et 70 %, +3 mois au-delà de 70 %)
  • E : conditions du marché (0 mois si marché ouvert, +1 si modérément concurrentiel, +2 si marché captif)
  • X : exclusivité (ajout de 2 mois si la relation est exclusive)
  • V: Notoriété/Volume d’affaires du partenaire (par exemple +1 mois en cas d’acteur majeur)
  • U : usages/accords interprofessionnels (respecter au minimum le délai prévu, s’il existe un accord professionnel imposant un seuil minimal, et le cas échéant, ajuster en conséquence)

Par exemple, pour une relation de 10 ans, avec 70 % de CA dépendant de ce partenaire, sur un marché captif, exclusive, et un partenaire majeur, sans accord professionnel imposant de minimum :

D = 2 (base) + 5 (ancienneté) + 2 (marché) + 2 (exclusivité) + 1 (notoriété) = 14 mois

Les Parties reconnaissent que l’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit qu’un préavis de 18 mois exonère l’auteur de la rupture de toute responsabilité liée à une durée insuffisante du préavis.

Dès lors, si l’application de la méthode indicative aboutit à une durée supérieure à 18 mois, celle-ci sera plafonnée à 18 mois.

En cas de non-respect du délai de préavis ainsi déterminé (ou d’un préavis moindre si les circonstances le justifient) ou si la résiliation est jugée brutale, la Partie lésée pourra prétendre à une indemnisation correspondant à l’intégralité du préjudice subi, calculée conformément à la jurisprudence et aux articles 1231 et suivants du Code civil, ainsi qu’aux principes relatifs à la rupture brutale de relations commerciales établies.

5. Sort du contrat pendant le préavis

En cas de rupture d’une relation commerciale établie, la notification d’un préavis ne suspend pas l’exécution du contrat. Bien au contraire, l’article L. 442-1, II du Code de commerce et la jurisprudence imposent que, durant cette période transitoire, la relation commerciale se poursuive dans des conditions garantissant l’effectivité du préavis.

En effet, durant le préavis, les parties sont tenues de maintenir leur relation aux conditions contractuelles antérieures, sous peine de voir la rupture qualifiée de brutale.

Ce principe est fermement ancré dans une jurisprudence constante. La Cour de cassation considère ainsi qu’un partenaire commercial qui modifie substantiellement les conditions initiales pendant le préavis – par exemple en supprimant une exclusivité territoriale ou en diminuant significativement le volume des affaires – manque à son obligation, ce qui peut caractériser une rupture brutale (Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-26.414).

Par ailleurs, toute réduction significative des commandes ou du flux d’affaires pendant le préavis peut être interprétée comme une exécution déloyale, voire un trouble manifestement illicite. Dans un arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation a ainsi confirmé qu’une diminution substantielle des commandes pouvait justifier que le juge des référés ordonne la poursuite des relations aux conditions antérieures (Cass. com., 10 nov. 2009, n° 08-18.337).

Cependant, le maintien des conditions antérieures n’implique pas nécessairement que le fournisseur continue à honorer toutes les commandes.

Par exemple, la Cour de cassation a jugé que le refus de livrer des commandes jugées excessives pendant le préavis n’était pas constitutif d’une rupture brutale, à condition que ce refus repose sur des motifs sérieux et proportionnés (Cass. com., 14 févr. 1995, n° 93-16.320).

En outre, la responsabilité du fournisseur peut être écartée si le distributeur dispose de stocks suffisants pour poursuivre son activité jusqu’à la fin du préavis (Cass. com., 9 nov. 2010, n° 09-15.889).

La Cour de cassation admet que des modifications mineures des conditions contractuelles puissent être apportées pendant le préavis, dès lors qu’elles ne portent pas atteinte à son effectivité.

Ainsi, dans un arrêt du 7 décembre 2022, la Cour a jugé qu’un changement de mode d’approvisionnement – comme le passage par un grossiste – ne constituait pas une atteinte substantielle à la relation commerciale, à condition que les conditions d’achat restent stables (Cass. com., 7 déc. 2022, n°19-22.538).

Il peut être observé que la loi “Egalim 3” du 30 mars 2023 a introduit une nouveauté en matière de fixation des prix pendant le préavis.

Désormais, l’article L. 442-1, II du Code de commerce impose de tenir compte des conditions économiques du marché. Cela signifie que, pendant le préavis, le prix applicable peut évoluer pour refléter les réalités économiques, qu’il s’agisse d’une hausse des coûts pour le fournisseur ou d’une diminution de la demande. Cette disposition vise à protéger les deux parties mais soulève des interrogations quant à son application pratique, notamment en cas de variations tarifaires importantes.

Enfin, il est admis que les parties puissent, d’un commun accord, organiser les modalités d’exécution de leur relation pendant le préavis. Par exemple, elles peuvent prévoir une diminution progressive des engagements d’approvisionnement ou une répartition équitable des obligations.

La Cour de cassation reconnaît la validité de tels accords, à condition qu’ils n’entravent pas les droits d’ordre public institués par l’article L. 442-1, II (Cass. com., 16 déc. 2014, n° 13-21.363). Cependant, ces aménagements doivent respecter l’esprit du préavis, qui est de permettre à la victime de la rupture de se réorganiser.

§2 : Mise en œuvre de la responsabilité

I) L’action en réparation

A) Compétence

==>Ordre juridictionnel

L’article L. 442-4, I du Code de commerce confère compétence aux juridictions judiciaires pour statuer sur les litiges relatifs aux pratiques restrictives de concurrence, y compris les ruptures brutales de relations commerciales établies.

Toutefois, cette règle souffre d’une exception importante : lorsque le contrat à l’origine de la relation est un contrat administratif. Dans ce cas, la compétence revient exclusivement aux juridictions administratives.

Ainsi, le Tribunal des conflits a confirmé que les litiges relatifs à la cessation d’un contrat administratif – même invoquant les dispositions du Code de commerce – doivent être portés devant le juge administratif (T. confl., 8 févr. 2021, n° 4201).

Cette solution s’applique également en cas de rupture brutale de relations résultant d’une convention d’occupation du domaine public par un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) (T. confl., 5 juill. 2021, n° 4213).

==>Compétence civile ou commerciale

L’article L. 442-4 du Code de commerce dispose que les litiges relatifs aux pratiques restrictives de concurrence peuvent être portés devant les juridictions civiles ou commerciales compétentes.

Cette disposition a suscité des divergences d’interprétation quant à la nature des actes en cause et, par conséquent, au choix entre tribunal judiciaire et tribunal de commerce.

Dans un premier temps, certaines juridictions, s’alignant sur l’interprétation adoptée par l’administration, ont considéré que l’article L. 442-4 du Code de commerce permettait au demandeur de choisir librement entre le tribunal de commerce et le tribunal judiciaire pour introduire son action (TGI Nanterre, 26 avr. 1989, inédit ; TGI Paris, 6 juin 1989, RCC 1989, obs. Bravard).

Cette approche se fondait sur l’idée que le texte instituait un régime dérogatoire, offrant une alternative quant à la compétence juridictionnelle.

Toutefois, cette approche a été abandonnée lorsque la jurisprudence a qualifié les conventions concernées d’actes de commerce, conférant ainsi une compétence exclusive aux tribunaux de commerce (CA Paris, 30 mars 1994).

Cette position a été confirmée par la Cour de cassation, qui a jugé dans un arrêt du 27 juin 1995 que les litiges fondés sur l’article L. 442-4 relèvaient, par nature, des tribunaux de commerce (Cass. com., 27 juin 1995, n° 94-15.257).

==>Nature délictuelle ou contractuelle de l’action

La nature de la responsabilité de la responsabilité en cas de rupture brutale de relations commerciales établies constitue un autre critère déterminant.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation a traditionnellement considéré que l’action exercée sur le fondement de l’article L. 442-4 du Code de commerce revêtait une nature délictuelle.

En conséquence, le demandeur bénéficierait de l’option de compétence prévue par l’article 46 du Code de procédure civile, lui permettant de saisir, au choix, le tribunal du domicile du défendeur, celui du lieu du fait dommageable ou encore celui dans le ressort duquel le dommage a été subi (Cass. com., 13 janv. 2009, n° 08-13.971). Cette approche rend également inopérantes les clauses attributives de compétence incluses dans les contrats de distribution en ce qui concerne l’application de l’article L. 442-4.

Cependant, cette analyse n’a pas toujours fait consensus. La première chambre civile de la Cour de cassation a, à plusieurs reprises, adopté une position divergente en qualifiant l’action de contractuelle, estimant qu’elle reposait sur des relations tacites établies entre les parties (Cass. civ., 1ère, 22 oct. 2008, n°07-15.823). Cette divergence trouve un écho particulier lorsque la relation entre les parties révèle des indices concordants d’un engagement tacite, tels que la régularité des transactions, leur évolution temporelle, ou encore la correspondance échangée.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est intervenue sur ce point dans l’arrêt Granarolo. Elle a jugé qu’une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale pouvait relever de la matière contractuelle si une relation tacite et continue existait entre les parties. Elle a précisé que cette relation devait être démontrée à l’aide d’un faisceau d’indices tels que l’ancienneté des relations, la bonne foi entre les parties, ou encore les accords implicites sur les prix ou les rabais (CJUE, 14 juill. 2016, C-196/15, Granarolo, EU:C:2016:559)).

La Chambre commerciale de la Cour de cassation s’est par la suite alignée sur cette position, reconnaissant que l’existence d’une relation contractuelle tacite pouvait justifier une qualification contractuelle de l’action en réparation, dès lors que les éléments établissant cette relation sont suffisamment probants (Cass. com., 20 sept. 2017, n° 16-14.812).

Ce revirement, marqué par une convergence avec le droit européen, illustre la complexité et l’enjeu stratégique de la qualification de la responsabilité dans ce type de contentieux, qui influence directement le choix des juridictions compétentes.

==>Compétence des juridictions spécialisées

L’article L. 442-4, III du Code de commerce, combiné à l’article D. 442-3 et ses annexes, institue une spécialisation juridictionnelle en matière de pratiques restrictives de concurrence, y compris les litiges relatifs à la rupture brutale de relations commerciales établies.

Ce dispositif confère compétence à huit juridictions de première instance, réparties entre tribunaux de commerce et tribunaux judiciaires, situées à Marseille, Bordeaux, Tourcoing, Fort-de-France, Lyon, Nancy, Paris et Rennes.

La cour d’appel de Paris est, quant à elle, seule compétente pour connaître des recours formés contre les décisions rendues par ces juridictions spécialisées.

La spécialisation, introduite par le décret du 11 novembre 2009 (D. n° 2009-1384), a été consolidée par le décret du 24 février 2021. Elle s’applique tant aux actions au fond qu’aux procédures en référé, comme le souligne la jurisprudence (CA Rennes, 25 mars 2014, n° 13/10436). Ces règles de compétence ne peuvent être contournées par des clauses attributives de juridiction.

Traditionnellement, la méconnaissance de ces règles de spécialisation était sanctionnée par une fin de non-recevoir, pouvant être soulevée d’office par les juges en tout état de cause (Cass. com., 21 juin 2016, n° 14-27.056). Cependant, dans un arrêt de principe du 18 octobre 2023, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a opéré un revirement en affirmant que la compétence des juridictions spécialisées en matière de pratiques restrictives constituait désormais une règle de compétence d’attribution exclusive, et non une fin de non-recevoir (Cass. com., 18 oct. 2023, n° 21-15.378).

Cette requalification a des conséquences procédurales importantes. Désormais, toute exception d’incompétence doit être soulevée in limine litis, à peine d’irrecevabilité, conformément à l’article 74 du Code de procédure civile. En revanche, une demande introduite devant une juridiction incompétente produit un effet interruptif de prescription (art. 2241 du Code civil). Ce changement vise à renforcer la sécurité juridique des parties et à clarifier les conditions de mise en œuvre des règles de compétence.

==>Les clauses attributives de juridiction

Les règles de compétence énoncées par l’article L. 442-4, III du Code de commerce, combiné aux articles D. 442-3 et D. 442-4, revêtent un caractère d’ordre public, interdisant toute tentative de les écarter par voie contractuelle. Ainsi, une clause attributive de juridiction désignant une autre juridiction que celles prévues par ces textes est réputée inopérante, même si elle résulte d’un accord entre les parties (Cass. 1re civ., 1er mars 2017, n° 15-22.675). Cette exclusion traduit la volonté de préserver l’ordre public économique et de garantir une cohérence dans l’application des règles relatives aux pratiques restrictives de concurrence.

Le caractère impératif des règles de compétence n’exclut pas la stipulation de clauses attributives de juridiction dans les contrats, sous réserve qu’elles respectent le cadre légal.

Une clause bien rédigée, couvrant explicitement les litiges relatifs à la cessation ou à l’exécution des contrats, peut trouver application, y compris en cas de rupture brutale.

À titre d’illustration, une clause désignant une juridiction spécialisée compétente pour statuer sur la conclusion et la cessation d’un contrat a été jugée valable (CA Paris, 21 oct. 2014, n° 14/09739). En revanche, toute clause qui ne renverrait pas vers les juridictions désignées par les articles D. 442-3 et D. 442-4 du Code de commerce demeure inopérante.

B) Les parties à l’instance

Il ressort de l’article L. 442-4, I. du Code de commerce que deux catégories de personnes sont recevables à engager une action en responsabilité sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies

  • Les personnes justifiant d’un intérêt à agir
  • Le ministre de l’Économie
  • Le ministère public et le Président de l’Autorité de la concurrence

1. Les personnes justifiant d’un intérêt à agir

L’article L. 442-4, I du Code de commerce dispose que « l’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt. » Cette disposition confère un droit d’action à toutes les personnes pouvant démontrer un intérêt direct et personnel à voir sanctionner une rupture brutale.

a. La victime directe

La partie directement lésée par la rupture commerciale dispose naturellement d’un intérêt à agir.

Elle peut demander à la juridiction saisie la cessation des pratiques abusives, la réparation du préjudice subi, voire la nullité des clauses illicites ou contrats abusifs qui sous-tendent la relation commerciale, ainsi que la restitution des avantages indument obtenus (Art. L. 442-4, I C. com.).

b. La victime indirecte

La jurisprudence admet que des tiers, bien qu’étrangers aux relations contractuelles initiales, puissent engager la responsabilité délictuelle de l’auteur d’une rupture brutale de relations commerciales établies, dès lors qu’ils subissent un préjudice direct et personnel en raison de cette rupture.

Ainsi, dans un arrêt du 6 septembre 2011, la Cour de cassation a admis que un tiers pouvait invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, la rupture brutale d’une relation commerciale dès lors qu’elle lui causait un préjudice personnel et direct (Cass. com., 6 sept. 2011, n° 10-11.975).

Dans cette affaire, un distributeur tiers avait introduit une action contre un fabricant industriel à la suite de la rupture brutale des relations commerciales entre ce dernier et son logisticien partenaire.

Bien que le distributeur tiers ne fût pas partie à la relation contractuelle, il avait démontré que la cessation brutale de ces relations lui avait causé un dommage distinct et direct. La Cour de cassation a ainsi jugé que « la rupture brutale d’une relation commerciale peut être invoquée par un tiers dès lors qu’elle lui cause un préjudice », rejetant ainsi le pourvoi formé par le fabricant industriel.

Cette décision marque un élargissement significatif du champ de la responsabilité pour rupture brutale, en permettant à des victimes indirectes, telles que des distributeurs, sous-traitants ou autres acteurs affectés, d’obtenir réparation pour le préjudice qu’elles subissent.

Pour qu’un tiers puisse valablement agir en responsabilité délictuelle à la suite d’une rupture brutale de relations commerciales, deux conditions principales doivent être réunies :

  • En premier lieu, le tiers doit prouver que le dommage qu’il subit découle directement de la rupture brutale et qu’il ne s’agit pas simplement d’un préjudice par ricochet. Cela suppose une individualisation stricte du préjudice distinct de celui de la victime principale.
  • En second lieu, il est nécessaire de prouver que la rupture brutale est la cause déterminante et directe du dommage invoqué par le tiers.

2. Le ministre chargé de l’Économie

a. Une action autonome de protection de l’ordre public économique

Le ministre chargé de l’Économie dispose d’une action autonome fondée sur l’article L. 442-4, I du Code de commerce.

Cette action, indépendante de celle de la victime, vise à protéger le fonctionnement du marché et à préserver l’ordre public économique.

Elle peut porter sur la cessation des pratiques abusives, la nullité des clauses illicites, la restitution des avantages indument perçus et le prononcé d’une amende civile (Art. L. 442-4, I C. com.).

La Cour de cassation a précisé que cette action est distincte et ne nécessite ni le consentement ni la présence de la victime directe (Cass. com., 8 juill. 2008, n° 07-16.761).

b. La possibilité de demander des sanctions

Le ministre peut demander des sanctions financières dont le montant peut atteindre le plus élevé des plafonds suivants : cinq millions d’euros, le triple des avantages indument obtenus, ou 5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France lors du dernier exercice clos (Art. L. 442-4, I C. com.).

Cette disposition confère au ministre un levier dissuasif important dans la lutte contre les pratiques restrictives de concurrence.

c. Inopposabilité des clauses compromissoires

En tant que gardien de l’ordre public économique, le ministre agit en dehors du cadre contractuel.

Ainsi, les clauses compromissoires ou attributives de compétence contenues dans les contrats litigieux lui sont inopposables (Cass. 1re civ., 6 juill. 2016, n° 15-21.811).

De même, toute clause prévoyant l’application d’une loi étrangère ou la compétence d’une juridiction étrangère est inopposable à l’action du ministre.

3. Le ministère public et le Président de l’Autorité de la concurrence

a. Le ministère public

Le ministère public peut intervenir pour saisir les juridictions civiles ou commerciales lorsque des pratiques restrictives de concurrence sont révélées, notamment à l’occasion d’une affaire pénale.

Cette intervention vise également à défendre l’ordre public économique, sans nécessiter le consentement des victimes.

b. Le président de l’Autorité de la concurrence

Le président de l’Autorité de la concurrence peut saisir les juridictions compétentes lorsqu’il constate, dans le cadre des affaires relevant de ses compétences, une pratique relevant des articles L. 442-1 à L. 442-8 du Code de commerce (Art. L. 442-4, I C. com.).

Cette action s’inscrit dans le cadre d’une mission plus large de régulation des pratiques concurrentielles.

C) Prescription

L’action en responsabilité fondée sur l’article L. 442-1, II du Code de commerce est soumise à la prescription quinquennale prévue par l’article L. 110-4, I du même code.

Cette prescription, également applicable en matière de responsabilité délictuelle selon l’article 2224 du Code civil, impose à la victime de la rupture d’agir dans un délai de cinq ans à compter du fait générateur.

Plus précisément, le délai court à compter de la notification de la rupture dès lors que la victime a eu connaissance, à cette date, de l’absence ou de l’insuffisance de préavis et du préjudice qui en résulte (Cass. com., 8 juill. 2020, n° 18-24.441).

Cette règle reflète l’objectif de concilier la sécurité juridique des acteurs économiques avec la nécessité pour les victimes de disposer d’un délai raisonnable pour apprécier l’étendue de leur préjudice et engager une action.

II) La condamnation à réparer

La mise en œuvre de la responsabilité fondée sur la rupture des relations commerciales établies est subordonnée, comment n’importe quelle action en responsabilité, à la preuve d’un préjudice.

A) La détermination du préjudice

1. L’existence d’un préjudice

Un préjudice certain, actuel et direct doit être établi par la victime. Ce dernier ne saurait être présumé, même si la rupture est jugée brutale ; le préjudice doit être prouvé.

A cet égard, la charge de la preuve incombe à la victime de la rupture brutale des relations commerciales établies, qui doit démontrer qu’elle a subi un préjudice.

Ainsi, dans un arrêt du 3 mars 2004, la Cour de cassation a jugé que la simple brutalité d’une rupture commerciale ne suffit pas à engager la responsabilité de son auteur, sauf à démontrer l’existence d’un préjudice réel et directement imputable à cette brutalité (Cass. com., 3 mars 2004, n° 02-17.623).

Dans cette affaire, une société prestataire, spécialisée dans la mise en place de vitrines publicitaires pour un acteur majeur du secteur du luxe, invoquait une rupture sans préavis des relations commerciales établies et demandait réparation du préjudice subi. Toutefois, les juges du fond ont rejeté sa demande, une position confirmée par la Cour de cassation, qui a estimé que la société prestataire ne rapportait pas la preuve du préjudice invoqué.

Cette dernière a souligné que l’indemnisation ne peut être accordée qu’à la condition de démontrer un préjudice concret et chiffré. En l’espèce, la société prestataire n’a pas été en mesure de justifier :

  • Soit une perte de chiffre d’affaires : aucune donnée objective ne permettait d’évaluer les revenus qu’elle aurait pu réaliser si un préavis raisonnable avait été respecté. L’activité saisonnière et irrégulière de la société ne permettait pas non plus d’établir une perte économique certaine.
  • Soit une atteinte à son image de marque : les allégations relatives à un préjudice d’image n’étaient accompagnées d’aucune preuve tangible, comme des témoignages ou des études démontrant un impact négatif sur sa réputation commerciale.

La décision prise par la Cour de cassation rappelle l’un des principes cardinaux du droit de la responsabilité : la faute seule, même caractérisée par l’absence de préavis, ne suffit pas à entraîner une condamnation.

La réparation doit être proportionnée à un préjudice certain et directement imputable à la brutalité de la rupture, et non à la rupture elle-même.

Cet arrêt s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation. Dans une décision ultérieure, la Haute Juridiction a réaffirmé que seuls les préjudices liés à la brutalité de la rupture, et non à la rupture elle-même, sont indemnisables (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-20.846).

Ainsi, les dommages découlant de la perte de marché ou des coûts de licenciements, par exemple, ne sont pas réparables sur le fondement de l’article L. 442-1, II du Code de commerce, mais relèvent éventuellement de la responsabilité contractuelle pour faute, si la rupture est jugée abusive.

2. L’existence d’un préjudice réparable

En matière de rupture brutale des relations commerciales établies, il ne suffit pas de se prévaloir de l’existence d’un préjudice pour espérer obtenir réparation. Encore faut-il que le préjudice invoqué soit réparable.

Le préjudice réparable se décline en plusieurs chefs spécifiques reconnus par la jurisprudence, chacun devant être prouvé distinctement. Parmi eux, figurent notamment :

==>Le gain manqué

Le gain manqué constitue le préjudice principal indemnisé en cas de rupture brutale. Il est évalué en fonction de la durée du préavis jugée nécessaire, en l’absence ou en cas d’insuffisance de celui-ci (Cass. com., 20 mai 2014, n° 13-16.398).

La Cour de cassation a, par suite, souligné l’importance pour les juges du fond de déterminer avec précision la durée du préavis nécessaire avant de chiffrer le montant de l’indemnisation (Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-19.777).

Cependant, l’article L. 442-1, II du Code de commerce limite la responsabilité de l’auteur de la rupture à un préavis de 18 mois, s’il a été respecté.

Cette disposition soulève des questions quant à la possibilité de réparer un gain manqué sur une période supérieure à cette durée. La doctrine souligne l’importance de distinguer les conditions d’appréciation de la faute des conditions d’indemnisation, qui doivent répondre à l’exigence de réparation intégrale.

==>Les frais engagés

La victime peut également obtenir la réparation des frais et investissements spécifiques qu’elle a engagés en considération de la pérennité de la relation commerciale.

Ces frais doivent toutefois être directement imputables à la brutalité de la rupture (CA Paris, 16 nov. 2011, n° 11/12595).

==>Les atteintes immatérielles

La jurisprudence admet également l’indemnisation des préjudices immatériels, tels que :

  • Le préjudice d’image, qui peut être invoqué lorsque la brutalité de la rupture nuit à la réputation commerciale de la victime (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779).
  • Le préjudice de désorganisation, lorsque la brutalité perturbe gravement l’organisation interne de l’entreprise victime (CA Rennes, 4 janv. 2011, n° 09/07515).
  • Le préjudice moral, en tant qu’il peut résulter du caractère brutal de la rupture (Cass. com., 5 avr. 2018, n° 16-25.568).

3. L’existence d’un préjudice directement en lien avec la brutalité de la rupture

Pour que la victime d’une rupture brutale des relations commerciales établies soit fondée à engager une action en responsabilité, elle doit démontrer que son préjudice a été directement causé par la brutalité de la rupture. Ce lien de causalité est essentiel pour distinguer les dommages résultant de l’insuffisance ou de l’absence de préavis de ceux découlant uniquement de la cessation des relations commerciales.

La jurisprudence de la Cour de cassation est constante à cet égard. Dans un arrêt du 11 juin 2013 elle a ainsi affirmé que « seuls sont indemnisables les préjudices découlant de la brutalité de la rupture et non la rupture elle-même » (Cass. com., 11 juin 2013, n° 12-20.846).

Dans cette affaire, un donneur d’ordre du secteur agroalimentaire avait mis fin à des contrats tacitement reconductibles conclus avec un sous-traitant chargé de la maintenance de ses équipements industriels. La cour d’appel, confirmée par la Cour de cassation, a limité la réparation à la perte de marge brute, écartant les chefs de préjudice complémentaires liés à la cessation d’activité, tels que la perte partielle du fonds de commerce ou les coûts de licenciement du personnel. Ces derniers, selon les juges, résultaient de la rupture elle-même et non de son caractère brutal.

Dans un arrêt du 20 octobre 2015, la Cour de cassation a réitéré cette analyse en jugeant que les coûts des licenciements économiques consécutifs à la perte d’un client majeur ne pouvaient être indemnisés, car ils découlaient de la rupture elle-même et non de l’insuffisance du préavis (Cass. com., 20 oct. 2015, n° 14-18.753). De manière similaire, les pertes liées à une diminution d’activité ou à la perte d’un marché ne sont pas réparables sur le fondement de l’article L. 442-1 du Code de commerce, sauf si elles sont directement imputables à l’absence ou à l’insuffisance du préavis.

Pour qu’un préjudice soit réparé, il doit donc exister un lien direct et exclusif entre ce dernier et l’absence ou l’insuffisance de préavis. Dans un arrêt du 23 janvier 2007, la Cour de cassation a précisé que tout dommage éloigné ou hypothétique ne saurait justifier une indemnisation (Cass. com., 23 janv. 2007, n° 04-16.779 et n° 04-17.951). Ainsi, si le préjudice invoqué découle uniquement de la rupture des relations commerciales, la victime devra se tourner vers le droit commun de la responsabilité contractuelle pour rupture abusive, à condition de démontrer une faute contractuelle (Cass. com., 19 janv. 2016, n° 14-19.894).

Au total, il s’infère de toutes ces décisions que seuls les dommages directement liés à l’absence ou à l’insuffisance de préavis peuvent donner lieu à indemnisation sur le fondement de l’article L. 442-1 du Code de commerce. Les juges doivent donc examiner si le dommage invoqué est la conséquence directe du comportement brutal reproché, excluant ainsi les préjudices qui relèvent de la rupture elle-même.

Cette position jurisprudentielle, confirmée dans de nombreuses affaires (par ex. Cass. com., 10 févr. 2015 n° 13-26.414), consolide le principe selon lequel l’indemnisation est strictement limitée aux conséquences directes de la brutalité de la rupture.

B) L’évaluation du préjudice

L’évaluation du préjudice consécutif à une rupture brutale des relations commerciales repose, dans la majorité des cas, sur la perte de marge brute.

Lorsque l’activité d’une entreprise consiste en la fourniture de biens, la marge brute correspond à la différence entre le prix de vente des marchandises et leur coût d’acquisition, illustrant ainsi la valeur ajoutée par l’entreprise à travers son activité commerciale.

En revanche, lorsqu’il s’agit de prestations de services, la marge brute se calcule en soustrayant du chiffre d’affaires les coûts directement associés à l’exécution des prestations, tels que les frais de personnel ou de sous-traitance, traduisant ainsi le bénéfice brut généré avant prise en compte des charges fixes.

Exemple

Prenons l’exemple d’une entreprise dont le chiffre d’affaires annuel s’élève à 500 000 euros, réalisé avec un partenaire avec lequel elle entretient des relations commerciales établies.

Pour générer ce chiffre d’affaires, l’entreprise supporte des coûts directement imputables à son activité, tels que les coûts d’achat des marchandises, les frais de personnel et les frais de livraison, qui totalisent 350 000 euros sur l’année.

La marge brute, qui traduit la valeur ajoutée par l’entreprise avant prise en compte des charges fixes, est alors calculée en soustrayant ces coûts du chiffre d’affaires.

Elle s’élève ici à 150 000 euros par an (500 000 euros – 350 000 euros).

En cas de rupture brutale de cette relation commerciale, les juges doivent déterminer la durée de préavis qui aurait été nécessaire pour permettre à l’entreprise de s’adapter ou de se réorganiser.

Supposons qu’un préavis de six mois soit jugé raisonnable. Le préjudice indemnisable au titre de la perte de marge brute sera alors proportionné à cette durée, en appliquant la formule suivante :

Marge brute annuelle ÷ 12 (mois) × durée de préavis nécessaire (en mois).

Dans cet exemple, le calcul serait le suivant :

150 000 euros ÷ 12 × 6 = 75 000 euros.

Ce montant représente la compensation destinée à réparer la perte de marge brute subie par l’entreprise pendant la période de préavis qui aurait dû lui être accordée.

Avant d’évaluer la marge brute, les jugent doivent donc déterminer la durée du préavis nécessaire, appelée également multiplicateur. Ce calcul est essentiel pour établir le préjudice indemnisable. À défaut, la décision prise pourrait encourir la censure, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 7 mars 2018 (Cass. com., 7 mars 2018, n° 16-19.777).

Dans certains cas, notamment lors de périodes de crise ou d’incertitudes économiques, les juges peuvent opter pour une indemnisation au titre de la perte de chance, comme l’a illustré un arrêt du 22 octobre 2013 (Cass. com., 22 oct. 2013, n° 12-28.704). Cette approche, plus prudente, permet de tenir compte de la probabilité que la victime aurait effectivement réalisé les gains espérés si le préavis avait été respecté.

Bien que couramment utilisée par les juridictions, la méthode reposant sur la marge brute n’est pas exempte de critiques. Certains auteurs soulignent qu’elle pourrait conduire à sur-indemniser la victime, notamment en ne tenant pas compte des coûts variables que cette dernière n’aura pas supportés en raison de la rupture. Par exemple, une entreprise qui cesse de produire ne supportera plus certains frais de fonctionnement directement liés à l’activité interrompue.

Sensibles à ces arguments, les juges du fond privilégient parfois une évaluation fondée sur la marge nette ou sur les coûts variables, comme l’a récemment montré la cour d’appel de Paris dans plusieurs arrêts (CA Paris, 27 sept. 2017, n° 15/02824). Ces approches visent à rapprocher l’indemnisation du préjudice effectivement subi.

La Cour de cassation, tout en restant majoritairement attachée à la méthode de la marge brute, n’exclut pas ces ajustements lorsque les circonstances de l’espèce le justifient. Cette approche plus nuancée a été illustrée dans un arrêt rendu le 7 décembre 2022 (Cass. com., 7 déc. 2022, n° 21-17.850).

Dans cette affaire, une société de logistique reprochait à son partenaire commercial, une grande entreprise du secteur agroalimentaire, d’avoir rompu brutalement leur relation contractuelle sans respecter un préavis suffisant. La cour d’appel avait évalué le préjudice en se fondant sur la marge brute sur coûts variables, méthode généralement admise pour ce type de contentieux. Cependant, elle avait refusé de déduire certaines charges d’exploitation, comme les frais de personnel et de loyers, en considérant qu’il s’agissait de charges « fonctionnelles », c’est-à-dire indispensables à la réorganisation ou à la reconversion des entreprises victimes.

La Cour de cassation a censuré cette décision, rappelant que la méthodologie d’évaluation doit strictement respecter le principe de réparation intégrale. Selon l’article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, seul le préjudice directement causé par la brutalité de la rupture est indemnisable. Ainsi, pour calculer la marge brute sur la période d’insuffisance de préavis, il est impératif de déduire les charges économisées par la victime du fait de la rupture, telles que les coûts de personnel ou de loyers, sauf à démontrer que ces charges ont été maintenues et qu’elles sont directement liées à la brutalité de la rupture.

Dans cette arrête, si pour évaluer le préjudice, la Cour de cassation adopte une approche visant à calculer la perte de marge brute, elle reconnaît également que certaines circonstances spécifiques peuvent justifier des exceptions. En l’espèce, elle reproche, en effet, à la cour d’appel de ne pas avoir vérifié si, en dépit d’un jugement antérieur transférant les contrats de travail des salariés concernés à une autre société, les entreprises de logistique avaient effectivement continué à supporter des charges de personnel après la rupture. Si ces charges avaient été transférées, elles ne pouvaient être prises en compte dans le calcul du préjudice.

Cette analyse démontre que la Cour ne s’en tient pas strictement au calcul mécanique de la marge brute : elle exige une appréciation concrète des charges réellement supportées ou évitées par la victime. Ce raisonnement illustre la volonté de la Haute juridiction de replacer l’évaluation du préjudice dans le contexte particulier de chaque affaire. Ainsi, la prise en compte de charges spécifiques telles que celles liées à la réorganisation de l’entreprise peut être admise, mais uniquement si elles résultent directement de la brutalité de la rupture et non de la cessation même des relations commerciales.

La solution retenue dans cet arrêt traduit la volonté de la Cour de cassation d’assurer une indemnisation juste et proportionnée, tout en évitant un enrichissement injustifié. La déduction des coûts évités, comme les charges de personnel ou de loyers qui ne sont plus supportées en raison de la rupture, est essentielle pour éviter que l’évaluation du préjudice ne dépasse les pertes réellement subies. Cependant, la Haute juridiction admet que certaines charges maintenues, lorsqu’elles sont directement liées à la nécessité de se réorganiser ou de se reconvertir en réponse à la brutalité de la rupture, puissent être incluses dans le calcul.

En définitive, cet arrêt confirme que, bien qu’elle privilégie une méthodologie rigoureuse fondée sur la marge brute sur coûts variables, la Cour de cassation demeure attentive aux spécificités de chaque situation. L’objectif est de garantir une réparation équitable, ajustée aux réalités économiques de la victime, tout en préservant le respect des principes fondamentaux de la responsabilité civile.

III) Les causes exonératoires de responsabilité

En matière de rupture des relations commerciales établies, certaines circonstances peuvent exonérer l’auteur de la rupture de sa responsabilité, même si les conditions générales d’une rupture brutale sont réunies.

Ces causes exonératoires, expressément prévues par l’article L. 442-1, II du Code de commerce, reposent sur deux fondements : la faute de la victime et la force majeure.

A) La faute de la victime

==>Une faute présentant une certaine gravité

L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit que « les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ».

Il s’infère de cette disposition que la faute de la victime, lorsqu’elle se manifeste par l’inexécution de ses obligations contractuelles, peut constituer une cause d’exonération totale de responsabilité pour l’auteur de la rupture.

La jurisprudence interprète strictement l’exigence de gravité, afin de prévenir toute utilisation abusive de cette faculté d’exonération.

Selon le Professeur Nicolas Mathey, la gravité du manquement doit être telle qu’elle rompe l’équilibre contractuel, rendant impossible la poursuite de la relation commerciale dans des conditions normales.

La gravité se définit donc comme un déséquilibre substantiel résultant d’une inexécution grave des obligations essentielles du contrat. À cet égard, la Cour de cassation a rappelé à plusieurs reprises que les juges du fond doivent précisément caractériser la nature et les conséquences du manquement invoqué (Cass. com., 27 mars 2019, n° 17-16.548).

À titre d’exemple, le défaut de paiement de factures exigibles constitue souvent un manquement grave, dès lors qu’il menace directement l’équilibre économique du contrat.

Par exemple, la Cour de cassation a jugé que l’absence de règlement des sommes dues par un distributeur justifiait une résiliation sans préavis, le manquement étant considéré comme incompatible avec le maintien de la relation commerciale (Cass. com., 21 févr. 2012, n° 10-15.438).

La Cour de cassation a également admis que le non-respect de règles de compliance, telles que des obligations anti-corruption imposées par le cocontractant, pouvait justifier une résiliation immédiate sans préavis (Cass. com., 20 nov. 2019, n° 18-12.817). Dans ce cas, la gravité du manquement résidait dans la mise en péril de la conformité globale des activités du donneur d’ordre.

De la même manière, une société qui, en violation d’une clause de confidentialité, transmettrait des informations sensibles à un concurrent pourrait être considérée comme ayant commis un manquement grave. Un tel comportement met en péril non seulement la relation contractuelle, mais également les intérêts stratégiques de l’autre partie.

L’utilisation non autorisée des marques du cocontractant dans un cadre autre que celui prévu contractuellement pourrait également être qualifiée de manquement grave, en ce qu’elle porte atteinte à l’image et aux droits de propriété intellectuelle du partenaire.

À l’inverse, la jurisprudence exclut les manquements mineurs ou tolérés par l’auteur de la rupture. Ainsi, un simple objectif de chiffre d’affaires non atteint ou une mise en demeure ponctuelle pour des prestations non conformes ne sont pas considérés comme suffisamment graves pour justifier une rupture sans préavis (Cass. com., 5 avr. 2018, n° 16-19.923 ; Cass. com., 16 févr. 2022, n° 20-18.844).

Les juges doivent également veiller à vérifier si une tolérance passée de la part de l’auteur de la rupture ne prive pas le manquement de son caractère de gravité (CA Paris, 10 avr. 2014, n° 12/01373).

Enfin, il peut être observé que la gravité du manquement peut ne pas conduire inévitablement à une rupture sans préavis. Elle peut également justifier simplement une réduction de la durée du préavis.

En effet, pour la Cour de cassation, si le manquement est d’une gravité telle qu’il permet une rupture immédiate, il peut également justifier une réduction substantielle du préavis (Cass. com., 14 oct. 2020, n° 18-22.119).

À l’inverse, un manquement d’une gravité moindre peut entraîner une réduction limitée de la durée du préavis, mais pas son élimination totale.

==>Cas particulier de la clause résolutoire

La stipulation d’une clause résolutoire prédéfinissant les manquements susceptibles de justifier une rupture immédiate et sans préavis d’une relation commerciale établie relève de la liberté contractuelle.

Cette faculté, bien qu’indiscutable, n’est pas exempte de limites. Comme le souligne Philippe Stoffel-Munck, ces clauses ne peuvent échapper au contrôle des dispositions d’ordre public, en particulier celles de l’article L. 442-1 du Code de commerce, qui visent à prévenir les abus dans les relations commerciales[8].

L’objectif est de garantir qu’une telle clause ne permette pas une rupture abusive ou disproportionnée, sous prétexte de respecter une condition contractuelle préétablie.

Aussi, la Cour de cassation impose un contrôle strict aux juges du fond quant à vérifier que les faits invoqués correspondent à un manquement d’une gravité suffisante, condition sine qua non pour la mise en œuvre d’une clause résolutoire.

Ainsi, elle a jugé dans un arrêt du 25 septembre 2007 que les clauses permettant une rupture sans préavis ne peuvent être opposées que si l’inexécution du contrat présente un degré de gravité suffisant (Cass. com., 25 sept. 2007, n° 06-15.517).

Puis, dans un arrêt du 9 juillet 2013, la Cour de cassation a jugé qu’une clause résolutoire autorisant la rupture immédiate d’une relation commerciale en raison d’une insuffisance de résultats ne pouvait être appliquée sans que soit caractérisé un manquement grave aux obligations contractuelles.

En l’espèce, un contrat de mandat d’intermédiaire en opérations de banque liait la société Banque privée européenne (BPE) à la société Hestia Finances. Ce contrat stipulait que le mandataire devait atteindre au moins 80 % des objectifs annuels, sous peine de révocation immédiate et sans indemnité. La BPE avait mis fin au mandat en invoquant l’insuffisance de résultats, la société Hestia n’ayant réalisé que 40 % ou 65 % des objectifs fixés, tandis que la BPE atteignait un taux de réalisation de 105 %.

La cour d’appel avait validé cette rupture, estimant que la clause contractuelle offrait au mandant un motif sérieux et légitime pour résilier le contrat sans préavis ni indemnité.

Cependant, la Cour de cassation a censuré cette décision, reprochant à la cour d’appel de s’être fondée exclusivement sur le non-respect des objectifs contractuels, sans examiner si ce manquement constituait une inexécution grave des obligations contractuelles de la société Hestia.

Elle a ainsi rappelé que, même en présence d’une clause résolutoire, les juges du fond doivent impérativement apprécier la gravité réelle du manquement invoqué pour justifier une rupture immédiate et sans préavis (Cass. com., 9 juill. 2013, n° 12-21.001).

Cet arrêt souligne l’exigence d’un contrôle rigoureux des clauses résolutoires par les juges. La seule insuffisance de résultats, même définie contractuellement, ne suffit pas à établir un manquement grave, sauf à démontrer que cette insuffisance traduit une inexécution substantielle des obligations essentielles du contrat. Par cette décision, la Cour de cassation rappelle la nécessité d’un équilibre entre la liberté contractuelle des parties et la garantie offerte aux relations commerciales établies contre des ruptures abusives.

En définitive, si les clauses résolutoires sont admises à encadrer les conditions de rupture d’une relation commerciale qui a vocation à durer dans le temps, elles ne sauraient en revanche permettre de contourner le mécanisme du préavis – d’ordre public – institué à l’article L. 442-1 du Code de commerce.

B) La force majeure

L’article L. 442-1, II du Code de commerce prévoit que « les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d’inexécution par l’autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ».

Il s’infère de cette disposition que la force majeure, lorsqu’elle est établie, constitue une cause d’exonération de responsabilité pour l’auteur d’une rupture sans préavis. Toutefois, sa reconnaissance est soumise à des critères stricts et rarement satisfaits dans le cadre des relations commerciales établies.

Sous l’empire du droit antérieur à l’ordonnance du 10 février 2016, la force majeure était définie par la jurisprudence comme un événement répondant à trois critères cumulatifs : l’imprévisibilité, l’irrésistibilité, et l’extériorité. Cette définition a été reprise et adaptée par l’article 1218 du Code civil, qui dispose qu’« il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ».

Cette nouvelle rédaction marque l’abandon explicite du critère d’extériorité, déjà écarté par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation dans un arrêt de 2006 (Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n°02-11.168). Toutefois, les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité demeurent centraux, imposant que l’événement soit à la fois inattendu et insurmontable dans ses conséquences.

Dans le cadre des relations commerciales, l’application des critères de la force majeure se révèle particulièrement exigeante. L’événement doit être imprévisible et irrésistible au point de rendre impossible la poursuite des relations dans les conditions initiales (CA Paris, ch. 5-11, 3 juill. 2015, n° 13/06935).

Toutefois, la force majeure se distingue des simples difficultés économiques ou financières, qui, bien qu’elles puissent compliquer l’exécution d’un contrat, ne constituent pas en elles-mêmes une cause exonératoire. Une crise économique, par exemple, est rarement reconnue comme un cas de force majeure, car les acteurs économiques disposent généralement des moyens de s’y adapter, que ce soit par des ajustements organisationnels ou des solutions de substitution.

Par exemple, une baisse de commandes liée à des difficultés économiques, bien qu’importante, ne satisfait pas les critères de l’irrésistibilité et de l’imprévisibilité (Cass. com., 12 févr. 2013, n° 12-11.709). Une telle situation ne saurait justifier une rupture sans préavis, d’autant plus si le donneur d’ordre propose une aide financière pour soutenir son partenaire commercial, preuve d’une volonté manifeste de poursuivre la relation (Cass. com., 8 nov. 2017, n° 16-15.285).

Les décisions reconnaissant la force majeure en matière de rupture brutale sont rares, mais certaines situations exceptionnelles ont été retenues. Par exemple, dans un arrêt du 12 septembre 2019, la Cour d’appel de Paris a jugé que la réforme législative introduite par la loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 sur la formation professionnelle constituait un cas de force majeure. Cette réforme, modifiant radicalement les règles applicables au choix des organismes de formation par les salariés, avait rendu impossible la poursuite de la relation dans ses termes initiaux (CA Paris, pôle 5, ch. 5, 12 sept. 2019, n° 17/16758).

De manière similaire, des événements tels que des catastrophes naturelles, des embargos ou des grèves généralisées ont été reconnus comme constituant des cas de force majeure, car ils remplissaient les critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité. Ces cas se distinguent par leur caractère exceptionnel et extérieur au cercle d’action de l’entreprise.

Bien que la force majeure puisse exonérer l’auteur d’une rupture sans préavis, son invocation dans le cadre des relations commerciales établies est limitée par plusieurs facteurs. D’une part, l’action de l’une des parties dans une relation commerciale n’est jamais totalement imprévisible pour l’autre, surtout dans des secteurs où des crises ponctuelles sont fréquentes. D’autre part, les acteurs économiques disposent souvent de moyens pour faire face à des perturbations temporaires, limitant ainsi le caractère irrésistible de nombreux événements invoqués.

En définitive, seules des situations exceptionnelles, telles qu’une liquidation judiciaire, un incendie majeur, ou des bouleversements législatifs ou géopolitiques, pourront être reconnues comme constituant un cas de force majeure. La qualification stricte de cet événement reste une constante, et en l’absence de critères rigoureusement établis, la responsabilité de l’auteur d’une rupture sans préavis demeure pleinement engagée.

  1. F. terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil – Les obligations, éd. Dalloz, 2022. ?
  2. Ph. Malaurie, Les contrats spéciaux, éd. LGDJ, 2020 ?
  3. M. Malaurie-Vignal, Droit des pratiques restrictives de concurrence, 7e éd., Sirey, 2017, n° 315. ?
  4. F. Terré, « Les relations commerciales établies et leur rupture », RDC, 2014, p. 115 ?
  5. J. Ghestin, Traité de droit civil : Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 2013, n° 845 ?
  6. F. Mathey, Contrats, concurrence et consommation, éd. Litec, 2019, comm. 149). ?
  7. Ibid ?
  8. P. Stoffel-Munck, La rupture brutale des relations commerciales, LexisNexis, 2018 ?

 

Conditions de mise en oeuvre de la responsabilité contractuelle: le fait générateur

Cinquième et dernière sanction susceptible d’être encourue par la partie qui a manqué à ses obligations contractuelles : la condamnation au paiement de dommages et intérêts.

Cette sanction prévue par l’article 1217 du Code civil présente la particularité de pouvoir être cumulée avec les autres sanctions énoncées par le texte. Anciennement traitée aux articles 1146 à 1155 du Code civil, elle est désormais envisagée dans une sous-section 5 intitulée « la réparation du préjudice résultant de l’inexécution du contrat ».

Tel qu’indiqué par l’intitulé de cette sous-section 5, l’octroi des dommages et intérêts au créancier vise, à réparer les conséquences de l’inexécution contractuelle dont il est victime.

Si, à certains égards, le système ainsi institué se rapproche de l’exécution forcée par équivalent, en ce que les deux sanctions se traduisent par le paiement d’une somme d’argent, il s’en distingue fondamentalement, en ce que l’octroi de dommages et intérêts a pour finalité, non pas de garantir l’exécution du contrat, mais de réparer le préjudice subi par le créancier du fait de l’inexécution du contrat. Les finalités recherchées sont donc différentes.

S’agissant de l’octroi de dommages et intérêts au créancier victime d’un dommage, le mécanisme institué aux articles 1231 et suivants du Code civil procède de la mise en œuvre d’une figure bien connue du droit des obligations, sinon centrale : la responsabilité contractuelle.

Classiquement, il est admis que cette forme de responsabilité se rapproche très étroitement de la responsabilité délictuelle.

Ce rapprochement ne signifie pas pour autant que les deux régimes de responsabilité se confondent, bien que le maintien de leur distinction soit contesté par une partie de la doctrine.

En effet, à l’instar de la responsabilité délictuelle la mise en œuvre de la responsabilité contractuelle est subordonnée à la réunion de trois conditions cumulatives :

  • L’inexécution d’une obligation contractuelle
  • Un dommage
  • Un lien de causalité entre l’inexécution de l’obligation et le dommage

Nous nous focaliserons ici sur la première condition.

L’article 1231-1 du Code civil dispose que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure. »

Il ressort de cette disposition que, pour être remplie, la condition tenant à l’exécution contractuelle, un manquement contractuel doit, d’une part, être caractérisé. D’autre part, ce manquement doit pouvoir être imputé au débiteur, faute de quoi sa responsabilité ne pourra pas être recherchée.

1. L’exigence d’un manquement contractuel

L’article 1231-1 du Code civil subordonne la mise en œuvre de la responsabilité contractuelle à l’existence :

  • Soit à l’inexécution de l’obligation
  • Soit d’un retard dans l’exécution de l’obligation

Il ressort de cette disposition que l’inexécution contractuelle doit être entendue largement, celle-ci pouvant être totale ou partielle. Mais elle peut également consister en une exécution tardive ou défectueuse.

Plus généralement, l’inexécution visée par l’article 1231-1 du Code civil s’apparente en un manquement, par le débiteur, aux stipulations contractuelles.

La question qui alors se pose est de savoir en quoi ce manquement doit-il consister pour être générateur de responsabilité contractuelle ; d’où il s’ensuit la problématique de la preuve.

a. Le contenu du manquement

Très tôt la question s’est donc posée de savoir ce que l’on doit entendre par manquement contractuel, le Code civil étant silencieux sur ce point.

Plus précisément on s’est demandé si, pour engager la responsabilité contractuelle du débiteur, le manquement constaté devait être constitutif d’une faute ou si l’établissement d’une faute était indifférent.

a.1. Problématique de la faute

Sous l’empire du droit antérieur à l’ordonnance du 10 février 2016, le Code civil semblait apporter deux réponses contradictoires à cette interrogation.

  • D’un côté, l’article 1137, al. 1er disposait que « l’obligation de veiller à la conservation de la chose, soit que la convention n’ait pour objet que l’utilité de l’une des parties, soit qu’elle ait pour objet leur utilité commune, soumet celui qui en est chargé à y apporter tous les soins raisonnables. »
    • On en déduisait, que pour rechercher la responsabilité contractuelle du débiteur, il appartenait au créancier, non seulement de rapporter la preuve d’une inexécution, mais encore d’établir que le débiteur ne s’était pas comporté en bon père de famille.
    • Classiquement, l’expression « bon père de famille » désigne la personne qui est avisée, soignée et diligente.
    • Conformément à cette définition, le débiteur ne pourrait, dès lors, voir sa responsabilité contractuelle engagée que s’il peut lui être reproché des faits de négligence ou d’imprudence que le contractant, bon père de famille, placé dans les mêmes conditions, n’aurait pas commis.
  • D’un autre côté, l’article 1147 prévoyait que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part. »
    • À la différence de l’ancien article 1137 du Code civil cette disposition n’exigeait pas du créancier qu’il prouve que le débiteur ne s’est pas comporté en bon père de famille pour que sa responsabilité puisse être recherchée.
    • Il s’évinçait donc de l’article 1147 que l’absence de faute du débiteur était sans incidence : seule importe l’existence d’une inexécution contractuelle.

Au bilan, tandis que l’ancien article 1137 du Code civil subordonnait la mise en œuvre de la responsabilité contractuelle à l’établissement d’une faute, l’article 1147 ne l’exigeait pas, la seule inexécution contractuelle se suffisant à elle-même.

Pour sortir de l’impasse et résoudre cette contradiction, un auteur, René Demogue, suggéra de raisonner en opérant une distinction entre :

  • D’une part, les obligations de moyens qui relèveraient de l’application de l’article 1137 du Code civil
  • D’autre part, les obligations de résultat qui obéiraient, quant à elles, à la règle posée à l’article 1147

a.2. Obligations de moyens et obligations de résultat

==>Exposé de la distinction

Demogue soutenait ainsi que la conciliation entre les anciens articles 1137 et 1147 du Code civil tenait à la distinction entre les obligations de résultat et les obligations de moyens :

  • L’obligation est de résultat lorsque le débiteur est contraint d’atteindre un résultat déterminé
    • Exemple: Dans le cadre d’un contrat de vente, pèse sur le vendeur une obligation de résultat : celle livrer la chose promise. L’obligation est également de résultat pour l’acheteur qui s’engage à payer le prix convenu.
    • Il suffira donc au créancier de démontrer que le résultat n’a pas été atteint pour établir un manquement contractuel, source de responsabilité pour le débiteur
  • L’obligation est de moyens lorsque le débiteur s’engage à mobiliser toutes les ressources dont il dispose pour accomplir la prestation promise, sans garantie du résultat
    • Exemplele médecin a l’obligation de soigner son patient, mais n’a nullement l’obligation de le guérir.
    • Dans cette configuration, le débiteur ne promet pas un résultat : il s’engage seulement à mettre en œuvre tous les moyens que mettrait en œuvre un bon père de famille pour atteindre le résultat

La distinction entre l’obligation de moyens et l’obligation de résultat rappelle immédiatement la contradiction entre les anciens articles 1137 et 1147 du Code civil.

  • En matière d’obligation de moyens
    • Pour que la responsabilité du débiteur puisse être recherchée, il doit être établi que celui-ci a commis une faute, soit que, en raison de sa négligence ou de son imprudence, il n’a pas mis en œuvre tous les moyens dont il disposait pour atteindre le résultat promis.
    • Cette règle n’est autre que celle posée à l’ancien article 1137 du Code civil.
  • En matière d’obligation de résultat
    • Il est indifférent que le débiteur ait commis une faute, sa responsabilité pouvant être recherchée du seul fait de l’inexécution du contrat.
    • On retrouve ici la règle édictée à l’ancien article 1147 du Code civil.

La question qui alors se pose est de savoir comment déterminer si une obligation est de moyens ou de résultat.

==>Critères de la distinction

En l’absence d’indications textuelles, il convient de se reporter à la jurisprudence qui se détermine au moyen d’un faisceau d’indices.

Plusieurs critères – non cumulatifs – sont, en effet, retenus par le juge pour déterminer si l’on est en présence d’une obligation de résultat ou de moyens :

  • La volonté des parties
    • La distinction entre obligation de résultat et de moyens repose sur l’intensité de l’engagement pris par le débiteur envers le créancier.
    • La qualification de l’obligation doit donc être appréhendée à la lumière des clauses du contrat et, le cas échéant, des prescriptions de la loi.
    • En cas de silence de contrat, le juge peut se reporter à la loi qui, parfois, détermine si l’obligation est de moyens ou de résultat.
    • En matière de mandat, par exemple, l’article 1991 du Code civil dispose que « le mandataire est tenu d’accomplir le mandat tant qu’il en demeure chargé, et répond des dommages-intérêts qui pourraient résulter de son inexécution ».
    • C’est donc une obligation de résultat qui pèse sur le mandataire.
  • Le contrôle de l’exécution
    • L’obligation est de résultat lorsque le débiteur a la pleine maîtrise de l’exécution de la prestation due.
    • Inversement, l’obligation est plutôt de moyens, lorsqu’il existe un aléa quant à l’obtention du résultat promis
    • En pratique, les obligations qui impliquent une action matérielle sur une chose sont plutôt qualifiées de résultat.
    • À l’inverse, le médecin, n’est pas tenu à une obligation de guérir (qui serait une obligation de résultat) mais de soigner (obligation de moyens).
    • La raison en est que le médecin n’a pas l’entière maîtrise de la prestation éminemment complexe qu’il fournit.
  • Rôle actif/passif du créancier
    • L’obligation est de moyens lorsque le créancier joue un rôle actif dans l’exécution de l’obligation qui échoit au débiteur
    • En revanche, l’obligation est plutôt de résultat, si le créancier n’intervient pas

==>Mise en œuvre de la distinction

Le recours à la technique du faisceau d’indices a conduit la jurisprudence à ventiler les principales obligations selon qu’elles sont de moyens ou de résultat.

L’examen de la jurisprudence révèle néanmoins que cette dichotomie entre les obligations de moyens et les obligations de résultat n’est pas toujours aussi marquée.

Il est, en effet, certaines obligations qui peuvent être à cheval sur les deux catégories, la jurisprudence admettant, parfois, que le débiteur d’une obligation de résultat puisse s’exonérer de sa responsabilité s’il prouve qu’il n’a commis aucune faute.

Pour ces obligations on parle d’obligations de résultat atténué ou d’obligation de moyens renforcée : c’est selon. Trois variétés d’obligations doivent donc, en réalité, être distinguées.

  • Les obligations de résultat
    • Au nombre des obligations de résultat on compte notamment :
      • L’obligation de payer un prix, laquelle se retrouve dans la plupart des contrats (vente, louage d’ouvrage, bail etc.)
      • L’obligation de délivrer la chose en matière de contrat de vente
      • L’obligation de fabriquer la chose convenue dans le contrat de louage d’ouvrage
      • L’obligation de restituer la chose en matière de contrat de dépôt, de gage ou encore de prêt
      • L’obligation de mettre à disposition la chose et d’en assurer la jouissance paisible en matière de contrat de bail
      • L’obligation d’acheminer des marchandises ou des personnes en matière de contrat de transport
      • L’obligation de sécurité lorsqu’elle est attachée au contrat de transport de personnes (V. en ce sens Cass. ch. mixte, 28 nov. 2008, n° 06-12.307).
  • Les obligations de résultat atténuées ou de moyens renforcées
    • Parfois la jurisprudence admet donc que le débiteur d’une obligation de résultat puisse s’exonérer de sa responsabilité.
    • Pour ce faire, il devra renverser la présomption de responsabilité en démontrant qu’il a exécuté son obligation sans commettre de faute.
    • Tel est le cas pour :
      • L’obligation de conservation de la chose en matière de contrat de dépôt
      • L’obligation qui pèse sur le preneur en matière de louage d’immeuble qui, en application de l’article 1732 du Code civil, « répond des dégradations ou des pertes qui arrivent pendant sa jouissance, à moins qu’il ne prouve qu’elles ont eu lieu sans sa faute »
      • L’obligation de réparation qui échoit au garagiste et plus généralement à tout professionnel qui fournit une prestation de réparation de biens (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 2 févr. 1994, n°91-18764).
      • L’obligation qui échoit sur le transporteur, en matière de transport maritime, qui « est responsable de la mort ou des blessures des voyageurs causées par naufrage, abordage, échouement, explosion, incendie ou tout sinistre majeur, sauf preuve, à sa charge, que l’accident n’est imputable ni à sa faute ni à celle de ses préposés » (art. L. 5421-4 du code des transports)
      • L’obligation de conseil que la jurisprudence appréhende parfois en matière de contrats informatiques comme une obligation de moyen renforcée.
  • Les obligations de moyens
    • À l’analyse les obligations de moyens sont surtout présentes, soit dans les contrats qui portent sur la fourniture de prestations intellectuelles, soit lorsque le résultat convenu entre les parties est soumis à un certain aléa
    • Aussi, au nombre des obligations de moyens figurent :
      • L’obligation qui pèse sur le médecin de soigner son patient, qui donc n’a nullement l’obligation de guérir (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 4 janv. 2005, n°03-13.579).
        • Par exception, l’obligation qui échoit au médecin est de résultat lorsqu’il vend à son patient du matériel médical qui est légitimement en droit d’attendre que ce matériel fonctionne (V. en ce sens Cass. 1ère civ. 23 nov. 2004, n°03-12.146).
        • Il en va de même s’agissant de l’obligation d’information qui pèse sur le médecin, la preuve de l’exécution de cette obligation étant à sa charge et pouvant se faire par tous moyens.
      • L’obligation qui pèse sur la partie qui fournit une prestation intellectuelle, tel que l’expert, l’avocat (réserve faite de la rédaction des actes), l’enseignant,
      • L’obligation qui pèse sur le mandataire qui, en application de l’article 1992 du Code civil « répond non seulement du dol, mais encore des fautes qu’il commet dans sa gestion. »
      • L’obligation de surveillance qui pèse sur les structures qui accueillent des enfants ou des majeurs protégés (V. en ce sens Cass. 1ère civ., 11 mars 1997, n°95-12.891).

==>Sort de la distinction après la réforme du droit des obligations

La lecture de l’ordonnance du 10 février 2016 révèle que la distinction entre les obligations de moyens et les obligations de résultat n’a pas été reprise par le législateur, à tout le moins formellement.

Est-ce à dire que cette distinction a été abandonnée, de sorte qu’il n’a désormais plus lieu d’envisager la responsabilité du débiteur selon que le manquement contractuel porte sur une obligation de résultat ou de moyens ?

Pour la doctrine rien n’est joué. Il n’est, en effet, pas à exclure que la Cour de cassation maintienne la distinction en s’appuyant sur les nouveaux articles 1231-1 et 1197 du Code civil, lesquels reprennent respectivement les anciens articles 1147 et 1137.

Pour s’en convaincre il suffit de les comparer :

  • S’agissant des articles 1231-1 et 1147
    • L’ancien article 1147 prévoyait que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part. »
    • Le nouvel article 1231-1 prévoit que « le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, s’il ne justifie pas que l’exécution a été empêchée par la force majeure. »
  • S’agissant des articles 1197 et 1137
    • L’ancien article 1137 prévoyait que « l’obligation de veiller à la conservation de la chose, soit que la convention n’ait pour objet que l’utilité de l’une des parties, soit qu’elle ait pour objet leur utilité commune, soumet celui qui en est chargé à y apporter tous les soins raisonnables ».
    • Le nouvel article 1197 prévoit que « l’obligation de délivrer la chose emporte obligation de la conserver jusqu’à la délivrance, en y apportant tous les soins d’une personne raisonnable. »

Une analyse rapide de ces dispositions révèle que, au fond, la contradiction qui existait entre les anciens articles 1137 et 1147 a survécu à la réforme du droit des obligations opérée par l’ordonnance du 10 février 2016 et la loi de ratification du 21 avril 2018, de sorte qu’il y a tout lieu de penser que la Cour de cassation ne manquera pas de se saisir de ce constat pour confirmer la jurisprudence antérieure.

b. La preuve du manquement

La mise en œuvre de la responsabilité du débiteur est subordonnée à la preuve d’un manquement contractuel.

Deux questions alors se posent :

  • D’une part, sur qui pèse la charge de la preuve ?
  • D’autre part, quel est l’objet de la preuve ?

Ces questions sont manifestement indissociables de la problématique consistant à se demander si, pour engager la responsabilité contractuelle du débiteur, le manquement constaté doit être constitutif d’une faute ou si l’établissement d’une faute est indifférent.

Le régime de la preuve en matière contractuelle est, en effet, radicalement différent selon que la mise en œuvre de la responsabilité du débiteur est ou non subordonnée à la caractérisation d’une faute.

On en revient alors à la distinction entre l’obligation de moyens et l’obligation de résultat qui détermine le régime probatoire applicable.

  • Lorsque l’obligation est de moyen, le créancier doit établir la faute du débiteur
    • Autrement dit, il doit démontrer que le débiteur n’a pas mis en œuvre tous les moyens dont il disposait pour atteindre le résultat convenu ainsi que l’aurait fait le bon père de famille.
    • La gravité de la faute ici importe peu : la responsabilité du débiteur est engagée dès lors qu’il est établi qu’il a manqué à ses obligations contractuelles par négligence ou une imprudence.
    • Cette gravité de la faute ne sera prise en compte que pour déterminer s’il y a lieu d’exclure les clauses limitatives ou exclusives de responsabilité.
  • Lorsque l’obligation est de résultat, il suffit au créancier de démontrer que le résultat promis n’a pas été atteint
    • Dans cette configuration, la charge de la preuve est en quelque sorte inversée : ce n’est pas au créancier de démontrer que le débiteur a manqué à ses obligations, mais au débiteur de prouver que le résultat stipulé au contrat a bien été atteint.
    • L’exécution, même partielle, des obligations du débiteur, ne lui permet pas de s’exonérer de sa responsabilité.
    • Seul compte ici l’atteinte du résultat auquel s’est engagé le débiteur.
    • Pour s’exonérer de sa responsabilité, ce dernier ne disposera que d’une seule option : établir la survenance d’une cause étrangère.

2. L’imputabilité du manquement

S’il est absolument nécessaire pour que le débiteur d’une obligation engage sa responsabilité qu’une inexécution du contrat, même partielle, puisse lui être reprochée, il est indifférent que cette inexécution ne résulte pas de son fait personnel.

Lorsque, en effet, l’inexécution contractuelle est imputable au fait d’autrui ou au fait d’une chose, le débiteur est également susceptible d’engager sa responsabilité.

La question qui immédiatement se pose est alors de savoir dans quelle mesure le débiteur répond-il du fait d’autrui et du fait d’une chose.

==>L’inexécution contractuelle est imputable au fait d’autrui

Il est classiquement admis que le débiteur d’une obligation peut engager sa responsabilité contractuelle du fait d’autrui.

Tout d’abord, la loi prévoit de nombreux cas de responsabilité contractuelle du fait d’autrui. Il en va ainsi en matière de :

  • Contrat de bail, le preneur répondant des dégradations et des pertes qui arrivent par « le fait des personnes de sa maison ou de ses sous-locataires » (art. 1735 C.civ.)
  • Contrat d’entreprise, le maître d’ouvrage répondant « du fait des personnes qu’il emploie » (art. 1797 C. civ.)
  • Contrat d’hôtellerie, l’hôtelier étant responsable « du vol ou du dommage de ces effets, soit que le vol ait été commis ou que le dommage ait été causé par leurs préposés, ou par des tiers allant et venant dans l’hôtel. » (art. 1953 C. civ.)
  • Contrat de mandat, le mandataire répondant « de celui qui s’est substitué dans sa gestion (art. 1994 C. civ.)
  • Contrat de transport, le commissionnaire de transport étant « garant des faits du commissionnaire intermédiaire auquel il adresse les marchandises. » (art. L. 132-6 C. com.)

Ensuite, la jurisprudence reconnaît la responsabilité contractuelle du fait d’autrui lorsque le débiteur a volontairement introduit un tiers dans l’exécution de son obligation.

Il en va ainsi du préposé, du sous-traitant, du mandataire, des représentants du débiteur et plus généralement de tous ceux interviennent sur la demande du débiteur dans la relation contractuelle.

Il en résulte a contrario que lorsque l’intervention du tiers est spontanée, le débiteur n’engage pas sa responsabilité contractuelle en cas d’inexécution contractuelle du fait de ce tiers.

Dans un arrêt du 15 janvier 1993 la Cour d’appel de Grenoble a parfaitement résumé la règle en affirmant que « la responsabilité contractuelle du fait d’autrui couvre les fautes de toutes les personnes auxquelles le débiteur de l’obligation fait appel pour l’exécution du contrat » (CA Grenoble, 15 janv. 1993).

Reste que la responsabilité contractuelle du fait d’autrui ne va en général conduire à faire peser la charge de la dette de réparation sur la tête du cocontractant débiteur que de manière temporaire.

En effet, celui-ci sera fondé, dans le cadre de l’exercice d’une action récursoire, à obtenir le remboursement des sommes qu’il aura exposées auprès du tiers à l’origine du dommage.

==>L’inexécution contractuelle est imputable au fait d’une chose

Bien que le Code civil soit silencieux sur la responsabilité contractuelle du fait des choses, elle a pourtant été conceptualisée par la doctrine qui distingue deux hypothèses :

  • Première hypothèse : la chose est l’objet de l’obligation
    • Cette hypothèse renvoie aux contrats qui ont pour objet le transfert de propriété de la chose ou sa mise à disposition.
    • Tel est le cas des contrats de vente, d’entreprise ou encore de bail
    • Pour ces contrats, le contractant qui transfère la propriété ou la jouissance de la chose est, la plupart du temps, tenu de garantir son cocontractant contre les vices cachés
    • Aussi, lorsqu’un tel vice affecte l’usage de la chose, l’inexécution contractuelle a bien pour origine cette chose.
    • Le débiteur de l’obligation de garantie engage donc bien sa responsabilité contractuelle du fait de la chose objet du contrat.
  • Seconde hypothèse : la chose est un moyen d’exécuter l’obligation
    • Cette hypothèse renvoie principalement aux contrats d’entreprise dont l’exécution suppose l’utilisation de choses par le maître d’œuvre tels que, par exemple, des outils ou des instruments.
    • Aussi, le maître d’œuvre engage sa responsabilité lorsqu’un dommage est causé par l’une des choses qu’il avait sous sa garde et qu’il a utilisée pour fournir la prestation promise.

 

 

  1. J. Carbonnier, Droit civil : les biens, les obligations, éd. PUF, coll. « Quadrige », 2004, t. 2, n°1094, p. 2222 ?
  2. J. Béguin, Rapport sur l’adage “nul ne peut se faire justice soi-même” en droit français, Travaux Association H. Capitant, t. XVIII, p. 41 s ?
  3. D. Mazeaud, La notion de clause pénale, LGDJ, coll. « bibliothèque de droit privé », 1992, n°495, p. 287 et s. ?
  4. J. Mestre, obs. RTD civ. 1985, p. 372 s ?
  5. D. Mazeaud, op. cit., n°630, p. 359 ?
  6. F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil : les obligations, 9e éd. Dalloz, coll. « Précis droit privé », 2005, n°624, p. 615 ?

L’exécution forcée en nature: régime juridique

Parce que les contrats sont pourvus de la force obligatoire (art. 1103 C. civ), lorsqu’une partie, qui s’est engagée à fournir une prestation ou une chose, ne s’exécute pas, elle devrait, en toute logique, pouvoir y être contrainte. C’est la raison pour laquelle la loi le lui permet.

Cette possibilité, pour le créancier, de contraindre le débiteur défaillant à honorer ses obligations vise à obtenir ce que l’on appelle l’exécution forcée.

Pratiquement, l’exécution forcée peut prendre deux formes :

  • Elle peut avoir lieu en nature : le débiteur est contraint de fournir ce à quoi il s’est engagé
  • Elle peut avoir lieu par équivalent : le débiteur verse au créancier une somme d’argent qui correspond à la valeur de la prestation promise initialement

Tandis que les rédacteurs du Code civil avaient fait de l’exécution par équivalent le principe, pour les obligations de faire et de ne pas faire, l’ordonnance du 10 février 2016 a inversé ce principe en généralisant l’exécution forcée en nature dont le recours n’est plus limité, en simplifiant à l’extrême, aux obligations de donner.

==>Droit antérieur

Pour mémoire, sous l’empire du droit antérieur, le Code civil distinguait trois sortes d’obligations :

  • L’obligation de donner
    • L’obligation de donner consiste pour le débiteur à transférer au créancier un droit réel dont il est titulaire
    • Exemple: dans un contrat de vente, le vendeur a l’obligation de transférer la propriété de la chose vendue
  • L’obligation de faire
    • L’obligation de faire consiste pour le débiteur à fournir une prestation, un service autre que le transfert d’un droit réel
    • Exemple: le menuisier s’engage, dans le cadre du contrat conclu avec son client, à fabriquer un meuble
  • L’obligation de ne pas faire
    • L’obligation de ne pas faire consiste pour le débiteur en une abstention. Il s’engage à s’abstenir d’une action.
    • Exemple: le débiteur d’une clause de non-concurrence souscrite à la faveur de son employeur ou du cessionnaire de son fonds de commerce, s’engage à ne pas exercer l’activité visée par ladite clause dans un temps et sur espace géographique déterminé

L’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats a abandonné la distinction entre ces obligations, à tout le moins elle n’y fait plus référence.

Le principal intérêt de la distinction entre les obligations de donner, de faire et de ne pas faire résidait dans les modalités de l’exécution forcée.

Pour le comprendre envisageons l’exécution forcée de chacune de ces obligations prises séparément.

  • L’obligation de donner
    • Lorsque l’engagement souscrit consiste en une obligation de donner, il y a lieu de distinguer selon qu’il s’agit de payer une somme d’argent ou selon qu’il s’agit de transférer la propriété d’un bien :
      • Lorsqu’il s’agit d’une obligation de payer
        • Dans cette hypothèse, seule l’exécution forcée en nature est envisageable.
        • En pareil cas, il ne saurait y avoir d’exécution par équivalent, dans la mesure où, par hypothèse, il n’existe pas d’autre équivalent à l’argent que l’argent.
      • Lorsqu’il s’agit de transférer la propriété d’un bien
        • En cas de défaillance du débiteur, l’exécution forcée n’a pas lieu de jouer dans la mesure où la défaillance du débiteur intéresse l’effet translatif du contrat.
        • Aussi, est-ce plutôt une action en revendication qui devra être engagée par le créancier aux fins de voir reconnaître son droit de propriété
        • Quant à l’obligation de délivrance de la chose, elle relève de la catégorie, non pas des obligations de donner, mais de faire.
  • L’obligation de faire
    • Lorsque l’engagement pris consiste en une obligation de faire, les deux formes d’exécution forcée sont possibles.
    • Reste que, dans certains cas, l’exécution forcée en nature d’une obligation de faire soulèvera des difficultés.
    • En effet, forcer une personne à fournir la prestation promise pourrait être considéré comme trop attentatoire à la liberté individuelle.
    • Ajouté à cela, contrainte une personne à fournir une prestation contre sa volonté, serait susceptible d’exposer le créancier à une exécution défectueuse de cette prestation qui, dès lors, ne répondrait pas aux attendus stipulés dans le contrat.
  • L’obligation de ne pas faire
    • Il n’est guère plus envisageable de faire respecter, par la force, une obligation de ne pas faire sauf à porter atteinte à la liberté individuelle.
    • L’obligation de ne pas faire se prête ainsi difficilement à l’exécution forcée en nature.

Fort de ces constats, le législateur, en 1804, en avait tiré la conséquence à l’ancien article 1142 du Code civil qui disposait que « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts en cas d’inexécution de la part du débiteur. »

Le principe posé par ce texte était donc que les obligations de faire et les obligations de ne pas faire ne pouvaient faire l’objet que d’une exécution forcée par équivalent, soit se traduire par le versement d’une somme d’argent au créancier.

Par exception, la loi avait néanmoins envisagé certains cas où l’exécution forcée en nature était possible pour les obligations de faire et de ne pas faire :

  • L’ancien article 1143 prévoyait que « néanmoins, le créancier a le droit de demander que ce qui aurait été fait par contravention à l’engagement soit détruit ; et il peut se faire autoriser à le détruire aux dépens du débiteur, sans préjudice des dommages et intérêts s’il y a lieu »
  • L’ancien article 1145 disposait encore que « si l’obligation est de ne pas faire, celui qui y contrevient doit des dommages et intérêts par le seul fait de la contravention ».

Portée par une doctrine majoritairement favorable à une extension du domaine de l’exécution forcée, la jurisprudence a progressivement admis qu’elle puisse être envisagée pour les obligations de faire et de ne pas faire, dès lors qu’elles ne sont pas intimement liées à la personne du débiteur (V. en ce sens pour les obligations de faire Cass. 3e civ., 11 mai 2005, n°03-21.136 ; pour les obligations de ne pas faire Cass. 1ère civ., 16 janv. 2007, n°06-13.983).

Pour ce faire, la Cour de cassation s’est notamment appuyée sur une lecture audacieuse de l’ancien article 1184 du Code civil, combinée à une lecture restrictive de l’ancien article 1142.

En effet, l’ancien article 1184 du code civil semblait ouvrir la possibilité, pour toutes les obligations, de quelque nature qu’elles soient, d’une exécution forcée en nature au choix du créancier en prévoyant que « la partie envers laquelle l’engagement n’a point été exécuté, a le choix ou de forcer l’autre à l’exécution de la convention lorsqu’elle est possible, ou d’en demander la résolution avec dommages et intérêts ».

Toutefois, la lettre du texte de l’ancien article 1142 paraissait limiter aux seules obligations de donner la possibilité d’une exécution forcée en nature : « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts en cas d’inexécution de la part du débiteur. »

Pour concilier ces deux textes, la Cour de cassation, suivant en cela la doctrine majoritaire, a inversé le principe posé par l’article 1142, pour revenir au fondement de la règle qu’il formule et considérer que seules sont exclues du champ d’application de l’exécution forcée en nature les atteintes directes à la liberté de la personne du débiteur.

D’ailleurs, les articles 1143 et 1144 nuançaient déjà l’affirmation posée par l’article 1142 en prévoyant des dérogations au principe de la condamnation à des dommages-intérêts.

Aussi, la jurisprudence a-t-elle fait une application très restrictive des termes de l’article 1142 du code civil, et paraît avoir reconnu, avec la majorité des auteurs, un véritable droit à l’exécution forcée en nature, en considérant que tout créancier peut exiger l’exécution de ce qui lui est dû lorsque cette exécution est possible (Cass. 3e civ., 19 février 1970, n°68-13.866 ; Cass. 3e civ., 3 novembre 2017, n°15-23.188). La possibilité d’obtenir l’exécution forcée en nature n’est donc exclue qu’en cas d’impossibilité matérielle, juridique ou morale.

Manifestement, les auteurs qui plaidaient pour un abandon de la soustraction des obligations de faire et de ne pas faire à l’exécution forcée en nature ont été entendus par le législateur qui n’a pas manqué l’occasion, lors de l’ordonnance du 10 février 2016, d’inverser le principe posé à l’ancien article 1142 du Code civil, conformément à la jurisprudence qui avait réduit à la portion congrue la portée de ce texte.

==>L’ordonnance du 10 février 2016

L’ordonnance du 10 février 2016 dispose désormais à l’article 1221 du Code civil que le créancier d’une obligation peut, après mise en demeure, en poursuivre l’exécution en nature.

Ainsi, ce texte rompt avec la lettre de l’ancien article 1142 du code civil, dont la Cour de cassation avait déjà retenu une interprétation contraire au texte et qui était également contredit par la procédure d’injonction de faire prévue par les articles 1425-1 à 1425-9 du code de procédure civile.

Le principe est donc dorénavant inversé. Il est indifférent que l’engagement souscrit consiste en une obligation de donner, de faire ou de ne pas faire, le créancier est fondé, par principe, à solliciter l’exécution forcée en nature de son débiteur, sauf à ce que :

  • Soit l’exécution est impossible
  • Soit il existe une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier.

À cet égard, le créancier dispose toujours d’une alternative prévue à l’article 1222 du Code civil qui consiste, « au lieu de poursuivre l’exécution forcée de l’obligation concernée, de faire exécuter lui-même l’obligation ou détruire ce qui a été mal exécuté après mise en demeure du débiteur, et de solliciter ensuite du débiteur le remboursement des sommes exposées pour ce faire ».

Aussi, convient-il de distinguer deux sortes d’exécution forcée en nature :

  • Celle qui intéresse l’intervention du débiteur
  • Celle qui intéresse l’intervention d’un tiers

I) L’exécution forcée en nature qui intéresse l’intervention du débiteur

A) Principe

1. Contenu du principe

L’article 1221 du Code civil issu de l’ordonnance du 10 février 2016 autorise donc le créancier à solliciter l’exécution forcée en nature en cas de défaillance de son débiteur.

Le principe ainsi posé est repris, en des termes plus généraux, par l’article 1341 du Code civil qui dispose que « le créancier a droit à l’exécution de l’obligation ; il peut y contraindre le débiteur dans les conditions prévues par la loi. »

==>Indifférence de la nature des obligations en cause

Tandis que sous l’empire du droit antérieur, cette forme d’exécution forcée ne pouvait intervenir que pour les obligations de payer, désormais, le texte ne distingue plus selon que la prestation inexécutée consiste en une obligation de donner, de faire ou de ne pas faire.

Toutes les obligations, quelle que soit leur nature, sont susceptibles de faire l’objet d’une exécution forcée en nature.

Une interrogation demeure toutefois pour l’obligation de ne pas faire, dont on voit mal comment elle pourrait donner lieu à une exécution forcée en nature. En effet, contraindre le débiteur à s’abstenir de ne pas faire quelque chose que le contrat lui interdit, reviendrait, par hypothèse, à porter une atteinte excessive à sa liberté individuelle.

L’exécution forcée en nature est donc inenvisageable pour les obligations de ne pas faire, à l’exception du cas prévu à l’article 1222 du Code civil qui autorise le créancier à « détruire ce qui a été fait en violation » d’une obligation. Il pourra alors « demander au débiteur le remboursement des sommes engagées à cette fin. »

En dehors du cas particulier de l’obligation de ne pas faire, l’exécution forcée en nature est à la portée du créancier.

==>Absence de hiérarchisation des sanctions

À cet égard, elle figure en bonne place dans la liste des sanctions attachées à l’inexécution du contrat énoncées à l’article 1217 du Code civil puisqu’elle figure en deuxième place après l’exception d’inexécution.

Est-ce à dire que l’exécution forcée en nature prime les autres sanctions que sont la réduction du prix ou la résolution du contrat ?

Dans le silence du texte, il y a lieu de considérer que le principe posé est le libre choix de la sanction dont se prévaut le créancier.

Aussi, le créancier est-il libre de solliciter la résolution du contrat plutôt que l’exécution forcée en nature.

À cet égard le rapport au Président de la république relatif à l’ordonnance du 10 février 2016 précise que l’ordre de l’énumération des sanctions énumérées à l’article 1217 du Code civil n’a aucune valeur hiérarchique, le créancier victime de l’inexécution étant libre de choisir la sanction la plus adaptée à la situation.

Au surplus, le choix fait par le créancier s’impose au juge dès lors que les conditions d’application de la sanction invoquée sont réunies.

==>Possibilité de cumul des sanctions

Le dernier alinéa de l’article 1217 règle l’articulation entre les différentes sanctions qui, en application de ce texte, peuvent se cumuler, dès lors qu’elles ne sont pas incompatibles.

Que doit-on entendre par « sanctions incompatibles » ? L’article 1217 du Code civil ne le dit pas.

Il est néanmoins possible de conjecturer, au regard de la jurisprudence antérieure, que l’incompatibilité de sanctions se déduit des effets attachés à chacune d’elles.

Plusieurs combinaisons peuvent ainsi être envisagées :

  • Exécution forcée en nature et résolution
    • Tandis que l’exécution forcée en nature vise à contraindre le débiteur à fournir la prestation ou la chose convenue, la résolution a pour effet d’anéantir rétroactivement le contrat, soit de faire comme s’il n’avait jamais exigé.
    • Manifestement, les effets recherchés pour ces deux sortes de sanctions sont radicalement opposés.
    • Il en résulte que, en cas de défaillance du débiteur, exécution forcée en nature et résolution ne sauraient se cumuler (V. en ce sens Cass. 3e civ. 7 juin 1989, n°87-14.083).
  • Exécution forcée en nature et réduction du prix
    • L’obtention d’une réduction de prix suppose que l’obligation dont se prévaut le créancier n’a été qu’imparfaitement exécutée.
    • Aussi, cette sanction vise-t-elle à ramener le prix au niveau de la quotité ou de la qualité de la prestation qui a été effectivement fournie.
    • De son côté, l’exécution forcée en nature vise plutôt à contraindre le débiteur à parfaire l’exécution de l’obligation souscrite.
    • Il n’est donc pas question ici, pour le créancier, de renoncer à la quotité ou à la qualité de la prestation stipulée dans le contrat.
    • Les objectifs recherchés pour les deux sanctions sont, là encore, opposés.
    • Exécution forcée en nature et réduction de prix sont, dans ces conditions, incompatibles.
  • Exécution forcée en nature et dommages et intérêts
    • L’article 1217 du Code civil dispose que des dommages et intérêts peuvent toujours être sollicités quelle que soit la sanction choisie par le créancier.
    • Il en résulte que l’exécution forcée en nature peut être cumulée avec une demande d’octroi de dommages et intérêts.
    • Ces derniers visent à indemniser le créancier pour le préjudice subi en raison de l’inexécution totale ou partielle du contrat.

2. Conditions de mise en oeuvre

Pour que l’exécution forcée en nature puisse être mise en œuvre, plusieurs conditions doivent être réunies :

  • D’une part, la créance dont se prévaut le créancier doit être certaine, liquide et exigible
  • D’autre part, le débiteur doit avoir préalablement été mis en demeure de s’exécuter

==>Caractère certain, liquide et exigible de la créance

Bien que les articles 1221 et 1222 du Code civil ne le prévoient pas expressément, l’exécution forcée en nature ne se conçoit que si la créance dont se prévaut le créancier est certaine, liquide et exigible.

  • Sur le caractère certain de la créance
    • Une créance présente un caractère certain lorsqu’elle est fondée dans son principe.
    • L’existence de la créance doit, autrement dit, être incontestable.
    • C’est la une condition indispensable à la mise en œuvre de l’exécution forcée en nature, ne serait-ce que parce que, à défaut de certitude de la créance, le créancier échouera à obtenir un titre exécutoire et donc à s’attacher les services d’un huissier de justice aux fins qu’il instrumente une mesure d’exécution forcée.
  • Sur le caractère exigible de la créance
    • Une créance présente un caractère exigible lorsque le terme de l’obligation est arrivé à l’échéance.
    • Pour que l’exécution forcée en nature puisse être invoquée, encore faut-il que la créance dont se prévaut le créancier soit exigible
    • À défaut, il n’est pas fondé à en réclamer l’exécution et, par voie de conséquence, obtenir l’exécution forcée en nature de l’obligation en cause.
    • Pour déterminer si une obligation est exigible, il convient de se reporter au terme stipulé dans le contrat.
    • À défaut de stipulation d’un terme, l’article 1305-3 du Code civil dispose que « le terme profite au débiteur, s’il ne résulte de la loi, de la volonté des parties ou des circonstances qu’il a été établi en faveur du créancier ou des deux parties ».
    • Ainsi, le terme est-il toujours présumé être stipulé à la faveur du seul débiteur.
    • L’instauration de cette présomption se justifie par les effets du terme.
    • La stipulation d’un terme constitue effectivement un avantage consenti au débiteur, en ce qu’il suspend l’exigibilité de la dette.
    • Le terme autorise donc le débiteur à ne pas exécuter la prestation prévue au contrat.
    • Il s’agit là d’une présomption simple, de sorte qu’elle peut être combattue par la preuve contraire.
    • Les parties ou la loi peuvent encore prévoir que le terme est stipulé, soit à la faveur du seul créancier, soit à la faveur des deux parties au contrat.
  • Sur le caractère liquide de la créance
    • Une créance présente un caractère liquide lorsqu’elle est susceptible d’être évaluable en argent.
    • À l’évidence, pour que l’exécution forcée en nature puisse être mise en œuvre, encore faut-il que la prestation ou la chose promise soit déterminée.
    • À défaut, aucune exécution forcée ne saurait avoir lieu, faute de détermination de son objet.

==>Mise en demeure

Les articles 1221 et 1222 du Code civil subordonnent la mise en œuvre de l’exécution forcée en nature à la mise en demeure préalable du débiteur.

Pour rappel, la mise en demeure se définit comme l’acte par lequel le créancier commande à son débiteur d’exécuter son obligation.

Elle peut prendre la forme, selon les termes de l’article 1344 du Code civil, soit d’une sommation, soit d’un acte portant interpellation suffisante.

Au fond, l’exigence de mise en demeure préalable à toute demande d’exécution forcée en nature vise à laisser une ultime chance au débiteur de s’exécuter.

À cet égard, l’absence de mise en demeure pourrait être invoquée par le débiteur comme un moyen de défense au fond lequel est susceptible d’avoir pour effet de tenir en échec la demande d’exécution forcée en nature formulée par le créancier.

Quant au contenu de la mise en demeure, l’acte doit comporter :

  • Une sommation ou une interpellation suffisante du débiteur
  • Le délai – raisonnable – imparti au débiteur pour se conformer à la mise en demeure
  • La menace d’une sanction

En application de l’article 1344 du Code civil, la mise en demeure peut être notifiée au débiteur :

  • Soit par voie de signification
  • Soit au moyen d’une lettre missive

Par ailleurs, il ressort de l’article 1344 du Code civil que les parties au contrat peuvent prévoir que l’exigibilité des obligations stipulées au contrat vaudra mise en demeure du débiteur.

Dans cette hypothèse, la mise en œuvre de l’exécution forcée en nature ne sera donc pas subordonnée à sa mise en demeure.

==>Titre exécutoire

Bien que les articles 1221 et 1222 du Code civil suggèrent qu’il suffit au créancier de remplir les conditions énoncées ses textes pour que l’exécution forcée en nature puisse être mise en œuvre, il n’en est rien.

Cette dernière est, en effet, subordonnée à l’obtention, par le créancier, d’un titre exécutoire. L’article 111-2 du Code des procédures civiles d’exécution dispose en ce sens que « le créancier muni d’un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible peut en poursuivre l’exécution forcée sur les biens de son débiteur dans les conditions propres à chaque mesure d’exécution. »

Pour rappel, par titre exécutoire, il faut entendre, au sens de l’article L. 111-3 du Code des procédures civiles d’exécution :

  • Les décisions des juridictions de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif lorsqu’elles ont force exécutoire, ainsi que les accords auxquels ces juridictions ont conféré force exécutoire ;
  • Les actes et les jugements étrangers ainsi que les sentences arbitrales déclarées exécutoires par une décision non susceptible d’un recours suspensif d’exécution, sans préjudice des dispositions du droit de l’Union européenne applicables ;
  • Les extraits de procès-verbaux de conciliation signés par le juge et les parties ;
  • Les actes notariés revêtus de la formule exécutoire ;
  • Les accords par lesquels les époux consentent mutuellement à leur divorce par acte sous signature privée contresignée par avocats, déposés au rang des minutes d’un notaire selon les modalités prévues à l’article 229-1 du code civil ;
  • Le titre délivré par l’huissier de justice en cas de non-paiement d’un chèque ou en cas d’accord entre le créancier et le débiteur dans les conditions prévues à l’article L. 125-1 ;
  • Les titres délivrés par les personnes morales de droit public qualifiés comme tels par la loi, ou les décisions auxquelles la loi attache les effets d’un jugement.

À défaut de titre exécutoire, le droit pour le créancier à l’exécution forcée en nature de sa créance n’est que purement théorique, en ce sens qu’il demeure privé de la possibilité de requérir le ministère d’un huissier de justice pour mise en œuvre de l’exécution proprement dite.

L’article 1er de l’ordonnance du 2 novembre 1945 prévoit, en effet, que « les huissiers de justice sont les officiers ministériels qui ont seuls qualité pour […] ramener à exécution les décisions de justice, ainsi que les actes ou titres en forme exécutoire ».

Ainsi, les huissiers de justice ne sont autorisés à diligenter une procédure d’exécution forcée qu’à la condition qu’ils justifient d’un titre exécutoire.

B) Exceptions

L’article 1221 du Code civil assortit le principe de l’exécution forcée en nature de deux exceptions :

  • L’existence d’une impossibilité d’exécution pour le débiteur
  • L’existence d’une disproportion manifeste entre le coût pour le débiteur et l’intérêt du créancier

1. L’impossibilité d’exécution pour le débiteur

L’article 1221 du Code civil pose que, dans l’hypothèse où il est avéré, que l’exécution de l’obligation en cause est impossible, le créancier ne peut en demander l’exécution forcée en nature.

Cette règle n’est pas sans faire écho à l’adage latin nullus tenetur ad impossibile qui signifie « à l’impossible nul n’est tenu ».

Surtout, elle ne fait que consacrer la jurisprudence antérieure qui, très tôt, avait admis que l’exécution forcée en nature soit exclue en cas d’impossibilité rencontrée par le débiteur.

Reste que la Cour de cassation a tours eu une approche pour le moins restrictive de cette exception dont le champ d’application était circonscrit à l’impossibilité :

  • Matérielle : arrêt de la fabrication du modèle du véhicule vendu (Cass. com., 5 octobre 1993, n°90-21.146), empiétement, s’il est impossible, de démolir et reconstruire l’immeuble à l’emplacement prévu (Cass. 3e civ., 15 février 1978, n°76-13.532)
  • Juridique : dans un arrêt du 27 novembre 2008, la première chambre civile a, par exemple, jugé que « viole l’article 1142 du code civil la cour d’appel qui ordonne sous astreinte au propriétaire d’un local à usage d’habitation de délivrer ce bien à celui avec qui il avait conclu un contrat de bail, alors qu’elle avait relevé que ce local avait été loué à un tiers » (Cass. 1ère civ., 27 novembre 2008, n°07-11.282)
  • Morale : tel est le cas lorsque l’obligation étant éminemment personnelle, son exécution forcée porterait une atteinte trop forte aux droits et libertés fondamentaux de celui qui y est tenu. À cet égard, dans un célèbre arrêt Whistler du 14 mars 1900, la Cour de cassation, après avoir affirmé que le contrat par lequel un artiste s’était engagé à peindre un portrait était « d’une nature spéciale, en vertu duquel la propriété du tableau n’est définitivement acquise à la partie qui l’a commandé, que lorsque l’artiste a mis ce tableau à sa disposition, et qu’il a été agréé par elle », a approuvé la cour d’appel de n’avoir pas ordonné l’exécution forcée de ce contrat au peintre qui refusait de terminer son tableau, le condamnant uniquement à des dommages-intérêts (Cass. civ., 14 mars 1900)

En l’absence de précision de l’article 1221 du Code civil sur le domaine de l’exception tenant à l’impossibilité pour le débiteur d’exécuter ses obligations, il est fort probable que les solutions adoptées par la jurisprudence rendue sous l’empire du droit antérieur à l’ordonnance du 10 février 2016 soient reconduites.

Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au Rapport au Président de la République qui précise que « l’exécution forcée en nature ne peut être ordonnée en cas d’impossibilité (matérielle, juridique ou morale, en particulier si elle porte atteinte aux libertés individuelles du débiteur) ».

2. L’existence d’une disproportion manifeste entre le coût pour le débiteur et l’intérêt du créancier

L’impossibilité pour le débiteur d’exécuter la prestation promise n’est pas la seule exception au principe d’exécution forcée en nature.

L’ordonnance du 10 février 2016 a ajouté une nouvelle exception : l’exécution en nature ne peut être poursuivie s’il existe une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur et son intérêt pour le créancier.

Cette nouvelle exception, selon le Rapport au Président de la République est directement inspirée des projets européens d’harmonisation du droit des contrats.

Au fond, elle vise à éviter certaines décisions jurisprudentielles très contestées : lorsque l’exécution forcée en nature est extrêmement onéreuse pour le débiteur sans que le créancier y ait vraiment intérêt, il apparaît en effet inéquitable et injustifié que celui-ci puisse l’exiger, alors qu’une condamnation à des dommages et intérêts pourrait lui fournir une compensation adéquate pour un prix beaucoup plus réduit.

Tel est le cas, lorsque par exemple, l’acquéreur d’une maison individuelle contraint le constructeur à la démolir pour la reconstruire, considérant que « le niveau de la construction présentait une insuffisance de 0,33 mètre par rapport aux stipulations contractuelles ». Nonobstant le coût des travaux à supporter par le constructeur, la Cour de cassation avait considéré que « la partie envers laquelle l’engagement n’a point été exécuté peut forcer l’autre à l’exécution de la convention lorsqu’elle est possible » (Cass. 3e civ., 11 mai 2005, n° 03-21.136).

La nouvelle exception introduite à l’article 1221 du Code civil a été présentée par le législateur comme une déclinaison de l’abus de droit, formulée de façon plus précise, pour encadrer l’appréciation du juge et offrir une sécurité juridique accrue.

Aussi, commettrait un abus de droit le créancier qui exigerait cette exécution alors que l’intérêt qu’elle lui procurerait serait disproportionné au regard du coût qu’elle représenterait pour le débiteur et que des dommages et intérêts pourraient lui fournir une compensation adéquate à un prix inférieur pour le débiteur.

La Cour de cassation semble avoir elle-même ouvert la voie en censurant un arrêt qui avait ordonné la démolition d’un ouvrage au motif que la cour d’appel n’avait pas recherché si cette démolition « constituait une sanction disproportionnée à la gravité des désordres et des non-conformités qui l’affectaient » (Cass., 3ème civ., 15 octobre 2015, n° 14-23.612).

En inscrivant cette exception dans la loi, les rédacteurs de l’ordonnance ont entendu mettre fin à ces hésitations de la jurisprudence, tout en limitant au maximum le jeu de cette exception qui constitue une atteinte à la force obligatoire du contrat.

En tout état de cause, pour faire échec à la demande d’exécution forcée en nature du créancier le débiteur devra démontrer qu’il existe une disproportion entre le coût de l’exécution et l’intérêt pour le créancier de la mise en œuvre de cette exécution.

C’est donc à un test de proportionnalité que les juridictions vont devoir se livrer pour apprécier l’application de l’exception au principe de l’exécution forcée en nature dont ne priveront pas d’invoquer les débiteurs en délicatesse avec les stipulations contractuelles.

La rédaction retenue pour l’article 1221 soulève cependant plusieurs interrogations de la part de la doctrine et des praticiens du droit.

L’exigence d’une « disproportion manifeste » entre le coût pour le débiteur et l’intérêt pour le créancier est certes plus précise et moins critiquée que la formule qui avait été retenue initialement dans le projet d’ordonnance, selon laquelle l’exécution en nature devait être écartée si son coût était « manifestement déraisonnable », cette appréciation ne prenant en considération que la situation du débiteur.

Toutefois, loin de priver la Cour de cassation de tout rôle normatif en ce domaine, la réforme soulève de nouvelles questions auxquelles elle devra répondre pour assurer l’unification de l’interprétation du nouveau droit des contrats.

La principale crainte exprimée est celle de voir dans l’article 1221 du Code civil une incitation pour le débiteur à exécuter son obligation de manière imparfaite toutes les fois où le gain attendu de cette inexécution sera supérieur aux dommages et intérêts qu’il pourrait être amené à verser, c’est-à-dire permettre au débiteur de mauvaise foi de profiter de sa « faute lucrative ».

Sans aller jusqu’à évoquer de véritables gains pour le débiteur, n’est-il pas à craindre qu’un constructeur ne pouvant honorer tous les contrats qu’il a en cours choisisse de privilégier l’exécution parfaite de certains contrats au détriment d’autres contrats, n’encourant plus l’exécution forcée en nature, le cas échéant très coûteuse, mais seulement le versement de dommages et intérêts ?

Pour résoudre cette difficulté, et éviter ce genre de calculs du débiteur, il a été précisé dans le texte qu’en cas de disproportion manifeste du coût pour le débiteur au regard de l’intérêt pour le créancier, il ne pourrait être fait échec à la demande d’exécution forcée en nature qu’au bénéfice du débiteur de bonne foi.

La question se pose encore de savoir si l’intérêt pour le créancier doit s’apprécier objectivement ou subjectivement ? Autrement dit, doit-on tenir compte des conséquences matérielles et financières sur la situation du créancier (appréciation subjective) ou doit-on ne se focaliser que sur les conséquences de l’inexécution contractuelle sur l’économie de l’opération (appréciation objective) ?

Dans le même sens, le coût de l’exécution forcée doit-il s’apprécier au regard du prix de la prestation fixée contractuellement ou au regard de la situation financière du débiteur ?

Ce sont là, autant de questions auxquels la jurisprudence devra répondre, faute de précisions apportées par le législateur sur les critères d’application de l’exception ainsi posée.

II) L’exécution forcée en nature qui intéresse l’intervention d’un tiers

L’article 1222 du Code civil prévoit que « après mise en demeure, le créancier peut aussi, dans un délai et à un coût raisonnables, faire exécuter lui-même l’obligation ou, sur autorisation préalable du juge, détruire ce qui a été fait en violation de celle-ci. »

À l’analyse, cette disposition octroie au créancier une alternative en lui permettant, au lieu de poursuivre l’exécution forcée de l’obligation concernée, de faire exécuter lui-même l’obligation ou détruire ce qui a été mal exécuté après mise en demeure du débiteur, et de solliciter ensuite du débiteur le remboursement des sommes exposées pour ce faire.

Ce mécanisme, que l’on appelle la faculté de remplacement) n’est pas nouveau, puisqu’il reprend en substance les anciens articles 1143 et 1144 et ne fait, au fond.

L’ordonnance du 10 février 2016 innove néanmoins en abandonnant l’exigence d’obtention d’une autorisation judiciaire pour que puisse être exercée cette faculté, sauf à ce qu’il s’agisse de détruire ce qui a été fait en violation d’une obligation contractuelle.

L’article 1222 du Code civil doit ainsi être lu comme posant un principe, lequel principe est assorti d’une exception.

A) Principe : la faculté discrétionnaire de remplacement

Grande nouveauté introduite par la réforme du droit des obligations, l’article 1222 du Code civil facilite la faculté de remplacement par le créancier lui-même, puisqu’il supprime l’exigence d’une autorisation judiciaire préalable pour faire procéder à l’exécution de l’obligation, le contrôle du juge n’intervenant qu’a posteriori en cas de refus du débiteur de payer ou de contestation de celui-ci.

En somme la faculté de remplacement conféré au créancier lui permet de solliciter les services d’un tiers aux fins qu’il exécute lui-même l’obligation de faire ce qui incombait au débiteur défaillant.

L’article 1222 précise que, en pareille circonstance, le créancier peut demander au débiteur le remboursement des sommes engagées à cette fin.

==>Domaine

La faculté de remplacement dont est titulaire le créancier peut être exercée pour toutes les obligations de faire, dès lors que le résultat recherché et prévu dans le contrat peut être atteint.

Son domaine naturel d’élection est celui des obligations de fournir un bien mobilier. Ainsi, l’acheteur qui n’a pas été livré de la chose convenue, peut exiger qu’elle lui soit fournie par un tiers en cas de manquement par le vendeur à son obligation de délivrance.

L’exercice de la faculté de remplacement est également admis en matière de contrat d’entreprise.

La jurisprudence admet régulièrement en ce sens que le maître d’ouvrage puisse faire réaliser les travaux convenus par une entreprise autre que celle à qui le marché a initialement été confié.

Il en va de même pour le preneur qui, en cas d’inaction de son bailleur, peut faire solliciter les services d’un tiers pour que soient effectuées les réparations nécessaires à la jouissance paisible de la chose louée.

==>Conditions

L’exercice de la faculté de remplacement conférée au créancier est subordonné à la réunion de trois conditions cumulatives :

  • Première condition : la mise en demeure du débiteur
    • La faculté de remplacement ne peut être exercée par le créancier qu’à la condition que le débiteur ait été mis en demeure de s’exécuter.
    • Il convient de le prévenir sur le risque auquel il s’expose en cas d’inaction, soit de devoir supporter le coût de la prestation fournie par un tiers.
    • La mise en demeure que le créancier adresse au débiteur doit répondre aux exigences énoncées aux articles 1344 et suivants du Code civil.
  • Deuxième condition : l’observation d’un délai raisonnable
    • La faculté de remplacement dont dispose le créancier ne pourra être envisagée qu’à la condition que ce dernier ait attendu un délai raisonnable entre la date d’échéance de l’obligation et la sollicitation d’un tiers, ne serait-ce que parce qu’il a l’obligation d’adresser, au préalable, une mise en demeure.
    • Aussi, le débiteur doit-il disposer du temps nécessaire pour régulariser sa situation.
    • Reste à déterminer ce que l’on doit entendre par délai raisonnable
    • Sans doute doit-on considérer que le délai raisonnable commence à courir à compter de la mise en demeure du débiteur.
    • Quant au quantum de ce délai, il conviendra de prendre en compte, tout autant les impératifs du créancier, que la situation du débiteur.
  • Troisième condition : le respect d’un coût raisonnable
    • Dernière condition devant être remplie pour que le créancier soit fondé à exercer la faculté de remplacement que lui octroie l’article 1222, le coût de l’intervention du tiers doit être raisonnable
    • L’appréciation du caractère raisonnable de ce coût devra s’apprécier au regard du montant de la prestation stipulée dans le contrat.
    • L’intervention du tiers ne devra pas, en d’autres termes, engendrer des frais disproportionnés eu égard l’obligation à laquelle s’était engagé initialement le débiteur

B) Exception : l’exigence d’une autorisation judiciaire

Dans le cadre de l’exercice de la faculté de remplacement, l’obtention d’une autorisation judiciaire est exigée dans deux cas :

==>La destruction de ce qui a été fait en violation d’une obligation contractuelle

Si, l’ordonnance du 10 février 2016 a supprimé l’exigence d’une autorisation judiciaire préalable pour faire procéder à l’exécution de l’obligation inexécutée par un tiers, elle maintient, en revanche, la nécessité d’une autorisation pour obtenir la destruction de ce qui a été réalisé en contravention de l’obligation, compte tenu du caractère irrémédiable d’une telle destruction afin d’éviter les abus de la part du créancier.

Reprenant les termes de l’ancien article 1444 du Code civil, le second alinéa de l’article 1222 oblige ainsi le créancier à saisir le juge, lorsqu’il s’agit de faire détruire ce qui a été fait en violation d’une disposition contractuelle.

Le texte ajoute que le créancier peut « demander au débiteur le remboursement des sommes engagées à cette fin »

Reste que c’est au juge, dans cette hypothèse, qu’il reviendra de trancher, soit d’autoriser ou de refuser l’intervention d’un tiers.

==>Le versement d’une avance sur frais exposés

Le second alinéa de l’article 1222 du Code civil complète le dispositif encadrant la faculté de remplacement conférée au créancier en lui permettant de solliciter la condamnation du débiteur à faire l’avance des sommes nécessaires à l’exécution ou la destruction en cause.

Ainsi, lorsque le créancier ne souhaite pas supporter temporairement le coût de l’intervention du tiers dans l’attente d’être remboursé par le débiteur, il n’aura d’autre choix que de saisir le juge.

Cette obligation de saisir le juge vaut, tant lorsqu’il s’agit pour le créancier d’exercer sa faculté de remplacement, que lorsqu’il s’agit de faire détruire ce qui a été fait en violation d’une obligation contractuelle.

Civ. 1, 18 juin 2014, n° 13-14.843 : Introduction volontaire d’un tiers dans l’exécution du contrat par le débiteur et responsabilité

L’arrêt intéresse ce qu’on appelle par commodité de langage ou par conviction – c’est selon – la responsabilité contractuelle du fait d’autrui. Sa publication sur le site Internet de la Cour de cassation invite le lecteur à en prendre aussitôt connaissance. Sa portée reste toutefois relative.

En l’espèce, une association d’élèves ingénieurs organise une soirée étudiante. Une société est engagée pour assurer la surveillance et la sécurité des participants. Le corps sans vie d’un élève est retrouvé dans la Moselle. Une autopsie est faite. La cause la plus probable de la mort est une noyade par hydrocution survenue dans un contexte d’alcoolisation aigüe. Des témoignages, en l’occurrence celui d’un agent de sécurité, attestent la participation de la victime, l’aggravation de son état d’ébriété sur les lieux ainsi que son départ dans un état inquiétant d’alcoolisation. À la question de savoir si l’association est tenue d’indemniser les parents et le frère de leurs préjudices respectifs, la Cour de cassation répond par la négative. La raison est la suivante : « l’association organisatrice, débitrice d’une obligation de moyens envers les participants à la soirée, avait pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité de ceux-ci, de sorte qu’elle n’avait commis aucune faute susceptible d’engager sa responsabilité ». Et la Cour de prendre bien soin de rappeler les termes du « contrat de partenariat » conclue avec la société de sécurité attestant l’importance du dispositif et l’attention accordée par l’association à la surveillance et à la sécurité des participants.

Est-ce à dire que l’association n’est pas responsable du fait de la personne qu’elle a introduite dans l’exécution du contrat ? Vraisemblablement pas, sans quoi l’atteinte au principe de la force obligatoire du contrat aurait été trop grande. Il faut bien avoir à l’esprit qu’on ne saurait autoriser le débiteur à échapper en tout ou partie à sa responsabilité pour la seule raison qu’il s’est agrégé un auxiliaire ou un substitut dans l’exécution du contrat. Mieux : le droit exige que l’intéressé assume le risque d’inexécution (totale ou partielle) du fait d’autrui : attentes légitimes du créancier. À noter au passage que l’avant-projet de réforme du droit des contrats en gestation ne consacre aucune disposition traitant la responsabilité que le débiteur peut encourir pour le fait d’un tiers. Sur ce point, c’est le statu quo.

En l’espèce, la Cour d’appel de Metz (15 janvier 2013) et la Cour de cassation considèrent qu’aucune faute ne peut être reprochée à l’association. Si l’on admet que le sort du donneur d’ordres et celui de l’exécutant sont nécessairement liés, cela veut dire alors que la société de sécurité n’a pas manqué à ses obligations. Ceci posé, l’arrêt semble attester la volonté de la première Chambre civile de borner l’intensité juridique de l’obligation de sécurité (F. Leduc, L’intensité juridique de l’obligation contractuelle, RRJ 2011-3, p. 1253). Il s’infère alors une modération du rayonnement de la responsabilité contractuelle. Partant, c’est un resserrement du contrat qui semble être à l’œuvre. Il sera toutefois fait remarquer que la décision est rendue dans un contexte particulier. Il n’est pas acquis que la solution aurait été semblable si la victime avait été « simplement » atteinte dans son intégrité physique. Car, c’est précisément dans le dessein de garantir une indemnisation à la victime directe que nombre de conventions ont été grossie d’une obligation de sécurité peu important au reste que le créancier encourt ou non un risque spécifique du fait du contrat. Mais, c’est une autre question.

(Article publié in JCP G. 2014.744)